Entrepreneurs en action du Québec c. Procureur général du Québec |
2021 QCCS 922 |
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COUR SUPÉRIEURE |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
QUÉBEC |
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N° : |
200-17-031827-207 |
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DATE : |
19 mars 2021 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE |
L’HONORABLE |
JACQUES BLANCHARD, j.c.s. |
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ENTREPRENEURS EN ACTION DU QUÉBEC BENOIT GIROUARD JULIE DESMARAIS LEE BUDGEN KARINE LÉVEILLÉ STÉPHANIE BEAUCHAMP 9246-1034 QUÉBEC INC., f.a.s.r.s. Centre de Cheerleading de Québec 9253-4254 QUÉBEC INC., f.a.s.r.s. Crossfit T-R / La Forge T-R 9290-0539 QUÉBEC INC., f.a.s.r.s. Nova Gym Centre MMA de Québec AQUA TROIS-RIVIÈRES CENTRE D’ARTS MARTIAUX KAIZEN INC. CENTRE PSYSI-K INC. CONCERT PLUS INC. LES COMPLICES PRODUCTRICES DE SOUVENIRS INC. OLYMPE GYM SEMI-PRIVÉ INC. XL GYM SIGNATURE INC. ÉCOLE DE HOCKEY COACH PY INC. MARIE-PIER PATOINE, f.a.s.r.s. Aubergélit GYM-MAX GATINEAU INC. BAM CAFÉ INC. JEAN BOILY STÉPHANE ARSENAULT TERRE DES MÉTIS, s.e.n.c. AUDREY SAMSON |
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Demandeurs |
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c. |
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PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC MINISTRE DE LA SANTÉ ET DES SERVICES SOCIAUX DU QUÉBEC DIRECTEUR NATIONAL DE LA SANTÉ PUBLIQUE |
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Défendeurs |
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JUGEMENT SUR DEMANDE D’ORDONNANCE DE SAUVEGARDE |
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[1] Par le décret 177-2020 du 13 mars 2020, le gouvernement du Québec déclare l’état d’urgence sanitaire dans tout le territoire québécois pour une période de 10 jours, sujet à renouvellement. Il en est découlé l’arrêté numéro 2020-004 de la ministre de la Santé et des Services sociaux le 15 mars 2020 ordonnant certaines mesures pour protéger la santé de la population.
[2] L’état d’urgence a depuis lors été renouvelé et de nombreux décrets et arrêtés ministériels adoptés.
[3] Le 20 décembre 2020, les demandeurs, qui regroupent autant des personnes physiques que des personnes morales issues de divers milieux de notre société et ayant des intérêts variés, déposent une demande de pourvoi en contrôle judiciaire en nullité et en jugement déclaratoire à l’égard des décrets adoptés par le gouvernement du Québec après que celui-ci ait déclaré l’état d’urgence sanitaire relié à la pandémie de la COVID-19.
[4] Essentiellement, les demandeurs allèguent, dans leur procédure qui comporte 440 paragraphes, ce qui suit :
· l’état d’urgence sanitaire a constamment été renouvelé, sans démarche législative ni débat démocratique, malgré l’absence de menace grave, réelle ou imminente à la santé de la population au sens de la Loi sur la santé publique[1] (LSP);
· cet état d’urgence sanitaire, renouvelé par période de dix jours, est illégal et contraire à l’article 119 de la LSP, car l’intention du législateur est d’obtenir l’assentiment de l’Assemblée nationale lorsque les mesures prises ont un horizon de plus de trente jours. De surcroît, les décisions du gouvernement du Québec s’appuient sur des décrets valides que pour une période de dix jours alors que ces décisions ont un horizon qui va bien au-delà de cette période de validité, causant des limitations importantes aux droits et libertés des citoyens;
· une société démocratique ne peut permettre que plusieurs droits fondamentaux de tous les citoyens soient limités par simple décret, d’autant plus que le critère de la nécessité prévu à l’article 123 (8) LSP n’est pas démontré ou n’est à tout le moins plus satisfait;
· en effet, le gouvernement du Québec ne peut prétendre à une telle nécessité alors qu’il s’écarte des recommandations de la Direction de la santé publique;
· par l’ensemble des mesures arbitraires adoptées par le gouvernement du Québec, parfois contraires ou allant au-delà des recommandations de la Direction de la santé publique, les entreprises privées ont été désavantagées par rapport aux services offerts par l’État, comme la vente d’alcool et de drogue;
· subsidiairement, les mesures prises par le gouvernement du Québec sont inconstitutionnelles car elles enfreignent des droits garantis par les Chartes et ces limitations ne peuvent se justifier dans une société libre et démocratique;
[5] C’est dans ce contexte que, le 12 mars 2021, les demandeurs saisissent le Tribunal d’une demande d’ordonnance de sauvegarde visant essentiellement à obtenir la suspension des divers décrets adoptés par le gouvernement du Québec, voir même leur modification :
ORDONNER la suspension du couvre-feu:
ORDONNER la suspension de l’imposition du couvre-visaqe aux enfants de 6 à 12 ans;
DÉCLARER que les régions sociaux-sanitaires suivantes sont au 1er palier (vert): Bas St-Laurent, Saguenay - Lac St-Jean, Côte-Nord, Nord du Québec, Gaspésie-îles-de-la-Madeleine, Chaudière-Appalaches;
DÉCLARER que les régions sociaux-sanitaires suivantes sont au 2e palier (jaune); Capitale-Nationale, Outaouais, Abitibi-Témiscamingue, Mauricie Centre du Québec;
DÉCLARER que les régions sociaux-sanitaires suivantes sont au 3e palier (orange): Montérégie, Laurentides, Laval, Estrie;
DÉCLARER que les entreprises peuvent ouvrir, sans restriction sur le nombre de clients, dans les zones vertes et jaunes;
ORDONNER pour toutes les régions sociaux-sanitaires la réouverture des commerces suivants: les gymnases, salles d’entraînement, écoles d’arts martiaux, spas, cinémas, restaurants, auberges de jeunesse;
ORDONNER la réouverture des locaux permettant aux enfants scolarisés à la maison de pouvoir socialiser et faire des activités avec d’autres enfants scolarisés à la maison et permettre à de tels enfants et leurs parents de s’y retrouver;
ORDONNER la reprise des activités sportives étudiantes et toute activité sportive pour les enfants de moins de 18 ans, compétitives ou non;
ORDONNER que les églises et lieux de cultes peuvent accueillir 50% de personnes en proportion avec leur capacité d’occupation habituelle;
ORDONNER aux défendeurs de communiquer, dans un délai de 72 heures, aux demandeurs copie de toutes les recommandations écrites au gouvernement, sous quelque forme que ce soit, de la Direction de la santé publique en lien avec la Covid;
ORDONNER aux défendeurs de communiquer, dans un délai de 72 heures, aux demandeurs copie de toutes les mises à jour périodiques du tableau de bord de révision des paliers d’alerte, des analyses et délibérations de la Table de coordination nationale en santé publique et des recommandations du directeur national de santé publique:
SUBSIDIAIREMENT :
SUSPENDRE le couvre-feu pour les demandeurs;
DÉCLARER que les entreprises demanderesses peuvent reprendre leurs activités et ouvrir au public;
[6] Le présent jugement dispose de cette demande.
[7] Les critères applicables à l’ordonnance de sauvegarde et à la suspension d’une disposition dont l’inconstitutionnalité est alléguée sont bien connus[2] et sont les mêmes que ceux applicables à l’injonction interlocutoire provisoire[3] :
a) apparence de droit aux conclusions recherchées dans la demande introductive d’instance;
b) l’ordonnance est jugée nécessaire afin de prévenir qu’un préjudice sérieux ou irréparable ne soit pas causé pendant l’instance;
c) la balance des inconvénients favorise l’émission de l’ordonnance visée;
d) il y a urgence à intervenir.
[8] Toutefois, avant d’appliquer ces critères aux faits, il est essentiel de mentionner que le présent jugement n’aborde pas le fond de l’affaire. Il porte uniquement sur la question de savoir si le Tribunal, usant de son pouvoir discrétionnaire[4], doit émettre une ordonnance de sauvegarde afin de suspendre les effets des décrets.
[9] La Cour suprême du Canada dans l’arrêt RJR-MacDonald[5] précise que pour l’analyse du critère de l’apparence de droit dans un dossier de Charte, le juge doit se fonder « sur le bon sens et un examen extrêmement restreint du fond de l’affaire »[6], d’autant plus qu’il n’a qu’à contrôler que la réclamation n’est ni futile ni vexatoire[7]. Elle ajoute que, dans ce type de dossier, c’est souvent à l’étape de l’analyse de la prépondérance des inconvénients que tout se joue[8].
[10] Comme le souligne le juge Bachand dans l’affaire Karounis[9], le critère de l’apparence de droit n’est pas difficile à satisfaire, même lorsqu’on conteste la constitutionnalité d’une disposition de la loi.
[11] C’est d’ailleurs ce que concède le Procureur général du Québec.
[12] En l’espèce, les demandeurs s’attaquent aux décrets adoptés depuis le 15 mars 2020 en soulevant des arguments de droit administratif ainsi que des arguments fondés sur les Chartes canadienne et québécoise.
[13] Sur le plan administratif, il n’est pas inhabituel qu’un justiciable interpelle la Cour supérieure pour contrôler la validité et la constitutionnalité d’un acte réglementaire ou encore son application.
[14] Les demandeurs, dans leur procédure en pourvoi, avancent, notamment, que le pouvoir d’adopter un décret en vertu de l’article 123 (8) LSP est subordonné à la démonstration que les mesures sanitaires sont « nécessaires » pour protéger la santé de la population, ce qui, selon eux, n’est pas le cas en l’espèce. Ainsi, la plupart des mesures prises sous le couvert de cet article seraient illégales.
[15] Le juge appelé à analyser la légalité de celles-ci devra vérifier si l’exercice par le gouvernement de son pouvoir discrétionnaire respecte les balises prévues dans la LSP. Cet exercice n’est ni futile ni vexatoire.
[16] Pour
ce qui est des arguments fondés sur les Chartes, les demandeurs allèguent que
les décrets enfreignent leurs droits à l’intégrité de leur personne, à la
liberté de réunion pacifique, à la liberté de religion, à la libre jouissance
paisible et libre disposition de leurs biens garantis par les articles 2 a) et
c) et 7 de la Charte canadienne des droits et libertés et les articles
[17] Sans
que le Tribunal scrute tous les arguments avancés par les demandeurs, à l’examen,
l’interdiction, à tout le moins, de se retrouver à l’extérieur de sa résidence
à certaines heures constitue certes une restriction aux droits des demandeurs. La
question de savoir si cette atteinte se justifie dans une société libre et
démocratique au sens de l’article
[18] À cette étape de l’analyse, l’unique question est « de savoir si le refus du redressement pourrait être si défavorable à l’intérêt du requérant que le préjudice ne pourrait faire l’objet d’une réparation, en cas de divergence entre la décision sur le fond et l’issue de la demande interlocutoire »[10].
[19] Ainsi, le préjudice sur lequel le Tribunal doit s’interroger est celui que les demandeurs subiraient eux-mêmes d’ici le prononcé du jugement sur le fond en tenant pour acquis que celui-ci confirmerait, notamment, l’illégalité des décrets.
[20] Par ailleurs, se référant à l’arrêt Groupe CRH Canada inc.[11] de la Cour d’appel, le juge Bachand dans l’affaire Karounis[12] souligne :
[29] (…) Il faut cependant tenir compte d’une spécificité du droit québécois en vertu de laquelle il suffit aux demanderesses d’établir que l’émission de l’ordonnance de sauvegarde qu’elles recherchent permettrait de prévenir un préjudice sérieux; elles n’ont pas à démontrer que ce préjudice serait au surplus irréparable.
[21] Pour établir un tel préjudice, les demandeurs doivent produire une preuve étayée sur l’existence d’un préjudice sérieux ou irréparable et non simplement s’en remettre à des allégations générales[13] :
[31] Par ailleurs, dans une affaire récente, le juge Sébastien Grammond a très justement insisté sur le fait qu’il incombe à la partie demanderesse de produire des éléments de preuve à la fois précis et détaillés sur le préjudice qu’elle allègue. Le juge Grammond a également rappelé que, à cette étape de l’analyse, il ne suffit pas de raisonner sur le fondement de simples hypothèses ou suppositions, car les preuves produites en demande doivent établir une probabilité réelle qu’un préjudice sérieux ou irréparable survienne si aucune ordonnance interlocutoire n’était émise.
[22] Les demandeurs déposent des déclarations sous serment dans lesquelles ils affirment, notamment, ce qui suit :
· les mesures adoptées ont des conséquences financières sur les entreprises demanderesses en ce qu’elles ont vu leur chiffre d’affaires diminué mettant en péril leur survie alors que pour d’autres, elles ont dû s’endetter afin de continuer à opérer;
· l’imposition du couvre-feu a pour effet de les isoler de leur famille et amis ou les empêche d’exercer leur métier ou profession, ce qui constitue pour eux une partie importante de leur identité ainsi qu’un moyen d’assurer le bien-être de leur famille tout en contribuant à la société;
· l’imposition de mesure interdisant tout rassemblement a un impact néfaste tant sur plan du développement que sur la santé mentale et psychologique ou encore sur la qualité de vie des demandeurs et de leurs enfants puisqu’ils sont privés à la fois de liens sociaux normaux et d’activités éducatives ou sportives;
· l’imposition d’une limitation de personne dans un lieu de culte entraîne un vide spirituel dans la vie des demandeurs, lesquels suivent les préceptes de leur religion;
[23] Suivant cette preuve, et partant de l’hypothèse que les décrets sont illégaux et contreviennent, à titre d’exemple, au droit à l’intégrité de leur personne ou à la liberté de religion, l’ordonnance de sauvegarde recherchée par les demandeurs leur permettrait d’éviter un préjudice sérieux, compte tenu de la nature et de l’importance fondamentale de ces droits, lequel pourrait à grand-peine faire l’objet d’une réparation adéquate par la suite.
[24] Cela étant, l’émission de certaines ordonnances de sauvegarde recherchées permettrait à certains demandeurs d’éviter qu’ils subissent un préjudice sérieux et cela suffit pour conclure que ceux-ci se sont libérés de leur fardeau quant au second critère.
[25] À cette étape, lorsqu’un justiciable requiert, au stade de l’ordonnance de sauvegarde, la suspension des effets d’une loi ou d’un acte réglementaire, le Tribunal tient pour avérés que ceux-ci visent le bien commun et la promotion de l’intérêt du public, et ce, sans qu’il soit nécessaire d’en faire la preuve[14].
[26] Il appartient donc aux demandeurs de démontrer que la suspension qu’ils recherchent est dans l’intérêt du public[15].
[27] Le juge Bachand, dans l’affaire Karounis[16], met en évidence l’importance particulière que revêt l’intérêt public lors d’une demande de suspension :
[41] L’argument des demanderesses doit être rejeté, car il fait fi des enseignements de la Cour suprême. En effet, dans l’arrêt RJR-MacDonald, la Cour a été très claire : « dans tous les litiges de nature constitutionnelle, l’intérêt public est un ‘élément particulier’ à considérer dans l’appréciation de la prépondérance des inconvénients, et qui doit recevoir ‘l’importance qu’il mérite’ ». Ce qui importe, ce n’est pas la nature de l’ordonnance recherchée par les demanderesses, mais plutôt le fait que cette ordonnance affecterait l’application du décret attaqué tout en contrecarrant l’intention du Conseil des ministres quant à l’obligation de fréquenter l’école en personne. En outre, la position des demanderesses semble difficile à concilier avec l’arrêt Groupe CRH Canada Inc., où la Cour d’appel a souligné qu’il y a lieu de tenir compte des exigences de l’intérêt public même lorsqu’aucune question constitutionnelle n’est soulevée.
[28] Enfin, comme le souligne la juge Minville dans l’arrêt Hak[17] le « tribunal doit dans la plupart des cas présumer que la suspension de la loi causera un préjudice irréparable à l’intérêt du public ».
[29] Ceci étant dit, la question est donc de savoir si l’intérêt du public serait mieux servi par l’émission d’une ordonnance de sauvegarde ou plutôt son rejet.
[30] D’abord, certaines conclusions de la demande d’ordonnance de sauvegarde vont bien au-delà d’une simple demande de suspension des mesures contestées :
DÉCLARER que les régions sociaux-sanitaires suivantes sont au 1er palier (vert): Bas St-Laurent, Saguenay - Lac St-Jean, Côte-Nord, Nord du Québec, Gaspésie-îles-de-la-Madeleine, Chaudière-Appalaches;
DÉCLARER que les régions sociaux-sanitaires suivantes sont au 2e palier (jaune); Capitale-Nationale, Outaouais, Abitibi-Témiscamingue, Mauricie Centre du Québec;
DÉCLARER que les régions sociaux-sanitaires suivantes sont au 3e palier (orange): Montérégie, Laurentides, Laval, Estrie;
DÉCLARER que les entreprises peuvent ouvrir, sans restriction sur le nombre de clients, dans les zones vertes et jaunes;
ORDONNER pour toutes les régions sociaux-sanitaires la réouverture des commerces suivants: les gymnases, salles d’entraînement, écoles d’arts martiaux, spas, cinémas, restaurants, auberges de jeunesse;
ORDONNER la réouverture des locaux permettant aux enfants scolarisés à la maison de pouvoir socialiser et faire des activités avec d’autres enfants scolarisés à la maison et permettre à de tels enfants et leurs parents de s’y retrouver;
ORDONNER la reprise des activités sportives étudiantes et toute activité sportive pour les enfants de moins de 18 ans, compétitives ou non;
ORDONNER que les églises et lieux de cultes peuvent accueillir 50% de personnes en proportion avec leur capacité d’occupation habituelle;
(…)
SUBSIDIAIREMENT :
(…)
DÉCLARER que les entreprises demanderesses peuvent reprendre leurs activités et ouvrir au public;
[31] Suivant ces conclusions, les demandeurs requièrent du Tribunal de rédiger de nouvelles règles nettement moins contraignantes que celles existantes, chose qu’il ne peut faire.
[32] En effet, il n’appartient pas au Tribunal d’usurper un rôle qui n’est pas le sien tout comme de statuer sur le bien-fondé ou l’opportunité des décrets comme le souligne le juge Bachand dans l’affaire Karounis[18] :
[8] Il convient par ailleurs de garder à l’esprit un principe bien établi qui prend toute son importance dans une affaire comme celle-ci. Il s’agit du principe selon lequel il n’appartient pas aux tribunaux judiciaires de juger du bien-fondé des décisions prises par des acteurs politiques. La Cour d’appel, sous la plume du juge Jean-Louis Baudouin, en a résumé les tenants et aboutissants dans une affaire datant du début des années 90 :
Dans notre tradition, les tribunaux judiciaires ont un pouvoir de contrôle sur la légalité des actes de l’Administration. Cette réalité juridique bien reconnue est saine en démocratie, puisque ce pouvoir représente, pour le citoyen ordinaire, l’ultime protection contre l’arbitraire politique ou administratif. Par contre, le rôle des tribunaux reste limité. Ils n’ont pas pour mission de remplacer le pouvoir législatif, exécutif ou l’Administration ou de s’y substituer. À l’endroit du pouvoir législatif, ils peuvent seulement contrôler la constitutionnalité de la loi. À l’endroit du pouvoir exécutif et administratif, leur tâche est de s’assurer que la loi, et donc la volonté du Parlement, a bel et bien été suivie et respectée. Ils ne peuvent et ne doivent pas s’ériger en arbitres de l’opportunité, de la rationalité, de la prudence ou de la sagesse des décisions politiques ou administratives.
[33] De plus, la Cour suprême du Canada reconnaît que les mesures relatives à la santé publique appartiennent « aux gouvernements habilités à le faire »[19] et non aux tribunaux même si « lorsqu’une politique se traduit par une mesure législative ou un acte de l’État, cette mesure législative ou cet acte peut faire l’objet d’un examen fondé sur la Charte »[20].
[34] Un dernier mot quant à certains arguments avancés par les demandeurs pour obtenir de telles conclusions au stade de l’émission d’une ordonnance de sauvegarde.
[35] Selon les demandeurs, l’ensemble des mesures sanitaires adoptées par le gouvernement du Québec sont contraires ou vont au-delà des recommandations émises par la Direction de la santé publique.
[36] Ainsi, ils prétendent, à titre d’exemple, que le gouvernement ne respecte pas les codes de couleurs et les autorisations ou restrictions applicables à ceux-ci, tel que recommandé par le Direction de la santé publique.
[37] Faut-il rappeler que la LSP accorde au gouvernement un pouvoir discrétionnaire pour adopter une mesure sanitaire et affirmer, comme le font les demandeurs, qu’il doit suivre à la lettre les recommandations de la Direction de la santé publique est un non-sens. Un tel pouvoir ne peut être lié aux seules recommandations de cette direction sinon il perdrait tout son sens.
[38] Ensuite, il reproche au gouvernement une mauvaise gestion de la crise[21].
[39] Or, ce n’est pas à ce stade-ci que le débat doit se faire quant à la question de savoir si le gouvernement a fait fi de suivre les principes régissant les bonnes politiques et pratiques en santé publique au moment de l’adoption des mesures sanitaires contestées ou encore de vérifier si le gouvernement s’appuie sur des projections anticipées erronées ou non à propos de l’impact potentiel d’un variant COVID au Québec.
[40] En ce qui concerne les autres conclusions recherchées, à l’examen des allégations et de la preuve soumise pas les demandeurs, le Tribunal conclut qu’elles ne contiennent pas d’éléments suffisamment probants pour inférer que l’intérêt public serait manifestement mieux servi si les effets des décrets étaient suspendus.
[41] D’abord, ils allèguent que la COVID-19 n’est pas une menace pour la santé de la population en général et que ce sont plutôt les mesures prises en vertu de la LSP qui menacent sérieusement la santé de la population en général.
[42] Ils soutiennent également que les actions prises par le gouvernement n’ont pas pour effet de protéger, de maintenir ou d’améliorer l’état de santé et de bien-être de la population en général et visent plutôt des individus, sans bénéfice pour la communauté.
[43] Enfin, ils soulignent que les mesures n’étaient pas ou ne sont plus nécessaires étant donné que la situation de la contagion s’est améliorée au Québec.
[44] Pour démontrer qu’il est dans l’intérêt du public de suspendre les effets des mesures sanitaires du couvre-feu et du port du masque chez les enfants, les demandeurs produisent en preuve, notamment, la déclaration sous serment du docteur Jay Bhattacharya, professeur à l’école de médecine de l’université Stanford en Californie[22].
[45] Essentiellement, le docteur Bhattacharya est d’avis que :
- l’imposition d’un couvre-feu n’est pas nécessaire pour contrôler ou ralentir la propagation du virus de la COVID qui, au surplus, restreint de manière significative les mouvements des citoyens;
- il reproche au docteur Litvak[23], quant au caractère probant des résultats du couvre-feu afin réduire la transmission du virus de la COVID, de n’avoir retenu que des pays où une telle mesure a été imposée pour confirmer ses conclusions au lieu de réaliser une comparaison avec des états qui n’ont pas imposé cette mesure. Le docteur Bhattacharya considère l’analyse du docteur Litvak comme étant « poor scientific practice and should not be used to determine causalty.»[24];
- en janvier 2021, alors que le nombre d'hospitalisations et d'infections était beaucoup plus élevé au Québec qu'actuellement, le gouvernement n'a pas jugé utile d'exiger que les enfants âgés de 6 à 11 ans utilisent un masque en classe. S'il n'était pas optimal d'imposer l'exigence de masque en janvier, il est encore moins nécessaire aujourd'hui de l'exiger alors que les cas d’infection sont moins nombreux;
- la mesure qui impose le port d’un masque aux enfants qui fréquentent l’école primaire est néfaste pour leur santé et nuit à leur apprentissage. Le gouvernement a fait fi des recommandations de l’Organisation de la santé mondiale et de l’Association des pédiatres du Québec qui ne le recommandent pas;
- l'imposition d'un couvre-feu et le port du masque chez les enfants fréquentant l’école primaire est inutile pour protéger la santé de la population. Au contraire, elle est préjudiciable à sa santé et ces mesures doivent être levées sans délai.
[46] Quoique le docteur Bhattacharya affirme que la situation se soit améliorée au Québec, il n’est pas imprudent pour le Tribunal d’affirmer que la pandémie n’est toujours pas contrôlée et le risque qu’elle s’aggrave n’est toujours pas écarté.
[47] De plus, la transmission de la COVID s’effectue partout où la population vit et se côtoie[25] et bien que le docteur Bhattacharya soit d’avis que le port du masque est néfaste pour les enfants, il affirme tout de même que ces derniers jouent un rôle dans la propagation de l'infection par le COVID aux adultes[26].
[48] Bien que ce rôle est limité, précise-t-il, le risque est présent et aussi minime soit-il il est de trop.
[49] Quant au couvre-feu, selon le docteur Litvak, cette mesure limite le nombre de cas d’infection, car elle constitue un frein aux rencontres sociales ou aux rassemblements à des heures précises et fut ajoutée aux autres mesures afin de contrôler la transmission du virus[27].
[50] Force est de constater qu’il ne semble y avoir à l’heure actuelle aucune unanimité chez les scientifiques quant à la façon de contrôler la propagation du virus de la COVID[28] et la recherche de l’équilibre afin de minimiser les conséquences socioéconomiques des mesures sanitaires applicables est complexe et évolue constamment.
[51] La preuve soumise par les demandeurs n’est pas suffisante pour réfuter la présomption selon laquelle la suspension du couvre-feu et l’imposition du couvre-visage aux enfants de 6 à 12 ans serviront l’intérêt du public.
[52] En terminant, la pandémie mondiale en est une qui bouleverse nos vies de façon exceptionnelle et le docteur Litvak mentionne que la « COVID est une maladie récente et les données permettant de la comprendre sont partielles et en constante évolution »[29].
[53] Les décrets sont au même titre, exceptionnels, et le Procureur général du Québec n’avait pas, à ce stade-ci, à démontrer leur validité puisqu’ils sont présumés avoir été mis en place dans l’intérêt du public compte tenu de la gravité de la situation.
[54] La demande d’ordonnance de sauvegarde doit donc être rejetée.
[55] En raison de cette conclusion, il n’y a pas lieu à aborder le critère de l’urgence qui, à première vue, ne semble pas avoir été rempli, notamment, pour les conclusions visant la transmission de documents qui n’est pas du ressort d’une demande de sauvegarde.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[56] REJETTE la demande d’ordonnance de sauvegarde;
[57] AVEC FRAIS de justice.
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__________________________________ JACQUES BLANCHARD, j.c.s. |
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Me Jean-Félix Racicot |
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859, rue des Bernaches Mont-St-Hilaire (Québec) J3H 0C4 |
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Me Guylaine Lacerte Lacerte GCL 1190-B, rue de Courchevel, suite 400 Lévis (Québec) G6W 0M6 |
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Avocats des demandeurs
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Me François-Olivier Barbeau Me Sonia Levesque |
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Rousseau Lavoie (Justice Québec), casier 134 |
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Avocats du Procureur général du Québec |
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Date d’instruction : |
12 mars 2021 |
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[1] RLRQ, c. S-2.2.
[2]
RJR-Macdonald Inc. c. Canada (Procureur général),
[3]
Manitoba (P.G.) c. Metropolitan Stores Ltd.,
[4]
Desrochers c. Procureur général du Québec,
[5] RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur Général), préc., note 2.
[6] Id., p. 348.
[7] Id.
[8] Id., p. 342 et 348.
[9] Karounis c. Procureur général du Québec, préc., note 2, par. 13.
[10] RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), préc., note 2, p. 341.
[11]
Groupe CRH Canada inc. c. Beauregard,
[12] Karounis c. Procureur général du Québec, préc., note 2.
[13] Id.
[14]
Harper c. Canada (Procureur général),
[15] Id.
[16] Karounis c. Procureur général du Québec, préc., note 2.
[17]
Hak c. Procureure générale du Québec,
[18] Karounis c. Procureur général du Québec, préc., note 2.
[19]
Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society,
[20] Id.
[21] À titre d’exemple, selon les demandeurs, si le gouvernement et les autorités de la santé publique avaient concentré leurs efforts sur la protection des personnes âgées et des malades plutôt que d’imposer des restrictions au reste de la population, les dommages à la santé publique auraient été moindres.
[22] Pièce P-73.
[23] Conseiller médical stratégique adjoint à la Direction de la santé publique au ministère de la Santé et des Services sociaux.
[24] Pièce P-73, par. 18.
[25] Pièce P-72.
[26] Pièce P-41, p. 19.
[27] Pièce P-72.
[28] Voir, notamment, les positions opposées des docteurs Bhattacharya et Litvak, pièces P-73 et P-72.
[29] Pièce P-72.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans
appel; la consultation
du plumitif s'avère une précaution utile.