DÉCISION
[1] Le 13 octobre 2000, monsieur François R. Beauséjour (le travailleur) dépose à la Commission des lésions professionnelles une requête par laquelle il conteste une décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) rendue le 28 septembre 2000, à la suite d’une révision administrative.
[2] Par cette décision, la CSST confirme la décision qu’elle a initialement rendue le 20 septembre 1999 et ajoute que le travailleur n’a pas été victime d’une surdité professionnelle le 19 avril 1999 au motif qu’il a soumis sa réclamation à l’extérieur du délai de six mois prévu à l’article 272 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[1] (la loi).
[3] Lors de l’audience qui s’est tenue le 10 avril 2001, le travailleur était présent et dûment représenté. Quant à l’employeur, Bridgestone Firestone Canada inc., il avait avisé qu’il serait absent.
[4] À la fin de l’audience, la Commission des lésions professionnelles a indiqué qu’elle allait demander à l’employeur de lui faire parvenir une copie des tests de dépistage réalisés avant 1988 et que cette information devait lui être communiquée avant le 18 mai 2001.
[5] Le 8 mai 2001, l’employeur faisait parvenir au tribunal une copie des tests de dépistage. La Commission des lésions professionnelles a transmis au représentant du travailleur un exemplaire des documents reçus. Le 5 juin 2001, le représentant du travailleur apportait ses commentaires.
[6] Le 22 juin 2001, le représentant de l’employeur a également produit des commentaires suite à ceux apportés par le représentant du travailleur.
[7] La cause fut prise en délibérée le 22 juin 2001.
L'OBJET DE LA CONTESTATION
[8] Le travailleur demande à la Commission des lésions professionnelles de reconnaître tout d’abord qu’il a soumis sa réclamation dans le délai de six mois prévu à l’article 272 de la loi et de déclarer qu’il a été victime d’une surdité professionnelle le 19 avril 1999.
LES FAITS
[9] Après avoir entendu le témoignage du travailleur à l’audience, pris connaissance du dossier et recueilli la preuve documentaire, la Commission des lésions professionnelles retient les faits suivants.
[10] Monsieur François Beauséjour a été à l’emploi de la compagnie Bridgestone Firestone Canada inc.(Bridgestone) du 13 juin 1966 au 1er mars 2000, où il a pris sa retraite.
[11] Le 19 avril 1999, monsieur Beauséjour soumet à la CSST une réclamation pour une surdité professionnelle.
[12] En effet, le 19 avril 1999, le travailleur a rencontré le docteur Bertrand, qui lui a fait passer une évaluation audiométrique. Cette évaluation audiométrique indiquait les pertes auditives suivantes :
« (…) Seuils en dB fréquences Moyenne Moyenne arrondie
500 1000 2000 4000 d’après le tableau 22
Oreille 35 15 55 95 200 ÷ 4 : 50 50
droite
Oreille 35 10 65 80 190 ÷ 4 : 47.5 50 »
gauche
[13] Le docteur Bertrand note bilatéralement une prédominance de l’atteinte dans les basses fréquences avec un seuil adéquat à la fréquence de 1 000 hertz bilatéralement. Par la suite, il note une atteinte prononcée dans les hautes fréquences compatible avec ce qui est observé dans les cas de surdité d’origine professionnelle. Le médecin indique que la discrimination est fortement diminuée, étant à 60 % à l’oreille droite et à 64 % à l’oreille gauche. Le docteur Bertrand attribue un déficit anatomo-physiologique (DAP) de 27 % pour une surdité d’origine professionnelle; le DAP pour l’oreille droite est de 22,5 % et pour l’oreille gauche, de 4,5 %.
[14] À l’audience, monsieur Beauséjour apporte les précisions suivantes. Alors qu’il était à l’emploi de Bridgestone, il a occupé plusieurs postes de travail différents mais lors de son embauche en 1966, il occupait le poste de conducteur de chariot élévateur à l’expédition; il a occupé cette fonction de 1966 à octobre 1972. Il a également occupé le poste de chef d’atelier à compter de 1970.
[15] À son arrivée chez l’employeur, il utilisait principalement un chariot élévateur à gaz qui était très bruyant.
[16] À compter de 1968, il a surtout utilisé un chariot élévateur électrique. Bien que ces chariots élévateurs étaient moins bruyants que ceux à gaz, les chariots élévateurs électriques émettaient toujours un silement et il devait circuler à travers l’usine de façon continuelle. Ces chariots élévateurs étaient utilisés à la réception et l’expédition des pneus de même qu’au transport de matières diverses.
[17] D’octobre 1972 à septembre 1982, monsieur Beauséjour indique avoir occupé les fonctions de superviseur à l’expédition. Alors qu’il occupait ce poste, il ne travaillait plus comme conducteur de chariot élévateur mais travaillait tout de même dans l’usine à diriger ses hommes en plus d’occuper quelques tâches administratives. Il précise qu’en raison de ses tâches, il devait se promener dans l’usine, un environnement de travail très bruyant. Il indique que l’entrepôt où il devait travailler était vaste, la compagnie ayant effectué plusieurs agrandissements par l’intérieur et la maintenance, la soudure, l’entreposage des pneus verts ainsi que la confection des pièces de machinerie se trouvaient tous dans ce département.
[18] Le service de maintenance fut dans l’entrepôt pendant environ dix ans et à cet endroit, on effectuait entre autres la réparation et la confection de pièces de machinerie et des tours et des marteaux étaient utilisés. Quant à l’entreposage des pneus verts, il fut effectué à cet endroit pendant une période d’environ deux ans et demi.
[19] Monsieur Beauséjour dit que dans l’entrepôt en général, le bruit fait partie de l’ambiance de travail et que des bruits d’impact se font également entendre, plus particulièrement lorsque les chariots élévateurs passent sur les plates-formes des quais de chargement, lorsqu’il y a des camions en marche à l’extérieur et quand les portes des quais de chargement étaient ouvertes.
[20] Monsieur Beauséjour croit que ses dommages à l’audition ont été causés lors de ses premières années d’emploi.
[21] De septembre 1982 à décembre 1984, monsieur Beauséjour a occupé les fonctions de contremaître à l’expédition. Bien que son travail lui demandait de travailler davantage dans un bureau et de façon moindre dans l’entrepôt, il devait tout de même effectuer des vérifications en plus d’occuper des tâches administratives. Il indique qu’il pouvait travailler de deux à trois heures par jour dans l’entrepôt, sur une moyenne de huit heures de travail.
[22] Au fil des années, monsieur Beauséjour a connu sans cesse une augmentation de ses tâches administratives. Il a occupé le poste de directeur de l’expédition de 1984 à 1992.
[23] En parallèle, de 1984 à 1987, en raison d’ajout de services, il a également occupé le poste de directeur du service à l’expédition tout en allant tout de même faire des vérifications dans l’usine à raison de deux à trois heures par jour.
[24] En 1987, une partie de l’entrepôt de l’usine de Joliette est devenue un centre de distribution de pneus, ce qui impliquait davantage de vérifications à effectuer à l’intérieur de l’usine et beaucoup de déplacements. Il recevait alors du matériel manufacturé dans d’autres usines et l’achalandage a augmenté de 25 %; il devait s’occuper que les arrivages soient expédiés ou réexpédiés.
[25] Au surplus, en 1988, on lui a ajouté la responsabilité de s’occuper du service de l’entretien ménager, qui avait été confié en sous-traitance à la compagnie Jolinet. Il devait alors davantage travailler sur le plancher afin de vérifier si le nettoyage de la machinerie, des matières dangereuses et de l’usine était bien effectué dans tous les départements. Alors qu’il travaillait environ trois heures sur le plancher, le travail à l’expédition occupait 50 % de ce temps et celui de l’entretien ménager, 50 %. Il devait se déplacer à travers toute l’usine et devait vérifier si toutes les machines étaient nettoyées et entretenues adéquatement.
[26] En 1992, bien qu’il occupait toujours le poste de directeur du service à l’expédition, on lui a retiré la responsabilité de l’entretien ménager et on lui a plutôt adjoint le département de la réception. Les départements de l’expédition et de la réception étaient situés à environ 3 000 pieds de distance; ce qui impliquait qu’il devait circuler encore une fois à travers l’usine entière, soit à pied ou à bicyclette. Monsieur Beauséjour indique que le niveau de bruit était plus fort à la réception, car la réception des pneus était située à côté des mélangeurs où de forts bruits se faisaient entendre sous forme d’impact.
[27] En 1995, on lui a ajouté en surplus le département du transport.
[28] En octobre 1997, les départements de l’expédition et de l’inspection finale furent fusionnés et le département de la réception fut séparé parce qu’il y avait trop de travail dans ce secteur d’activité.
[29] Au département de l’inspection finale, on devait passer chaque pneu sur une machine appelée « T.U.O. » afin d’en vérifier la conformité et effectuer les corrections. Il s’agissait alors de meules travaillant à haute vitesse afin de rendre le pneu rond, droit et bien centré.
[30] Bien que les bruits à l’expédition et l’inspection étaient différents, il devait tout de même travailler près de machines bruyantes, soit le convoyeur et le robot à la sortie. Il connaissait d’ailleurs ce département, puisque auparavant il devait tout de même s’y rendre afin de vérifier l’approvisionnement constant à l’expédition et s’assurer que les commandes soient bien acheminées. Monsieur Beauséjour a occupé ce dernier poste jusqu’à sa retraite, le 1er mars 2000.
[31] Bien que son quart de travail était de huit heures, monsieur Beauséjour indique avoir effectué beaucoup de temps supplémentaire au cours de sa carrière.
[32] Lors de son embauche, son quart de travail était de huit heures à raison de cinq jours par semaine, mais au cours des années 1970, il effectuait régulièrement du temps supplémentaire. Même lorsqu’il fut nommé contremaître sur le quart de jour, il effectuait une moyenne d’une heure et demi à deux heures de temps supplémentaire par jour afin d’effectuer ses tâches administratives. Il pouvait également se déplacer sur les quarts de nuit et la fin de semaine afin de répondre aux appels qui lui étaient adressés.
[33] Monsieur Beauséjour indique qu’il s’est aperçu qu’il éprouvait une perte d’audition réelle en 1988; auparavant, son audition se détériorait graduellement sans qu’il s’en rende vraiment compte; cette détérioration se traduisait alors par l’augmentation du volume de la télévision et il faisait répéter ses interlocuteurs.
[34] En 1988, il a consulté au Centre hospitalier Pierre-Boucher, à la suite d’un voyage d’affaires à Atlanta. À son départ, il souffrait alors de sinusite et d’une otite et il a dû se déplacer en avion. Son problème auditif s’est détérioré soudainement, associé à un acouphène qui est devenu permanent et qui persiste depuis. Il a donc rencontré un oto-rhino-laryngologiste en raison de son mal d’oreille pour lequel des médicaments lui furent prescrits. Concernant la perte d’audition, on lui a indiqué qu’on ne pouvait rien faire. Des prothèses auditives lui furent prescrites et il en a assumé les coûts, ne sachant pas et n’ayant aucune information médicale lui indiquant que sa surdité pouvait être d’origine professionnelle.
[35] Monsieur Beauséjour indique avoir parlé à l’époque à son supérieur, monsieur Pat Gillmour, qui lui aurait déclaré que comme sa surdité n’était pas compensable, il ne pouvait s’adresser à la CSST à cet effet.
[36] En 1994, il a à nouveau rencontré un oto-rhino-laryngologiste qui lui a fait subir d’autres examens, car ses prothèses auditives devaient être changées. Encore une fois, monsieur Beauséjour a assumé le coût de ses prothèses sans qu’aucun médecin ne lui indique que sa surdité pouvait être d’origine occupationnelle. C’est le docteur Bertrand qui, en 1999, a complété toute la documentation nécessaire afin qu’il puisse produire sa demande auprès de la CSST.
[37] Le docteur Lemelin, qu’il a rencontré en 1994, a bien indiqué que sa surdité s’aggravait, mais celui-ci lui a alors mentionné que le gouvernement rembourserait une partie des coûts des prothèses auditives et rien d’autre.
[38] Monsieur Beauséjour indique également qu’avant 1988, l’employeur leur faisait passer régulièrement des tests de dépistage dont la Commission des lésions professionnelles a obtenu copie.
[39] Les tests de dépistage effectués à cette époque démontraient que le travailleur était porteur d’une hypoacousie neurosensorielle; mais plus particulièrement, le 7 décembre 1982, le docteur Jules Martin mentionnait que le travailleur avait pris de la médication pouvant causer de l’acouphène et pouvant être à l’origine de la surdité. Aucune autre précision n’est apportée sur ces documents.
[40] L’audiogramme réalisé le 7 décembre 1982 démontrait les atteintes auditives suivantes :
« (…) Seuils en dB fréquences Moyenne Moyenne arrondie
500 1000 2000 4000 d’après le tableau 22
Oreille 20 0 10 50 80 ÷ 4 : 20 20
droite
Oreille 20 10 15 30 75 ÷ 4 : 18.75 19 »
gauche
[41] Monsieur Beauséjour indique avoir commencé à porter de l’équipement de protection auditive à compter de 1988 jusqu’à ce qu’il prenne sa retraite.
[42] Le travailleur affirme qu’avant de rencontrer le docteur Bertrand en 1999, il ne savait pas et n’avait aucune certitude médicale que sa surdité pouvait être d’origine professionnelle.
[43] Aux notes évolutives de la CSST, une rencontre avec l’agent d’indemnisation du 24 août 1999 révèle les informations suivantes :
« (…) T me donne résultats d’audio; I passé à Pierre Boucher en 1988 et l’autre avec Dr Lemelin en 1994. Et m’informe que ça fait 3 set de prothèses auditives qu’il se paye.
Je lui demande depuis quand il sait qu’il est atteint de surdité ? T me dit que c’est à Pierre Boucher qu’on l’en a informé.
Je lui demande pourquoi ne pas avoir fait de réclamation CSST ? T me dit que lorsqu’il a remis ses papiers au bureau de santé chez son E, on lui aurait dit que ce n’était pas assez élevé pour faire une réclamation chez nous. J’informe le T que même si sa surdité est infra-barème, si elle est reconnue professionnelle et qu’il y a des prothèses de prescrites, celles-ci sont couvertes par notre régime. (…) » (sic)
[44] Le 18 septembre 1999, monsieur Serge Durand apporte à l’agente d’indemnisation les précisions suivantes :
« (…) E tient à me préciser que depuis que le T est chef d’atelier soit, depuis 1984, il exécute un travail de bureau avec /hre/jr sur le plancher de l’usine sur son quart de 8 hres.
T est responsable de l’expédition et de la réception, le seul bruit qu’il y a dans son département c’est celui des chariots élévateurs électriques qui chargent et déchargent les camions.
Le bureau du T est à l’expédition et celui-ci est fermé. La machine TUO est à l’inspection qui est à 700-800 pieds du bureau du T et il y a un mur entre les 2 département. Et l’E s’explique mal le fait que le T soit en contact souvent avec la TUO, ce n’est pas du tout son département.
Définition de la T. U. O.
Vérifie si les pneus sont bien rond et il y a une machine intégrée qui sable les pneus afin d’y poser une bande blanche. (…) » (sic)
[45] Le 17 septembre 1999, monsieur Durand apporte également les informations suivantes :
« (...) L’E me confirme que lorsque le T est dans l’usine c’est dans le département de l’entreposage et non à travers l’usine car depuis son embauche le T à tjrs été dans le département de l’entreposage. (…) » (sic)
[46] À la demande du travailleur, madame Louise Paré, audiologiste à la Régie régionale de la santé et des services sociaux de Lanaudière, a évalué l’exposition au bruit de monsieur Beauséjour chez son employeur.
[47] Dans son rapport du 3 juillet 2000, madame Paré indique que le travailleur a été à l’emploi de Bridgestone de juin 1966 à mars 2000 et que pendant près de 28 ans, il a occupé des fonctions de gestion qui impliquaient des déplacements et des tâches réalisées dans différents départements bruyants ainsi que dans des bureaux qualifiés de non bruyants par le travailleur. Les temps d’exposition ont varié selon les époques.
[48] De 1984 à 2000, il a occupé la fonction de chef d’atelier à l’entrepôt et ses tâches comportaient du travail de bureau et de la supervision dans l’entrepôt.
[49] À compter de 1992, se sont ajoutés d’autres fonctions telles la responsabilité du nettoyage de l’usine, chef d’atelier à la réception et responsable d’une section de l’inspection finale.
[50] Ainsi, comme responsable du nettoyage de l’usine effectué par la compagnie Jolinet, monsieur Beauséjour devait faire diverses inspections dans l’ensemble des départements de l’usine. Comme chef d’entrepôt et à la réception, il devait fréquemment traverser l’usine, ces deux départements étant situés à chacune des extrémités. En tant que responsable de l’inspection finale, il devait se rendre dans ce département surtout dans la section tri et poste modulé. Comme chef d’atelier, contremaître et superviseur à l’entrepôt, il devait aussi se rendre dans cette même section pour vérifier la production des pneus et il allait ensuite aviser les gérants d’entrepôt.
[51] Les informations sur l’histoire professionnelle de monsieur Beauséjour ont, selon madame Paré, été corroborées par l’employeur. Madame Paré indique que le niveau équivalent quotidien d’exposition au bruit de monsieur Beauséjour est estimé à 90 dBA et pendant plus de 20 ans, et de 81 dBA à 86 dBA pendant près de 14 ans, ce qui représente des niveaux nocifs pour l’audition. Elle fait référence au fait qu’il est scientifiquement reconnu que des niveaux équivalents ou supérieurs à 80 dBA, pendant de nombreuses années, peuvent causer une dégradation de l’audition. De plus, le fait que monsieur Beauséjour ait travaillé des quarts de travail supérieurs à 12 heures, pendant plus de 18 ans, a augmenté le risque d’atteinte auditive.
[52] En mai 2000, monsieur Beauséjour a à nouveau été examiné en audiologie au Centre hospitalier régional de Lanaudière. Madame Danielle Laforêt, audiologiste, mentionne que l’évaluation audiologique démontre une hypoacousie neurosensorielle légère à moyenne avec chute abrupte à partir de un kilohertz et allant jusqu’à trois à six kilohertz et huit kilohertz bilatéralement. Elle note également une baisse légère aux basses fréquences bilatéralement. Elle constate donc une surdité neurosensorielle bilatérale et symétrique. Bien que la courbe soit quelque peu atypique, étant donné la perte aux basses fréquences par rapport à un seuil normal à un kilohertz, elle précise que le degré de l’allure de l’atteinte aux hautes fréquences pourrait être compatible, du moins en partie, avec une surdité d’origine professionnelle compte tenu de l’histoire de l’exposition au bruit.
[53] Il apparaît également du dossier que le 10 novembre 1998, madame Louise Paré a effectué une évaluation de bruit semblable à celle faite pour monsieur Beauséjour, dans le cadre d’une réclamation pour surdité professionnelle d’un autre travailleur de chez Bridgestone, monsieur Yvon Dauphinais, qui a effectué un travail semblable à celui effectué par monsieur Beauséjour.
L'AVIS DES MEMBRES
[54] Conformément à la loi, la commissaire soussignée a recueilli l’avis des membres issus des associations syndicales et d’employeurs sur l’objet du litige.
[55] Le membre issu des associations syndicales est d’avis que la requête de monsieur Beauséjour doit être accueillie. En effet, il considère tout d’abord que le travailleur a déposé, en vertu des dispositions de l’article 272 de la loi, sa réclamation dans les délais six mois à compter de sa connaissance qu’il souffrait d’une maladie professionnelle.
[56] Bien que le travailleur était conscient qu’il éprouvait un problème de surdité depuis plusieurs années pour lesquelles des prothèses auditives lui avait été déjà prescrites, ce n’est que le 19 avril 1999, lors de sa rencontre avec le docteur Bertrand, que le travailleur a su que sa surdité était d’origine professionnelle et qu’il a entrepris des démarches auprès de la CSST en ce sens. La réclamation fut donc soumise dans le délai de six mois prévu à la loi.
[57] Quant au fond du litige, le membre issu des associations syndicales est d’avis que le travailleur souffre d’une surdité professionnelle. Il indique que le travailleur peut bénéficier de la présomption de maladie professionnelle prévue à l’article 29 de la loi parce qu’il présente une atteinte auditive causée par le bruit et que le travail qu’il a exécuté, tout au long de sa carrière chez l’employeur, constituait une exposition à un bruit excessif.
[58] Le membre issu des associations d’employeurs est en désaccord avec son collègue. Il considère tout d’abord que la réclamation de monsieur Beauséjour devrait être rejetée puisque sa réclamation ne respecte pas les dispositions de l’article 272 de la loi; en effet, il considère peu probable que monsieur Beauséjour ne savait pas, avant 1999, que sa surdité était d’origine professionnelle compte tenu du fait que dès 1988, après avoir parlé avec son employeur, on l’aurait informé que sa surdité n’était pas compensable par la CSST. Le travailleur ne peut plaider l’ignorance de la loi.
[59] Même en 1994, alors que son problème auditif se détériore, et qu’il est toujours au travail, il consulte à nouveau et le docteur Lemelin lui a sûrement demandé où il travaillait. Il indique que de toute manière, la réclamation du travailleur devrait être rejetée quant au fond et que ce dernier n’est pas victime d’une surdité professionnelle.
[60] En effet, il considère que l’atteinte bilatérale dont souffre le travailleur est un élément pouvant démontrer une condition personnelle préexistante et que lorsque le travailleur fut directeur de l’usine, il ne travaillait plus directement dans l’usine et se déplaçait soit à pied ou à bicyclette sans passer nécessairement à côté de toutes les machines comme un opérateur pourrait le faire. Il indique également que d’autres travailleurs ayant souffert de surdité professionnelle occupaient des postes d’opérateur et non des postes de directeur.
LES MOTIFS DE LA DÉCISION
[61] La Commission des lésions professionnelles doit tout d’abord décider si monsieur François Beauséjour a soumis sa réclamation dans le délai de six mois prévu à l’article 272 de la loi ou s’il a des motifs raisonnables d’être relevé de son défaut et le cas échéant, s’il a été victime d’une surdité professionnelle le 19 avril 1999.
[62] L’article 272 de la loi se lit comme suit :
272. Le travailleur atteint d'une maladie professionnelle ou, s'il en décède, le bénéficiaire, produit sa réclamation à la Commission, sur le formulaire qu'elle prescrit, dans les six mois de la date où il est porté à la connaissance du travailleur ou du bénéficiaire que le travailleur est atteint d'une maladie professionnelle ou qu'il en est décédé, selon le cas.
Ce formulaire porte notamment sur les nom et adresse de chaque employeur pour qui le travailleur a exercé un travail de nature à engendrer sa maladie professionnelle.
La Commission transmet copie de ce formulaire à chacun des employeurs dont le nom y apparaît.
________
1985, c. 6, a. 272.
[63] Le délai prévu à l’article 272 de la loi commence à courir à partir du moment où il est médicalement établi et porté à la connaissance du travailleur que sa maladie peut être reliée au travail.
[64] Le tribunal tient tout d’abord à indiquer qu’elle considère que le témoignage rendu par monsieur Beauséjour était très clair et très crédible.
[65] En l’instance, la preuve non contredite est à l’effet que monsieur Beauséjour a su qu’il était atteint d’uns surdité d’origine professionnelle le 19 avril 1999, lorsqu’il a rencontré pour la première fois le docteur Bertrand. Bien qu’il se savait atteint de surdité depuis plusieurs années et qu’il portait même des prothèses auditives, il ne fut pas porté à sa connaissance avant ce moment qu’il pouvait soumettre une réclamation auprès de la CSST.
[66] Le tribunal est d’autant plus convaincu de ce fait parce que le travailleur a assumé lui-même le coût de ses prothèses auditives et de leur remplacement. S’il avait su auparavant qu’il pouvait produire une réclamation, compte tenu des frais importants qu’il a encourus, il l’aurait sûrement fait.
[67] Un autre élément militant en ce sens est le fait que dès qu’il a appris l’origine de sa surdité, une réclamation fut déposée sans délai auprès de la CSST.
[68] Par conséquent, la Commission des lésions professionnelles déclare que la réclamation produite le 19 avril 1999 fut faite dans les délais prévus à la loi.
[69] Le tribunal va maintenant analyser si la réclamation pour surdité professionnelle est admissible.
[70] Les notions de lésion professionnelle et de maladie professionnelle sont définies comme suit à l’article 2 de la loi :
2. Dans la présente loi, à moins que le contexte n'indique un sens différent, on entend par:
« lésion professionnelle » : une blessure ou une maladie qui survient par le fait ou à l'occasion d'un accident du travail, ou une maladie professionnelle, y compris la récidive, la rechute ou l'aggravation ;
« maladie professionnelle » : une maladie contractée par le fait ou à l'occasion du travail et qui est caractéristique de ce travail ou reliée directement aux risques particuliers de ce travail ;
________
1985, c. 6, a. 2; 1997, c. 27, a. 1.
[71] Le législateur a prévu, à l’article 29 de la loi, une présomption de maladie professionnelle. Cet article se lit comme suit :
29. Les maladies énumérées dans l'annexe I sont caractéristiques du travail correspondant à chacune de ces maladies d'après cette annexe et sont reliées directement aux risques particuliers de ce travail.
Le travailleur atteint d'une maladie visée dans cette annexe est présumé atteint d'une maladie professionnelle s'il a exercé un travail correspondant à cette maladie d'après l'annexe.
________
1985, c. 6, a. 29.
[72] Pour bénéficier de cette présomption, le travailleur qui allègue être atteint de surdité professionnelle doit, comme le prévoit l’annexe I, section IV, qui réfère à une atteinte auditive causée par le bruit, faire la preuve qu’il a fait un travail impliquant une exposition à un bruit excessif :
ANNEXE I
MALADIES PROFESSIONNELLES
(Article 29)
SECTION IV
MALADIES CAUSÉES PAR DES
AGENTS PHYSIQUES
MALADIES |
GENRES DE TRAVAIL |
1.
Atteinte auditive par le bruit: |
un travail impliquant une
exposition à un bruit excessif; |
[73] En l’espèce, l’atteinte auditive ne fait aucun doute. Elle est présente selon le travailleur depuis plusieurs années et elle est également documentée.
[74] La notion de bruit excessif a été analysée à plusieurs reprises tant par la Commission d’appel en matière de lésions professionnelles (la Commission d’appel) que la Commission des lésions professionnelles. Cette notion a été définie comme référant à un niveau de bruit qui peut causer une atteinte neurosensorielle et non au dépassement de la norme de 90 dBA, telle qu’elle apparaît au Règlement sur la qualité en milieu de travail, R.R.Q.,1981, c. S-2, r.15 (le règlement).
[75] Il convient de rappeler que l’objet du règlement est de régir la présence de contaminants (dont le bruit) dans les établissements et d’imposer, le cas échéant aux employeurs fautifs une amende, ce qui est tout à fait différent de l’objet de la loi, tel qu’énoncé à son article 1 qui est de réparer les lésions professionnelles et les conséquences qu’elles entraînent pour les bénéficiaires[2].
[76] Dans l’affaire Massicotte et Marconi Canada inc.[3] le commissaire Lemay traite ainsi de la notion de bruit excessif :
« (…)
La Commission d’appel estime donc qu’un exposition sonore moyenne de 85-90 dBA correspond ici non seulement à un niveau de bruit suffisamment élevé pour entreprendre des mesures de prévention, mais également suffisant pour le qualifier d’excessif et pour produire le degré d’atteinte auditive du présent travailleur.
Comme la notion de bruit excessif réfère à un niveau de bruit qui peut causer une atteinte neurosensorielle plutôt qu’à un niveau de bruit interdit par règlement, il y a des cas où une exposition qui se situe entre 85 et 90 dBA peut causer une atteinte neurosensorielle , surtout si, comme en l’espèce, telle exposition s’étend de façon continue depuis maintenant plus de 35 ans (…) »[4]
[77] Dans l’affaire Bond et BG Checo et als,[5] la commissaire Cuddihy s’exprimait ainsi :
« (…)
Il est clair d’après ces données qu’une exposition qui se situe entre 80 et 90 décibels peut causer une atteinte neuro-sensorielle. La Commission des lésions professionnelles est d’avis qu’un bruit excessif doit référer à un niveau de bruit qui peut causer une atteinte neuro-sensorielle. Elle considère donc inapproprié d’appliquer la norme réglementaire qui prévoit la limite de bruit continu maximale permise dans un établissement à la notion de bruit excessif prévue par la loi.(…) »[6]
[78] La Commission des lésions professionnelles est aussi d’avis que si le législateur avait voulu définir expressément la notion de bruit excessif et que celle-ci soit fixée à 90 dBA, il l’aurait fixée comme telle.
[79] Dans le présent dossier, le tribunal est d’avis que le travailleur peut bénéficier de la présomption prévue à l’article 29 de loi. En effet, le tribunal considère que la preuve démontre que le travailleur a pu être exposé, dans son milieu de travail, à des bruits excessifs.
[80] Le fardeau de preuve que doit rencontrer le travailleur, relativement au niveau de bruit auquel il a été exposé, a été défini de la façon suivante par la Commission d’appel :
« (…)
Pour démontrer qu’il a exercé un travail l’exposant à un bruit excessif, le travailleur n,a qu’à faire une démonstration raisonnable par une preuve de reconnaissance générale du milieu de travail, en autant que cette preuve soit appuyée sur des données indépendantes reconnues et non seulement sur de simples allégations. »[7]
[81] Dans le cas de monsieur Beauséjour, il a travaillé pendant plus de 34 ans et pendant plus de 20 ans sans porter de protecteurs auditifs, alors qu’il était exposé, selon l’étude de madame Paré, à des niveaux de bruits nocifs pour l’audition et pouvant causer une atteinte neurosensorielle. Même si le travailleur a exécuté au fil des années, des tâches plus administratives, il était tout de même exposé à des niveaux de bruit excessifs lorsqu’il travaillait à l’extérieur de son bureau puisqu’il devait effectuer divers contrôles et vérifications en plus d’effectuer beaucoup de temps supplémentaire.
[82] L’audiogramme réalisé à la demande du docteur Bertrand en avril 1999, et même celui réalisé en 1982 mettent en évidence des courbes de baisse d’audition qui sont compatibles avec une surdité due au bruit.
[83] Il est en effet reconnu, sur le plan médical, que la perte d’audition due au bruit comporte certaines caractéristiques. D’une part, les hautes fréquences sont plus susceptibles d’être touchées et d’autre part, la perte d’audition sera moins marquée à 6000 hz et 8000 hz qu’à 4000 hz; ainsi, la courbe présente une remontée à ces fréquences. Malgré le passage du temps, on peut toujours observer ces caractéristiques sur les audiogrammes qu’a subis monsieur Beauséjour.
[84] Aucune preuve n’a été soumise permettant le renversement de la présomption prévue à l’article 29 de la loi; la requête de monsieur Beauséjour est donc accueillie.
PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :
ACCUEILLE la requête de monsieur François R. Beauséjour, le travailleur;
INFIRME la décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail rendue le 28 septembre 2000, à la suite d’une révision administrative;
DÉCLARE que monsieur François R. Beauséjour, le travailleur, est atteint d’une surdité professionnelle, et
DÉCLARE que monsieur François R. Beauséjour, le travailleur, a droit à tous les bénéfices prévus à la loi.
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manon gauthier |
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Commissaire |
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Laporte &
Lavallée |
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(Me André Laporte) |
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Représentant de la partie requérante |
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[1]
L.R.Q.,
chapitre A-3.001.
[2]
Rondeau
et Bow Plastiques ltée, 29574-62-9106, J. L’Heureux, commissaire; Dias et
St-Laurent Toyota, 49150-60-9303, B. Lemay, commissaire; Premier Horticulture
ltée et Lavoie, 83524-01A-9610, J.-M. Dubois, révision rejetée, 99-02-05, J.-L.
Rivard; Duclos et Q.I.T. Fer et Titane inc. [1996] CALP, 884.
[3]
83143-60-9610,
B.Lemay.
[4]
Id.,
p.8.
[5]
89401-63-9706,
21-06-99, M. Cuddihy, commissaire.
[6]
Id.,
p. 9 et 10.
[7]
Formco
inc. et Albert [1996] CALP, 1157, p. 1162.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.