Brodeur et Ministère de la Sécurité publique
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2017 QCCFP 31 |
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COMMISSION DE LA FONCTION PUBLIQUE |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DOSSIER N° : |
1301737 |
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DATE : |
26 juillet 2017 |
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DEVANT LE JUGE ADMINISTRATIF : |
Me Mathieu Breton |
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GÉRALD BRODEUR |
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Appelant |
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et |
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ministère de la sécurité publique |
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Intimé |
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DÉCISION |
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(Article 33, Loi sur la fonction publique, RLRQ, c. F-3.1.1) |
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L’APPEL
[1] M. Gérald Brodeur est chef d’unité, cadre, classe 7, à l’Établissement de détention de Sherbrooke (l’Établissement).
[2] Son employeur, le ministère de la Sécurité publique, considère qu’il a commis une faute en tenant des propos irrespectueux envers deux agents des services correctionnels (ASC). Le ministère a donc décidé de suspendre M. Brodeur pour une durée de dix jours ouvrables, tel qu’il appert de la lettre, signée par M. Denis Briand, directeur adjoint de l’Établissement, qui lui a été remise :
[…]
Par la présente, je vous informe de ma décision de vous suspendre de vos fonctions de chef d’unité à l’Établissement de détention de Sherbrooke, et ce, pour une durée de dix (10) jours ouvrables, soit du 16 novembre au 5 décembre 2016 inclusivement. Cette mesure disciplinaire vous est imposée en raison de ce qui suit.
Le 30 août 2016, aux hébergements 2 et 3, vous avez manqué de respect envers deux agents des services correctionnels, soit monsieur Mathieu Castilloux et monsieur Philippe Paradis, en tenant des propos irrespectueux envers eux.
Ces manquements font état d’un grand manque de rigueur et de compétence dans l’exercice de vos fonctions. À titre de gestionnaire, vous devez être en mesure de montrer l’exemple, et particulièrement au niveau du respect d’autrui. Votre statut d’agent de la paix s’accompagne de responsabilités professionnelles importantes pour lesquelles vous devez en tout temps avoir une conduite irréprochable. Je vous invite donc à réfléchir à votre comportement et sur le jugement requis par votre statut et votre fonction.
De tels écarts de conduite ne sauraient être tolérés de nouveau et ils justifient l’imposition de cette sanction. J’espère que vous saurez tirer profit de cette mesure disciplinaire, car toute récidive vous exposera à des sanctions plus sévères.
La présente mesure tient compte de votre dossier disciplinaire antérieur qui comprend notamment, une suspension de cinq (5) jours le 15 avril 2015 et une suspension de deux (2) jours le 11 octobre 2013.
Vous pourrez en appeler de cette décision suivant les dispositions prévues à vos conditions de travail.
[…]
[3] Le 12 décembre 2016, M. Brodeur dépose un appel à la Commission de la fonction publique, en vertu de l’article 33 de la Loi sur la fonction publique[1] (la Loi), pour contester cette suspension :
[…] je demande à la Commission de la fonction publique d’annuler ladite mesure disciplinaire et d’ordonner au Ministère de retirer de mon dossier et de détruire la lettre imposant la mesure disciplinaire non fondée. Je demande également d’être rétabli dans mes droits et d’être remboursé de toutes sommes dont m’a privé cette mesure, et ce, avec intérêts.
LES FAITS
[4] M. Brodeur a été ASC à l’Établissement de 1991 jusqu’à sa promotion en 2009 à titre de chef d’unité. En tant que gestionnaire, il supervise notamment le travail des ASC de son secteur.
[5] Les propos reprochés à M. Brodeur ont été tenus le 30 août 2016 lors d’un événement impliquant les agents Mathieu Castilloux, Philippe Paradis et Dany Goulet.
[6] MM. Castilloux et Goulet possèdent plusieurs années d’expérience à titre d’ASC. Pour sa part, M. Paradis occupe cet emploi depuis le 17 juillet 2016.
[7] Depuis quelques mois, la relation entre MM. Brodeur et Castilloux est mauvaise. Étant entré en fonction à l’Établissement quelques semaines auparavant, l’agent Paradis n’a que très peu côtoyé M. Brodeur.
[8] Le 30 août 2016, l’agent Castilloux revient à l’Établissement avec une personne incarcérée qui a comparu à un palais de justice.
[9] Vers 18 h 30, arrivé dans le secteur de M. Brodeur, l’agent Castilloux demande l’assistance de M. Paradis pour escorter la personne incarcérée jusqu’à son aire de vie commune. Dans le corridor menant à cet endroit où se trouvent d’autres détenus, une confusion s’installe après qu’une porte verrouillée ait été ouverte en partie.
[10] Près de la porte, les détenus mentionnent que la personne incarcérée s’apprêtant à entrer n’a pas la même cote de protection qu’eux. Cette personne ne devrait donc pas être en contact avec eux. Les agents Paradis et Castilloux sont surpris de cette information.
[11] M. Castilloux referme la porte, sans qu’elle soit verrouillée. M. Paradis ordonne aux détenus de regagner leur cellule, mais ces derniers n’obtempèrent pas. Il réitère sa demande et une fois encore les détenus ne coopèrent pas.
[12] Non loin de là, M. Brodeur décide, de son propre chef, de venir porter assistance aux deux ASC et l’agent Goulet le suit.
[13] M. Brodeur indique à M. Paradis que, en tant qu’agent, il doit entrer dans l’aire de vie commune et aller reconduire les détenus à leur cellule. Selon les versions, il aurait dit : « Faut pas avoir peur », « Arrête d’avoir peur » ou « T’as pas à avoir peur ». Ces propos sont tenus dans le corridor devant deux autres agents et une personne incarcérée. Aucun témoin de l’événement ne rapporte que M. Brodeur a alors employé le mot « peureux ».
[14] MM. Brodeur, Paradis et Goulet pénètrent dans l’aire de vie commune. Ils font entrer la personne incarcérée arrivant de l’extérieur et s’assurent que tous les autres détenus regagnent leur cellule. Ils reviennent ensuite dans le corridor où est demeuré l’agent Castilloux.
[15] Ce dernier est en colère. Il parle fort et agite ses mains en direction de M. Brodeur. L’agent Castilloux dit notamment que cette situation est inacceptable et qu’il aurait pu y avoir un incident.
[16] Les témoignages et les rapports sont unanimes : M. Brodeur lui rétorque en utilisant l’expression « faire son show ». Selon les versions, il aurait dit : « Tu fais ton show » ou « Continue à faire ton show ». Ces propos sont tenus devant deux autres agents. M. Brodeur paraît alors calme selon une vidéo de surveillance qui ne comporte pas de piste sonore.
[17] M. Castilloux quitte ensuite le secteur de M. Brodeur. Pour sa part, l’agent Paradis va dans le bureau des ASC situé tout près. M. Brodeur lui demande alors de le revoir plus tard dans la soirée à son bureau.
[18] M. Paradis est sous le choc et il pleure. M. Goulet et une autre agente le réconfortent dans le bureau des ASC. M. Goulet lui dit qu’il prendra sa défense si on lui reproche quelque chose par rapport à l’intervention entourant le retour de la personne incarcérée.
[19] À 22 h, M. Paradis rédige un rapport pour décrire l’événement qui vient de se dérouler et les paroles que M. Brodeur a tenues à son endroit. Il indique que M. Brodeur l’a poussé, ce qui n’apparaît pas sur la vidéo de surveillance. Ce rapport ne fait pas état des propos tenus par M. Brodeur à l’agent Castilloux.
[20] À 23 h, à la fin de son quart de travail, l’agent Paradis rencontre M. Brodeur. Ce dernier revient sur l’intervention et déplore notamment que M. Paradis ait été « pris entre deux feux », soit entre M. Castilloux et M. Brodeur en raison de leur mauvaise relation. M. Paradis ne mentionne pas qu’il n’a pas apprécié les paroles que M. Brodeur lui a dites.
[21] Après avoir pris connaissance du rapport de l’agent Paradis, M. Briand demande, quelques jours plus tard, à MM. Goulet, Castilloux et Brodeur de produire eux aussi des rapports. Ceux-ci n’avaient jusqu’alors pas estimé nécessaire d’en rédiger un.
[22] En effet, ils considèrent que ce genre d’événement et d’échanges de paroles n’est pas inhabituel. L’Établissement est un « milieu négatif » et « dur », ce qui a un impact important sur les émotions des employés et les propos qu’ils tiennent. Les échanges musclés n’y sont pas rares.
[23] Dans son rapport, M. Brodeur écrit que M. Briand lui a dit qu’il aurait traité l’agent Paradis de « peureux », ce qu’il nie. Ce mot n’apparaît pas dans les rapports de MM. Paradis, Castilloux et Goulet qui font état des propos tenus par M. Brodeur.
[24] Le 3 octobre 2016, M. Brodeur prend part à une rencontre d’équité procédurale. M. Briand et un conseiller en gestion des ressources humaines lui posent des questions concernant l’événement du 30 août 2016 et les paroles qu’il a prononcées. Ils lui demandent notamment s’il a poussé l’agent Paradis, ce qu’il nie.
[25] Le 15 novembre 2016, le ministère impose à M. Brodeur une suspension de dix jours ouvrables pour avoir « manqué de respect envers deux agents des services correctionnels, soit monsieur Mathieu Castilloux et monsieur Philippe Paradis, en tenant des propos irrespectueux envers eux. »
[26] Pour déterminer cette sanction, le ministère a notamment tenu compte du dossier disciplinaire de M. Brodeur. Celui-ci a été suspendu deux jours en 2013 pour entre autres avoir « tenu des propos inadéquats à deux employés agents des services correctionnels ». Il a aussi été suspendu cinq jours en 2015 pour notamment avoir formulé « des commentaires inadéquats » à des enquêtrices.
[27] Le ministère a également pris en considération que la direction fait des efforts afin d’améliorer le climat de travail à l’Établissement, à la suite d’un diagnostic organisationnel réalisé en 2013. À cet égard, elle envoie notamment des courriels à l’ensemble du personnel.
LES ARGUMENTATIONS
L’argumentation du ministère
[28] Le ministère indique que les seuls reproches à l’endroit de M. Brodeur, par rapport à l’événement du 30 août 2016, concernent l’allusion au fait de « ne pas avoir peur » ou l’emploi du mot « peureux » envers M. Paradis et l’utilisation de l’expression « faire son show » à l’endroit de M. Castilloux.
[29] Bien que M. Brodeur ait été questionné par rapport à d’autres éléments dans le cadre de la rencontre d’équité procédurale, ceux-ci n’ont pas été pris en compte par le ministère lors de l’imposition de la mesure disciplinaire.
[30] Le ministère estime que la Commission doit uniquement déterminer s’il y a eu faute et si la sanction imposée est adéquate.
[31] Le ministère reconnaît que le retour de la personne incarcérée n’a pas été réalisé selon les « règles de l’art » et que plusieurs éléments de cette intervention auraient donc dû se dérouler autrement. Cependant, cela ne justifie en rien les propos tenus par M. Brodeur à l’endroit des agents Paradis et Castilloux.
[32] Depuis quelques années, la direction fait de la sensibilisation pour que le climat de travail s’améliore à l’Établissement. M. Brodeur devrait donc être au courant de l’importance qu’accorde le ministère à cet égard.
[33] Bien que M. Brodeur demeure stoïque lorsqu’il s’adresse à l’agent Castilloux, ce sont ses paroles qu’on lui reproche. Celles-ci n’ont pas leur place devant d’autres agents et la colère de M. Castilloux n’est pas une excuse.
[34] L’agent Paradis est bouleversé après avoir entendu les propos de M. Brodeur. Pour cause, il s’est fait rabrouer par un supérieur devant des collègues et une personne incarcérée. Peut-être même que les détenus dans l’aire de vie commune ont pu entendre les propos de M. Brodeur.
[35] Faire allusion à la peur devant une personne incarcérée attaque la crédibilité de l’agent Paradis. Si cette remarque avait été dite dans un bureau, sans la présence de collègues ou d’un détenu, le ministère estime qu’ « on ne serait pas ici [à une audience de la Commission] aujourd’hui ».
[36] Il déplore que M. Brodeur minimise les propos tenus envers M. Castilloux et qu’il nie avoir traité M. Paradis de « peureux ».
[37] Le ministère considère que dire « tu fais ton show » peut être assimilé à « envoyer promener quelqu’un ».
[38] Par ailleurs, le fait que M. Brodeur n’a peut-être pas eu l’intention de blesser M. Paradis n’est pas une excuse valable.
[39] Le ministère réfère à un chapitre de l’ouvrage Les mesures disciplinaires et non disciplinaires dans les rapports collectifs de travail traitant de langage injurieux et grossier[2].
[40] De plus, il soumet à l’attention de la Commission quelques décisions[3], en soulignant ne pas avoir trouvé de décision relative à des propos semblables à ceux tenus par M. Brodeur.
[41] Il estime que le principe de la progression des sanctions s’applique au présent dossier puisque les deux autres suspensions imposées à M. Brodeur étaient également en raison de propos inappropriés. Il s’agit donc de fautes de même nature.
[42] Le ministère conclut que la preuve démontre qu’une faute a été commise, soit un manque de respect, et que la sanction imposée est raisonnable.
[43] Il demande donc à la Commission de rejeter l’appel de M. Brodeur.
L’argumentation de M. Brodeur
[44] M. Brodeur rappelle que, en matière disciplinaire, le fardeau de la preuve repose sur l’employeur. Celui-ci doit, tout d’abord, démontrer qu’il y a eu une faute et, ensuite, que la sanction est adéquate. Dans le présent dossier, l’employeur n’a pas rempli son fardeau en ne prouvant pas que M. Brodeur a commis la faute reprochée, soit un manque de respect.
[45] Selon lui, l’emploi du terme « peureux », qu’il nie et qu’aucun témoin de l’événement ne rapporte, n’a pas été prouvé. Il reconnaît toutefois avoir fait allusion à la peur en parlant à M. Paradis.
[46] Dans le feu de l’action, M. Brodeur tient peut-être des propos maladroits à l’agent Paradis afin qu’il se ressaisisse. Toutefois, cette maladresse n’est pas une faute.
[47] Il soutient que, à l’Établissement, on ne « fait pas dans la dentelle » et qu’il faut que « le métier rentre vite ».
[48] La vidéo de surveillance montre que M. Brodeur est demeuré calme, bien que M. Castilloux se soit emporté contre un supérieur. M. Brodeur lui a simplement répondu après avoir été provoqué. Il reconnaît lui avoir dit qu’il « faisait son show ».
[49] Il n’y a aucune preuve que les détenus dans l’aire de vie commune ont entendu ce que M. Brodeur a dit. Il s’agit uniquement d’une hypothèse.
[50] Il souligne que le rapport de M. Paradis ne fait pas état des propos tenus envers M. Castilloux. De plus, ce dernier ne s’était pas plaint de ces paroles avant que M. Briand ne lui demande de rédiger un rapport.
[51] Il y a un manque d’équité puisque seul M. Brodeur a été sanctionné et pas M. Castilloux. Si ce dernier ne mérite pas une mesure disciplinaire, M. Brodeur non plus.
[52] Le ministère laisse entendre que si les propos reprochés à M. Brodeur avaient été tenus dans un bureau, en l’absence d’autres personnes, il n’aurait pas été suspendu. Donc, ce n’est pas la teneur des propos qu’on lui reproche, mais le fait qu’ils aient été tenus devant témoins. Il ne faut pas oublier que ces paroles ont été dites dans le feu de l’action alors qu’il fallait réagir vite.
[53] Ces propos ne sont probablement pas souhaitables, mais ils ne sont pas suffisamment graves, si on tient compte du contexte, pour justifier une suspension.
[54] De telles paroles ne sont pas inhabituelles dans un milieu « dur » comme l’Établissement, selon MM. Castilloux et Goulet qui, comme M. Brodeur, n’avaient pas jugé nécessaire de rédiger un rapport.
[55] Tenir de tels propos est quelque chose de relativement sans gravité pour ce milieu de travail. On ne pourrait pas faire un rapport à chaque cas de ce genre parce qu’on perdrait trop de temps.
[56] Les propos reprochés ne sont donc pas inacceptables dans ce milieu de travail et ne justifient pas de sanction. Aussi, ils ne constituent pas du tout du langage grossier ou injurieux puisqu’ils ne répondent pas aux critères établis par la doctrine et la jurisprudence.
[57] De plus, il est important de tenir compte que l’intervention des agents Paradis et Castilloux ne se déroulait pas selon les « règles de l’art » et que ce dernier a provoqué M. Brodeur.
[58] Dans les rapports des ASC, il y a beaucoup de perceptions et certaines incohérences par rapport à la vidéo de surveillance. Notamment, M. Paradis indique que M. Brodeur l’a poussé alors que c’est faux.
[59] M. Brodeur déplore que sa suspension soit basée uniquement sur ces rapports, surtout celui de M. Paradis, qui n’a que très peu d’expérience. Il estime que l’enquête ayant mené à l’imposition de la suspension n’est pas assez sérieuse.
[60] Il s’interroge quant au fait qu’on lui a imposé trois suspensions dans les trois dernières années après que son dossier disciplinaire ait été vierge pendant 23 ans. Il estime que sa plus récente suspension constitue une injustice.
[61] M. Brodeur considère qu’on a manqué d’objectivité dans l’analyse de son cas parce qu’il a eu deux autres suspensions. Cela a teinté le jugement du ministère lorsqu’est venu le moment de déterminer s’il avait commis une faute alors que ses antécédents disciplinaires ne peuvent uniquement servir qu’à établir la sévérité de la sanction.
[62] De plus, les deux autres suspensions imposées à M. Brodeur ne sont pas de même nature puisqu’elles ne concernent pas un manque de respect.
[63] Par ailleurs, il n’est pas exceptionnel que le ministère s’efforce d’améliorer le climat de travail puisque tout employeur a l’obligation d’offrir un milieu exempt de harcèlement psychologique. Dans ce contexte, le ministère envoie des communiqués généraux à tous les employés de l’Établissement.
[64] Il réfère à la décision Marcil c. Ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale[4] en mentionnant ne pas avoir trouvé de décision concernant des paroles semblables à celles reprochées dans le présent dossier. Il s’agit toujours de propos beaucoup plus graves.
[65] Les décisions citées par le ministère ne concernent pas du tout le même milieu de travail et les propos rapportés sont très graves.
[66] M. Brodeur demande à la Commission d’accueillir son appel et d’annuler la suspension puisqu’il n’a pas commis de faute. Subsidiairement, si la Commission considère qu’il y a eu une faute, il souhaite que la sanction soit réduite puisqu’elle serait disproportionnée.
LES MOTIFS
Le cadre légal
[67] L’article 16 de la Loi mentionne la possibilité de sanctionner un fonctionnaire qui a commis une faute, soit une contravention aux normes d’éthique et de discipline :
16. Le fonctionnaire qui contrevient aux normes d'éthique et de discipline est passible d'une mesure disciplinaire pouvant aller jusqu'au congédiement selon la nature et la gravité de la faute.
[68] L’article 33 de la Loi prévoit qu’un fonctionnaire non régi par une convention collective peut déposer un appel à la Commission pour contester une mesure disciplinaire :
33. À moins qu’une convention collective de travail n’attribue en ces matières une compétence à une autre instance, un fonctionnaire peut interjeter appel devant la Commission de la fonction publique de la décision l’informant : […]
4o d’une mesure disciplinaire; […]
[69] L’article 34 de la Loi précise certains pouvoirs de la Commission :
34. La Commission de la fonction publique peut maintenir, modifier ou annuler une décision portée en appel en vertu de l’article 33.
Lorsque la Commission modifie une telle décision, elle peut y substituer celle qui lui paraît juste et raisonnable compte tenu de toutes les circonstances de l’affaire. […]
L’analyse
[70] En matière disciplinaire, le fardeau de la preuve repose sur l’employeur. Il appartient donc au ministère de convaincre la Commission, selon la règle de la prépondérance de la preuve, que la suspension imposée à M. Brodeur est raisonnable. La Commission a déjà mentionné que trois éléments doivent être prouvés pour justifier une mesure disciplinaire[5] :
[126] L’analyse de la Commission en cette matière s’effectue généralement en trois étapes. La première étape consiste à déterminer si les faits qui sous-tendent la mesure disciplinaire ont été prouvés. Dans une telle éventualité, la Commission doit se demander si ces faits constituent une faute. Le cas échéant, la troisième étape consiste à vérifier si, en tenant compte de toutes les circonstances de l’affaire, la mesure retenue est proportionnelle à la faute reprochée.
[71] Dans la présente affaire, les faits reprochés sont des paroles prononcées par M. Brodeur envers les agents Paradis et Castilloux, lors d’un événement survenu le 30 août 2016. Le ministère indique dans la lettre de suspension que M. Brodeur a « manqué de respect envers [ces deux ASC] en tenant des propos irrespectueux envers eux. »
[72] Le ministère reproche à M. Brodeur d’avoir traité l’agent Paradis de « peureux » ou de lui avoir dit de « ne pas avoir peur ».
[73] La Commission juge qu’aucune preuve ne démontre que M. Brodeur a employé le mot « peureux » en parlant à M. Paradis. En effet, ce mot n’apparaît dans aucun rapport des ASC, incluant celui de l’agent Paradis qui a été rédigé quelques heures après l’événement. De plus, aucun témoin de cet événement n’a affirmé que M. Brodeur a utilisé ce mot.
[74] La preuve permet plutôt de conclure que M. Brodeur réfère au fait de « ne pas avoir peur » en s’adressant à l’agent Paradis. Par rapport aux termes exacts employés, les rapports et les témoignages font état de légères différences qui ne sont pas contradictoires.
[75] La Commission retient donc que M. Brodeur a dit à l’agent Paradis : « T’as pas à avoir peur. »
[76] Quant aux propos tenus à l’endroit de M. Castilloux, les rapports et les témoignages corroborent que M. Brodeur a utilisé l’expression « faire son show » en présentant de subtiles variantes entourant cette expression.
[77] La Commission retient donc que M. Brodeur a dit à l’agent Castilloux : « Tu fais ton show. »
[78] À partir des faits prouvés, la Commission doit maintenant déterminer si M. Brodeur a commis une faute, soit un manque de respect.
[79] Les propos reprochés à M. Brodeur ne peuvent être considérés comme injurieux ou grossiers selon l’ouvrage Les mesures disciplinaires et non disciplinaires dans les rapports collectifs de travail[6] :
7.001. Il convient tout d’abord d’établir la distinction entre le langage injurieux et le langage grossier. Le « langage grossier » peut se définir comme l’emploi de termes ou d’expressions qui sont contraires aux règles élémentaires de politesse et aux usages dans notre société. Le dictionnaire définit le terme grossier comme étant ce qui est « contraire à la bienséance, à la politesse, aux usages »[…]. On peut, entre autres, inclure dans cette définition l’emploi de blasphèmes ou le fait d’envoyer promener une autre personne.
Le « langage injurieux » peut, quant à lui, se définir comme étant l’utilisation de termes ou d’expressions qui attaquent les caractéristiques personnelles d’un individu en portant atteinte à sa réputation ou à sa dignité. Le dictionnaire définit le terme injurieux comme étant ce qui « constitue une injure; qui porte atteinte à la réputation, à la dignité de quelqu’un »[…]. Il définit le terme injure comme étant une « parole qui blesse d’une manière grave et consciente », en donnant comme synonyme le terme insulte[…]. L’utilisation d’un langage injurieux implique habituellement une intention de blesser, une intention malveillante à l’égard d’autrui et est généralement plus répréhensible que l’utilisation d’un langage grossier[…]. Des propos discriminatoires ou racistes ou qui attaquent une personne sur son apparence physique sont des exemples de l’utilisation d’un langage injurieux. […]
[80] M. Brodeur n’a notamment pas employé de blasphème ni proféré d’insulte à l’endroit des agents Paradis et Castilloux.
[81] Aussi, la Commission considère qu’utiliser l’expression « faire son show » n’équivaut pas à « envoyer promener quelqu’un ». En effet, la Banque de dépannage linguistique de l’Office québécois de la langue française indique[7] :
Au figuré, faire son show signifie « faire une apparition publique particulièrement remarquée » et peut se dire de différentes manières, selon les nuances à exprimer : faire son numéro, se donner en spectacle, faire toute une prestation, faire une démonstration, faire (tout) un spectacle, s’exhiber, se faire remarquer, se montrer.
[82] Concernant les propos tenus envers M. Castilloux, la Commission juge que la réponse spontanée de M. Brodeur à un employé en colère, qui parle fort et qui agite ses mains en sa direction, ne constitue pas un manque de respect.
[83] Pour ce qui est des termes utilisés à l’endroit de l’agent Paradis, la Commission estime qu’ils ne peuvent pas non plus mener à une sanction puisqu’ils ont été prononcés dans le feu de l’action d’une intervention ne se déroulant pas selon les « règles de l’art ».
[84] En effet, les paroles reprochées ne peuvent être considérées comme une faute, en prenant en compte les circonstances spécifiques de l’événement au cours duquel elles ont été prononcées et le contexte général de l’Établissement.
[85] La preuve établit que l’Établissement est un milieu de travail « dur » et que des échanges musclés comportant des propos de ce genre n’y sont pas inhabituels, malgré les efforts du ministère pour améliorer le climat de travail. D’ailleurs, après l’événement du 30 août 2016, les agents Castilloux et Goulet, qui ont plusieurs années d’expérience à titre d’ASC à l’Établissement, n’avaient pas estimé nécessaire de rédiger un rapport.
[86] Le ministère insiste sur le fait que les propos reprochés ont été dits devant des agents et, dans un cas, en présence d’un détenu. Cependant, la présence de témoins n’est pas un élément constitutif d’une faute, tel un manque de respect. Il s’agit uniquement d’un facteur aggravant pour déterminer la sanction à imposer lorsqu’une faute a été commise[8].
[87] Les décisions sur lesquelles s’appuie le ministère ne peuvent s’appliquer au présent dossier. Ils font état d’un employé ayant intimidé deux personnes en leur disant qu’ « il les mettrait à la porte »[9] ainsi que de propos manifestement grossiers ou injurieux comportant des insultes, des vulgarités et des jurons[10]. Les paroles tenues par M. Brodeur ne sont indéniablement pas du même registre.
[88] La Commission juge que le ministère n’a pas rempli son fardeau de démontrer de manière probante que M. Brodeur a commis la faute reprochée, soit un manque de respect envers les agents Paradis et Castilloux.
[89] La Commission annule donc la décision du ministère d’imposer une suspension de dix jours ouvrables à M. Brodeur.
[90] De plus, comme le demande M. Brodeur, le ministère doit lui verser le salaire et les autres avantages dont il a été privé en raison de cette suspension, et ce, avec intérêts à compter de la date du dépôt de son appel.
POUR CES MOTIFS, LA COMMISSION DE LA FONCTION PUBLIQUE :
ACCUEILLE l’appel de M. Gérald Brodeur;
ANNULE la suspension de dix jours ouvrables imposée à M. Gérald Brodeur;
ORDONNE au ministère de la Sécurité publique de verser à M. Gérald Brodeur le salaire et les autres avantages dont il a été privé en raison de cette suspension, le tout avec intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 du Code civil du Québec à compter du 12 décembre 2016.
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Original signé par :
__________________________________ Mathieu Breton |
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Me Christine Beaulieu Procureure de M. Gérald Brodeur |
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Appelant |
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Me Benoît Denis |
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Procureur du ministère de la Sécurité publique |
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Intimé |
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Lieux de l’audience : Montréal et Québec |
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Dates de l’audience : 23 février, 29 et 30 mars 2017 |
[1] RLRQ, c. F-3.1.1.
[2] Linda BERNIER, Guy BLANCHET, Lukasz GRANOSIK et Éric SÉGUIN, Les mesures disciplinaires et non disciplinaires dans les rapports collectifs de travail, 2e édition, Cowansville, Éditions Yvon Blais, mis à jour, chapitre 7, p. II / 7-1 à II / 7-429.
[3] Industries de la Rive-Sud et Section locale 299 - SCEP (Martine Robitaille), 2015 QCTA 348; Syndicat des métallos, section locale 9490 et Rio Tinto Alcan (usine Alma) (Janick Briand), 2014 QCTA 1012; Gecko Alliance et Syndicat national de l’automobile, de l’aérospatiale, du transport et des autres travailleurs et travailleuses du Canada (TCA-Canada) (Karl Comeau), sentence arbitrale rendue le 2 juillet 2010, Jean Sexton, arbitre; Centre de la petite enfance (CPE) Casse-Noisette inc. et Syndicat des travailleuses et des travailleurs des centres de la petite enfance de Montréal et de Laval (STCPEML) - CSN (Benjamin Labbé), SOQUIJ AZ-50420583.
[4] Marcil c. Ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale, 2009 QCCRT 321.
[5] Houle et Ministère des Transports, 2016 QCCFP 4, par. 126.
[6] Préc., note 2, p. II / 7-1 et II / 7-2, par. 7.001.
[7] GOUVERNEMENT DU QUÉBEC, Office quÉbÉcois de la langue française, en ligne : www.oqlf.gouv.qc.ca/ressources/bdl.html (page consultée le 26 juillet 2017).
[8] Préc., note 2, p. II / 7-6, par. 7.041.
[9] Syndicat des métallos, section locale 9490 et Rio Tinto Alcan (usine Alma) (Janick Briand), préc., note 3, p. 2.
[10] Industries de la Rive-Sud et Section locale 299 - SCEP (Martine Robitaille), préc., note 3, p. 9; Gecko Alliance et Syndicat national de l’automobile, de l’aérospatiale, du transport et des autres travailleurs et travailleuses du Canada (TCA-Canada) (Karl Comeau), préc., note 3, p. 14-15; Centre de la petite enfance (CPE) Casse-Noisette inc. et Syndicat des travailleuses et des travailleurs des centres de la petite enfance de Montréal et de Laval (STCPEML) - CSN (Benjamin Labbé), préc., note 3, par. 9 et 82.
AVIS :
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