Décision

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Janelle c. Fonds de solidarité des travailleurs du Québec (FTQ)

2010 QCCS 3418

J.B. 3588

 
COUR SUPÉRIEURE

Chambre commerciale

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE MONTRÉAL

N° :

500-11-024487-049

DATE :

Le 22 juillet 2010

____________________________________________________________________________

SOUS LA PRÉSIDENCE DE L’HONORABLE JEAN-FRANÇOIS BUFFONI, J.C.S.

____________________________________________________________________________

Alain Janelle

Suzanne Tremblay

Demandeurs-intimés

c.

Fonds de solidarité des travailleurs du Québec (F.T.Q.) et al.

Défendeur-requérant

____________________________________________________________________________

JUGEMENT prononcé séance tenante le 22 juillet 2010 sur une requête amendée en irrecevabilité (art. 165.4 CPC) et en rejet d’action (art. 55.1 CPC)[1]

____________________________________________________________________________

 

[1]           La présente action en oppression est-elle irrecevable et vouée à l’échec à l’égard d’un commanditaire?

[2]           Les demandeurs réclament du défendeur (parfois aussi désigné comme mis en cause) Fonds de solidarité des travailleurs du Québec (F.T.Q.)[le Fonds de solidarité] et de 13 autres défendeurs - différents investisseurs qui ont financé une société maintenant en faillite et ses anciens administrateurs - des dommages de près de deux millions de dollars découlant de divers gestes d’oppression, d’abus de droit et de mauvaise foi.

[3]           Les allégations à l’égard du Fonds de solidarité tiennent en trois paragraphes sur les 266 que compte l’action précisée:

28.  Elle est la principale commanditaire de la défenderesse Fonds Régional, le tout tel qu'il appert du CIDREQ P-5;

29.  Tout au long des événements mentionnés à la présente action la défenderesse Fonds de Solidarité (F.T.Q.) a été directement impliquée dans la présente affaire, le tout tel que la preuve en sera faite lors de l'audition (voir paragraphe 257);

257.  Elle est au courant des actes illégaux et abusifs commis à l'endroit des demandeurs depuis le 24 mai 2002 et n'est aucunement intervenue pour redresser la situation et a donc cautionné tous les actes reprochés à la défenderesse Fonds Régional et/ou les défendeurs la représentant, le tout tel qu'il appert de la lettre adressée à son président M. Henri Massé le 24 mai 2002 communiquée comme pièce P-62 ;

[Les demandeurs soulignent pour signaler un amendement qui apporte une précision au texte original.]

Commentaires préliminaires

a.  Sur le contexte procédural et la règle de proportionnalité

[4]           Le Fonds de solidarité a déjà présenté une requête en irrecevabilité qui fut à l’époque déférée au juge du fond.

[5]           Une fois le dossier mis en état, une ordonnance de gestion fait en sorte que la version amendée de cette requête revient devant la Cour à ce stade-ci, ce qui se justifie du fait que les parties estiment la durée du procès à 35 jours et que ces dernières ont intérêt à être fixées avant le début de l’instruction.

[6]           Le soussigné a manifesté séance tenante sa préoccupation quant aux coûts anticipés d’un procès aussi long par rapport aux enjeux.

[7]           Puisqu’il est prévu que les parties retourneront prochainement devant le juge en chef adjoint pour gérer la suite du dossier, qu’il suffise ici de souhaiter aux parties et aux avocats de trouver le moyen d’appliquer concrètement la règle de la proportionnalité des débats.

b.  Sur le devoir de prudence en matière d’irrecevabilité et de rejet d’action

[8]           Les demandeurs pressent le tribunal d’appliquer la règle cardinale de prudence maintes fois réitérée par la jurisprudence avant de rejeter leur action de manière sommaire.

[9]           Le tribunal est conscient de la sagesse de cette règle et de la nécessité de la mettre en pratique.

[10]        Cela dit, à mesure que le dossier progresse, que s’y ajoutent procédures, amendements, pièces additionnelles, interrogatoires (avant et après défense), engagements, expertises, déclarations de mise au rôle, admissions et ainsi de suite, les contours du litige apparaissent de façon plus nette, le portrait se précise et le tribunal est mieux à même d’y voir clair.

[11]        Voilà l’une des raisons pour lesquelles le CPC prévoit expressément à ses articles 54.1 et 167 CPC qu’il est possible de s’adresser au tribunal en tout état de cause pour soulever l’irrecevabilité de la demande et en demander le rejet.

Discussion

a.  Sur le droit

[12]        Le recours dirigé contre le Fonds de solidarité soulève la question du lien de droit entre celui-ci et les demandeurs.

[13]        Les deux parties conviennent que le recours contre le Fonds de solidarité - poursuivi en tant que commanditaire du défendeur Fonds régional de solidarité, Île de Montréal - met en jeu l’article 2244 CCQ:

2244.  Les commanditaires ne peuvent donner que des avis de nature consultative concernant la gestion de la société.

Ils ne peuvent négocier aucune affaire pour le compte de la société, ni agir pour celle-ci comme mandataire ou agent, ni permettre que leur nom soit utilisé dans un acte de la société; le cas échéant, ils sont tenus, comme un commandité, des obligations de la société résultant de ces actes et, suivant l'importance ou le nombre de ces actes, ils peuvent être tenus, comme celui-ci, de toutes les obligations de la société.

[14]        La seule vraie divergence entre les parties, sur le droit, concerne la portée de l’article 2244 CCQ et pose plus particulièrement la question de savoir à quelles conditions la responsabilité des commanditaires peut être engagée:

14.1.       Pour le Fonds de solidarité, la responsabilité des commanditaires ne peut être engagée que dans les trois cas limitatifs expressément énoncés dans le second alinéa de cet article, comme le soutiennent les auteurs qu’ils citent, l’auteur Paul Martel en tête;

14.2.       Pour les demandeurs, le simple fait pour le commanditaire de contrôler le commandité suffit pour créer une présomption d’immixtion dans les affaires de la société en commandite et pour engager de ce seul fait sa responsabilité personnelle, comme le soutient l’auteur Maxime Rhéaume.

[15]        L’auteur Paul Martel développe sa thèse dans un article de 2006,[2] une étude exhaustive enrichie d’un historique législatif et d’un survol de droit comparé.  Il conclut notamment:

Sur la base de ce qui précède, nous croyons que l'article 2244 C.c.Q. doit recevoir l'interprétation suivante:

-  Pour qu'un commanditaire soit tenu comme un commandité des obligations de la société en commandite, il doit avoir posé l'un des trois gestes de gestion externe suivants: négocier une affaire pour le compte de la société, agir pour celle-ci comme mandataire ou agent, ou permettre que son nom soit utilisé dans un acte de la société.

-  Le simple fait pour un commanditaire de poser des gestes de gestion interne allant au-delà des avis de nature consultative, même constituant une participation active à la gestion ou au contrôle de la société, ne suffit pas à le rendre responsable des obligations de la société sous l'autorité de l'article 2244 C.c.Q.  [Note 44: Les rares décisions judiciaires québécoises ayant retenu la responsabilité de commanditaires pour des obligations de la société étaient fondées sur la commission par ceux-ci d'actes de gestion externe ou d'aliénation, et non sur leur participation dans ou leur contrôle de la gestion interne. Les décisions judiciaires de common law fondées sur des actes de gestion interne (participation à la gestion ou au contrôle) portaient sur des dispositions statutaires tout à fait différentes et ne sont donc pas applicables à l'article 2244 C.c.Q.]

[16]        De son côté, l’auteur Maxime Rhéaume expose sa thèse dans un article également publié en 2006 et dont les demandeurs citent l’extrait suivant:

Il n'y a rien d'illégal à ce que le commandité soit la marionnette de son actionnaire.  Toutefois, lorsque ce dernier est par ailleurs commanditaire de la société en commandite, doit-on nécessairement conclure que le commanditaire s'immisce dans la gestion de la société en commandite?  Une telle situation n'a jamais été évaluée sous cet angle par les tribunaux, mais nous répondons par l'affirmative.  Nous posons la prémisse qu'un commanditaire qui contrôle un commandité doit être présumé s'immiscer dans les affaires de la société en commandite, engageant de ce seul fait sa responsabilité personnelle en application de l'article 2244 C.c.Q.

Une fois la notion d'alter ego établie à l'égard d'une situation particulière, le commandité qui est l'alter ego du commanditaire place ce dernier dans une situation d'immixtion suffisamment complète pour que l'article 2244 C.c.Q. soit appliqué dans chaque cas.

Quant à l'étendue de la responsabilité du commanditaire en sa qualité d'actionnaire de contrôle, nous croyons qu'elle est identique à celle du commandité puisque chaque geste posé par ce dernier est en fait dicté, voulu et autorisé par l'actionnaire de contrôle.

[Les demandeurs soulignent.] [3]

[17]        L’auteur Paul Martel, dans son article précité, critique le postulat de l’auteur Rhéaume:

Nous sommes en désaccord complet avec la position, exposée dans un article récent [Note 45: Maxime B. RHÉAUME, «La responsabilité du commanditaire. Le commanditaire qui contrôle le commandité corporatif est-il à l’abri de la responsabilité découlant de l’article 2244 du Code civil du Québec», (2006) 40 R.J.T. 429 .] que le contrôle exercé par le ou les commanditaires sur le commandité-personne morale suffit à engager la responsabilité du ou des commanditaires par le jeu combiné des articles 317 et 2244 C.c.Q. Ainsi que nous venons de l'énoncer, ce n'est que dans les provinces de common law que le contrôle de la gestion interne de la société en commandite est source de responsabilité pour les commanditaires: au Québec, l'article 2244 C.c.Q. n'a pas cette portée, et par rapport à cette disposition une argumentation fondée sur les notions de contrôle et d'alter ego constitue selon nous une fausse piste, dans laquelle nous osons espérer que les tribunaux ne s'engageront pas.[4]

[18]        Les tribunaux, en effet, n’ont pas suivi cette piste.

[19]        Les autorités que les parties ont portées à l’attention du tribunal confirment que la thèse de l’auteur Rhéaume reste largement minoritaire pour ne pas dire isolée.

[20]        D’où le tribunal conclut qu’il n’existe pas de réelle controverse doctrinale ou jurisprudentielle quant à la portée du second alinéa de l’article 2244 CCQ.

[21]        Le tribunal est d’avis que la thèse de l’auteur Martel emporte l’adhésion, qu’elle reflète l’état du droit positif en la matière et que par conséquent, pour engager sa responsabilité, le commanditaire doit à tout le moins avoir posé l’un ou l’autre des trois gestes énumérés au second alinéa de l’article 2244:

·                    avoir négocié une affaire pour le compte de la société;

·                    avoir agi pour celle-ci comme mandataire ou agent;

·                    avoir permis que son nom soit utilisé dans un acte de la société.

b.  Sur les allégations de fait - application à l’espèce

[22]        Suivant les prescriptions de l’article 111 CPC, les demandeurs sont tenus d’énoncer les faits sur lesquels la demande est fondée à l’égard du Fonds de solidarité et dont découleraient les conclusions formulées contre lui.

[23]        À la lumière de ce qui précède, il faut constater que les demandeurs n’allèguent aucunement que le Fonds de solidarité, à l’époque pertinente,

·                    aurait négocié une quelconque affaire pour le compte de la société;

·                    aurait agi pour celle-ci comme mandataire ou agent;[5]

·                    aurait permis que son nom soit utilisé dans un acte de la société.

[24]        Même si l’on devait par hypothèse retenir la thèse de la responsabilité élargie défendue par l’auteur Rhéaume, l’on constate que les demandeurs n’allèguent pas non plus des faits concrets de nature à asseoir leur demande, comme par exemple qu’à l’époque pertinente

·                    le Fonds de solidarité aurait contrôlé son commandité;

·                    le Fonds de solidarité se serait servi de son commandité comme d’une marionnette;

·                    ou le Fonds de solidarité se serait autrement immiscé dans les affaires du commandité.

[25]        Après six ans de pérégrinations judiciaires, l’on se serait attendu à ce que les demandeurs aient mieux à offrir à l’appui de leurs prétentions contre le Fonds de solidarité que les quelques rapports CIDREQ et les reproductions de pages internet présentant une situation non contemporaine aux faits en litige.

[26]        Cette incapacité apparente à étayer leur réclamation contre le Fonds de solidarité pourrait expliquer pourquoi les demandeurs ne demandent pas, conformément à l’article 166 CPC, qu’un délai leur soit accordé pour « redresser le grief sur lequel l’exception est fondée. »

[27]        Pour ces raisons, le tribunal estime que l’action n’est pas fondée en droit à l’égard du Fonds de solidarité, supposé même que les faits allégués soient vrais: elle est donc irrecevable au sens de l’article l65(4) CPC.

[28]        Quant à la demande de rejet fondée sur l’article 54.1 CPC, le tribunal note que le Fonds de solidarité ne demande ni de déclarer l’action abusive à son endroit ni de prononcer une sanction autre que le rejet de l’action.

[29]        Il n’y a donc pas lieu d’en traiter, sauf pour signaler que les témoignages des demandeurs versés au dossier ne font que renforcer l’insuffisance des allégations: les demandeurs reconnaissent en effet n’avoir aucun reproche à formuler contre le Fonds de solidarité, outre le paragraphe 257 précité.

[30]        Pour ce motif additionnel, le tribunal estime que l’action n’a aucune chance raisonnable de succès à l’égard du Fonds de solidarité.

PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL

[31]        FAIT DROIT à la requête amendée en irrecevabilité et en rejet d’action;

[32]        REJETTE l’action des demandeurs contre le défendeur Fonds de solidarité des travailleurs du Québec (F.T.Q.);

[33]        AVEC DÉPENS.

 

 

 

 

 

__________________________________

Jean-François Buffoni, j.c.s.

 

 

Me Guy Paquette

Me Vannessa O'Connell-Chrétien

Paquette Gadler

Pour les demandeurs

 

Me  Laurent Themens

Me Mélanie Martineau

Themens Landry

Pour le Fonds de solidarité des travailleurs du Québec (F.T.Q.)

 

Dates d’audience :

19 et 22 juillet 2010

 



[1] Transcription signée le 4 août 2010.

[2] Paul MARTEL, Droits et sociétés - Société en commandite: l’immixtion des commanditaires dans la gestion est-elle vraiment une source de responsabilité?, (2006) Revue du Barreau, EYB2006RDB88.

[3] Maxime B. RHÉAUME, La responsabilité du commanditaire.  Le commanditaire qui contrôle le commandité corporatif est-il à l’abri de la responsabilité découlant de l’article 2244 du Code civil du Québec?  (2006) 40 R.J.T. 429 , 443.

[4] Paul MARTEL, Droits et sociétés - Société en commandite: l’immixtion des commanditaires dans la gestion est-elle vraiment une source de responsabilité?  (2006) Revue du Barreau, EYB2006RDB88.

[5] Dans ce cas de figure, c’est le commanditaire qui agit comme mandataire ou agent de la société, non l’inverse.

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