Décision

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J.M. Bouchard & Fils inc.

2010 QCCLP 3746

 

 

COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES

 

 

Saguenay

Le 17 mai 2010

 

Région :

Saguenay - Lac-St-Jean

 

Dossier :

372840-02-0903

 

Dossier CSST :

128892445

 

Commissaire :

Me Michel Sansfaçon, juge administratif

 

______________________________________________________________________

 

 

 

J.M. Bouchard & Fils inc.

 

Partie requérante

 

 

 

______________________________________________________________________

 

DÉCISION

______________________________________________________________________

 

 

[1]                Le 19 mars 2009, J.M. Bouchard & Fils inc. (l’employeur) dépose à la Commission des lésions professionnelles une requête par laquelle il conteste une décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) rendue le 13 mars 2009 à la suite d’une révision administrative.

[2]                Par cette décision, la CSST confirme celle qu’elle a rendue le 11 novembre 2008 et déclare irrecevable la demande de transfert d’imputation de l’employeur parce qu’elle est hors-délai. De plus, la CSST considère que l’employeur n’a pas démontré un motif raisonnable permettant de le relever de son retard.

[3]                L’employeur soumet une argumentation écrite et demande au tribunal de rendre une décision sur dossier.

L’OBJET DE LA CONTESTATION

[4]                L’employeur demande d’abord de déclarer que sa demande de transfert d’imputation transmise à la CSST le 21 mai 2008 était recevable.

[5]                Sur le fond, l’employeur demande au tribunal de déclarer qu’il doit être imputé uniquement de la partie de l’indemnité de remplacement du revenu versée à monsieur Pierre Boulianne (le travailleur) en fonction du salaire brut annuel qu’il gagnait le 24 octobre 2005, soit 15 850,56 $.

[6]                L’employeur fait valoir que la CSST lui impute illégalement la partie additionnelle de l’indemnité versée au travailleur et qui est l’équivalent de l’indemnité réduite qu’il recevait en raison d’une lésion professionnelle survenue chez un autre employeur.

FAITS ET MOTIFS

[7]                Le travailleur est mécanicien chez l’employeur depuis février 2003. Le 24 octobre 2005, il subit un accident du travail en tombant d’une échelle. Il s’inflige une entorse à la cheville gauche et des contusions aux talons. Cet accident du travail est reconnu par la CSST et non contesté par l’employeur.

[8]                Le salaire du travailleur au moment de l’accident est de 304 $ par semaine, tel qu’indiqué dans la demande de remboursement de l’employeur. Une première cueillette d’information permet à l’agente de la CSST de retenir que le salaire annuel du travailleur est de 15 850,56 $. Pour arriver à ce résultat, elle utilise l’équation suivante : 304 $ X 52,14.

[9]                Toutefois, des notes subséquentes au dossier nous apprennent qu’au moment de l’accident, la CSST verse déjà au travailleur une indemnité de remplacement du revenu. L’agente écrit en effet que le travailleur reçoit une IRR réduite de 17,84 $ par jour en raison d’un accident du travail survenu le 14 février 2000. Le nom de l’employeur n’est pas précisé.

[10]           Dans son argumentation, et lors d’une conversation téléphonique avec le soussigné, la représentante de l’employeur confirme que le premier accident est survenu chez un autre employeur dont elle ne connaît pas le nom. D’ailleurs, le travailleur a été embauché en février 2003 chez l’employeur actuel.

[11]           Sans donner de précisions, l’agente de la CSST retient finalement un revenu de 29 568,75 $ aux fins du calcul de l’indemnité de remplacement du revenu du travailleur.

[12]           On comprend que, sans le dire expressément, la CSST applique l’article 73 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[1] (la loi) pour retenir un revenu brut supérieur à celui gagné par le travailleur au moment de l’accident du travail du 24 octobre 2005.

[13]           L’article 73 prévoit ce qui suit :

73. Le revenu brut d'un travailleur victime d'une lésion professionnelle alors qu'il reçoit une indemnité de remplacement du revenu est le plus élevé de celui, revalorisé, qui a servi de base au calcul de son indemnité initiale et de celui qu'il tire de son nouvel emploi.

 

L'indemnité de remplacement du revenu que reçoit ce travailleur alors qu'il est victime d'une lésion professionnelle cesse de lui être versée et sa nouvelle indemnité ne peut excéder celle qui est calculée sur la base du maximum annuel assurable en vigueur lorsque se manifeste sa nouvelle lésion professionnelle.

 

1985, c. 6, a. 73.

 

 

[14]           Ce montant de 29 568,75 $ représente donc le revenu brut revalorisé qui a servi de base au calcul de l’indemnité du travailleur suite au premier accident du travail qu’il a subi, le 14 février 2000, chez un autre employeur.

[15]           Le 21 mai 2008, l’employeur soumet une demande de transfert d’imputation à la CSST. Il explique qu’en raison de l’application de l’article 73 de la loi, il est imputé d’une base d’indemnité bien au-delà de sa responsabilité. Il donne les précisions suivantes :

« La preuve au dossier démontre que le travailleur gagnait 304,00$/sem. Ceci représente donc une base d’indemnité d’environ 231,00$/sem. net, ce qui ramènerait le travailleur au salaire de 12 000.00$ annuellement, soit 33$/jour en CSST.

 

Le travailleur a toutefois été indemnisé sur une base de 55,12$/jour, pour un total annuel de 29 568,75$.

 

Nous demandons donc à la CSST de désimputer la somme de 22,12$/jour pour les 153 jours pour lesquels le travailleur a été indemnisé, donc la somme de 3 384,36$. »

 

 

[16]           La CSST rejette cette demande parce qu’elle n’est pas transmise dans le délai d’un an prévu au 3e alinéa de l’article 326 de la loi.

[17]           Dans l’argumentation qu’elle produit au tribunal, la représentante de l’employeur n’allègue pas que son client est obéré injustement, ce qui aurait pour effet d’assujettir sa demande au délai d’un an. Elle explique plutôt que la demande est présentée en vertu du premier alinéa de l’article 326 de la loi, qui ne prévoit aucun délai. Elle soumet deux décisions à l’appui de cette prétention : Hôpital Laval[2] et Centre de santé Orléans[3].

La recevabilité de la demande de l’employeur

[18]           La Commission des lésions professionnelles doit d’abord décider si la demande présentée par l’employeur le 21 mai 2008 est recevable.

[19]           D’emblée, il est nécessaire de préciser que cette demande a été transmise à la CSST environ deux ans et demi après l’accident du travail qui est en cause.

[20]           L’article 326 prévoit ce qui suit :

326. La Commission impute à l'employeur le coût des prestations dues en raison d'un accident du travail survenu à un travailleur alors qu'il était à son emploi.

 

Elle peut également, de sa propre initiative ou à la demande d'un employeur, imputer le coût des prestations dues en raison d'un accident du travail aux employeurs d'une, de plusieurs ou de toutes les unités lorsque l'imputation faite en vertu du premier alinéa aurait pour effet de faire supporter injustement à un employeur le coût des prestations dues en raison d'un accident du travail attribuable à un tiers ou d'obérer injustement un employeur.

 

L'employeur qui présente une demande en vertu du deuxième alinéa doit le faire au moyen d'un écrit contenant un exposé des motifs à son soutien dans l'année suivant la date de l'accident.

 

1985, c. 6, a. 326; 1996, c. 70, a. 34.

 

 

[21]           Cette disposition assujettit une demande fondée sur le deuxième alinéa à un délai qui est d’un an suivant la date de l’accident du travail.

[22]           Qu’en est-il cependant lorsqu’un employeur allègue, non pas qu’il est obéré injustement ou que l’accident est attribuable à un tiers, mais qu’une partie du coût des prestations qui lui sont imputées ne résulte pas d'un accident du travail qui est survenu alors que le travailleur était à son emploi ?

[23]           L’article 331 prévoit ce qui suit :

331. Lorsque la Commission impute le coût des prestations à un employeur, elle l'en avise par écrit.

 

Cet avis constitue une décision de la Commission.

           

1985, c. 6, a. 331.

[24]           Selon le tribunal, c’est à la lumière de l’article 331 que la recevabilité de la demande de l’employeur doit être décidée. Selon cette disposition, un avis d’imputation transmis à l’employeur constitue la décision de la CSST à cet égard. Cette décision peut ensuite être contestée dans un délai de 30 jours comme le prévoit l’article 358 de la loi :

358. Une personne qui se croit lésée par une décision rendue par la Commission en vertu de la présente loi peut, dans les 30 jours de sa notification, en demander la révision.

 

Cependant, une personne ne peut demander la révision d'une question d'ordre médical sur laquelle la Commission est liée en vertu de l'article 224 ou d'une décision que la Commission a rendue en vertu de la section III du chapitre VII, ni demander la révision du refus de la Commission de reconsidérer sa décision en vertu du premier alinéa de l'article 365.

 

Une personne ne peut demander la révision de l'acceptation ou du refus de la Commission de conclure une entente prévue à l'article 284.2 ni du refus de la Commission de renoncer à un intérêt, une pénalité ou des frais ou d'annuler un intérêt, une pénalité ou des frais en vertu de l'article 323.1.

 

1985, c. 6, a. 358; 1992, c. 11, a. 31; 1996, c. 70, a. 40; 1997, c. 27, a. 14; 2006, c. 53, a. 26.

 

 

[25]           En l’espèce, le dossier transmis par la CSST au tribunal ne contient aucune décision ou avis relatif à l’imputation des coûts en regard de l’accident du 24 octobre 2005.

[26]           On peut ajouter qu’aucun document au dossier ne contient d’indice permettant de croire que l’employeur a été mis au courant que son travailleur recevait une indemnité réduite et que ce fait entraînerait des conséquences à la hausse en regard de son imputation.

[27]           À la demande du soussigné, une employée du tribunal s’est adressée à la CSST à plus d’une reprise pour obtenir copie de la décision ou de l’avis d’imputation s’il en existe un. La CSST n’a pas été en mesure de fournir ce document.

[28]           La représentante de l’employeur ignore quant à elle si un avis ou une décision existe. Il semble que ce soit en consultant récemment le portrait informatisé du travailleur que l’employeur ait eu connaissance du fait que la CSST a retenu un revenu brut supérieur à celui réellement gagné par le travailleur.

[29]           Le soussigné fait siens les commentaires suivants de la juge administrative Marie Lamarre dans la décision Urgences Santé et CSST[4]:

[14] En l'espèce, le tribunal est d'avis que même si l'on considère qu'un avis d'imputation émis par la CSST constitue une décision d'imputation au sens de l'article 331 de la loi, encore faut-il faire la preuve de l'existence d'une telle décision et qu'un avis d'imputation en bonne et due forme a été émis par la CSST en référence à un dossier particulier. La soussignée retient les principes dégagés sur cette question par la jurisprudence de la Commission d'appel en matière de lésions professionnelles (la Commission d'appel) à l'effet qu'il doit exister une preuve de l'existence d'un tel avis transmis par la CSST à l'employeur et de la réception de cet avis par ce dernier.  Aussi à défaut de l'existence d'une preuve d'un tel avis, il n'appartient pas à la Commission des lésions professionnelles de présumer de son émission. […].

 

 

[30]           Dans la présente affaire, le tribunal constate l’absence complète de preuve qu’un avis ou une décision en matière d’imputation a été transmis à l’employeur en regard de l’accident du travail survenu le 24 octobre 2005.

[31]           En conséquence, la demande soumise par l’employeur le 21 mai 2008 est recevable et doit être étudiée selon son mérite.

Le fond de la requête

[32]           L’employeur n’a pas contesté l’application de l’article 73 de la loi en ce qui a trait au calcul de l’indemnité du travailleur. Le cas du travailleur répond à toutes les conditions prévues à cette disposition.

[33]           L’employeur soumet que la CSST doit imputer à son dossier financier uniquement la partie de l’indemnité de remplacement du revenu du travailleur qui correspond au salaire que celui-ci gagnait lorsqu’il a subi un accident du travail à son service, le 24 octobre 2005, c’est-à-dire un salaire de 15 850,56 $.

[34]           Il précise que si le travailleur a droit à une indemnité qui est supérieure, c’est uniquement en raison de l’accident du travail survenu chez un autre employeur, le 14 février 2000, accident à l’égard duquel il n’a aucune part de responsabilité.

[35]           Avant d’aborder directement la question soulevée, il est nécessaire d’expliquer dans quelles circonstances l’article 73 de la loi s’applique. Nous verrons ensuite quels sont les effets pour l’employeur sur le plan de son imputation.

[36]           Si un travailleur reçoit une indemnité de remplacement du revenu réduite, c’est parce qu’il a subi dans le passé une lésion professionnelle qui lui a donné droit à la réadaptation professionnelle et à la détermination d’un emploi convenable. C’est aussi parce que le revenu brut de l’emploi convenable retenu est inférieur à celui de l’emploi qu’il occupait lors de sa lésion professionnelle. C’est ce qui ressort du premier alinéa de l’article 49 :

49. Lorsqu'un travailleur incapable d'exercer son emploi en raison de sa lésion professionnelle devient capable d'exercer à plein temps un emploi convenable, son indemnité de remplacement du revenu est réduite du revenu net retenu qu'il pourrait tirer de cet emploi convenable.

 

Cependant, si cet emploi convenable n'est pas disponible, ce travailleur a droit à l'indemnité de remplacement du revenu prévue par l'article 45 jusqu'à ce qu'il occupe cet emploi ou jusqu'à ce qu'il le refuse sans raison valable, mais pendant au plus un an à compter de la date où il devient capable de l'exercer.

 

L'indemnité prévue par le deuxième alinéa est réduite de tout montant versé au travailleur, en raison de sa cessation d'emploi, en vertu d'une loi du Québec ou d'ailleurs, autre que la présente loi.

 

1985, c. 6, a. 49.

 

[37]           À partir du moment où le travailleur devient capable d’exercer à temps plein l’emploi convenable déterminé, l’article 49 prévoit que son indemnité de remplacement du revenu doit être réduite[5] du revenu net retenu qu’il pourrait tirer de cet emploi convenable. Cependant, si l’emploi convenable n’est pas disponible, il continue de bénéficier de sa pleine indemnité durant une période maximale d’une année, et ce, pour lui permettre de se trouver un emploi.

[38]           L’indemnité réduite d’un travailleur est par la suite révisée de façon périodique conformément aux articles 54 et 55 de la loi :

54. Deux ans après la date où un travailleur est devenu capable d'exercer à plein temps un emploi convenable, la Commission révise son indemnité de remplacement du revenu si elle constate que le revenu brut annuel que le travailleur tire de l'emploi qu'il occupe est supérieur à celui, revalorisé, qu'elle a évalué en vertu du premier alinéa de l'article 50.

 

Lorsqu'elle effectue cette révision, la Commission réduit l'indemnité de remplacement du revenu du travailleur à un montant égal à la différence entre l'indemnité de remplacement du revenu à laquelle il aurait droit s'il n'était pas devenu capable d'exercer à plein temps un emploi convenable et le revenu net retenu qu'il tire de l'emploi qu'il occupe.

 

1985, c. 6, a. 54.

 

 

55. Trois ans après la date de cette révision et à tous les cinq ans par la suite, la Commission révise, à la même condition et de la même façon, l'indemnité de remplacement du revenu d'un travailleur jusqu'à ce que ce travailleur tire de l'emploi qu'il occupe un revenu brut annuel égal ou supérieur à celui qui sert de base, à la date de la révision, au calcul de son indemnité de remplacement du revenu ou jusqu'à son soixante-cinquième anniversaire de naissance, selon la première échéance.

 

1985, c. 6, a. 55.

 

 

[39]           Par ce mécanisme, le législateur veut s’assurer que le droit d’un travailleur à l’indemnité réduite subsiste aussi longtemps qu’il n’exerce pas, au moment d’une révision de son indemnité, un emploi qui est au moins aussi rémunérateur que celui occupé lors de sa lésion professionnelle initiale[6].

[40]           Tout au long de ce processus, la CSST impute le coût de l’indemnité réduite à l’employeur au service duquel était le travailleur lors de l’accident du travail (art. 326, 1er al.)[7]. Si le droit à l’indemnité réduite origine d’une maladie professionnelle, le coût de l’indemnité est imputé à l’employeur pour qui il a exercé un travail de nature à engendrer la maladie professionnelle (art. 328). Il est normal qu’il en soit ainsi, puisque le coût de l’indemnité réduite est une conséquence directe de l’événement survenu chez cet employeur ou de la maladie qui a été engendrée chez celui-ci.

[41]           Lorsque le travailleur subit une nouvelle lésion professionnelle, l’article 73 prévoit une règle particulière pour la détermination de son indemnité. Plutôt que de recevoir à la fois l’indemnité réduite et l’indemnité de remplacement du revenu qui résulte de sa nouvelle lésion, l’article 73 fait en sorte qu’il obtient une seule indemnité basée sur le revenu brut le plus élevé de celui, revalorisé, qui a servi de base au calcul de son indemnité initiale ou, soit de celui qu'il tire de son nouvel emploi.

[42]           En procédant de la sorte, le législateur s’assure que le travailleur n’obtient jamais une indemnité inférieure à celle à laquelle il avait droit en raison de la lésion initiale. En même temps, il lui permet de recevoir une indemnité supérieure s’il occupe un emploi plus rémunérateur au moment de sa nouvelle lésion.

[43]           L’application de l’article 73 entraîne, dans une certaine mesure, la fusion de l’indemnité de remplacement réduite que le travailleur reçoit déjà et de celle à laquelle il a droit en conséquence de sa nouvelle lésion professionnelle. Nous disons dans une certaine mesure, puisque le salaire gagné par le travailleur dans le cadre de son nouvel emploi ne correspond pas nécessairement à celui de l’emploi convenable déterminé par la CSST.

[44]           À partir du moment où le travailleur redevient capable d’exercer son emploi, son droit à l’indemnité réduite revit puisque le motif qui a entraîné sa suspension n’existe plus. D’ailleurs, dans le présent dossier, le travailleur a été jugé apte à reprendre son emploi à compter du 27 mars 2006 et une note au dossier précise qu’il y a eu reprise du versement de son indemnité réduite.

[45]           En l’espèce, l’employeur reproche à la CSST d’imputer à son dossier la totalité du coût de l’indemnité de remplacement du revenu qui est versée au travailleur en raison de l’application de l’article 73. Il soumet essentiellement qu’on lui fait supporter illégalement l’équivalent de l’indemnité réduite à laquelle le travailleur avait droit en conséquence d’un accident du travail survenu chez un autre employeur.

[46]           Le tribunal s’est prononcé à quelques reprises sur la question en litige. Jusqu’à maintenant, des arguments semblables à ceux soumis par l’employeur n’ont pas été retenus. La décision rendue dans l’affaire Nettoyeurs Pellican inc.[8], est représentative de la position adoptée par le tribunal :

[28]      Selon la situation visée, le législateur prévoit donc la façon de déterminer le revenu brut d’un travailleur. Et l’article 73 de la loi prévoit le cas du travailleur victime d’une lésion professionnelle alors qu’il reçoit une indemnité de remplacement du revenu. Dans ce genre de situation, le législateur prévoit spécifiquement que le revenu brut est le plus élevé de celui, revalorisé, qui a servi de base au calcul de son indemnité de remplacement du revenu initiale et de celui qu’il tire de son nouvel emploi.

 

[29]      Avec respect pour l’opinion contraire, on ne peut qualifier l’article 73 de la loi de simple modalité administrative. Le législateur y prévoit spécifiquement la façon d’établir le revenu brut pour le travailleur visé par une telle situation. Ceci, dans le but d’établir son revenu net, lequel doit servir au calcul de l’indemnité de remplacement du revenu à laquelle il a droit en raison de la nouvelle lésion professionnelle qui le rend incapable d’exercer son emploi.

[…]

 

[33]      La travailleuse ayant droit à une indemnité de remplacement du revenu en raison de sa lésion professionnelle du 7 janvier 2008, survenue à la suite d’un accident du travail, il est compréhensible qu’en regard du premier alinéa de l’article 326 de la loi, la CSST impute à l’employeur le coût des prestations dues en raison de cet accident du travail du 7 janvier 2008, alors que la travailleuse était à son emploi.

 

[34]      Avec respect pour l’opinion contraire, l’article 73 ne fait pas en sorte d’imputer à l’employeur une indemnité de remplacement du revenu découlant d’un autre dossier. Cet article sert plutôt au calcul de l’indemnité de remplacement du revenu à laquelle peut avoir droit la travailleuse, en raison de sa lésion professionnelle du 7 janvier 2008 subie chez l’employeur.

 

[…]

 

[36]      La travailleuse a subi un accident du travail chez l’employeur le 7 janvier 2008. Elle a droit à une indemnité de remplacement du revenu en raison de cet accident du travail. L’indemnité de remplacement du revenu à laquelle a droit la travailleuse en raison de cet accident du travail est calculée selon ce que prévoit le législateur. Il s’agit de l’application de la loi.

 

[37]      Ce faisant, la CSST impute à l'employeur le coût des prestations dues en raison de l’accident du travail survenu à la travailleuse alors qu’elle était à son emploi le 7 janvier 2008, ce qui inclut l’indemnité de remplacement du revenu, calculée selon ce que prévoit la loi. […]

 

[47]           En tout respect, le soussigné n’est pas d’accord avec cette interprétation qui est le résultat d’une analyse essentiellement grammaticale des dispositions applicables.

[48]           L’article 41.1 de la Loi d’interprétation invite les tribunaux à interpréter les dispositions d’une loi, non pas isolément, mais les unes par rapport aux autres :

41.1. Les dispositions d'une loi s'interprètent les unes par les autres en donnant à chacune le sens qui résulte de l'ensemble et qui lui donne effet.

 

1992, c. 57, a. 603.

 

[49]           L’interprétation retenue jusqu’ici ignore un principe fondamental en matière d’imputation des coûts, celui voulant qu’un employeur doit supporter ceux qui lui sont attribuables. Le législateur a créé des mécanismes particuliers très détaillés qui ont précisément cet objectif.

[50]           Quand un travailleur souffre d’une maladie professionnelle, l’article 328 oblige la CSST à imputer le coût des prestations à tous les employeurs pour qui ce travailleur a exercé un travail de nature à engendrer sa maladie. L’article 328 prévoit même les critères qui doivent être utilisés pour refléter le plus fidèlement possible de la responsabilité de chaque employeur :

328. Dans le cas d'une maladie professionnelle, la Commission impute le coût des prestations à l'employeur pour qui le travailleur a exercé un travail de nature à engendrer cette maladie.

 

Si le travailleur a exercé un tel travail pour plus d'un employeur, la Commission impute le coût des prestations à tous les employeurs pour qui le travailleur a exercé ce travail, proportionnellement à la durée de ce travail pour chacun de ces employeurs et à l'importance du danger que présentait ce travail chez chacun de ces employeurs par rapport à la maladie professionnelle du travailleur.

 

Lorsque l'imputation à un employeur pour qui le travailleur a exercé un travail de nature à engendrer sa maladie professionnelle n'est pas possible en raison de la disparition de cet employeur ou lorsque cette imputation aurait pour effet d'obérer injustement cet employeur, la Commission impute le coût des prestations imputable à cet employeur aux employeurs d'une, de plusieurs ou de toutes les unités ou à la réserve prévue par le paragraphe 2° de l'article 312.

 

1985, c. 6, a. 328.

[51]           L’article 329 permet à un employeur d’obtenir un allègement de son pourcentage d’imputation lorsqu’une lésion professionnelle a été facilitée ou aggravée au niveau de ses conséquences en raison d’un handicap préexistant :

329. Dans le cas d'un travailleur déjà handicapé lorsque se manifeste sa lésion professionnelle, la Commission peut, de sa propre initiative ou à la demande d'un employeur, imputer tout ou partie du coût des prestations aux employeurs de toutes les unités.

 

L'employeur qui présente une demande en vertu du premier alinéa doit le faire au moyen d'un écrit contenant un exposé des motifs à son soutien avant l'expiration de la troisième année qui suit l'année de la lésion professionnelle.

 

1985, c. 6, a. 329; 1996, c. 70, a. 35.

 

 

[52]           Avec l’article 327, le législateur veut s’assurer qu’un employeur ne supporte pas les coûts de lésions survenues dans des situations qui échappent à son contrôle, ce qui est le cas lorsqu’une lésion résulte de soins reçus pour une lésion professionnelle ou de l'omission de tels soins. Il en va de même d’une lésion qui survient dans le cadre de traitements médicaux ou d’un plan individualisé de réadaptation :

327. La Commission impute aux employeurs de toutes les unités le coût des prestations:

 

 1° dues en raison d'une lésion professionnelle visée dans l'article 31;

 

2° d'assistance médicale dues en raison d'une lésion professionnelle qui ne rend pas le travailleur incapable d'exercer son emploi au-delà de la journée au cours de laquelle s'est manifestée sa lésion.

 

1985, c. 6, a. 327.

 

 

31. Est considérée une lésion professionnelle, une blessure ou une maladie qui survient par le fait ou à l'occasion:

 

1° des soins qu'un travailleur reçoit pour une lésion professionnelle ou de l'omission de tels soins;

 

2° d'une activité prescrite au travailleur dans le cadre des traitements médicaux qu'il reçoit pour une lésion professionnelle ou dans le cadre de son plan individualisé de réadaptation.

 

Cependant, le premier alinéa ne s'applique pas si la blessure ou la maladie donne lieu à une indemnisation en vertu de la Loi sur l'assurance automobile (chapitre A-25), de la Loi visant à favoriser le civisme (chapitre C-20) ou de la Loi sur l'indemnisation des victimes d'actes criminels (chapitre I-6).

[53]           Enfin, l’article 326 permet à l’employeur d’être exonéré des coûts d’un accident du travail attribuable à un tiers ou dont l’imputation faite en vertu du premier alinéa aurait pour effet de l’obérer injustement :

326. La Commission impute à l'employeur le coût des prestations dues en raison d'un accident du travail survenu à un travailleur alors qu'il était à son emploi.

 

Elle peut également, de sa propre initiative ou à la demande d'un employeur, imputer le coût des prestations dues en raison d'un accident du travail aux employeurs d'une, de plusieurs ou de toutes les unités lorsque l'imputation faite en vertu du premier alinéa aurait pour effet de faire supporter injustement à un employeur le coût des prestations dues en raison d'un accident du travail attribuable à un tiers ou d'obérer injustement un employeur.

 

L'employeur qui présente une demande en vertu du deuxième alinéa doit le faire au moyen d'un écrit contenant un exposé des motifs à son soutien dans l'année suivant la date de l'accident.

 

1985, c. 6, a. 326; 1996, c. 70, a. 34.

 

[54]           Ces dispositions démontrent l’objectif clair et compréhensif du législateur de s’assurer que la CSST impute les coûts en fonction du critère de l’imputabilité réelle. Elles ont aussi pour objectif d'assurer l'équité entre les employeurs.

[55]           Dans le présent dossier, ces principes ne sont pas respectés et l’employeur est justifié de prétendre que l’imputation retenue par la CSST lui fait supporter des coûts qui ne découlent pas d’une lésion survenue à son service.

[56]           N’eut été de l’accident du travail survenu chez un autre employeur le 14 février 2000, l’indemnité de remplacement du revenu du travailleur aurait été calculée en fonction du salaire réellement gagné au moment du deuxième accident du travail le 24 octobre 2005, soit 15 850,56 $.

[57]           Si le travailleur a droit à une indemnité plus importante, c’est parce que la méthode de calcul de sa nouvelle indemnité tient compte de l’indemnité réduite dont il bénéficiait en conséquence de l’accident du travail survenu le 14 février 2000.

[58]           Quand le législateur précise au 2e alinéa de l’article 73 que l’'indemnité de remplacement du revenu que reçoit déjà un travailleur cesse de lui être versée, ce n’est pas parce qu’il perd le droit à celle-ci, mais plutôt parce qu’elle est incluse dans la méthode de calcul prévue au 1er alinéa.

[59]           L’employeur a donc raison de prétendre qu’on impute à son dossier financier des coûts qui résultent directement d'un accident du travail survenu alors que le travailleur était à l’emploi d’un autre employeur. Cette décision ne respecte donc pas la règle générale édictée au 1er paragraphe de l’article 326.

[60]           La politique d’imputation de la CSST ne constitue ni plus ni moins qu’un transfert d’imputation d’un employeur à un autre, et ce, sans aucune justification rationnelle. Selon le soussigné, il faudrait une disposition spécifique pour permettre une telle entorse à la règle générale de l’article 326.

[61]           Le tribunal a déjà reconnu qu’il est possible d’accorder un transfert d’imputation partiel en se basant sur le premier alinéa de l’article 326 lorsque la preuve démontre que certaines prestations ne sont pas attribuables à un accident du travail survenu chez l’employeur[9]. Dans la décision Les Systèmes Erin ltée et CSST[10], notre collègue, madame Louise Desbois, écrit ce qui suit :

[31]      Il importe cependant de préciser qu’il est possible, en application de l’article 326 (mais alinéa 1), de ne pas imputer à l’employeur une partie du coût des prestations versées au travailleur, pour autant que cette partie du coût ne soit pas due en raison de l’accident du travail. Un bon exemple de cette situation est la survenance d’une maladie personnelle intercurrente (par exemple, le travailleur fait un infarctus, ce qui retarde la consolidation ou la réadaptation liée à la lésion professionnelle) : les prestations sont alors versées par la CSST, mais comme elles ne sont pas directement attribuables à l’accident du travail elles ne doivent, par conséquent, pas être imputées à l’employeur. L’article 326, 1er alinéa prévoit en effet que c’est le coût des prestations dues en raison de l’accident du travail qui est imputé à l’employeur.

[62]           Le soussigné est en désaccord avec la position majoritaire pour un autre motif : l’interprétation retenue est susceptible d’entraîner des conséquences défavorables à l’égard des travailleurs réadaptés.

[63]           La réadaptation professionnelle occupe une place de première importance dans la loi. Les travailleurs qui y ont droit sont ceux qui, malheureusement, sont victimes des lésions professionnelles les plus graves. En effet, ce qui donne droit à la réadaptation professionnelle, c’est l’existence d’une atteinte permanente et de limitations fonctionnelles qui empêchent un travailleur de reprendre son emploi habituel. Est-il nécessaire de décrire l’effet traumatisant que peut avoir cette situation pour un travailleur ? Non seulement il est atteint dans son intégrité physique mais, en plus, il perd l’emploi et, même souvent, le métier qu’il connaissait jusqu’à maintenant.

[64]           C’est pour pallier à cette situation très difficile et en atténuer les conséquences que le législateur a adopté une multitude de mesures pour aider les travailleurs à se réadapter et à se trouver éventuellement un autre emploi :

 

167. Un programme de réadaptation professionnelle peut comprendre notamment:

 

 1° un programme de recyclage;

 

 2° des services d'évaluation des possibilités professionnelles;

 

 3° un programme de formation professionnelle;

 

 4° des services de support en recherche d'emploi;

 

5° le paiement de subventions à un employeur pour favoriser l'embauche du travailleur qui a subi une atteinte permanente à son intégrité physique ou psychique;

 

 6° l'adaptation d'un poste de travail;

 

7° le paiement de frais pour explorer un marché d'emplois ou pour déménager près d'un nouveau lieu de travail;

 

 8° le paiement de subventions au travailleur.

 

1985, c. 6, a. 167.

 

 

[65]           Nous avons déjà expliqué de quelle façon la politique d’imputation de la CSST dans les situations visées par l’article 73 entraîne un fardeau financier supplémentaire pour l’employeur qui utilise les services d’un travailleur ayant droit à une indemnité réduite.

[66]           Quel employeur, sachant ou apprenant qu’il va devoir assumer ce fardeau additionnel advenant une lésion professionnelle, acceptera, en toute connaissance de cause, d’embaucher ou de conserver à son emploi un travailleur bénéficiant d’une indemnité réduite ?

[67]           L’employeur qui apprend, suite à une lésion professionnelle, qu’il doit assumer le fardeau additionnel de l’indemnité réduite ne sera-t-il pas tenté de mettre fin à l’emploi du travailleur ?

[68]           Poser ces questions, c’est aussi y répondre. L’employabilité d’un travailleur réadapté est déjà défavorisée du fait qu’il présente des limitations fonctionnelles. Le soussigné ne peut concevoir que le législateur ait voulu qu’on ajoute à ce désavantage celui d’un fardeau financier supplémentaire aux éventuels employeurs.

[69]           Il faut ajouter que le fardeau additionnel que représente l’indemnité réduite peut, dans certains cas, être excessivement lourd. Ce sera le cas si, au moment de la lésion initiale, le travailleur gagnait le salaire maximum annuel assurable (qui est de 62 500 $ en 2010[11]) et que, au moment de la nouvelle lésion professionnelle, il gagne un salaire se rapprochant du salaire minimum (ce qui donne un salaire annuel inférieur à 20 000 $). De tels cas existent.

[70]           La loi prévoit des mesures particulières pour inciter les employeurs à embaucher des travailleurs réadaptés. L’article 175 permet notamment d’octroyer des subventions.

175. La Commission peut, aux conditions qu'elle détermine et qu'elle publie à la Gazette officielle du Québec 30 jours avant leur mise en application, octroyer à l'employeur qui embauche un travailleur victime d'une lésion professionnelle une subvention pour la période, n'excédant pas un an, pendant laquelle ce travailleur ne peut satisfaire aux exigences normales de l'emploi.

Cette subvention a pour but d'assurer au travailleur une période de réadaptation à son emploi, d'adaptation à son nouvel emploi ou de lui permettre d'acquérir une nouvelle compétence professionnelle.

 

1985, c. 6, a. 175.

 

[71]           L’article 176 permet aussi à la CSST de rembourser les frais d’adaptation d’un poste de travail lorsqu’un employeur embauche un travailleur réadapté :

176. La Commission peut rembourser les frais d'adaptation d'un poste de travail si cette adaptation permet au travailleur qui a subi une atteinte permanente à son intégrité physique en raison de sa lésion professionnelle d'exercer son emploi, un emploi équivalent ou un emploi convenable.

 

Ces frais comprennent le coût d'achat et d'installation des matériaux et équipements nécessaires à l'adaptation du poste de travail et ils ne peuvent être remboursés qu'à la personne qui les a engagés après avoir obtenu l'autorisation préalable de la Commission à cette fin.

 

1985, c. 6, a. 176.

 

[72]           Il est difficile de concevoir que le législateur veuille d’une part favoriser l’embauche d’un travailleur réadapté en octroyant des avantages financiers à un employeur, et qu’il soit d’accord avec une politique d’imputation dont l’effet est de le pénaliser financièrement dans l’éventualité où ce même travailleur subit une lésion professionnelle.

[73]           Il y a là une incohérence manifeste qui s’accorde mal avec la présomption selon laquelle le législateur est censé être rationnel et cohérent dans sa législation.[12] Le législateur est en effet présumé être logique avec lui-même et vouloir que les dispositions d’une loi s’harmonisent entre elles et non qu’elles se heurtent.

[74]           Dans son ouvrage intitulé Interprétation des lois[13], Pierre-André Côté écrit ce qui suit :

Comme la méthode littérale est fondée sur la présomption de l’aptitude du législateur à transmettre correctement sa pensée par le truchement de la formule légale, la méthode systématique et logique s’appuie sur l’idée que le l’auteur de la loi est un être rationnel : la loi qui manifeste la pensée du législateur rationnel, est donc réputée refléter une pensée cohérente et logique et l’interprète doit préférer le sens d’une disposition qui confirme le postulat de la rationalité du législateur plutôt que celui qui crée des incohérences, des illogismes ou des antinomies dans le loi.

 

 

[75]           Selon le soussigné, l’approche retenue jusqu’ici par le tribunal est certes défendable sur le plan de l’analyse grammaticale. Elle ne l’est pas, pour les raisons déjà expliquées, lorsqu’on la soumet à la méthode d’interprétation contextuelle préconisée par les plus hautes juridictions.

[76]           Dans l’arrêt La Reine c Hypothèques Trustco Canada[14], la Cour suprême a fait un commentaire maintes fois repris :

[10] Il est depuis longtemps établi en matière d’interprétation des lois qu’« il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » : voir 65302 British Columbia Ltd. c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 804 , par. 50.  L’interprétation d’une disposition législative doit être fondée sur une analyse textuelle, contextuelle et téléologique destinée à dégager un sens qui s’harmonise avec la Loi dans son ensemble.  Lorsque le libellé d’une disposition est précis et non équivoque, le sens ordinaire des mots joue un rôle primordial dans le processus d’interprétation.  Par contre, lorsque les mots utilisés peuvent avoir plus d’un sens raisonnable, leur sens ordinaire joue un rôle moins important.  L’incidence relative du sens ordinaire, du contexte et de l’objet sur le processus d’interprétation peut varier, mais les tribunaux doivent, dans tous les cas, chercher à interpréter les dispositions d’une loi comme formant un tout harmonieux.

 

 

[77]           Dans l’arrêt Bédard c. Royer[15], le juge Paul-Arthur Gendreau de la Cour d’appel du Québec fait remarquer que :

[28] Pierre-André Côté explique bien les limites de l'interprétation littérale et l'importance d'une analyse plus large qui fait appel à la recherche de la finalité de la loi et à l'environnement dans lequel s'insère une disposition législative. Je fais miennes ses remarques lorsqu'il écrit :

 

      Si le travail de l'interprète consiste, selon la doctrine officielle de l'interprétation, à découvrir la pensée du législateur, l'interprétation doit commencer par l'étude du texte que l'auteur a rédigé pour communiquer ses idées.

 

      L'interprète doit-il cependant s'arrêter là?  Sur ce point, je partage l'avis de lord Denning:

 

«Sans aucun doute, la tache de l'avocat et du juge est de découvrir l'intention du législateur.  Pour y parvenir, il faut, assurément, partir des termes de la loi, mais non s'en tenir là, comme d'aucuns semblent le penser.»

 

      On doit absolument dépasser le texte, pour deux raisons en particulier.  La première, c'est que, comme on l'a vu, l'objectif de l'interprétation ne consiste pas uniquement à découvrir la pensée historique de l'auteur du texte: l'interprétation poursuit d'autres objectifs et exige donc la prise en considération de facteurs, tels les conséquences de l'interprétation, qui n'ont rien à voir avec la formulation du texte. […]  Deuxièmement, l'approche littérale ne permet de tenir compte que de la partie expresse de la communication légale: la partie implicite, celle qui se dégage du contexte global de l'énonciation légale, doit également être prise en considération si l'on veut reconstituer la pensée du législateur15.

 

[29] La Loi d'interprétation va dans le même sens. Ainsi, à son article 41, on précise le rôle de l'interprète tel que le législateur lui-même l'a conçu et imposé :

 

Toute disposition d'une loi est réputée avoir pour objet de reconnaître des droits, d'imposer des obligations ou de favoriser l'exercice des droits, ou encore de remédier à quelque abus ou de procurer quelque avantage. 

 

Une telle loi reçoit une interprétation large, libérale, qui assure l'accomplissement de son objet et l'exécution de ses prescriptions suivant leurs véritables sens, esprit et fin.

__________________________

15 - P.A. CÔTÉ, Interprétation des lois, 3e éd., Montréal, Les Éditions Thémis, 1999, page 352.

 

 

[78]           La décision rendue par notre tribunal dans l’affaire Québec (Ministère des Transports) et CSST[16] constitue un exemple particulièrement convaincant d’une interprétation qui tient compte du contexte global d’une loi afin de dégager l’intention du législateur quant au sens à donner au mot injustement prévu au deuxième paragraphe de l’article 326. Il en va de même de la décision Desjardins et Commission scolaire des Draveurs[17] où trois juges administratifs ont rejeté l’interprétation littérale pour privilégier la méthode contextuelle ou téléologique afin d’interpréter l’article 41 de la Loi sur la santé et la sécurité du travail[18]

[43] Tel qu’enseigné par la Cour suprême, la Commission des lésions professionnelles est d'avis qu’il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.

 

[44] À cet effet, dans l’affaire Verdun c. Banque Toronto-Dominion3 sous la plume de la juge l’Heureux-Dubé, la Cour suprême indique ce qui suit :

 

      2.   Les tribunaux doivent généralement utiliser la « méthode contextuelle moderne » comme méthode normative standard d’interprétation des lois et ils peuvent exceptionnellement recourir à l’ancienne règle du « sens ordinaire » quand les circonstances s’y prêtent. […]

 

      6. En conséquence, la méthodologie exposée dans Driedger on the Construction of Status (3e éd. 1994) à la p. 131, est appropriée :

 

[TRADUCTION] Il n’existe qu’une seule règle d’interprétation moderne : les tribunaux sont tenus d’interpréter un texte législatif dans son contexte global, en tenant compte de l’objet du texte en question, des conséquences des interprétations proposées, des présomptions et des règles spéciales d’interprétation, ainsi que des sources acceptables d’aide extérieure. Autrement dit, les tribunaux doivent tenir compte de tous les indices pertinents et acceptables du sens d’un texte législatif. Cela fait, ils doivent ensuite adopter l'interprétation qui est appropriée. L’interprétation appropriée est celle qui peut être justifiée en raison a) de sa plausibilité, c’est-à-dire sa conformité avec le texte législatif, b) de son efficacité, dans le sens où elle favorise la réalisation de l’objet du texte législatif, et c) de son acceptabilité, dans le sens où le résultat est raisonnable et juste. [Les soulignés sont dans le texte.]

 

 

[45] Dans l’affaire Rizzo & Rizzo Shoes Ltd4, le juge Iacobucci note que :

21. Bien que l’interprétation législative ait fait couler beaucoup d’encre (voir par ex. Ruth Sullivan, Statutory Interpretation (1997); Ruth Sullivan, Driedger on the Construction of Statutes (3e éd. 1994) (ci-après «Construction of Statutes); Pierre-André Côté, Interprétation des lois (2e éd. 1990), Elmer Driedger dans son ouvrage intitulé Construction of Statutes (2e éd. 1983) résume le mieux la méthode que je privilégie. Il reconnaît que l’interprétation législative ne peut pas être fondée sur le seul libellé du texte de loi. À la p. 87, il dit :

 

[TRADUCTION] Aujourd’hui il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.

 

27. (…) Selon un principe bien établi en matière d’interprétation législative, le législateur ne peut avoir voulu des conséquences absurdes. D’après Côté, op. cit., on qualifiera d’absurde une interprétation qui mène à des conséquences ridicules ou futiles, si elle est extrêmement déraisonnable ou inéquitable, si elle est illogique ou incohérente, ou si elle est incompatible avec d’autres dispositions ou avec l’objet du texte législatif (aux pp. 430 à 4232). Sullivan partage cet avis en faisant remarquer qu’on peut qualifier d’absurdes les interprétations qui vont à l’encontre de la fin d’une loi ou en rendent un aspect inutile ou futile. 

_____________________

3.             [1996] 3 R.C.S. 550 .

4              [1998] 1 R.C.S. 27 .

 


[46] Dans l’affaire Hypothèques Trustco Canada c. Canada5 en regard de la Loi de l’impôt, la Cour suprême précise :

5.1 Principes généraux d’interprétation

 

10        Il est depuis longtemps établi en matière d’interprétation des lois qu’«il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur» : voir 65302 British Columbia Ltd c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 804 , par 50. L’interprétation d’une disposition législative doit être fondée sur une analyse textuelle, contextuelle et téléologique destinée à dégager un sens qui s’harmonise avec la Loi dans son ensemble. Lorsque le libellé d’une disposition est précis et non équivoque, le sens ordinaire des mots joue un rôle primordial dans le processus d’interprétation. Par contre, lorsque les mots utilisés peuvent avoir plus d’un sens raisonnable, leur sens ordinaire joue un rôle moins important. L’incidence relative du sens ordinaire, du contexte et de l’objet sur le processus d’interprétation peut varier, mais les tribunaux doivent, dans tous les cas, chercher à interpréter les dispositions d’une loi comme formant un tout harmonieux.

 

 

[47] Enfin, dans l’affaire Ville de Montréal et 2952-1366 Québec inc.6, la juge Deschamps de la Cour suprême réitère le principe en indiquant :

9          Comme notre Cour l’a maintes fois répété : [TRADUCTION] « Aujourd’hui il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (…) Cela signifie que, comme on le reconnaît dans Rizzo & Rizzo Shoes, « l’interprétation législative ne peut pas être fondée sur le seul libellé du texte de loi ».

 

[48] La Commission des lésions professionnelles note aussi, dans le même ordre d’idée, que l’article 41 de la Loi d’interprétation7 québécoise stipule qu’une loi doit recevoir une interprétation large, libérale, qui assure l’accomplissement de son objet et l’exécution de ses prescriptions suivant leurs véritables sens, esprit et fin.  

[49] Par ailleurs, le professeur Pierre-André Côté, dans son ouvrage intitulé Interprétation des lois8, indique que la méthode téléologique est celle qui met l’accent sur les objectifs du texte législatif. Il note qu’il est difficile d’imaginer une disposition législative qui n’aurait d’autre raison d’être que sa propre énonciation. Pour lui, chacune des dispositions d’un texte législatif possède une raison d’être, poursuit un objectif et la réalisation de cet objectif concourt à l’atteinte des objectifs de l’ensemble des dispositions du texte.

______________________

6       [2005] 2 R.C.S. 601 .

7       [2005] 3 R.C.S. 141 .

8.      -L.R.Q., c.1-16.

9       CÔTÉ, Pierre-André, Interprétation des lois, Les Éditions Yvon Blais inc., 2e édition, 1990, 353 p.

 

[50] La Commission des lésions professionnelles privilégie donc la méthode contextuelle ou téléologique pour interpréter l’article 41 de la LSST. Dans le présent dossier, il faut donc référer à l’esprit de la loi, à son objet et à l’intention du législateur pour analyser si les travailleuses enseignantes ont droit à une indemnité de remplacement du revenu après le 30 juin 2006.

[79]           En l’espèce, le tribunal conclut que la décision d’imputer la totalité de l’indemnité de remplacement du revenu reçue par le travailleur ne respecte pas le 1er alinéa de l’article 326. La requête est donc accueillie.

PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :

ACCUEILLE la requête de J.M. Bouchard & Fils inc., l’employeur;

INFIRME la décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail, rendue le 13 mars 2009, à la suite d’une révision administrative;

DÉCLARE que la demande présentée par l’employeur à la CSST le 21 mai 2008 était recevable;

DÉCLARE que la CSST doit imputer au dossier financier de l’employeur uniquement la partie de l’indemnité de remplacement du revenu versée au travailleur qui correspond au salaire que celui-ci gagnait lorsqu’il a subi un accident du travail à son service, le 24 octobre 2005, c’est-à-dire un salaire de 15 850,56 $.

 

 

 

 

 

Michel Sansfaçon

 

 

 

 

Mme Mélanie Desjardins

GROUPE ACCISST (Le)

Représentante de la partie requérante

 

 



[1] L.R.Q., c.A-3.001

[2] - C.L.P. 356825-31-0808, 15 janvier 2009, M. Beaudoin.

[3] - C.L.P. 368396-31-0901, 19 juin 2009, C. Lessard.

[4] - C.L.P. 118858-72-9906, 11 février 2000.

[5] - De là l’expression « indemnité réduite ».

[6] - L’article 56 prévoit toutefois une réduction progressive de l’indemnité à compter du 65e anniversaire du travailleur.

[7] - Il faut signaler qu’après une certaine période de temps les coûts imputés au dossier d’un employeur ne sont plus utilisés dans le calcul de sa cotisation.

[8]- C.L.P. 372145-31-0903, 4 août 2009, S. Sénéchal; Services de sécurité Alain St-Germain inc. et Sécuritas Canada Ltée, C.L.P. 373674-64-0903, 19 février 2010, M. Lalonde; Remises du Fjord, C.L.P. 378414-02-0905, 15 avril 2010, R. Bernard; Fermes Rivest Bourgeois Inc, C.L.P., 377627-63-0905, 23 mars 2010, J.-P. Arsenault; Fernand Harvey & Fils Inc., C.L.P. 382751-31-0907, 17 décembre 2009, R. Hudon; J. Albert Cormier & Fils Inc., C.L.P. 377217-01-0904, 17 mars 2010, R. Arseneau; Ressource de réinsertion Le Phare, C.L.P. 366109-09-0812, 29 septembre 2009, Y. Vigneault; Les Services Kelly Canada Inc., C.L.P. 387474-71-0908, 31 mars 2010, C. Racine; Carquest canada ltée, C.L.P. 389155-03-090, 29 avril 2010, M.-A. Jobidon.

[9] - Service D’entretien Empro inc., C.L.P. 360660-31-0810, 23 avril 2009, J.-L. Rivard; Manoir Soleil inc., C.L.P. 365773-62-0812, 9 octobre 2009, C. Burdett; Hôpital Laval, C.L.P. 356825-31-0808, 15 janvier 2009, M. Beaudoin; Ministère de l’Emploi et de la Sécurité Sociale, C.L.P. 353699-05-0807, 11 mars 2009, J.-L. Rivard.

[10] - C.L.P.,195814-01-0211, 29 décembre 2005.

[11] - Règlement sur la table des indemnités de remplacement du revenu payables en vertu de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles et des indemnités payables en vertu de la Loi sur les accidents du travail pour l'année 2010, c. A-3.001, r.3.

[12] - Ordre des chimistes du Québec c. Chimitec Ltée, C.A, 200-10-000993-001, 9 février 2001, A. Brossard, T. Rousseau-Houle, F. thibault.

[13] - Les Éditions Yvon Blais inc., Cowansville, 1982, p. 256.

[14] - [2005] 2 R.C.S. 601 .

[15] - C.A., 200-09-003896-021, 10 septembre 2003, P.-A. Gendreau, M. Proulx, L. Rochette.

[16] - Québec (Ministère des Transports) et CSST, C.L.P. 288809-03B-0605, 28 mars 2008, D. Lajoie, J-F Clément, J.-F. Martel

[17] - C.L.P. 283906-07-0603, 14 décembre 2006, D. Beauregard, M. Langlois, J. Landry.

[18] -L.R.Q., c. S-2.1.

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