DÉCISION
[1] Le 19 juin 2001, monsieur Claude Daviault (le travailleur) dépose à la Commission des lésions professionnelles une requête par laquelle il conteste une décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) rendue le 5 juin 2001, à la suite d’une révision administrative.
[2] Par cette décision, la CSST confirme la décision qu’elle a initialement rendue le 2 février 2001; elle déclare qu’elle était justifiée de reconsidérer la décision d’admissibilité rendue le 18 décembre 2000 et que le travailleur n’a pas subi de lésion professionnelle le 28 novembre 2000; ainsi, il doit rembourser la somme de 3 945,08 $.
[3] Lors de l’audience qui s’est tenue les 31 janvier et 22 mars 2002, le travailleur était présent et accompagné de son représentant. L’employeur, A. Richard ltée, était présent et représenté. Quant à la CSST, partie intervenante au dossier, elle était absente.
[4] La Commission des lésions professionnelles a accordé au représentant du travailleur un délai de 15 jours pour apporter une réplique écrite suite à l’argumentation du représentant de l’employeur et au dépôt de résumés de jurisprudence et le même délai a été accordé au représentant de l’employeur pour y répondre; l’affaire a été prise en délibéré le 22 avril 2002.
[5] Cependant, la Commission des lésions professionnelles a reçu l’avis des membres issus des associations syndicales et d’employeurs le 25 juin 2002.
L'OBJET DE LA CONTESTATION
[6] Le travailleur demande à la Commission des lésions professionnelles de déclarer qu’il a été victime d’une lésion professionnelle le 28 novembre 2000.
LES FAITS
[7] Après avoir analysé le dossier et entendu les témoignages à l’audience, la Commission des lésions professionnelles retient les faits suivants.
[8] Monsieur Claude Daviault est à l’emploi de la compagnie A. Richard ltée depuis octobre 1993 et occupe le poste de premier homme dans le département du polissage lorsque le 28 novembre 2000, il se blesse sur les lieux du travail.
[9] La compagnie A. Richard ltée est une entreprise familiale plus que centenaire, de Berthierville, qui fabrique des couteaux et des lames destinés à l’usage culinaire et industriel.
[10] L’entreprise emploie une centaine d’employés, répartis dans plusieurs départements comme la réception des marchandises, le meulage, l’assemblage, le polissage, l’emballage, l’expédition et l’atelier mécanique. Dans chaque département, il y a un « premier homme » ou chef d’équipe qui assigne les tâches et veille à la bonne exécution du travail en accord avec le directeur de la production, monsieur Léon Baribeau. Si le besoin se fait sentir, monsieur Daviault peut lui aussi effectuer du travail de polissage puisque avant d’être chef d’équipe, il a occupé cette fonction pendant environ un an.
[11] Au début de son témoignage, monsieur Daviault indique que c’est la première fois qu’il donne sa version des faits car ce n’est pas lui qui a complété le formulaire de réclamation soumis à la CSST et il n’a participé d’aucune façon à l’enquête qui a été faite suite à l’événement.
[12] Il explique que le 28 novembre 2000, il est entré au travail comme à l’habitude vers 6 h 55 afin de débuter son quart de travail à 7 h. Il s’est rendu dans son département et a vérifié la nature de la production qu’il devait faire effectuer par les employés sous sa responsabilité. Il a ensuite assigné les employés à leur machine et leur a apporté des boîtes de lames à polir.
[13] Monsieur Richard Dubé, premier homme du département de l’assemblage, est alors venu le voir et lui a demandé s’il lui était possible de polir un couteau de chasse, ce à quoi il a acquiescé. Il ne savait pas à qui appartenait ce couteau.
[14] Monsieur Daviault explique que l’entraide entre les premiers hommes de département est une valeur très prônée par l’entreprise et que lors des réunions de travail, on les incite à collaborer afin de préserver un bon climat de travail et une bonne production. Cela impliquait même des services de nature personnelle.
[15] Monsieur Dubé est reparti dans son département et monsieur Daviault s’est installé à une grosse polisseuse, car les autres étaient déjà occupées, afin de procéder lui-même au polissage. Il a alors appliqué de la pâte à polir sur la lame, a abaissé le garde protecteur des rouleaux et il a commencé à polir la lame manuellement. Il portait des gants et une visière protectrice.
[16] Alors qu’il tenait le couteau dans ses mains et qu’il s’affairait à en polir la lame, son attention fut attirée par un collègue de travail, monsieur Michel Rocheleau, qui se trouvait à une autre polisseuse. Il a relevé la tête et comme il n’a pas eu le réflexe de lâcher le couteau, son bras gauche fut aspiré complètement dans la machine et son visage, tout comme l’épaule gauche, ont frotté contre les rouleaux polisseurs.
[17] Monsieur Daviault a appelé à l’aide mais en raison du bruit ambiant, on ne l’a pas entendu. Il a aussi tenté d’arrêter la machine, sans succès. Il n’y avait à cette époque aucun dispositif de sécurité sur ces machines.
[18] Monsieur Rocheleau a aperçu de la fumée qui se dégageait parce que monsieur Daviault commençait à brûler; il est venu arrêter la machine et est allé chercher du secours. Monsieur Daviault a été transporté par ambulance au Centre hospitalier Maisonneuve-Rosemont, où il fut hospitalisé jusqu’au 28 décembre 2000. Il fut référé en plastie et en orthopédie et il a subi de multiples chirurgies pour des blessures à la tête et à l’épaule gauche. Des greffes de peau furent aussi nécessaires.
[19] Monsieur Daviault indique que le fait de polir des objets personnels pour des collègues de travail était monnaie courante et toléré par l’employeur dans la mesure où cela n’interférait pas avec la prestation de travail. Il avait déjà fait cela à plusieurs reprises par le passé; des collègues de travail, comme messieurs Fernand Rivest, aujourd’hui retraité et Richard Dubé, l’ont fait également et ont même aiguisé les lames de la tondeuse de monsieur Panfili, un des dirigeants de l’entreprise. S’il avait refusé de polir ce couteau de chasse, d’autres travailleurs l’auraient sûrement fait à sa place.
[20] Il indique qu’il n’avait pas à demander une permission pour le faire car il s’agissait d’une activité effectuée au vu et au su de l’employeur. Monsieur Panfili lui aurait même déjà dit d’apporter les lames de sa propre tondeuse à monsieur Rivest pour qu’il puisse les lui aiguiser.
[21] Il n’y avait aucune directive claire lui interdisant de le faire; ces directives sont apparues immédiatement après la survenance de son accident le 28 novembre 2000 et ont été clairement affichées.
[22] Questionné sur l’existence d’un règlement interne portant sur la discipline, monsieur Daviault indique qu’un tel document pouvait exister dans l’entreprise, bien qu’il ne l’ait pas lu comme tel depuis longtemps. Dans ce document soumis par le représentant de l’employeur, on peut y lire l’article 17, qui mentionne ceci :
17- Utiliser ou opérer sans permission tout outil, équipement machinerie ou véhicule de la Compagnie (Avis).
[23] Monsieur Daviault soumet qu’à sa compréhension, cet article trouvait application dans le cas où un travailleur désirait opérer un appareil qui n’était pas dans son département ou à l’extérieur des heures de travail. De toute façon, il n’a jamais reçu d’avis disciplinaire parce qu’il avait effectué le polissage d’un objet personnel.
[24] La CSST avait initialement accepté, dans une décision datée du 18 décembre 2000, de reconnaître qu’il avait été victime d’une lésion professionnelle le 28 novembre; elle a cependant reconsidéré cette décision le 2 février 2001 suite à de nouvelles informations obtenues à l’effet qu’il ne polissait pas un couteau émanant de l’entreprise et que cette activité n’étais pas permise.
[25] La Commission des lésions professionnelles a ensuite entendu monsieur Richard Dubé. Monsieur Dubé travaille chez l’employeur depuis plus de trente ans et en novembre 2000, il était premier homme du département de l’assemblage. Dans ce département, on ajuste les meules et on procède à l’aiguisage de lames pour tester l’ajustement des machines.
[26] Le 28 novembre 2000, il a demandé à monsieur Daviault de lui rendre un service, soit de polir un couteau qui appartenait à un ami de son fils. Lors de la période de la chasse, il aiguise lui-même, bon an mal an, une vingtaine de couteaux.
[27] Monsieur Dubé indique que tous les superviseurs de l’entreprise étaient au courant de cette pratique, qu’il effectuait pendant ses heures de travail. On ne lui a jamais interdit de le faire; il n’a jamais été réprimandé ni reçu d’avis disciplinaire pour cela. D’ailleurs, d’autres travailleurs ont aussi effectué du travail sur des objets personnels, comme monsieur Fernand Rivest, qui aiguisait des lames de tondeuse ou monsieur Jean-Jacques Harper, un autre travailleur, qui aiguisait des lames de perceuses à glace.
[28] Concernant l’existence d’un règlement interne portant sur la discipline, il indique qu’il ne l’a jamais lu. Il savait cependant qu’il était interdit d’utiliser l’équipement de travail sans la permission de l’employeur. Il a quand même remis le couteau à monsieur Daviault sans demander au préalable une autorisation pour ce faire puisque même des personnes en autorité dans l’entreprise lui ont souvent demandé de leur rendre des services personnels. Il considérait donc que cette façon de faire était correcte. Cependant, depuis que monsieur Daviault a été blessé, il n’a plus jamais accepté d’aiguiser des objets personnels, bien que des collègues le lui aient demandé. L’employeur a fait apposer des affiches partout leur interdisant formellement de le faire.
[29] La Commission des lésions professionnelles a ensuite entendu le témoignage de monsieur Danny Lebel.
[30] Monsieur Lebel est à l’emploi de la compagnie A. Richard ltée depuis mai 1996 mais il occupe plus particulièrement les fonctions de premier homme dans le département du meulage depuis 1998. Il assigne le travail à être exécuté, agit également comme formateur et assure le contrôle de la qualité du travail.
[31] Monsieur Lebel indique qu’il lui est arrivé à plusieurs reprises d’aiguiser des lames de tondeuse et des ciseaux à gazon pour des collègues de travail. Il l’a d’ailleurs fait pour monsieur Jaques Panfili en août 2000, alors qu’il a aiguisé les lames de son tracteur à gazon. Il a complété une déclaration à cet effet le 26 mars 2001 et qui fut déposée au dossier. Auparavant, c’était monsieur Fernand Rivest qui rendait ce service. Cette activité ne requérait pas de permission particulière et se faisait ouvertement.
[32] Il soumet que les machines qu’il utilise ne sont pas spécifiquement conçues pour aiguiser ce genre de lame mais selon lui, une lame demeure une lame pouvant être aiguisée sur les meules de l’entreprise de façon sécuritaire.
[33] Lors des rencontres entre les premiers hommes de département, monsieur Léon Baribeau, le directeur de la production, leur demandait souvent de travailler ensemble et de favoriser la coopération afin que le travail s’exécute harmonieusement.
[34] Cependant, il ne se rappelle pas avoir déjà demandé à monsieur Daviault de lui rendre un service de nature personnelle.
[35] En tant que premier homme, il n’a pas à assurer l’application des règlements de discipline dans son département. Il reconnaît qu’un tel règlement existe dans l’entreprise et qu’il en déjà pris rapidement connaissance. Il ne se rappelle pas de l’interdiction d’utiliser l’équipement sans autorisation mais de toute façon, il indique qu’il a toujours demandé la permission, par politesse, lorsqu’il avait du travail personnel à effectuer. On la lui a toujours accordée.
[36] La Commission des lésions professionnelles a entendu ensuite le témoignage de monsieur Daniel Bourgeois.
[37] Monsieur Bourgeois a occupé le poste de premier homme dans le département du polissage sur le quart de soir de mai 1996 à juillet 2001 et travaille depuis à l’expédition. Lui aussi a produit une déclaration écrite qui fut produite au dossier. Il indique qu’il a effectué le polissage d’un couteau de chasse pour monsieur Léon Baribeau, directeur de la production, à l’automne 1999. Il a aussi poli des lames de ciseaux lui appartenant. Il a alors utilisé une petite polisseuse et en a retiré le garde afin de polir manuellement le couteau. Il indique que cette machine n’est pas spécifiquement conçue pour effectuer du polissage à la main mais cette technique pouvait être employée au besoin, tout comme sur une grosse polisseuse, qui est cependant plus puissante.
[38] Concernant l’interdiction d’utiliser la machinerie pour effectuer du travail personnel sans avoir obtenu au préalable l’autorisation de l’employeur, il soumet qu’il n’était pas au courant de cette directive avant la survenance de l’accident de monsieur Daviault. Il n’a jamais reçu de consigne précise à cet effet auparavant mais suite à l’événement du 28 novembre 2000, l’employeur avait fait placarder des affiches partout leur interdisant d’effectuer du travail personnel sur la machinerie de l’employeur sans permission.
[39] Le tribunal a ensuite entendu le témoignage de monsieur Jean-Guy Cayer. Monsieur Cayer est à l’emploi de l’entreprise depuis près de trente ans et occupe le poste de journalier. Il occupe aussi des fonctions syndicales.
[40] Il soumet qu’il a lui-même apporté à des chefs d’équipe des lames de tondeuse ou de couteaux de cuisine pour les faire aiguiser. Il n’a jamais requis l’autorisation de l’employeur pour cela car tout s’est fait au vu et au su de celui-ci; c’était une pratique courante. Il n’était pas au courant, avant l’accident dont monsieur Daviault a été victime, qu’il y avait dans l’entreprise des consignes interdisant l’utilisation de la machinerie sans la permission de l’employeur. Elles furent clairement affichées par la suite. Comme messieurs Lebel et Bourgeois, il a complété une déclaration écrite.
[41] La Commission des lésions professionnelles a entendu le témoignage de monsieur Léon Baribeau. Monsieur Baribeau travaille pour l’employeur de puis 1970 et il est directeur de la production depuis 1997. À ce titre, il a sous sa responsabilité tous les départements de l’établissement. Il était le supérieur immédiat de monsieur Daviault.
[42] Il soumet qu’en tant que premier homme du département du polissage, monsieur Daviault n’avait pas à effectuer beaucoup de polissage; ce n’était pas là son rôle principal. Il indique d’ailleurs que de janvier à novembre 2000, selon les données informatiques disponibles, monsieur Daviault a effectué 80 heures de travail sur une polisseuse; il n’existe pas de code précis pouvant lui permettre de dire s’il a travaillé ou non sur une petite ou une grosse polisseuse.
[43] Le premier homme de département est aussi un travailleur syndiqué. À ce titre, il n’a pas la responsabilité de faire respecter la discipline dans son département. Si un tel problème survient, il doit alors se référer à lui.
[44] Lors de la survenance de l’événement du 28 novembre 2000, monsieur Baribeau était présent dans l’usine mais pas dans le département du polissage. Monsieur Daviault a alors procédé au polissage d’une lame de couteau qui n’avait pas été fabriqué sur place. Il a alors utilisé une grosse polisseuse pour ce faire; il avait d’ailleurs reçu une formation pour opérer cette machine, en plus d’avoir participé en 1998 à la rédaction d’un document méthodologique sur la procédure d’utilisation normale pour le polissage mécanique des lames. Dans ce document, il n’y a aucune démonstration pour l’utilisation manuelle de cette polisseuse; donc, cette machine n’était pas destinée à être opérée manuellement, contrairement aux petites polisseuses où un travail spécifique peut être réalisé.
[45] Concernant les règles pour l’utilisation d’équipement pour des fins autres que la production, chaque travailleur a reçu un livret comprenant les règlements internes portant sur la discipline dans l’entreprise. Il soumet que les travailleurs sont là pour offrir une prestation de travail pour laquelle ils sont rémunérés et il a lui-même déjà averti des travailleurs qu’il a vu effectuer ce genre d’activité de ne pas le faire. D’ailleurs, les demandes à cet effet ont été très rares et à chaque fois qu’une permission lui était demandée, il a toujours répondu par la négative.
[46] Malgré le fait qu’il ait surpris des travailleurs à effectuer du travail personnel, il ne leur a donné aucun avis disciplinaire écrit, seulement verbal. Il fait cependant la distinction entre une utilisation dangereuse de la machine et l’exécution d’une activité personnelle; si un travailleur utilisait adéquatement l’équipement de travail, il n’était pas nécessaire d’aller jusqu’à un avis écrit.
[47] Il est cependant arrivé que l’équipement de travail soit utilisé à des fins personnelles par des travailleurs qui avaient les compétences pour le faire mais ces derniers avaient au préalable obtenu l’autorisation d’un des dirigeants de l’entreprise. Il est également possible que des travailleurs aient pu se rendre des services mutuels sans obtenir l’autorisation préalable.
[48] Concernant les réunions des chefs d’équipe, il est vrai qu’il est prôné qu’il y ait une bonne entente entre les départements afin que le travail se fasse bien mais cette bonne entente ne va pas jusqu’à se rendre des services personnels.
[49] La Commission des lésions professionnelles a entendu aussi le témoignage de monsieur Patrick Ross. Monsieur Ross travaille pour l’entreprise A. Richard ltée depuis 1996; il fut embauché comme opérateur de polisseuse mais depuis le 28 novembre 2000, il est le premier homme du département de polissage.
[50] Il indique que lors de son embauche, on lui a remis un livret dans lequel étaient écrits les règlements internes de discipline de l’entreprise; il y est spécifiquement mentionné qu’il est interdit de se servir de l’équipement de l’employeur pour effectuer du travail à des fins personnelles. Il lui est cependant arrivé à quelques reprises d’utiliser l’équipement de l’employeur à des fins personnelles à l’insu de l’employeur. Il l’a fait pour rendre service à des collègues de travail, tout comme d’autres travailleurs de son département l’ont fait également. Il ne l’a pas refait depuis l’accident dont monsieur Daviault a été victime. L’interdiction d’utiliser l’équipement à des fins personnelles est clairement affichée partout.
[51] Contre-interrogé à cet effet, monsieur Ross indique que dès son embauche, on lui avait promis qu’il deviendrait un jour le premier homme du département; il était d’ailleurs le premier homme substitut. En effet, monsieur Daviault convoitait un poste plus élevé dans l’entreprise.
[52] Le dernier témoin à être entendu est monsieur Jacques Panfili, copropriétaire de l’entreprise A. Richard ltée.
[53] Monsieur Panfili travaille pour la compagnie depuis plus de 27 ans mais il est copropriétaire depuis juillet 1997. Il occupe depuis les fonctions de directeur des ressources humaines et des achats de produits de communication.
[54] Avant le rachat de l’entreprise, qui était une compagnie familiale, les méthodes de gestion étaient plutôt « paternalistes » mais maintenant, il s’agit d’une « mission d’entreprise ». Les méthodes de gestion ont changé, tout comme les mentalités. Ils ont instauré des procédures de travail afin de hausser la productivité et être plus compétitifs. Par exemple, la façon de polir a changé; un manuel d’opération a été mis sur pied sur la façon d’opérer les machines et hausser la qualité du produit. Les chefs d’équipe ont participé à la réalisation du manuel et ont favorisé l’implantation des nouvelles méthodes de travail dans chacun des départements.
[55] Concernant le polissage à la main, il n’y a aucune section à cet effet dans le manuel d’opération car il s’agit d’une opération considérée comme dangereuse et non sécuritaire.
[56] Il admet que du temps de leurs parents, il y a eu du travail personnel de toléré mais cela ne se faisait qu’à l’occasion; les parents le faisaient eux-mêmes. Quant aux règlements internes de discipline, ceux-ci existent depuis une quinzaine d’années.
[57] Depuis le rachat de l’entreprise en 1997, ils ont décidé d’interdire, pour des fins de sécurité et de production, le travail personnel sur les lieux du travail. Ils ont donc décidé d’appliquer les règlements existants à cet effet. Il s’agissait d’une culture difficile à changer car beaucoup d’employés ont de l’ancienneté dans l’entreprise. Il a lui-même dispensé des avertissements verbaux à cet effet.
[58] Bien qu’il ne soit pas à l’usine à chaque jour, il n’a jamais vu des travailleurs du département du polissage effectuer du travail à des fins personnelles; cela se faisait davantage dans le département de l’assemblage, où monsieur Rivest, alors chef d’équipe, effectuait du travail personnel. Cependant, il le faisait avec l’autorisation de l’employeur. Il lui a lui-même demandé d’aiguiser les couteaux de sa tondeuse à gazon. Si d’autres personnes ont effectué du travail personnel sur les lieux du travail depuis 1997, cela fut fait à leur insu.
[59] Concernant le climat de travail, monsieur Panfili indique qu’il s’agit d’un élément important puisqu’il contribue à maintenir une bonne productivité. Il y a de plus des liens de filiation entre la plupart des employés. Il n’est cependant pas d’accord pour qu’un bon climat de travail passe par le fait de se rendre des services mutuels personnels impliquant l’équipement de travail. Il y a pour cela un club social qui se charge d’organiser des activités pour les employés, ce qui favorise une bonne ambiance et une bonne entente.
[60] Suite à la survenance de l’accident du 28 novembre 2000, il a complété les formulaires nécessaires à l’attention de la CSST car monsieur Daviault était hospitalisé. Il soumet que monsieur Daviault était rémunéré au moment de la survenance de l’événement.
[61] C’est à la suite d’une enquête plus approfondie qu’il a appris que monsieur Daviault s’était blessé alors qu’il polissait un couteau qui n’émanait pas de leur production; il en a informé la CSST et la décision d’admissibilité a été reconsidérée.
[62] Aux notes évolutives de la CSST, une conversation téléphonique datée du 29 janvier 2001 entre l’agente d’indemnisation et monsieur Panfili est relatée. Il est noté ce qui suit :
Appel reçu E. M. Panfili.
Je lui demande + d’explications concernant les circonstances entourant l’accident.
Le quart de travail du R débute à sept h.
Le travail qu’il effectuait était de nature personnelle et non permis par l’empl.
Les travailleurs savent qu’ils ne peuvent utiliser l’équipement de l’empl. pour des travaux de nature personnelle.
L’empl. était bien au courant, dit avoir tout de même complété l’ADR car il croyait que comme il est de sa responsabilité de voir à l’application des consignes de sécurité, cet évén. était considéré comme un accident de travail.
M. Panfili est donc d’accord à ce que l’on reconsidère la décision, car ce n’est pas un accident de travail. (sic)
[63] Le travailleur a par la suite été informé de la décision de la CSST de reconsidérer la décision du 18 décembre 2000.
[64] La Commission des lésions professionnelles a aussi pris connaissance d’une déclaration complétée par monsieur Luc Trudel, qui est à la fois employé de A. Richard ltée et un sous-contractant. Il est machiniste de formation et il avait reçu l’autorisation de monsieur Panfili de fabriquer des pièces à partir de l’équipement de l’entreprise.
L'AVIS DES MEMBRES
[65] Conformément à la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (L. R. Q., chapitre A-3.001.) (la loi), la commissaire soussignée a recueilli l’avis des membres issus des associations d’employeurs et syndicales sur l’objet du litige.
[66] Le membre issu des associations syndicales est d’avis que la requête du travailleur devrait être accueillie. Il estime que monsieur Daviault a été victime d’un accident « à l’occasion du travail » car il y a un lien de connexité entre l’activité qu’il a effectuée le 28 novembre 2000, alors qu’il a poli un couteau qui n’émanait pas de la production de l’entreprise, et son travail habituel. Lors de la survenance de l’événement, il était rémunéré et sous la subordination de l’employeur. Le fait de faire du travail personnel était toléré depuis plusieurs années par l’employeur; même si depuis 1997, soit l’année où l’entreprise fut rachetée par de proches parents, monsieur Panfili indique que cela n’était plus le cas, ce n’est pas ce qui se produisait dans les faits. L’employeur n’a jamais fait respecter ses propres règlements interne de discipline, n’émettant qu’à l’occasion des avertissements verbaux sans conséquence. La finalité de l’activité bénéficiait aussi à l’entreprise puisque l’entraide entre les premiers hommes et le bon climat de travail étaient jugés très importants.
[67] Le membre issu des associations d’employeurs est en désaccord avec son collègue. Il est d’avis que la requête de monsieur Daviault devrait être rejetée. Tout en déplorant l’événement qui s’est produit le 28 novembre 2000, il estime que le travailleur exerçait une activité purement personnelle sans lien avec le travail et sans autorisation de l’employeur. L’employeur avait remis à tous ses travailleurs un exemplaire des règlements internes de discipline qui indiquait clairement que le travail personnel était interdit sans avoir obtenu au préalable la permission pour le faire; ce règlement devait être respecté par tous. Ce n’est pas parce qu’une activité pouvait être tolérée que cela fait en sorte qu’il y ait un lien avec le travail. Au surplus, la finalité de l’activité ne peut être établie comme étant bénéfique pour l’employeur; au contraire, le fait que le travailleur effectuait d’autres tâches contraires à celles qui lui étaient demandées ne pouvait que nuire à la production.
LES MOTIFS DE LA DÉCISION
[68] La Commission des lésions professionnelles doit décider si monsieur Claude Daviault a été victime d’une lésion professionnelle le 28 novembre 2000.
[69] Après avoir analysé attentivement le dossier et soupesé les témoignages rendus devant elle, la Commission des lésions professionnelles rend la décision suivante.
[70] Le tribunal va tout d’abord se prononcer sur la validité de la décision du 2 février 2001, qui vient reconsidérer celle initialement rendue le 18 décembre 2000.
[71] La reconsidération par la CSST d’une décision qu’elle a rendue lui est expressément accordé par la loi, à l’article 365, qui se lit comme suit :
365. La Commission peut reconsidérer sa décision dans les 90 jours, si celle - ci n'a pas fait l'objet d'une décision rendue en vertu de l'article 358.3, pour corriger toute erreur.
Elle peut également, de sa propre initiative ou à la demande d'une partie, si sa décision a été rendue avant que soit connu un fait essentiel, reconsidérer cette décision dans les 90 jours de la connaissance de ce fait.
Avant de reconsidérer une décision, la Commission en informe les personnes à qui elle a notifié cette décision.
Le présent article ne s'applique pas à une décision rendue en vertu du chapitre IX.
________
1985, c. 6, a. 365; 1992, c. 11, a. 36; 1997, c. 27, a. 21; 1996, c. 70, a. 43.
[72] Il existe donc deux sortes de reconsidération. La première permet à la CSST, de façon discrétionnaire, de corriger toute erreur de faits ou de droit, tel que reconnu en jurisprudence; la seconde apparaît au deuxième alinéa où le législateur institue une reconsidération à la suite de la connaissance nouvelle d’un fait essentiel, sans aspect discrétionnaire et cette nouvelle décision peut faire l’objet d’une contestation.
[73] Dans le présent dossier, c’est en vertu du second alinéa de l’article 365 de la loi que la CSST a procédé à la reconsidération de la décision du 18 décembre 2000. La CSST a appris, le 29 janvier 2001, un fait qui lui était inconnu jusqu’alors, soit que le couteau qui fut poli par monsieur Daviault n’émanait pas de la production de l’employeur mais qu’il lui avait été apporté par un collègue de travail. La CSST a rendu sa décision de reconsidération dans les 90 jours de la connaissance de ce fait, soit le 2 février 2001 et les parties ont été informées de la reconsidération. La décision rendue par la CSST datée du 2 février 2001 est donc valide.
[74] La Commission des lésions professionnelles va donc disposer de la question de savoir si monsieur Claude Daviault a été victime d’une lésion professionnelle le 28 novembre 2000.
[75] La lésion professionnelle est ainsi définie à l’article 2 de la loi :
2. Dans la présente loi, à moins que le contexte n'indique un sens différent, on entend par:
« lésion professionnelle » : une blessure ou une maladie qui survient par le fait ou à l'occasion d'un accident du travail, ou une maladie professionnelle, y compris la récidive, la rechute ou l'aggravation ;
________
1985, c. 6, a. 2; 1997, c. 27, a. 1.
[76] La loi définit également l’accident du travail :
«accident du travail» : un événement imprévu et soudain attribuable à toute cause, survenant à une personne par le fait ou à l'occasion de son travail et qui entraîne pour elle une lésion professionnelle;
[77] Le législateur a prévu une présomption de lésion professionnelle à l’article 28 de la loi :
28. Une blessure qui arrive sur les lieux du travail alors que le travailleur est à son travail est présumée une lésion professionnelle.
________
1985, c. 6, a. 28.
[78] Pour que la présomption de lésion professionnelle puisse trouver application, trois conditions doivent être rencontrées, soit que le travailleur doit avoir subi une blessure, qui arrive sur les lieux du travail, alors qu’il est à son travail.
[79] Dans la présente affaire, la présomption prévue à l’article 28 de la loi ne peut trouver application car il manque une des conditions essentielles, soit que monsieur Daviault ne s’est pas blessé alors qu’il exécutait son travail; l’événement est survenu alors qu’il procédait au polissage d’un couteau de chasse que lui avait apporté monsieur Dubé. Il s’agit donc d’analyser le dossier sous l’angle de l’article 2 de la loi, tel que précité.
[80] La loi ne définit pas la notion d’accident survenu « à l’occasion du travail ». Les principaux éléments susceptibles de permettre de qualifier un événement d’accident survenu à l’occasion du travail ont été élaborés par la jurisprudence et sont les suivants :
-le lieu de l’événement,
-le moment de l’événement,
-la rémunération de l’activité exercée parle travailleur au moment de l’événement,
-l’existence et le degré d’autorité ou de subordination de l’employeur lorsque l’événement ne survient ni sur les lieux ni durant les heures de travail,
-la finalité de l’activité exercée au moment de l’événement qu’elle soit incidente, accessoire ou facultative à ses conditions de travail,
-le caractère de connexité ou d’utilité relative de l’activité du travailleur en regard de l’accomplissement du travail.
[81] Aucun de ces paramètres n’est à lui seul décisif mais ils permettent d’éclairer le tribunal sur le bien-fondé ou non de la réclamation.
[82] La Commission des lésions professionnelles est d’avis qu’il y a eu un événement imprévu et soudain lorsque le bras de monsieur Daviault fut aspiré par la polisseuse; aucune des parties n’a d’ailleurs remis en question la gravité des blessures qu’il a subies.
[83] Mais comme la lésion n’est pas survenue « par le fait du travail », il reste à déterminer si la lésion est survenue « à l’occasion du travail ». Malgré que les parties ont soumis un bon nombre de causes de jurisprudence au soutien de leurs argumentations respectives, aucune de ces références ne peut être perçue par la Commission des lésions professionnelles comme étant susceptible de lier le tribunal aux fins de rendre une décision dans le cas en l’espèce, chaque cas étant différent. Comme la notion de « à l’occasion du travail » est plutôt vague, il faut donc se rabattre sur une série de critères, tels qu’énumérés plus avant, pour analyser chaque situation selon ses circonstances particulières.
[84] Dans la présente affaire, la Commission des lésions professionnelles est d’avis qu’il y a lieu d’accueillir la requête pour les motifs suivants.
[85] Il n’est pas contesté que monsieur Daviault était sur les lieux du travail et était rémunéré lors de la survenance de l’événement. Il se trouvait d’ailleurs dans son département et il venait d’assigner le travail à être effectué à ses hommes lorsque monsieur Dubé est venu le voir et lui a demandé de polir le couteau. C’est précisément à cause de ses fonctions de premier homme que monsieur Daviault a été interpellé pour rendre ce service.
[86] Lorsqu’il a commencé à polir le couteau à une grosse polisseuse, un travail qu’il était d’ailleurs appelé à exécuter à l’occasion dans le cadre de son travail, monsieur Daviault continuait à exercer ses fonctions de surveillance et son attention fut attirée par un des employés, monsieur Rocheleau. Le moment d’inattention qui a suivi alors qu’il continuait à opérer la polisseuse lui fut « fatal ».
[87] Comme il était à son travail et était rémunéré pour ce faire, il était donc sous la subordination de monsieur Baribeau, son supérieur.
[88] La preuve prépondérante a révélé qu’il était de la philosophie même de l’entreprise qu’il y ait une bonne entente entre les premiers hommes des différents départements. Messieurs Daviault et Dubé ont témoigné à l’effet que cette vertu devait être cultivée afin de favoriser un bon climat de travail et, en bout de ligne, une bonne productivité. Même monsieur Panfili, copropriétaire de l’entreprise, est venu expliquer qu’il s’agissait d’une valeur importante au sein de l’entreprise. En cela, il était de bon aloi de se rendre des services mutuels, allant même jusqu’à se rendre des services personnels comme aiguiser ou polir des lames de tondeuse ou des couteaux de chasse. Monsieur Panfili a dit dans son témoignage que cette situation était effectivement tolérée, à tout le moins jusqu’à ce que l’entreprise soit rachetée par d’autres membres de la famille en 1997.
[89] Cependant, les témoins entendus à l’audience sont venus affirmer que jusqu’à ce que survienne l’accident dont monsieur Daviault a été victime, ils ont continué à se rendre des services de nature personnelle.
[90] Le tribunal estime, contrairement à ce qu’ont prétendu messieurs Barbeau et Panfili, que le fait d’utiliser à des fins personnelles l’équipement de travail de l’entreprise était effectivement une activité tolérée par l’employeur. Bien qu’il y ait eu un changement de philosophie d’entreprise lors du rachat de celle-ci en 1997, la majorité des employés alors en place avait plusieurs années d’ancienneté et avait des liens de filiation; ils ont continué, malgré l’existence d’un règlement de discipline en vigueur depuis plusieurs années, à exécuter à l’occasion des travaux à des fins personnelles, avec l’autorisation de l’employeur ou non, sans se dissimuler. Messieurs Panfili et Baribeau ont eux-mêmes demandé, au fil des années, que des services personnels leur soient rendus, ce qui contribuait à maintenir l’image que des services personnels pouvaient être rendus.
[91] Messieurs Panfili et Baribeau ont affirmé que lorsqu’ils surprenaient un employé à exécuter du travail sans autorisation préalable, ils dispensaient un avertissement verbal. Cependant, ils n’ont jamais émis, comme cela est indiqué à l’article 17 du règlement de discipline, d’avis disciplinaire formel à cet effet. Le fait de n’avoir jamais sanctionné formellement un employé constitue, de l’avis du tribunal, un aveu de tolérance de ces activités sur les lieux du travail. Même les témoins entendus avaient une connaissance vague des règlements de discipline qui prévalent chez l’employeur.
[92] La Commission des lésions professionnelles constate également que la finalité de l’activité bénéficiait à l’employeur. En raison d’un bon climat de travail et d’une harmonie entre les départements, il s’ensuivait une bonne production, donc un profit accru. Les activités exercées étaient également connexes à celles de l’entreprise car monsieur Daviault a exécuté une activité semblable à celles qui s’exerçaient chez l’employeur.
[93] Encore une fois, la Commission des lésions professionnelles conclut de l’ensemble des éléments que l’événement dont a été victime monsieur Daviault, le 28 novembre 2000, est survenu à l’occasion du travail et constitue une lésion professionnelle.
PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :
ACCUEILLE la requête de monsieur Claude Daviault, le travailleur;
INFIRME la décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail rendue le 5 juin 2001, à la suite d’une révision administrative;
DÉCLARE que monsieur Claude Daviault, le travailleur, a été victime d’une lésion professionnelle le 28 novembre 2000; et
DÉCLARE que monsieur Claude Daviault, le travailleur, a droit à tous les bénéfices prévus à la loi.
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Manon Gauthier |
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Commissaire |
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Laporte & Lavallée (Me André Laporte) |
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Représentant de la partie requérante |
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Gilbert, avocats (Me Étienne Morin) |
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Représentant de la partie intéressée |
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