Gestion immobilière Langlois inc. c. Brodeur |
2019 QCRDL 36185 |
RÉGIE DU LOGEMENT |
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Bureau dE Montréal |
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No dossier : |
432714 31 20181214 V |
No demande : |
2732826 |
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Date : |
12 novembre 2019 |
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Régisseurs : |
Serge Adam, juge administratif Daniel Laflamme, juge administratif Manon Talbot, juge administrative |
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Gestion Immobilière Langlois Inc. |
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Locatrice - Partie demanderesse |
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c. |
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Martine Brodeur |
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Locataire - Partie défenderesse |
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D É C I S I O N
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[1] La locatrice demande la révision de la décision rendue en première instance le 7 mars 2019 et le recouvrement des frais.
[2] Par cette décision, la juge administrative de première instance rejette la demande de la locatrice afin de modifier le bail en cours de la locataire en y ajoutant une clause interdisant de fumer du cannabis, conformément à l’article 107 de la Loi encadrant le cannabis[1] (la Loi).
[3] Au soutien de sa requête en révision, la locatrice invoque une série d’erreurs commises par la juge de première instance.
[4] Essentiellement, les motifs de révision invoqués concernent l’interprétation de l’article 107 de la Loi et l’appréciation de la preuve effectuée par la juge de première instance.
[5] Le Tribunal siégeant en révision doit déterminer s’il y a lieu de réviser la décision rendue en première instance. Or, avant de se prononcer spécifiquement à cette fin, il est utile de référer à la disposition applicable.
[6] Le pouvoir de réviser est prévu à l’article 90 de la Loi sur la Régie du logement[2] qui énonce ce qui suit :
« Art. 90. La Régie peut réviser une décision lorsque la demande de révision a pour objet la fixation de loyer, la modification d'une autre condition du bail ou la révision de loyer, si la demande lui en est faite par une partie dans le mois de la date de cette décision.
La révision a lieu suivant la procédure prévue par la section I. Le président de la Régie ou le vice-président qu'il désigne à cette fin détermine le nombre de régisseurs qui entendent la demande; ce nombre doit être supérieur au nombre de régisseurs ou de greffiers spéciaux ayant entendu la demande de fixation de loyer, de modification d'une autre condition du bail ou de révision de loyer.
Sauf si l'exécution provisoire est ordonnée, la demande de révision suspend l'exécution de la décision. Toutefois, la Régie peut, sur requête, soit ordonner l'exécution provisoire lorsqu'elle ne l'a pas été, soit la défendre ou la suspendre lorsqu'elle a été ordonnée. »
[7] Le législateur ne précise pas les motifs ni les considérations qui doivent conduire à réviser une décision. En ne prévoyant pas de restriction, le législateur confère un large pouvoir au présent Tribunal pour modifier ses propres décisions, lesquelles ne sont pas susceptibles d’appel.
[8] Dans l’arrêt Corporation municipale de St-Honoré c. La Commission de la protection du territoire agricole du Québec[3], le juge Baudoin examine l’étendue du pouvoir de révision de la CPTAQ et écrit :
« Le pouvoir d'un organisme administratif de revoir ses propres décisions (et donc en quelque sorte de siéger en appel de lui-même) est souvent autorisé par le législateur. Lorsque celui-ci, comme dans le présent cas, exige comme condition que cette révision soit "...pour cause...", c'est pour éviter l'arbitraire. G. Pépin et Y. Ouellette(1) s'expriment ainsi sur le sujet:
(1) Pépin et Ouellette, Principes de contentieux administratif, 2e éd., 1982, 222 et 223. Cowansville. Yvon Blais.
"Mais très souvent, la loi se contente d'autoriser la révision sans autre prévision ou de permettre la révision "pour cause". On ne voit pas alors de quel droit l'organisme administratif imposerait des restrictions au pourvoi en révision que le législateur n'a pas jugé bon de fixer. En pratique, les situations devraient constituer des causes de révision:
- l'ordonnance ou la décision est entachée d'une erreur sur une question de droit ou sur une question de faits ou de juridiction;
- l'ordonnance ou la décision est entachée d'une violation de la justice naturelle;
- des faits nouveaux, crédibles et pertinents ont eu lieu ou été connus depuis l'émission de l'ordonnance ou de la décision;
- l'ordonnance ou la décision soulève une importante question de principe."
Il semble en effet que le pouvoir en révision n'ait pas un rôle exclusivement curatif et qu'il vise aussi à introduire dans la gestion des services publics un élément de souplesse permettant des modifications de politique et la prise en considération de faits extérieurs à la décision initiale, à certaines conditions, notamment que l'administré n'en subisse pas de préjudice ou en soit indemnisé..."
Le pouvoir de révision n'est donc pas absolu ou totalement discrétionnaire et par voie de conséquence, pour exercer valablement cette compétence, la Commission doit se situer dans le cadre même du recours offert par la loi. L'appelante prétend qu'en l'instance il n'y avait aucune cause justifiant la révision puisque, d'après elle, aucune preuve n'a été faite d'un fait nouveau, pertinent, découvert postérieurement à la première décision et qui constituerait donc une "cause valable". »
[9] Dans cette affaire, même si la rédaction de la disposition étudiée prévoit la révision « pour cause », le Tribunal estime que les mêmes principes doivent s’appliquer en l’instance.
[10] Ainsi, pour réviser la décision attaquée, il doit être démontré que la juge de première instance a commis notamment une erreur sur une question de faits ou de droit. Autrement, il s’agirait d’un pouvoir de substituer de manière totalement discrétionnaire une première décision sur une interprétation de faits ou du droit par une deuxième décision tout aussi défendable.[4]
[11] Avant de se prononcer sur les motifs invoqués par la locatrice, il est utile de résumer les faits du dossier pour saisir le contexte de la décision dont la révision est demandée.
[12] L’article 107 de la Loi est au cœur du litige et se lit ainsi :
« 107. Un locateur peut, d'ici le 15 janvier 2019, modifier les conditions d'un bail de logement en y ajoutant une interdiction de fumer du cannabis.
À cette fin, le locateur remet au locataire un avis de modification décrivant l'interdiction de fumer du cannabis applicable à l'utilisation des lieux.
Le locataire peut, pour des raisons médicales, refuser cette modification. Il doit alors aviser le locateur de son refus dans les 30 jours de la réception de l'avis. Dans un tel cas, le locateur peut s'adresser à la Régie du logement dans les 30 jours de la réception de l'avis de refus pour faire statuer sur la modification du bail. »
[13] Le législateur québécois adoptait cette disposition dans le contexte où le gouvernement canadien légalisait sur son territoire la consommation de cannabis à des fins récréatives.
[14] En l’instance, la locatrice s’est prévalue de ce droit en demandant la modification du bail de la locataire pour y ajouter une clause d’interdiction de fumer du cannabis dans son logement.
[15] La locataire, quant à elle, s’est opposée à cette modification au motif d’une consommation de cette substance pour des raisons médicales.
[16] À l’audience devant la juge administrative, la locataire témoigne de ses problèmes de santé pour lesquels elle a un suivi médical. Elle souffre depuis plusieurs années de troubles anxieux et dépressifs et elle soutient que sa consommation de cannabis a pour but de traiter ceux-ci.
[17] Il n’est pas contesté que la locataire ne détient aucun document médical indiquant la consommation de cannabis comme traitement pour ses problèmes de santé.
[18] Toutefois, un document produit par la locataire émanant de son médecin traitant indique ce qui suit : « CETTE PATIENTE CONSOMME DU CANNABIS ET AFFIRME QUE CELA AIDE AU NIVEAU DE SON APPÉTIT ET DE SON INSOMNIE ».
[19] Pour la juge administrative de première instance, la locataire a satisfait à son fardeau de preuve et a démontré son usage de cannabis pour des raisons médicales. Elle a donc rejeté la demande de modification de bail réclamée par la locatrice.
[20] Insatisfaite de la décision, la locatrice est d’avis que la juge administrative de première instance a interprété de façon démesurément large la notion de « raisons médicales » de l’article 107 de la Loi rendant ainsi inefficace le but recherché par le législateur de protéger les intérêts des propriétaires d’immeubles locatifs.
[21] La preuve de la locataire est insuffisante, soutient-elle, pour conclure à une consommation de cannabis à des fins de traitement médical et ainsi justifier le refus à la modification du bail réclamée.
[22] Plus précisément, selon l’avocate de la locatrice, la juge de première instance a erré en faits et en droit en n’exigeant pas de la locataire, soit une ordonnance d’un médecin, une prescription médicale ou tout autre document indiquant le traitement médical que constitue l’inhalation du cannabis ainsi que la relation causale et thérapeutique entre l’état de santé de la locataire et sa consommation du cannabis.
[23] Selon la locatrice, puisque l’article 107 de la Loi est une exception à une loi de portée générale, la juge de première instance ne pouvait pas interpréter largement la notion de raisons médicales pour juger suffisants le simple témoignage de la locataire et un document de son médecin rapportant que le cannabis constitue pour elle un traitement efficace pour l’aider à soulager ses souffrances.
[24] L’avocate de la locatrice plaide aussi qu’en concluant ainsi, la juge de première instance s’est écartée d’une décision déjà rendue à l’effet contraire et des principes établis quant aux exigences de la preuve médicale en matière de zoothérapie, et ce, sans justifier ses motifs.
[25] Pour ces motifs, l’avocate de la locatrice invite le Tribunal à se prononcer sur l’interprétation des termes « raisons médicales » de l’article 107 de la Loi. Elle suggère une interprétation stricte de ces termes pour respecter l’esprit de la loi et afin qu’une cohérence décisionnelle apparaisse et guide les locateurs et les locataires dans des situations similaires puisqu’un conflit jurisprudentiel se serait développé au sein du tribunal de la Régie du logement.
Objection prise sous réserve
[26] Lors de l’audience, l’avocate de la locatrice s’est opposée à la production d’un nouveau billet médical déposé par la locataire et celle-ci fut prise sous réserve.
ANALYSE ET DÉCISION
[27] A-t-il été démontré dans le dossier sous étude une erreur dans l’appréciation des faits, l’application ou l’interprétation du droit par la juge de première instance permettant au présent Tribunal de réviser la décision rejetant la demande de modification du bail réclamée par la locatrice?
[28] Avec égards pour l’opinion contraire, le présent Tribunal ne le croit pas.
[29] Tout d’abord, le présent Tribunal estime qu’il est faux de prétendre qu’une importante controverse jurisprudentielle existe au sein du tribunal de la Régie du logement.
[30] Il est vrai qu’à la lecture de la jurisprudence développée depuis l’adoption récente de l’article 107 de la Loi, certaines décisions ramènent la notion de « raisons médicales » à l’obligation de produire en preuve des documents médicaux spécifiques, et ce, contrairement à d’autres qui ne l’exigent pas.
[31] En revanche, il se dégage de l’ensemble de la jurisprudence à ce sujet que les litiges ont notamment été tranchés en tenant compte des circonstances propres à chaque cas, la preuve soumise et les arguments présentés. Il ne suffit pas d’invoquer quelques décisions qui s’opposent pour conclure à l’existence d’un conflit jurisprudentiel.
[32] Cela
étant, de l’avis du présent Tribunal, il n’y a pas lieu d’exiger une
seule et même preuve, telle une prescription médicale ou un autre document
précis pour rejeter une demande de modification du bail interdisant la
consommation de cannabis dans le logement.
[33] D’une part, l’article 107 de la Loi ne prévoit pas la production d’un document médical spécifique. D’autre part, l’exigence d’un tel document pour apprécier si un locataire rencontre son fardeau de preuve, est non seulement réductrice du rôle que doit exercer le juge administratif dans l’appréciation des « raisons médicales » qui lui sont présentées, mais amènerait également celui-ci à faire fi des règles applicables concernant l’admissibilité de la preuve.
[34] L’indépendance décisionnelle et l’expertise du juge administratif de première instance rendent ce dernier libre d’interpréter les dispositions législatives à la lumière de la preuve et des représentations faites devant lui.
[35] En l’instance, les motifs de la décision de première instance démontrent une analyse approfondie de l’article 107 de la Loi, nouvellement entrée en vigueur, fondée sur des principes établis d’interprétation des lois. Cette analyse est aussi guidée par le principe fondamental du droit au maintien dans les lieux en matière de louage résidentiel.[5]
[36] Il appert également que la juge administrative de première instance a tenu compte des arguments de la locatrice en faveur d’une interprétation stricte de la notion de « raisons médicales » avant de disposer du litige.
[37] Le Tribunal ne constate donc aucune erreur d’interprétation de cette exception prévue à l’article 107 de la Loi.
[38] De plus, il a été établi que la locataire consulte un médecin pour des problèmes de santé, lequel reconnaît que sa patiente consomme du cannabis à titre de traitement pour l’aider à soulager ses douleurs. Le Tribunal ne peut donc conclure à une erreur commise par la juge de première instance dans l’appréciation de la preuve testimoniale et documentaire en n’exigeant pas une preuve médicale plus spécifique.
[39] Dans les circonstances, le Tribunal conclut qu’il n’y a pas lieu de réviser la décision de première instance. Conséquemment, l’objection au dépôt d’un nouveau billet médical est maintenue, car inutile.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[40] REJETTE la demande de la locatrice.
[1] RLRQ c. C-5.3.
[2] RLRQ c. R-8.1.
[3] 1991 CanLII 3629 (QCCA).
[4] À ce sujet, le tribunal de la Régie du logement siégeant en révision écrivait ce qui suit dans l’affaire Papillon c. Marescot (R.D.L. révision, 2002-04-29), 37-01828 008 V 011220 :
« Le tribunal siégeant en révision a le pouvoir de réviser la première décision rendue et peut procéder de novo si nécessaire à l'instruction de la demande. Ce pouvoir n'emporte pas celui de décider que l'adjudicateur de première instance n'a pas "judicieusement exercé sa discrétion judiciaire" ou a "contrevenu à l'exigence judiciaire que toute décision doit comporter une apparence de justice ». Voir également Del Nigro c. Gougeon (R.D.L. révision, 2011-10-17), 2011 QCRDL 38487.
[5] L’article 1936 du Code civil du Québec prévoit : « Tout locataire a un droit personnel au maintien dans les lieux; il ne peut être évincé du logement loué que dans les cas prévus par la loi ». Il s'agit d'un droit d'ordre public, dit de protection pour la partie locataire.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.