Décision

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Corbeil c. Ladouceur (Boutique Enigma)

2012 QCCQ 402

COUR DU QUÉBEC

« Division des petites créances »

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

LOCALITÉ DE

MONTRÉAL

« Chambre civile »

N° :

500-32-118305-095

 

 

 

DATE :

30 janvier 2012

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

ANDRÉ RENAUD, J.C.Q.

______________________________________________________________________

 

 

JEAN-MARC CORBEIL

[…] Montréal, Qc. […]

DEMANDEUR

c.

SIMON LADOUCEUR

ET

DANIEL TREMBLAY

(Boutique Enigma)

[…] Montréal, Qc. […]

DÉFENDEURS

 

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

______________________________________________________________________

 

[1]           Le demandeur réclame des défendeurs la somme de 4 030,00$, pour avoir percé la langue de sa fille et y avoir installé une «barre» décorative, sans le consentement du père, demandeur, et de la mère.

[2]           Le 2 juillet 2009, Thélonious, 13 ans (née le […]1996), sans l'autorisation de son père, le demandeur, se présente avec une jeune amie, à l'entreprise du défendeur Daniel Tremblay, propriétaire de la boutique Enigma, rue St-Denis, à Montréal.  Elle désire se faire percer la langue, afin d'y installer une barre traversant la langue, barre se terminant aux extrémités par ce qui semble être deux petites boules.

[3]           En ce début d'après-midi, comme monsieur Tremblay est occupé à faire des tatouages et/ou des «piercings», il conseille à la jeune fille de revenir plus tard.

[4]           Lors de son retour, c'est un employé, l'autre défendeur, monsieur Ladouceur, qui est disponible.  Comme ce dernier croit que monsieur Tremblay a déjà rencontré la jeune Thélonious pour la mettre au courant de la procédure, il s'affaire immédiatement au perçage de la langue et à l'installation de la barre.

[5]           A son retour à la maison, le demandeur constate cette situation chez sa jeune fille.   Des discussions et des échanges surviennent.  Le demandeur ordonne à sa fille d'enlever cette barre.  A quelques occasions, dans les heures ou les jours suivants, la fille remettra cette barre sur sa langue.  Le demandeur exigera de voir l'intérieur de la bouche de sa fille dans les semaines suivantes, pour s'assurer qu'elle ne remette plus cet objet dans sa bouche.

[6]           Dans sa demande, le demandeur explique que la lésion infligée à sa fille, ainsi que le port d'une tige à travers la langue, ont causé de l'enflure sévère, de la difficulté d'élocution et de déglutition.

[7]           Dès le 3 juillet 2009, le demandeur met en demeure les défendeurs et leur réclame 7 000,00$.  Il souligne dans sa lettre que Thélonious a déjà un certain talent de comédienne.  Cette intervention non autorisée pourra déranger une carrière éventuelle.  De plus, ce perçage affecte la relation entre l'enfant et le demandeur, causant un stress indû.

[8]           A l'audition, le demandeur ajoute d'autres arguments, comme ceux d'ordre juridique et médical.

DÉFENSE

[9]           Les défendeurs nient devoir quelque montant que ce soit au demandeur.

[10]        D'abord, l'enlèvement de la barre installée à travers la langue règle le problème.  Dans un tel cas, il n'y a presque jamais de séquelles.

[11]        Le défendeur écrit lui-même, dans sa réponse du 13 juillet 2009, au demandeur:

«…

Les troubles dont vous faites mention dans votre missive sont le résultat normal de ce type d'intervention soit une légère enflure qui, bien évidemment, altère la diction, la prononciation ainsi que l'apparence de la langue pour une courte période.   Après 5 ou 10 jours, ces troubles et inconvénients se résorbent d'eux-mêmes.

Le perçage de la langue répond à une mode attirant les jeunes filles et à laquelle n'est relié aucun risque susceptible de nuire à leur santé.  Thélonious Corbeil n'a subi aucun préjudice et elle savait très bien ce qu'elle faisait au moment où elle a contracté avec monsieur Simon Ladouceur, ce dernier l'ayant dûment informé (sic) des conséquences de cette intervention.

Personne ne l'a forcée à se faire percer la langue.  Il s'agit plutôt d'un choix personnel suivant une mode ayant court chez les jeunes et particulièrement chez les jeunes filles.

Sans admission d'aucune forme que ce soit, nous réitérons notre offre de remboursement du bijoux (sic) et de l'installation de ce dernier pour un montant d'environ 30$.»

[12]        Les défendeurs admettent qu'ils sont en défaut d'avoir vérifié le consentement parental pour une personne mineure, mais soumettent qu'ils ont respecté les règles de l'art dans le perçage.  Ils produisent des documents qu'ils remettent normalement à leur client: «soins après-perçage» et «soins des perçages oraux».

[13]        Ils ajoutent un autre document intitulé «Déclaration de responsabilité et de consentement éclairé», où on peut voir une section sur «le consentement parental pour mineur entre 14 et 16 ans».

ANALYSE

[14]        Le législateur nous conseille beaucoup de prudence pour les enfants de 13 ans et moins; par exemple, l'article 18 du Code civil du Québec:

«18. Lorsque la personne est âgée de moins de 14 ans ou qu'elle est inapte à consentir, le consentement aux soins qui ne sont pas requis par son état de santé est donné par le titulaire de l'autorité parentale, le mandataire, le tuteur ou le curateur; l'autorisation du tribunal est en outre nécessaire si les soins présentent un risque sérieux pour la santé ou s'ils peuvent causer des effets graves et permanents.»  (nos soulignements)

[15]        Nous nuançons pour souligner, ici, qu'il s'agit de soins, mais il n'en demeure pas moins que la personne âgée de moins de 14 ans est considérée au même niveau qu'une personne inapte à consentir: le consentement est donné par le titulaire de l'autorité parentale.

[16]        Les défendeurs soulignent au passage l'article 157 du Code civil du Québec:

«157. Le mineur peut, compte tenu de son âge et de son discernement, contracter seul pour satisfaire ses besoins ordinaires et usuels.»

[17]        Nous comprenons, ici, qu'il serait difficile pour un parent d'attaquer la validité d'un contrat où le mineur s'est acheté une friandise chez un commerçant ou les frais d'un droit d'admission pour patinage à l'aréna de la municipalité.

[18]        Est-ce la même réponse pour un «perçage» ou même un tatouage?  Nous sommes d'opinion que non; un mineur ne peut contracter seul, puisqu'il ne s'agit pas, entre autres, de ses besoins ordinaires et usuels.  Nous soulignons au passage qu'un tatouage nous semble être une atteinte permanente.

[19]        Voici ce qu'on peut rapidement lire, sur le document produit par les défendeurs, et dont aucune preuve démontre qu'il fut remis à Thélonious:

«SOIN DES PERÇAGES ORAUX

LE PREMIER JOUR, vous pouvez ressentir une certaine douleur.  Il est aussi possible que vous trouviez un peu de sang autour du perçage lorsque vous l'examinerez pour la première fois.  C'est tout à fait normal.  Si l'enflure ou le saignement semble excessif, appelez votre perceur (ou un professionnel de la santé) le plus tôt possible.

A FAIRE ET À NE PAS FAIRE:  Les premières semaines, votre perçage sera sensible; c'est également la période pendant laquelle vous serez plus sujet à l'infection et aux autres complications.  Ces grandes lignes vous aideront à accélérer la guérison et à minimiser les risques:

Au moment de manger, faites attention: il se peut que vous ayez tendance à mordre accidentellement votre bijou, surtout si vous avez un perçage de langue.  Vos dents pourraient alors être endommagées.

LES PERÇAGES DE LANGUE guérissent habituellement vite et sans problème; toutefois, il est essentiel d'en prendre bien soin.  Votre langue sera enflée et il se peut que vous ayez une certaine difficulté à manger et à parler pendant les 2 à 7 premiers jours.  Le perçage devrait guérir complètement en 4 à 8 semaines.

Si le saignement vous semble excessif, n'hésiter (sic) pas à contacter rapidement votre perceur ou votre médecin.  Un saignement accompagné de symptômes d'infection peut indiquer la présence d'un problème plus sérieux.

ATTENTION! APPELEZ VOTRE PERCEUR (OU MÉDECIN) IMMÉDIATEMENT SI… VOTRE PERÇAGE EST INFECTÉ DEPUIS PLUS D'UNE SEMAINE;

Les problèmes mineurs se corrigent souvent sans problème en ajustant ou en changeant le bijou.  Voyez votre perceur ou votre dentiste en cas de changements ou de dommages évidents.»   (nos soulignements)

[20]        Egalement, nous soulignons quelques passages de la «déclaration de responsabilité et de consentement éclairé» qui ne fut pas montré, ni soumis au demandeur:

«Déclaration de responsabilité et de consentement éclairé

Je reconnais qu'il existe des risques médicaux inhérents à tout perçage ou tatouage, y compris la douleur, l'infection, la formation d'abcès ou d'hématomes, la perte de sang importante, la diminution ou l'augmentation de sensibilité nerveuse, la formation de cicatrices ou de chéloïdes dans la région percée.  Pour les perçages oraux: risques d'endommagement de la dentition ou des gencives, une perte d'émail, une salivation excessive.»

[21]        Un peu dans le même ordre d'idées, le demandeur produit une abondante documentation sur les risques du perçage de la langue, dans le même sens que les renonciations à certaines responsabilités des perceurs, produites par les défendeurs.

[22]        Mais nous aimerions revenir sur les fondements mêmes de nos lois.  Citons l'article 10 du Code civil du Québec:

«10. Toute personne est inviolable et a droit à son intégrité.

Sauf dans les cas prévus par la loi, nul ne peut lui porter atteinte sans son consentement libre et éclairé.»  (nos soulignements)

[23]        Est-ce que Thélonious, 13 ans, pouvait donner un consentement libre et éclairé dans cette aventure de perçage de la langue?  Nous ne le croyons pas.

[24]        Ainsi en est-il de la Charte des droits et libertés de la personne, une des lois fondamentales du Québec et, particulièrement, son article 1:

«Tout être humain a droit … à l'intégrité … de sa personne …»

[25]        Il est d'ailleurs pertinent de citer l'article 49 de cette charte des droits:

«49.  Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnu par la présente Charte confère à la victime le droit d'obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte.

En cas d'atteinte illicite et intentionnelle, le tribunal peut en outre condamner son auteur à des dommages-intérêts punitifs.»  (nos soulignements)

[26]        Sans en faire le fondement de notre jugement, il y a également lieu de considérer la «Loi médicale» (chap. M-9), où à l'article 31, le législateur nous enseigne ceci:

«…

Dans le cadre de l'exercice de la médecine, les activités réservées au médecin sont les suivantes:

7. Utiliser les techniques … invasifs ou présentant des risques de préjudice, incluant les interventions esthétiques;

…»

[27]        En d'autres mots, nous recevons le commentaire de Me François Toth (avocat et professeur à la Faculté de droit de l'Université de Sherbrooke) lorsqu'il écrit:

«L'inviolabilité de la personne humaine est un droit fondamental…»

[28]        Encore une fois, nous soulignons la nuance entre un traitement médical et un perçage mais, face à la réalité, un est souvent aussi important que l'autre.

[29]        On ne peut laisser un enfant demander seul des services impliquant des risques pour sa santé, alors que tout le considère comme inapte à consentir à de tels services.

[30]        Même si le Tribunal aurait aimé entendre l'enfant sur tout cet aspect de la réclamation, nous sommes convaincus que l'enfant a souffert et a couru les risques qu'elle ne pouvait consentir seule.

[31]        Ne serait-ce que pour cette violation de nos lois fondamentales, il y a lieu de s'assurer de la cessation de cette atteinte et nous croyons qu'une somme de 1 500,00$ est une juste compensation pour le préjudice moral.

[32]        Mais, en plus, comme il y a lieu selon nous à une atteinte illicite à un droit fondamental, nous croyons qu'il doit y avoir une condamnation à des dommages-intérêts punitifs de 2 000,00$.

[33]        Enfin, comme le présent débat s'est fait à la division des petites créances, il n'y a pas lieu d'être sévère sur la procédure.  En effet, il n'y a pas d'avocat représentant les justiciables devant nous.  Et comme on l'a souvent écrit et dit, la procédure doit être la servante du droit et non sa maîtresse.  Ainsi, le demandeur agit ici en qualité de tuteur de plein droit à sa fille mineure.

[34]        POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL:

[35]        ACCUEILLE EN PARTIE la demande;

[36]        CONDAMNE SOLIDAIREMENT les défendeurs à payer au demandeur la somme de 3 500,00$, avec l'intérêt au taux légal, plus l'indemnité additionnelle prévue à l'article 1619 du Code civil du Québec, depuis l'assignation, ainsi que les frais de timbre judiciaire de 107,00$.



 

 

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ANDRÉ RENAUD, J.C.Q.

 

Date d’audience :

20 janvier 2012

 

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