[1] Autorisée par un juge de la Cour[1], l’appelante demande la réformation du jugement de la Cour supérieure rendu en cours d’instance le 26 février 2018 (l’honorable Marc-André Blanchard), lequel rejette de manière préliminaire son acte d’intervention forcée simple de la Procureure générale du Québec.
[2] L'appelante est poursuivie au motif qu'elle aurait adopté une règlementation trop restrictive, voire stérilisante, ayant l’effet d’exproprier de façon déguisée des terrains boisés appartenant aux mis en cause - demandeurs faisant partie du corridor forestier Châteauguay-Léry. Ceux-ci soutiennent non seulement que cette règlementation a un tel effet, mais aussi que l’appelante a manœuvré de concert avec d’autres paliers gouvernementaux afin d’atteindre son objectif d’accaparer les terrains sans besoin de verser une indemnité d’expropriation. Ils lui réclament donc une telle indemnité à hauteur de 43 855 000 $.
[3] La lecture des procédures laisse comprendre que l’appelante entend démontrer que sa règlementation n’est pas contraignante au point d’équivaloir à une expropriation déguisée. Toutefois, se parant à l’éventualité où le juge du mérite conclurait que sa règlementation a un tel effet, elle souhaite démontrer qu’elle n’est pas l’instigatrice de ces règles stérilisantes, lesquelles découleraient plutôt des orientations de protection de certains couverts forestiers situés dans la province de Québec et plus particulièrement autour de I'Île de Montréal, orientations qui lui auraient été imposées par le gouvernement du Québec.
[4] Partant, soutient-elle, si une condamnation à verser l’équivalant d’une indemnité d’expropriation est tout de même prononcée contre elle, elle devrait pouvoir s’en faire elle-même indemniser, de même que des frais encourus pour se défendre, par l’auteur premier de ces règles, l’intimée, d’où son appel en garantie.
[5] L’intimée présente à l’encontre de cet acte d’intervention une Demande de bene esse en rejet et en irrecevabilité. Elle y allègue qu’il n'y a pas de lien de droit entre elle et l’appelante et que les allégations de l’acte d'intervention forcée amendée ne donnent pas ouverture à un appel en garantie.
[6] Le juge donne raison à l’intimée, et motive comme suit le rejet de l’acte d’intervention forcée :
CONSIDÉRANT qu'iI n'apparaît pas exister de droit d'indemnisation statutaire ou contractuel entre la Ville de Léry et ce qu'iI est convenu d'appeler pour les fins de I'exercice Ie Gouvernement du Québec;
CONSIDÉRANT que la demande en intervention forcée ne trouve pas assise dans une quelconque faute qu'auraient pu commettre les autorités gouvernementales québécoises;
CONSIDÉRANT, par conséquent, qu'il n'existe, dans I'état actuel du dossier, aucun droit d'indemnisation de quelque nature que ce soit qui pourrait exister à I'égard de la Procureure générale du Québec et la Ville de Léry;
* * *
[7] L’appel doit être accueilli.
[8]
Selon l’article
[9] L’appel en garantie sera dit simple lorsque, comme en l’espèce, la demande originaire est une action personnelle[2]. Deux conditions doivent coexister pour pouvoir appeler un tiers en garantie : qu’il existe un lien de droit entre le demandeur et le tiers qu’il appelle en garantie, et un lien de connexité entre l’appel en garantie et l’instance principale en ce sens que « la demande en garantie et la demande principale ne pourraient, sans danger de jugements contradictoires, être jugées par des tribunaux différents »[3]. Le critère de la nécessité, applicable à la demande de mise en cause, l’autre type d’intervention forcée, n’est pas pertinent pour évaluer le bien-fondé d’une demande en garantie[4].
[10] En l’espèce, la demande principale comporte deux volets : une allégation d’expropriation déguisée découlant de l’effet prohibitif des règlements d’urbanisme de l’appelante, et ce, sans égard à une faute de sa part, et deuxièmement, une allégation de faute commise par elle, soit une manigance avec la Municipalité régionale de comté de Roussillon (ci-après la « MRC ») et la Communauté métropolitaine de Montréal (ci-après la « CMM ») lors de l’élaboration de ses règlements dont l’objectif inavoué était de restreindre les usages autorisés sur les terrains des demandeurs de façon à par la suite se les accaparer sans devoir payer leur valeur réelle.
[11] La demande en garantie formulée par l’appelante concerne le premier de ces volets. Selon ce qu’elle y allègue, et reprenant les allégations en ce sens formulées par les mis en cause - demandeurs dans leur demande principale, la MRC aurait incorporé les normes litigieuses au Document complémentaire de son Schéma d'aménagement et de développement, et la CMM à son Plan métropolitain d'aménagement et de développement, parce qu’elles y ont été obligées à la suite de demandes à cet effet du ministre en application des articles 51, 53.7 à 53.9 et 53.12 de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme[5]. Puis, par effet de cascade, tel que cette loi l’obligeait à le faire, l’appelante a ensuite elle-même été obligée d’incorporer ces normes restrictives à ses propres outils d’urbanisme.
[12] Lorne Giroux et Isabelle Chouinard décrivent comme suit ce mécanisme de conformité[6] :
Le gouvernement et ses mandataires jouent un rôle
important au regard du contenu du plan métropolitain et du schéma d'aménagement.
Ce rôle s'est d'abord exercé lors de I'élaboration
et de la mise en vigueur du plan ou du schéma, mais
il est tout aussi important lors de sa modification et lors de sa révision. La Loi sur I'aménagement et I'urbanisme prévoit un dialogue formel entre
Ie conseil de la Communauté ou de la MRC et Ie gouvernement pour permettre la
conciliation entre les intentions de la Communauté ou de la MRC et les
orientations et les projets du gouvernement, de ses ministres, de ses mandataires ainsi que des organismes
publics sur le territoire régional. Au terme de ce dialogue, si le gouvernement estime que la modification
proposée ou le document révisé ne respectent pas ses orientations et ses
projets, il peut alors forcer l'organisme
compétent à remplacer Ie règlement de modification (art. 51 et
Depuis Ie 2 juin 2010, Ie législateur a fait de ce dialogue une véritable obligation de conformité des instruments de planification de la communauté et de la MRC et même de leur règlement de contrôle intérimaire, aux orientations gouvernementales. On peut déplorer ce changement de vocabulaire qui tend a refléter une volonté d'assujettir les instances décentralisées régionales aux volontés gouvernementales. On remarquera que la vérification de cette conformité est I'apanage exclusif du ministre, sans recours possible des collectivités régionales à I'arbitrage de la Commission municipale.
[13] À cet argument de l’appelante, l’intimée répond que nulle part dans les documents qui forment les orientations du gouvernement, ne voit-on d’exigences relatives au boisé où se situent les terrains des mis en cause - demandeurs. Elle ajoute que la transposition d’une orientation en normes spécifiques et contraignantes est du ressort exclusif de la MRC, de la CMM et surtout de l’appelante, et que cette dernière n’a donc qu’à s’en prendre à elle-même pour y avoir prévu des normes ayant effet d’expropriation, le cas échéant.
[14] Il existe, par l’effet de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, certains liens de subordination entre une municipalité et I’intimée. Ce jugement ne décide pas des effets juridiques de tels liens prévus par la loi. En l’espèce, à certains égards la règlementation adoptée par l’appelante semble prendre sa source dans les orientations du gouvernement. Il est vrai que ces orientations sont ici rédigées dans des termes très généraux. Par exemple, on y mentionne à titre d’orientations gouvernementales et d’attentes : « Protéger les principaux sites naturels ayant une valeur écologique et patrimoniale »[7]; « Préciser au schéma : - les boisés et les zones de forêt [et] les secteurs propices à l'aménagement de corridors boisés favorisant les déplacements de la faune et la préservation de la biodiversité »; « Proposer des mesures de conservation et de mise en valeur des zones boisées » ; « Inscrire au document complémentaire des normes relatives à la protection des arbres et des boisés »[8]; ou encore « Protéger et mettre en valeur les milieux naturels, les espèces fauniques, et floristiques ainsi que leurs habitats, les plans d'eau, la biodiversité, les paysages ainsi que les éléments patrimoniaux du territoire »[9]. Jusqu’à quel point la transposition de ces orientations en les normes spécifiques attaquées par les mis en cause - demandeurs résulte de l’obligation de conformité prévue à la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme plutôt que de l’exercice du pouvoir discrétionnaire de règlementer de l’appelante, est une question qui ne peut trouver sa réponse que dans la preuve.
[15] Non seulement sera-t-il alors nécessaire aussi d’analyser le contenu des instruments de planification de la MRC (le schéma d’aménagement et son document complémentaire) et de la CMM (le Plan métropolitain d'aménagement de développement), la correspondance et les autres échanges entre les représentants de ces paliers jetteront vraisemblablement l’éclairage manquant à cette étape préliminaire du dossier.
[16] L’intimée reproche aussi à l’appelante de ne pas alléguer que le ministre ou ses représentants auraient été fautifs lors de la rédaction des orientations et des attentes gouvernementales.
[17] Cela est vrai, l’appelante admettant même l’absence de telle faute. Or, absence de faute lors de l’élaboration des objectifs gouvernementaux ne veut pas dire qu’il n’y a pas un lien de droit entre l’appelante et l’intimée, si démonstration est faite de ce qu’elle allègue. Dans Wallot c. Québec (Ville)[10], notre Cour précisait que pour qu’un règlement soit considéré comme ayant un effet d’expropriation déguisée, il doit équivaloir à une négation absolue de l’exercice du droit de propriété, c’est-à-dire en rendre l’usage impossible, ou encore équivaloir à une véritable confiscation de l’immeuble. Dans un tel cas, le règlement qui ne permet au propriétaire d’exercer aucun usage sur son terrain n’est pas un règlement de zonage, mais une expropriation. La question de la bonne ou mauvaise foi de la municipalité, ou de sa « faute », devient alors tout à fait secondaire, pour ne pas dire sans pertinence.
[18] Par conséquent, et sans présumer de quelconque façon des chances de succès de l’appelante (pas plus d’ailleurs qu’à l’égard des chances de succès des mis en cause - demandeurs), l’acte d’intervention forcée de l’appelante allègue un lien de droit entre l’appelante et l’intimée, soit que ses règlements, dont on allègue qu’ils auraient effet d’expropriation, résultent ultimement de ses directives, ce qui ne pourra être définitivement déterminé qu’à la suite d’une audition sur le mérite. L’acte d’intervention forcée démontre aussi un lien de connexité suffisant entre l’appel en garantie et l’instance principale, étant donné que la demande en garantie et la demande principale ne pourraient, sans danger de jugements contradictoires au sujet de la source et l’effet d’expropriation des règlements, être jugées par des tribunaux différents.
POUR CES MOTIFS, LA COUR :
[19] ACCUEILLE l’appel;
[20] INFIRME le jugement de première instance, et statuant de nouveau :
[21] REJETTE la demande de bene esse de la procureure générale du Québec en rejet et en irrecevabilité de son intervention forcée;
[22] ACCUEILLE la demande d’intervention forcée simple à l’égard de la Procureure générale du Québec;
[23] Avec les frais de justice devant les deux instances.
[1]
Ville de Léry c. Procureure générale du Québec,
[2]
Zurich compagnie d'assurances c.
Chaussures Bruno Scola (1985) inc.,
[3]
Kingsway General Insurance Co. c.
Duvernay Plomberie et chauffage inc.,
[4] Talbot c. Gaudreau, supra, note 3, paragr. 28.
[5] RLRQ, c. A-19.1.
[6] Lorne GIROUX et Isabelle CHOUINARD, « L'articulation du régime d'aménagement établi par la Loi sur I'aménagement et I'urbanisme », dans Collection de droit 2017-2018, Volume 8 - Droit public et administratif, Titre IV - Les pouvoirs municipaux en matière d'urbanisme, p. 417.
[7] Cadre d'aménagement et orientations gouvernementales - Région métropolitaine de Montréal 2001-2021, p. 102.
[8] Id., p. 103.
[9] Annexe A - Addenda modifiant les orientations gouvernementales en matière d'aménagement pour Ie territoire de la Communauté métropolitaine de Montréal, p. 27.
[10]