Moisan c. Simard

2008 QCCA 505

 

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

N° :

500-09-018419-085

 

500-09-018421-081

 

500-09-018427-088

(500-11-021288-036)

 

DATE :

 14 mars 2008

 

 

L'HONORABLE YVES-MARIE MORISSETTE, J.C.A.

500-09-018419-085

 

CAL N. MOISAN et al.

 REQUÉRANTES

c.

 

PAUL SIMARD

PIERRE SIMARD

  INTIMÉS

 

500-09-018421-081

 

PIERRE BOURGIE

MARC DESERRES

JEAN-LUC LUSSIER

            REQUÉRANTS

c.

 

PAUL SIMARD

PIERRE SIMARD

             INTIMÉS

 

 

 

 

 

 

 

500-09-018427-088

 

INVESTISSEMENTS CALNAR INC. (anciennement SPB Canada inc.)

9161-3117 QUÉBEC INC.

            REQUÉRANTES

 

c.

 

PAUL SIMARD

PIERRE SIMARD

             INTIMÉS

 

 

 

 

JUGEMENT

 

[1]                Je suis saisi de trois requêtes identiques. Par ce moyen, les requérants souhaitent se pourvoir contre une série de jugements versés au dossier de la Cour supérieure le 21 janvier 2008 par le juge Jean-François Buffoni.

[2]                Ces jugements ont été rendus après que les parties, entre le début septembre et la mi-décembre 2007, eurent déposé d’abondantes représentations écrites. Les jugements tranchent 572 objections à la preuve soulevées dans le cadre de sept interrogatoires après défense.

[3]                Regroupées thématiquement aux fins d’argumentation devant le juge de première instance, les objections ainsi débattues portaient sur les sujets suivants (je cite ici les requêtes pour permission d’appeler) :

a.      Pertinence (plus de 300 objections)

b.      Demandes de documents en possession de tiers

c.      Questions hypothétiques

d.      Questions argumentatives

e.      Opinion

f.        Divers

g.      Section sous réserve : questions [auxquelles on a répondu] sous réserve ou question reformulées et réponses fournies

h.      Secret professionnel (environ 100 objections […]);

Aucun des jugements tranchant des objections fondées sur le secret professionnel n’est aujourd’hui la cible des requêtes dont je suis saisi.

[4]                On voit donc de la liste qui précède qu’il s’agissait d’abord et avant tout de problèmes de pertinence, une notion notoirement malléable. Pour le reste, le juge devait déterminer si, par leur formulation, les questions posées contrevenaient à certaines normes familières en matière d’interrogatoires (questions argumentatives, questions hypothétiques ou questions invitant l’expression d’une opinion par le témoin). 

[5]                Il va de soi que, dans un litige civil de quelque complexité, les objections qui surviennent en cours d’interrogatoire peuvent soulever des difficultés juridiques spécifiques et sérieuses trouvant assise, par exemple, dans l’un ou plusieurs des articles 2858 à 2874 C.c.Q. Mais il n’y a rien de tel ici : les thèmes énumérés plus haut, et qui tournent autour de la pertinence des questions ou de la forme qu’elles revêtaient, sont la banalité même, et autorisent habituellement une large mesure d’appréciation par le juge de première instance.

[6]                Néanmoins, les requérants s’estiment suffisamment insatisfaits des jugements du 21 janvier dernier pour demander « la permission d’en appeler de toutes les objections rejetées par le premier juge ». Aussi n’ont-ils effectué aucun tri entre ces jugements qu’ils attaquent en bloc sous chacune des rubriques déjà mentionnées. Il y en a 255, ce qui signifie que, mis à part les objections relatives au secret professionnel, le juge aurait erré, selon les requérants, toutes les fois où il a rejeté l’une de leurs objections.

*   *   *   *   *

[7]                S’agissant de jugements interlocutoires rendus avant l’instruction proprement dite, on doit se demander au stade de la permission d’appeler si ces jugements satisfont les critères énoncés au premier alinéa de l’article 29 C.p.c. et au premier alinéa de l’article 511 C.p.c. Bien que, devant moi, les parties n’aient pas insisté sur cet aspect des choses, je considère nécessaire d’en traiter en premier lieu.

[8]                Les jugements qui accueillent des objections à la preuve font en principe une chose à laquelle le jugement final ne pourra remédier. Aussi considère-t-on normalement qu’ils tombent sous le coup du deuxième paragraphe de l’alinéa premier de l’article 29 C.p.c. : voir Duquette  c. Zellers inc., [1985] R.D.J. 323 (C.A.) et Major c. Major, (1975, C.A.) reproduit dans le volume 3 de REID, H. et D. FERLAND, Code de procédure civile annoté du Québec, Montréal, Wilson & Lafleur, 1981, p. 476.

[9]                Cela ne signifie pas pour autant que la permission d’appeler sera toujours accordée dans une situation de ce genre : encore faut-il que les fins de la justice le requièrent, conformément à l’article 511 C.p.c. Ainsi, voir Fuoco c. Société générale de financement du Québec, 2006 QCCA 1491 , paragr. 20.

[10]           Les jugements qui rejettent une ou plusieurs objections, en particulier les objections fondées sur la pertinence (et j’ai peine à voir pourquoi il en irait différemment de jugements traitant de la forme, régulière ou non, d’une question posée pendant un interrogatoire) ne tombent habituellement pas sous le coup du deuxième ou du troisième paragraphe de l’alinéa premier de l’article 29 C.p.c. Voir à ce sujet, et à titre d’exemple, Latulippe c. Marcotte, J.E. 2001-2066 (C.A., j. Rochette).

[11]           La logique qui sous-tend cette analyse est fort bien expliquée dans ROYER, J.-C., La preuve civile, 3e édition, Cowansville, Les Éditions Yvon Blais, 2003, p. 422-3. Il m’apparaît utile de rappeler à ce sujet ce qu’écrivait le juge LeBel dans l’arrêt Kruger c. Kruger, [1987] R.D.J. 11 , p. 17, un passage qui fut repris intégralement par le juge Chevalier dans l’arrêt Croteau c. Perrault Mathieu Cie, [1990] R.D.J. 217 , p. 219 :

On doit aussi retenir que le juge auquel une objection basée sur la pertinence est renvoyée doit faire preuve de prudence. Plus encore qu'au procès, il lui est difficile d'apprécier le lien de la question avec les allégations. Souvent la pertinence de la question préparatoire, qui aborde un problème de manière assez lointaine, voire même en masquant quelque peu son objectif réel, ne se  comprendra que par le développement de l'interrogatoire, d'où la nécessité de ne pas arrêter celui-ci trop tôt ou trop brutalement. D'où aussi la nécessité de conserver dans certains cas l'autorisation sous réserve comme l'a fait à différentes reprises le premier juge. Si la question est permise sous réserve, le témoin supportera l'inconvénient de l'interrogatoire sur ce point.  Cependant, pour le dossier, l'une de deux choses surviendra. Si l'interrogatoire n'est pas produit, la question n'aura pas d'importance au niveau du procès devant le juge, en dépit de son importance pour la préparation même du dossier. Si elle est utilisée, à ce moment, le juge du fond pourra la rejeter si elle lui paraît illégale ou non pertinente. La nécessité s'impose donc d'apprécier assez largement la notion de pertinence à ce niveau à condition que l'on puisse constater un lien avec les allégations de l'acte de procédure.

Le premier avocat entendu sur les requêtes a d’ailleurs concédé devant moi en cours d’audience que, du moins pour ce qui est des objections fondées sur la pertinence, les jugements qui les tranchent « ne seraient pas appelables ».

*   *   *   *   *

[12]           Les requérants font cependant valoir que, par leur nombre, leur portée et l’étendue excessive qu’elles se trouvent à conférer à la contestation liée, les questions à l’égard desquelles les objections ont été rejetées contreviennent au principe de proportionnalité que codifie l’article 4.2 C.p.c. Sous cet aspect, le troisième paragraphe du premier alinéa de l’article 29 C.p.c. pourrait recevoir application.

[13]           Questionné à ce sujet en cours d’audience, le même avocat a suggéré qu’une issue possible d’un pourvoi contre les jugements attaqués serait, non pas de corriger les erreurs que, toujours selon les requérants, le juge de première instance aurait commises, mais plutôt de retourner le dossier en Cour supérieure en ordonnant que ces objections soient tranchées de nouveau en tenant compte de ce même principe.

[14]           Je ne vois pas comment il pourrait en être ainsi.

[15]           D’une part, l’idée de casser en bloc 255 jugements pour permettre un ré-examen des objections en première instance me paraît singulière. Le juge a statué, correctement ou non, sur des points à l’égard desquels il jouissait, certes, d’une large mesure d’appréciation, mais si la permission d’appeler était accordée, il appartiendrait à la Cour de vider sur chacune des objections le débat entrepris en Cour supérieure. C’est d’ailleurs ce que recherchent les requérants dans les conclusions de leurs requêtes qui ne comportent pas de conclusions subsidiaires dans le sens indiqué plus haut au paragr. [12] .

[16]           D’autre part, les questions en litige ont été posées au cours d’interrogatoires après défense. Elles ne font donc pas partie de la preuve au dossier. Si les parties opposées aux requérants souhaitent ultérieurement introduire les réponses au dossier, le juge du fond ne sera pas lié par les jugements ici attaqués.

[17]           Le degré de pertinence de ces questions et leur régularité ont été appréciés par le juge gestionnaire qui depuis quelque quatre ans suit au jour le jour le cheminement de ce dossier. Il s’agit d’un dossier complexe, résultant d’un recours intenté par des actionnaires minoritaires, et qui est contesté pied à pied de toutes parts. À elle seule, la requête introductive d’instance dans sa version réamendée s’étend sur 127 pages et compte 433 paragraphes; le plumitif en Cour supérieure comporte actuellement 181 inscriptions. De nombreuses péripéties incidentes ont compliqué le litige. Plusieurs dossiers connexes impliquant les mêmes parties défenderesses pour des causes voisines procèdent simultanément à celui-ci.

[18]           Il est certain, également, que conscient du contexte dans lequel se posait le problème, le juge a pu évaluer si les questions qu’il permettait en rejetant certaines objections étaient de nature à retarder « inutilement » l’instruction du procès.

[19]           Il m’apparaît difficilement concevable dans ces conditions que l’on saisisse une formation de trois juges de la Cour d’appel afin qu’ils se penchent sur des milliers de pages de transcription et de documentation diverse, alors qu’à ce stade de l’instance ils ne pourront connaître qu’une infime fraction de ce qui était connu du juge de première instance lorsqu’il a statué, et ce, dans le seul but de les amener à revisiter des questions de pertinence ou de proportionnalité dont il est très possible qu’elles ne laissent aucune trace dans le dossier lors de l’instruction au fond. À mon sens, le principe de proportionnalité, en supposant qu’il soit applicable à autre chose que des « actes de procédure », impose de faire le contraire de ce que souhaitent les requérants, afin que « le déroulement harmonieux et efficace de l’instance » (voir Weinberg c. Cinar Corporation, 2006 QCCA 1283 , paragr. 4-7) se poursuive sans délai additionnel en première instance. C’est en tout cas ce que requièrent ici les fins de la justice.

[20]           Pour ces motifs, les trois requêtes sont rejetées avec dépens.

 

 

 

 

 YVES-MARIE MORISSETTE, J.C.A.

 

Me Marie-France Tozzi

Deslauriers Jeansonne

Pour les requérants CAL N. MOISAN et al.

 

Me Charles Bertrand

Duplessis Robillard

Pour les requérants PIERRE BOURGIE et al.

 

Me Pierre Fournier

Fournier Avocats inc.

Pour les requérantes INVESTISSEMENTS CALNAR et al.

 

Me Guy Paquette

Paquette Gadler

Pour les intimés

 

Date d’audience : 13 mars 2008

Greffière : Mélanie Boislard

 

AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.