Décision

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Agence du revenu du Québec c. Archambault

2014 QCCA 1336

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

N° :

500-09-024047-136

(540-17-003193-082)

 

DATE :

LE 9 JUILLET 2014

 

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L'HONORABLE

MARIE-FRANCE BICH, J.C.A.

 

 

AGENCE DU REVENU DU QUÉBEC

PROCUREURE GÉNÉRALE DU QUÉBEC

APPELANTES / INTIMÉES INCIDENTES - défenderesses

c.

 

JEAN-YVES ARCHAMBAULT

LE GROUPE ENICO INC.

INTIMÉS / APPELANTS INCIDENTS - demandeurs

et

DUPUIS PAQUIN AVOCATS ET CONSEILLERS D'AFFAIRES INC.

REQUÉRANTE EN INTERVENTION

 

 

JUGEMENT

 

 

[1]           La requérante demande la permission d'intervenir à l'appel et aux appels incidents qui opposent l'Agence du Revenu du Québec (ARQ) et la Procureure générale du Québec (PGQ), d'une part, à Jean-Yves Archambault et Groupe Enico inc., d'autre part. La requête est présentée en vertu de l'article 209 C.p.c., l'intervention envisagée se voulant à la fois agressive (il s'agit de faire valoir un droit que la requérante estime pouvoir exercer à l'endroit de M. Archambault et de Groupe Enico) et conservatoire (il s'agit pour elle de se joindre à ces derniers afin de les assister ou d'appuyer leurs prétentions). Les conclusions en sont les suivantes :

 

ACCUEILLIR     la présente requête;

PERMETTRE   l'intervention agressive de la requérante en vue de rechercher la conclusion suivante :

                           ORDONNER QUE, sous réserve des droits des tiers à la présente instance, les appelants versent, directement au compte fidéicommis de la requérante, les sommes que ces derniers doivent aux intimés en exécution du jugement en appel, et ce, afin que ces sommes y soient traitées conformément aux décisions des instances compétentes sur l'application du mandat de services professionnels conclu le 25 mai 2012 et à l'aveu judiciaire des intimés par lequel ils admettent devoir à la requérante au moins 1 400 000 $;

PERMETTRE   l'intervention conservatoire de la requérante pour soutenir la validité du jugement dont appel et appuyer les prétentions des intimés à cet égard;

PERMETTRE   l'intervention conservatoire de la requérante pour soutenir l'appel incident, mais seulement en ce qui a trait aux conclusions recherchant à augmenter les honoraires extrajudiciaires accordés par le jugement dont appel;

FIXER                les autres modalités de l'intervention de la requérante conformément aux ententes conclues entre les parties et au calendrier des échéances convenu entre celles-ci ou établi par la Cour;

LE TOUT, sans frais sauf en cas de contestation.

[2]           Pour les raisons expliquées ci-dessous, il n'y a pas lieu de permettre cette intervention.

* *

[3]           Un peu de contexte n'est pas inutile.

[4]           La requérante (après d'autres) a représenté les intimés Archambault et Groupe Enico inc. (collectivement « les intimés ») aux fins d'une action en responsabilité civile au terme de laquelle, le 23 octobre 2013, la Cour supérieure, sous la plume de l'honorable Steve J. Reimnitz, a condamné les parties défenderesses à verser à ses clients des dommages compensatoires et punitifs totalisant près de 4 millions de dollars, incluant une somme de 350 000 $ en honoraires extrajudiciaires, sans compter les 100 000 $ octroyé à titre d'honoraires spéciaux et les dépens (« Jugement Reimnitz »).

[5]           L'ARQ et la PGQ (collectivement, « les appelantes ») se sont pourvues en appel. Les intimés ont fait de même, par appel incident[1]. C'est dans ce dossier d'appel et d'appel incident que la requérante souhaite être autorisée à intervenir[2], de manière tout à la fois agressive et conservatoire.

[6]           Sur le premier point (intervention agressive), elle soutient avoir contre les intimés, au sens de la première partie de l'article 209 C.p.c., « un droit sur lequel la contestation est engagée et dont le sort dépend directement de l'issue de l'appel ». Ce droit serait double : il y a d'abord les sommes auxquelles elle peut prétendre en vertu du « mandat de services professionnels » (assorti d'un contrat de cession de créance dont il sera brièvement question plus loin - voir infra, paragr. [10]) qu'elle-même et ses anciens clients ont signé le 25 mai 2012, incluant les honoraires extrajudiciaires; il y a ensuite les honoraires spéciaux et les dépens accordés à son bénéfice par le Jugement Reimnitz. La requérante souligne par ailleurs que la seconde conclusion de sa requête est conforme à la clause 3e) de l'entente du 25 mai 2012, qui stipule ce qui suit :

3.         […]

e)   Toutes les sommes reçues de l'Agence du revenu Québec ou du Procureur général du Québec en lien avec l'objet du présent mandat (ci-après les « sommes reçues ») seront versées directement dans le compte en fidéicommis de Dupuis Paquin, et ce, pour être attribuées en conformité avec la présente entente.

[7]           Sur le second point (intervention conservatoire), la requérante fait valoir que, M. Archambault n'étant toujours pas représenté par avocat et Groupe Enico l'étant par une avocate dont les compétences en la matière ne seraient pas certaines, sans compter qu'elle agit pro bono, sa présence au dossier d'appel est nécessaire afin que le Jugement Reimnitz soit adéquatement défendu, préservant ainsi ses propres droits contre les intimés, qui ne prennent pas les mesures pour se défendre adéquatement en appel. Or, affirme-t-elle, si l'appel est perdu, sa propre créance le sera également.

[8]           La requérante soutient enfin que sa contribution au débat créera un précédent bénéfique à l'ensemble de la communauté juridique et permettra de faciliter l'accès à la justice : si des avocats dans la situation de la requérante ne sont pas autorisés à défendre ainsi leurs droits (et leurs créances), ils ne prendront désormais plus le risque d'agir pour le compte de justiciables démunis ou autrement vulnérables, au détriment de ces derniers, rendant ainsi le système judiciaire plus inabordable que jamais.

[9]           Mais plutôt que de paraphraser la requérante, reproduisons ici quelques-uns des paragraphes de sa requête pour permission d'intervenir :

37.       Il apparaît ainsi que la requérante a un intérêt vraisemblable évident à demander à ce que toutes les sommes que les appelants seraient condamnés à payer aux intimés suite au jugement devant intervenir dans la présente instance soient versées dans le compte en fidéicommis de la requérante, afin que ces sommes y soient traitées conformément aux décisions des instances compétentes sur l'application du mandat de services professionnels conclu le 25 mai 2012 et à l'aveu judiciaire des intimés par lequel ils admettent devoir à la requérante au moins 1 400 000 $;

38.       Cet intérêt vraisemblable est juridique, né et actuel, direct et personnel;

39.       De plus, sur le plan de l'administration de la justice, il est soumis humblement qu'une décision de la Cour, refusant à la requérante le droit d'intervenir pour obtenir que toutes les sommes devant être versées par les appelants le soient directement au compte en fidéicommis de la requérante, aggraverait le péril que court de nos jours l'accès à la justice et dont la présente affaire est une parfaite illustration;

40.       En effet, s'il n'est pas permis aux avocats rémunérés à pourcentage d'intervenir de la sorte dans l'instance en appel après que leur mandat ait été révoqué suite à un jugement favorable, peu de ces avocats, pour ne pas dire aucun, accepteraient de représenter des justiciables lorsque ces derniers seraient incapables de leur fournir des garanties réelles ou personnelles suffisantes pour les rassurer quant au paiement de leurs honoraires, c'est-à-dire dans l'écrasante majorité des cas;

[…]

52.       Car, dans les faits, monsieur Jean-Yves Archambault continue, à ce jour, à se représenter seul dans la présente instance;

53.       S'agissant de Le Groupe Enico inc., la société a mandaté pour la représenter en appel, Me Lyne Guilbault, l'avocate-conseil de monsieur Jean-Yves Archambault depuis plusieurs années;

54.       Sans rien vouloir insinuer quant à ses compétences, Me Lyne Guilbault n'exerce pas, selon les informations dont nous disposons, dans le domaine du litige fiscal alors que les questions soulevées dans l'appel concernent éminemment le droit fiscal;

55.       De plus, Me Lyne Guilbault a déclaré à toutes les instances judiciaires devant qui celle-ci représentait les intimés contre la requérante qu'elle agissait pro bono  au bénéfice des intimés;

56.       Or, une bonne défense des intérêts des intimés dans la présente instance nécessite une expertise en matière de litige fiscal et un engagement total qui se marie mal avec des services rendus pro bono;

[…]

58.       Par ailleurs, considérant l'état des relations entre les parties, la requérante ne peut évidemment pas se fier à monsieur Jean-Yves Archambault ou à Me Lyne Guilbault agissant pour Enico afin de faire valoir ses droits quant aux montants qui lui ont été adjugés à titre personnel par le jugement de première instance ou qui lui reviennent à ce titre en vertu du mandat de services professionnels;

59.       Compte tenu de tout ce qui précède, la requérante devrait être autorisée à protéger elle-même ses droits mis en danger par l'instance en appel, en se fiant à sa connaissance intime du dossier de première instance;

[10]        Dans un autre ordre d'idées, signalons que la Cour supérieure, le 10 décembre 2012, a invalidé la cession de créance consentie par les intimés à la requérante le 25 mai 2012, accessoirement au mandat de services professionnels (voir supra, paragr. [6]), cession jugée contraire aux articles 1782 et 1783 C.c.Q. La requérante a interjeté appel, lequel fut rejeté séance tenante par la Cour, le 8 avril 2013, en vertu de l'article 501 C.p.c.[3].

[11]        Mais nous n'en sommes pas à la fin des péripéties de l'affaire.

[12]        Ainsi, le 10 janvier 2014, mon collègue le juge Morissette accorde l'exécution partielle du Jugement Reimnitz, à hauteur de 450 000$, montant à être versé à l'intimé Archambault dans les 20 jours[4]. Concomitamment, la requérante, le 17 janvier 2014, institue une action contre les intimés pour les sommes qu'elle estime lui être dues. Sa procédure est intitulée « Requête introductive d'instance pour déclarer les droits de la demanderesse résultant des mandats de services professionnels conclus avec les défendeurs et pour injonction pour faire respecter certains autres droits de la demanderesse ». Vu le jugement du juge Morissette, elle réclame notamment, dans ce cadre, que la Cour supérieure, à titre de sauvegarde, ordonne à l'intimé Archambault « de ne pas percevoir, totalement ou partiellement, 450 000 $ de l'Agence du revenu du Québec ou du Procureur général du Québec » [5], et ce, « avant l'audition d'une requête intentée par DP contre Archambault et Enico […] intitulée “Requête introductive d'instance pour déclarer les droits de la demanderesse (DP) résultant des mandats de services professionnels conclus avec les Défendeurs (Archambault et Enico) et pour injonction pour faire respecter certains autres droits de la demanderesse (DP)” […] »[6].

[13]        Le 27 janvier 2014, le juge Lanctôt rejette la demande de sauvegarde[7], sauf sur certains points relatifs à la gestion de l'instance. Il estime en effet que la requérante n'a ni droit clair ni même apparent aux conclusions visant les 450 000 $ dont le paiement a été ordonné par le juge Morissette. La requérante tente d'obtenir la permission d'appeler de ce jugement (ainsi qu'une ordonnance de sauvegarde dont on devine la teneur[8]), ce qui lui est refusé par la Cour, séance tenante, le 10 mars 2014[9].

[14]        Notons aussi que, sur le fond, l'action de la requérante contre ses anciens clients, en ses aspects déclaratoires, est partiellement rejetée par la Cour supérieure (l'honorable Stéphane Sansfaçon), sur requête en irrecevabilité, en date du 26 mai 2014[10]. Ne paraissent donc subsister de ce recours que les conclusions de nature injonctive visant 1° à empêcher que les intimés perçoivent des appelantes les sommes que ces dernières devraient leur remettre, le cas échéant, en vertu de l'arrêt de la Cour sur l'appel du Jugement Reimnitz et 2° à obliger les appelantes à verser les sommes en question à la requérante, jusqu'à concurrence des montants qui lui seraient dus par les intimés, « sous réserve des droits des tiers »[11].

[15]        On ne peut donc que constater les efforts que met la requérante à assurer, avec un succès à ce jour fort relatif, la conservation de la créance qu'elle affirme lui être due par ses anciens clients, et ce, grâce à divers moyens très inventifs, dont la présente demande d'intervention est le plus récent exemple.

[16]        Remarquons tout de même que, selon le jugement du juge Sansfaçon, la requérante n'a pas encore envoyé son compte aux intimés[12], ce qu'elle ne nie du reste pas. On comprend également que ce compte serait vraisemblablement contesté auprès des instances du Barreau du Québec, devant lesquelles serait déjà pendante une demande de conciliation dont la requérante ferait cependant valoir le caractère prématuré. Bref, si la requérante prétend avoir des droits à leur endroit, les intimés le contestent, ne serait-ce que sur le quantum.

* *

[17]        Dans les circonstances, il n'y a pas lieu d'accueillir la requête, qui ne répond pas aux exigences des articles 208 et 209 C.p.c. (applicables en vertu de l'art. 509 C.p.c.). L'intérêt dont se réclame la requérante ne saurait en effet justifier une intervention, qu'elle soit agressive ou conservatoire.

[18]        Dans Soterm inc. c. Terminaux portuaires du Québec inc.[13], le juge Baudouin rappelle ainsi les règles applicables à l'intervention :

            Pour justifier de son droit d'intervenir dans un litige déjà formé entre des parties, l'intervenant doit démontrer plus qu'un simple intérêt général à la contestation telle qu'engagée. Il lui faut établir l'existence d'un intérêt vraisemblable, fondé sur un lien de droit, soit à l'endroit de l'une ou de l'autre des parties au litige, soit par rapport à l'objet même de celui-ci (Parent c. Garneau, (1933) 54 B.R. 335; Canadian National Railways c. Crelinsten, (1937) 63 B.R. 537; Massicotte c. Ming, (1973) C.A. 91; Boucher c. Pelletier, (1984) C.A. 347, (1984) R.D.J. 214 (C.A.); Paval-Sabrice Entreprise Conjointe c. Iberville Lumber Inc., (1988) R.D.J. 600 (C.A.); 165153 Canada Inc. c. Électrique Transbec Ltée, (1990) r.d.j. 76 (C.A.)).

            La Cour d'appel, dans l'arrêt Parent c. Garneau [renvoi omis], précité, écrivait ceci :

« Considérant qu'il ne suffit pas d'avoir intérêt dans une contestation pour y prendre part, mais qu'il faut, en outre, qu'il existe un lien de droit personnel contre la partie adverse ou de droit réel sur l'objet en litige, en faveur de celui qui veut intenter une demande en justice et que ce droit ait été violé ou soit mis en danger de l'être dans la procédure engagée; (…) » (p. 337)

Cet intérêt par ailleurs doit porter ....« sur le litige principal, par opposition à un intérêt de nature différente et personnel à l'intervenant » [Kowarsky c. Procureur général du Québec, (1988) r.d.j. 147 (C.A.), p. 149), ce qui semble à priori être le cas ici.

            La jurisprudence, pendant longtemps, a donc été relativement sévère dans l'appréciation des critères devant permettre l'intervention.

            Cependant, comme l'a fort justement signalé mon collègue le juge Louis LeBel dans l'arrêt Société canadienne d'indemnisation pour les assurances de personnes c. Services de Santé du Québec, (SSQ, Mutuelle d'Assurance-Groupe), (C.A.Q. no 200-09-000349-925, le 15 février 1993), la jurisprudence plus récente de notre Cour a assoupli cette rigueur et se montre plus aisément favorable à l'intervention conservatoire (Boucher c. Pelletier, (1984) R.D.J. 214; G.T.V. Limousine Inc. c. Service de limousine Murray Hill Ltée, (1988) R.J.Q. 1615 (C.A.); Petty c. Miller, (1989) R.J.Q. 285 (C.A.).

            Le juge dans l'exercice de sa discrétion de recevoir l'intervention doit aussi tenir compte de l'utilité pratique pour la solution du litige de l'intervention éventuelle du tiers (Caron c. R., (1988) R.J.Q. 2333 (C.A.).

            L'intérêt est le même que celui qui est requis par la loi (art. 55 C.P.) pour présenter une demande en justice puisque, rappelons-le, l'intervention agressive constitue elle-même une instance (art. 210 C.P.), (Desmeules c. Le Prêt hypothécaire, (1983) R.D.J. 101 (C.A.)). Il doit être direct et actuel (voir P. Ferland, « L'intervention (Art. 220 à 225(1) C.P.) », (1951) 11 R. du B. 101, 102 et ss.; D. Ferland, B. Emery et J. Tremblay, Précis de procédure civile du Québec (art. 1-481 C.p.c.), Cowansville, Les Éditions Yvon Blais Inc., 1992, no 162, p. 188).

[Je souligne.]

[19]        À cet égard, dans un premier temps, on voudra bien considérer les propos de la Cour supérieure, sous la plume du juge Sansfaçon dans le jugement par lequel il déclare irrecevable une partie du recours intenté par la requérante contre ses anciens clients :

[44]            Il a déjà été expliqué que la majorité des conclusions formulées à la requête introductive d'instance ont pour objet de faire trancher de façon complète et définitive, avec force de chose jugée, toutes les questions relatives à la détermination des honoraires professionnels dus par les clients à ses (sic) avocats, et ce, avant même qu'un compte n'ait été émis.[14]

[…]

[47]            Il semble donc, à la lecture de ces articles, que l'événement déclencheur à la procédure de conciliation est l'envoi du compte. Ainsi, permettre à un membre du Barreau de se pourvoir en jugement déclaratoire contre un de ses clients dans le but d'y faire déterminer l'ensemble de ses obligations monétaires, incluant la fixation de la somme totale due, sans avoir préalablement émis un compte d'honoraires professionnels, ferait en sorte d'autoriser indirectement l'emprunt d'une voie d'évitement à la procédure de conciliation et d'arbitrage des honoraires mise en place par le Barreau du Québec, en application des dispositions impératives de l'article 88 du Code des professions et des règlements qui en découlent, tel que le soulignait la Cour d'appel dans Miller c. Barreau du Québec.

[48]            En l'espèce, autoriser la continuation de la requête en jugement déclaratoire telle qu'intentée aurait cet effet de retirer aux défendeurs la possibilité de faire appel à la procédure de conciliation et d'arbitrage, et réciproquement de permettre à la demanderesse de s'y soustraire.

[Renvois omis.]

[20]        Le juge Lanctôt avait lui-même noté, précédemment[15], que :

[23]      Pour pouvoir exiger le paiement d'honoraires extrajudiciaires à un client, encore faut-il que l'avocat lui ait préalablement remis son compte d'honoraires indiquant ce qu'il réclame…

[21]        Cela étant, on ne voit pas quel intérêt juridique véritable, né et actuel, la requérante pourrait s'autoriser pour réclamer que lui soit reconnu contre ses anciens clients « un droit sur lequel la contestation est engagée », au sens de l'article 209 C.p.c. On peut lui reconnaître, peut-être, un intérêt économique à l'affaire, mais non un intérêt juridique.

[22]        Je doute fort par ailleurs que la requérante puisse faire valoir un quelconque intérêt à intervenir avant d'avoir obtenu un jugement final condamnant les intimés à lui verser ce qu'elle prétend lui être dû, et certainement pas alors qu'elle ne leur a adressé aucun compte d'honoraires. Et même-là, une fois ce jugement rendu et, par hypothèse, la condamnation de ses anciens clients prononcée (le tout sous réserve de la contestation des intimés, incluant un recours auprès du Barreau), je doute fortement qu'elle puisse avoir un intérêt à intervenir dans le présent dossier d'appel (à supposer qu'il soit encore en cours). Elle disposera plutôt des moyens d'exécution prévus par le Code de procédure civile, moyens auxquels elle pourra librement recourir et qui n'incluent pas l'intervention dans un dossier d'appel.

 

[23]        Évidemment, il n'est pas impossible de penser que la requérante puisse avoir d'ici là la possibilité de saisir avant jugement, en vertu de l'art. 733 C.p.c., les sommes qui seraient accordées en appel à ses anciens clients Mais si c'est le cas, elle le fera : en attendant, l'intervention ne saurait tenir lieu de saisie avant jugement, ni se substituer aux moyens d'exécution d'une créance judiciaire (et surtout d'une créance judiciaire qui n'existe pas encore).

[24]        On ne voit pas non plus comment la Cour, si elle rejetait le pourvoi des appelantes et faisait droit aux appels incidents, pourrait prononcer en faveur de la requérante l'ordonnance qu'elle requiert en ces termes et que je reproduis de nouveau par commodité :

ORDONNER QUE, sous réserve des droits des tiers à la présente instance, les appelants versent, directement au compte fidéicommis de la requérante, les sommes que ces derniers doivent aux intimés en exécution du jugement en appel, et ce, afin que ces sommes y soient traitées conformément aux décisions des instances compétentes sur l'application du mandat de services professionnels conclu le 25 mai 2012 et à l'aveu judiciaire des intimés par lequel ils admettent devoir à la requérante au moins 1 400 000 $;[16]

[25]        Outre le fait que, par cette conclusion, la requérante cherche à obtenir la sauvegarde qu'elle n'a pas obtenue du juge Lanctôt en janvier dernier - et cherche en réalité à obtenir encore davantage -, une telle ordonnance (qui a un peu les allures d'une saisie avant jugement de droits litigieux) équivaudrait à reconnaître une priorité indue à la créance de la requérante (une créancière chirographaire) et à la favoriser sans raison sur celles d'autres créanciers des intimés (et ce, même si elle prétend agir « sous réserve des droits des tiers à la présente instance »). Du reste, on ne peut sûrement pas permettre aux créanciers, même avérés, d'un débiteur d'intervenir personnellement dans toutes les instances auxquelles ce dernier est partie, sous le prétexte de voir à la conservation de leurs droits. En fait, la requérante semble ici vouloir exercer, par son intervention en appel, une sorte d'action oblique (art. 1627 et s. C.c.Q.), dont les conditions, pourtant, ne sont pas réunies.

[26]        Il faut bien voir aussi que la conclusion principale de la requête en intervention s'apparente fort à une tentative de contourner l'arrêt de la Cour du 8 avril 2013[17] en obtenant que soit versée prioritairement dans le compte en fidéicommis de la requérante les sommes qui, précisément, faisaient l'objet de la cession de créance, cession présentée comme une garantie (argument qui n'a convaincu ni la Cour supérieure ni cette Cour[18]). Et il paraît peu probable que la seule mention du droit des tiers, dans cette conclusion, permette de pallier la déficience que relève la Cour au paragraphe 2 de son arrêt du 8 avril.

[27]        Ajoutons à tout cela que l'intérêt prétendu de la requérante ne porte pas sur le litige principal qui oppose les parties, comme l'exige l'article 209 C.p.c., mais se révèle un intérêt de nature différente et personnelle (voir Soterm, supra), qui ne justifie pas l'intervention. C'est vrai en ce qui concerne les honoraires extrajudiciaires et autres sommes que les intimés devraient à la requérante, selon celle-ci (encore qu'elle ne leur ait pas encore envoyé sa facture, répétons-le), et plus encore en ce qui concerne les dépens et les honoraires spéciaux.

[28]        De toute façon, un obstacle dirimant s'oppose à la demande d'intervention. Imaginons un instant que la requérante soit autorisée à intervenir au dossier d'appel sur la base du droit qu'elle allègue. Le fait d'obtenir cette autorisation, il va sans dire, n'établit pas son droit pour autant, ne s'agissant à ce stade que d'une allégation. Sur le fond, pour obtenir la conclusion qu'elle recherche, il lui faudra démontrer l'existence de son droit et l'on sait déjà que les intimés, qui en nient l'existence et le quantum, y opposeront divers moyens de défense. Il n'est pas nécessaire d'aller plus loin : on voit immédiatement que ce débat entre la requérante et les intimés, qui est de la nature d'un débat de première instance, preuve à l'appui, ne peut avoir lieu en appel, où il n'a pas sa place.

[29]        Qui plus est, l'intérêt de la justice ne peut en rien justifier que les parties - et la Cour - soient distraites du débat principal qui les oppose par un débat accessoire qui les occuperait en même temps au seul bénéfice de la requérante. Ce serait permettre à celle-ci de jouer la mouche du coche. L'intervention proposée, dans sa dimension agressive, est impraticable et, pour cette seule raison, ne saurait être permise.

[30]        L'intervention ne saurait davantage être autorisée dans sa dimension conservatoire. Les arguments qu'avance ici la requérante ne sont guère heureux, ni d'ailleurs convaincants : sans doute la requérante est-elle persuadée qu'elle saura mieux faire que l'intimé Archambault et l'avocate dont l'intimée Enico a retenu les services, mais rien ne permet de croire que ce serait effectivement le cas. Surtout, cette conviction ne saurait aucunement, au sens de l'article 209 C.p.c., justifier qu'on lui permette d'intervenir au présent dossier d'appel à titre conservatoire. Je ne crois pas que le système de justice, en tout cas en ce qui concerne l'appel, puisse s'accommoder d'une situation où, au nom de la protection de leurs honoraires impayés, les anciens avocats d'une partie prétendraient plaider eux-mêmes sa cause, sur le fond, à ses côtés ou aux côtés de ses nouveaux avocats, et ce, afin de préserver un intérêt pécuniaire personnel sans doute important pour eux, mais fort secondaire dans l'ordre des choses. De plus, les intimés ont le droit de choisir librement leurs avocats, ce qui inclut le droit de s'en défaire ou de les remplacer. L'intimé Archambault a pour sa part le droit d'agir sans avocat. On ne saurait imposer ni à l'un ni à l'autre ce qui a toutes les apparences d'une sorte de tutelle ou, mieux, celles d'une intrusion, plutôt que d'une intervention.

[31]        Quant à l'argument fondé sur l'accès à la justice, il est, ici, futile.

[32]        Finalement, à l'audience, la requérante a clairement indiqué que l'intervention envisagée n'est pas fondée sur l'article 211 C.p.c. Elle a bien raison de ne s'être pas appuyée là-dessus. L'eut-elle fait que sa requête n'aurait pas été reçue, puisqu'elle ne répond pas aux exigences de cette disposition, telle qu'interprétée par la jurisprudence.

[33]        En fait, au vu de la manière dont la requérante agit afin de défendre ce qu'elle considère comme ses droits, on pourrait même être tenté de se demander si sa conduite ne commence pas à frôler l'abus au sens de l'article 54.1 C.p.c. Je ne crois pas nécessaire de répondre à cette question (qui n'a pas été débattue devant moi), question que la requérante aurait toutefois intérêt à se poser. Assurément, la situation dans laquelle elle se trouve est fâcheuse, mais elle ne paraît pas justifier l'arsenal des moyens déployés à ce jour.

* *

[34]        POUR CES MOTIFS, la requête est REJETÉE, avec dépens.

 

 

 

 

 

MARIE-FRANCE BICH, J.C.A.

 

Me Eric Bernatchez (absent)

REVENU QUÉBEC

Me Donald Béchard

DEBLOIS AVOCATS

Pour les appelantes / intimées incidentes

 

M. Jean-Yves Archambault

Personnellement

Intimé / appelant incident

 

Me Lyne Guilbault

GILBERT SÉGUIN GUILBAULT

Pour l'intimée / appelante incidente

 

Me Yacine Agnaou

DUPUIS PAQUIN AVOCATS ET CONSEILLERS D'AFFAIRES INC.

Pour la requérante en intervention

 

Date d’audience :

Le 3 juillet 2014

 



[1]     Et tout récemment dans le cas de Groupe Enico. Voir : Québec (Sous-ministre du Revenu) c. Groupe Enico inc., 2014 QCCA 1017.

[2]     En appel, l'article 210 C.p.c. ne s'appliquant pas, la permission d'intervenir doit être demandée à la Cour ou à l'un de ses juges, conformément au troisième alinéa de l'article 509 C.p.c. Voir à ce propos : Raymor Aerospace inc. c. Béliveau, 2009 QCCA 678, paragr. 21 et s.

[3]     Dupuis Paquin Avocats et conseillers d'affaires inc. c. Québec (Procureur général), 2013 QCCA 637 (requête pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême rejetée (C.S. Can., 2013-11-14), 35401).

[4]     Québec (Sous-ministre du Revenu) c. Archambault, 2014 QCCA 23.

[5]     Dupuis Paquin Avocats et conseillers d'affaires inc. c. Le Groupe Enico inc., 2014 QCCS 376, paragr. 2. Selon le plumitif de l'instance, la requête pour ordonnance de sauvegarde a été produite au greffe de la Cour supérieure le 22 janvier 2014.

[6]     Id.

[7]     Id.

[8]     On demandait ainsi au juge autorisateur de :

        […]

        ORDONNER à Jean-Yves Archambault de remettre à la REQUÉRANTE-demanderesse, la somme de deux cent vingt-cinq mille dollars (225 000 $) provenant des sommes perçues de l'Agence du revenu du Québec ou du Procureur général du Québec suite au jugement de l'honorable juge Yves-Marie Morissette sur la requête de Jean-Yves Archambault pour exécution provisoire du jugement rendu par l'honorable juge Steven J. Reimnitz le 23 octobre 2013, ladite somme à être déposée dans le compte en fidéicommis de la REQUÉRANTE-demanderesse pour y demeurer jusqu'au jugement à intervenir sur l'appel de la décision rendue par l'honorable juge Julien Lanctôt, le 27 janvier 2014;

 

        ORDONNER à Jean-Yves Archambault et Groupe Enico inc. de ne percevoir aucune autre somme de l'Agence du revenu du Québec ou du Procureur général du Québec avant le jugement à intervenir sur l'appel de la décision rendue par l'honorable juge Julien Lanctôt, le 27 janvier 2014; ou, SUBSIDIAIREMENT, ORDONNER à Jean-Yves Archambault et Groupe Enico inc. de remettre à la REQUÉRANTE-demanderesse toute telle somme pour être déposée dans le compte en fidéicommis de la REQUÉRANTE-demanderesse pour y demeurer jusqu'au jugement à intervenir sur l'appel de la décision rendue par l'honorable juge Julien Lanctôt, le 27 janvier 2014;

[9]     Dupuis Paquin Avocats et conseillers d'affaires inc. c. Archambault, 2014 QCCA 516.

[10]    Dupuis Paquin Avocats et conseillers d'affaires inc. c. Groupe Enico inc., 2014 QCCS 2271.

[11]    Conclusion X de la requête introductive d'instance de la requérante contre les intimés.

[12]    Dupuis Paquin Avocats et conseillers d'affaires inc. c. Groupe Enico inc., précité, note 10, paragr. 5 à 8.

[13]    (1993) R.D.J. 549 (C.A.), p. 552-553.

[14]    Dupuis Paquin Avocats et conseillers d'affaires inc. c. Groupe Enico inc., précité, note 10.

[15]    Voir Dupuis Paquin Avocats et conseillers d'affaires inc. c. Le Groupe Enico inc., note 5.

[16]    Requête en intervention, p. 18 in fine et 19.

[17]    Dupuis Paquin Avocats et conseillers d'affaires inc. c. Québec (Procureur général), précité, note 3.

[18]    Ni la Cour suprême, qui a refusé la permission d'appeler (voir supra, note 3).

AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.