Thériault-Martel c. Savoie |
2013 QCCS 4280 |
JM2455 |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
LONGUEUIL |
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N° : |
505-17-005378-114 |
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DATE : |
Le 10 septembre 2013 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE : |
L’HONORABLE |
GARY D.D. MORRISON, j.c.s. |
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PIERRETTE THÉRIAULT-MARTEL |
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Requérante-défenderesse |
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c. |
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EDDY SAVOIE |
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Intimé-demandeur |
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JUGEMENT |
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[1] Le Tribunal doit disposer d’une requête de la défenderesse « martel » en rejet de la requête introductive d’instance du demandeur « savoie ».
[2] martel plaide que l’action de savoie est abusive.
[3] savoie a déposé une requête pour modifier la requête en rejet, ainsi que la défense et la demande reconventionnelle de la défenderesse. Le Tribunal a informé les procureurs au début de l’audience qu’il n’est pas saisi de ladite requête autre que dans le contexte que cette dernière constitue une contestation de la requête en rejet de martel.
[4] La mère de martel a été hébergée entre novembre 2010 et juillet 2011 au chsld Saint-Lambert-sur-le-Golf « chsld slg », le premier CHSLD construit au Québec en mode partenariat public-privé « ppp ».
[5] Selon martel[1], elle a visité sa mère quotidiennement et a, au cours de ses visites, constaté ce qu’elle considérait comme des lacunes importantes au niveau de la qualité des soins offerts à sa propre mère ainsi qu’aux autres résidents du chsld slg.
[6] martel a partagé ses observations avec les infirmières du chsld slg. Mais, elle a fait plus[2]. Elle est devenue active dans un regroupement des familles de résidents du chsld slg. Ce regroupement s’est joint à la coalition Montérégie sans ppp. De cette façon, martel se lançait dans un débat public concernant le chsld slg et les ppp.
[7] Selon savoie[3], martel « mène depuis plusieurs mois auprès des médias une campagne publique de dénigrement à l’encontre du chsld slg et elle conteste publiquement et ouvertement le mode de gestion du demandeur ».
[8] savoie plaide[4] que, le 14 juin 2011, lors d’une manifestation de la coalition anti- ppp, devant l’Agence de la santé et des services sociaux de la Montérégie, martel aurait déclaré publiquement :
« Il y a eu un cas de gastro-entérite, M. Savoie est allé voir les préposés pour leur dire de cesser de changer les résidents durant la nuit parce que le budget était pété. »
[9] Le lendemain, soit le 15 juin 2011, les propos de martel ont été reproduits dans le journal « Le Courrier du Sud », et ce dans un article intitulé « Rien ne va plus au CHLSD Saint-Lambert-sur-le-Golf »[5].
[10] Le 27 juin 2011, les procureurs de savoie transmirent à martel une lettre de mise en demeure[6] au nom de ses clients, le chsld slg et savoie. Selon ladite lettre « Cette accusation grossière à l’égard de mes clients s’insère dans la compagne de contestation et d’activisme que vous menez ouvertement depuis plusieurs mois dont la conséquence est de perturber le fonctionnement normal du CHSLD ».
[11] Ladite mise en demeure exige que martel signe une lettre de rétraction et qu’elle s’excuse auprès non seulement de savoie mais aussi du chsld slg.
[12] N’ayant pas respecté les exigences de ladite mise en demeure, la poursuite de savoie est émise, datée du 19 juillet 2011. Pour sa part, le chsld slg ne poursuit pas martel.
[13] savoie prétend que martel « a attaqué malicieusement et intentionnellement » à sa réputation « pour formuler des critiques à l’égard du chsld (slg) ». Il plaide la fausseté des paroles de martel, niant qu’il a donné instruction de ne pas changer les couches aux résidents.
[14] En conséquence, savoie demande que martel soit ordonnée de signer la rétraction mentionnée dans sa mise en demeure, de la transmettre au président de l’Agence de la santé et des services sociaux de la Montérégie et de la faire publier à ses frais dans le journal « Le Courrier du Sud ». De plus, il réclame d’elle un montant de 400 000 $, soit 200 000 $ en dommages moraux et 200 000 $ en dommages punitifs.
[15] Au stade de l’audition, l’action de savoie n’est pas inscrite pour preuve et audition.
[16] martel plaide que la poursuite en diffamation de savoie devra être rejetée à ce stade préliminaire puisqu’elle est abusive, et ce, pour deux raisons distinctes : (1) qu’elle est manifestement mal fondée en fait et en droit, et (2) la poursuite constitue une poursuite-bâillon, destinée à limiter la liberté d’expression de martel dans le contexte de débats publics.
[17] En appui de sa requête en rejet, martel plaide les articles 54.1 à 54.4 C.P.C., lesquels se lisent comme suit :
54.1 Les tribunaux peuvent à tout moment, sur demande et même d’office après avoir entendu les parties sur le point, déclarer qu’une demande en justice ou un autre acte de procédure est abusif et prononcer une sanction contre la partie qui agit de manière abusive.
L’abus peut résulter d’une demande en justice ou d’un acte de procédure manifestement mal fondé, frivole ou dilatoire, ou d’un comportement vexatoire ou quérulent. Il peut aussi résulter de la mauvaise foi, de l’utilisation de la procédure de manière excessive ou déraisonnable ou de manière à nuire à autrui ou encore du détournement des fins de la justice, notamment si cela a pour effet de limiter la liberté d’expression d’autrui dans le contexte de débats publics.
54.2 Si une partie établit sommairement que la demande en justice ou l’acte de procédure peut constituer un abus, il revient à la partie qui l’introduit de démontrer que son geste n’est pas exercé de manière excessive ou déraisonnable et se justifie en droit.
La requête visant à faire rejeter la demande en justice en raison de son caractère abusif est, en première instance, présentée à titre de moyen préliminaire.
54.3 Le tribunal peut, dans un cas d’abus, rejeter la demande en justice ou l’acte de procédure, supprimer une conclusion ou en exiger la modification, refuser un interrogatoire ou y mettre fin ou annuler le bref d’assignation d’un témoin.
Dans un tel cas ou lorsqu’il parait y avoir un abus, le tribunal peut, s’il l’estime approprié :
1. assujettir la poursuite de la demande en justice ou l’acte de procédure à certaines conditions;
2. requérir des engagements de la partie concernée quant à la bonne marche de l’instance;
3. suspendre l’instance pour la période qu’il fixe;
4. recommander au juge en chef d’ordonner une gestion particulière de l’instance;
5. ordonner à la partie qui a introduit la demande en justice ou l’acte de procédure de verser à l’autre partie, sous peine de rejet de la demande ou de l’acte, une provision pour les frais de l’instance, si les circonstances le justifient et s’il constate que sans cette aide cette partie risque de se retrouver dans une situation économique telle qu’elle ne pourrait faire valoir son point de vue valablement.
54.4 Le tribunal peut, en se prononçant sur le caractère abusif d’une demande en justice ou d’un acte de procédure, ordonner, le cas échéant, le remboursement de la provision versée pour les frais de l’instance, condamner une partie à payer, outre les dépens, des dommages-intérêts en réparation du préjudice subi par une autre partie, notamment pour compenser les honoraires et débours extrajudiciaires que celle-ci a engagés ou, si les circonstances le justifient, attribuer des dommages-intérêts punitifs.
Si le montant des dommages-intérêts n’est pas admis ou ne peut être établi aisément au moment de la déclaration d’abus, il peut en décider sommairement dans le délai et sous les conditions qu’il détermine.
[18] Lesdits articles sont entrés en vigueur en 2009[7]. Comme dit le nom de la loi, l’objectif du législateur québécois est de prévenir l’utilisation abusive des tribunaux et favoriser le respect de la liberté d’expression et la participation des citoyens aux débats publics. Le préambule de la loi se lit ainsi :
CONSIDÉRANT l’importance de favoriser le respect de la liberté d’expression consacrée dans la Charte des droits et libertés de la personne;
CONSIDÉRANT l’importance de prévenir l’utilisation abusive des tribunaux, notamment pour empêcher qu’ils ne soient utilisés pour limiter le droit des citoyens de participer à des débats publics;
CONSIDÉRANT l’importance de favoriser l’accès à la justice pour tous les citoyens et de veiller à favoriser un meilleur équilibre dans les forces économiques des parties à une action en justice.
[19] Cet objectif vise à répondre au phénomène des poursuites stratégiques contre la mobilisation publique, connues dans le monde de la common law comme des poursuites « slapp » et au Québec, les poursuites-bâillon.
[20] Les poursuites-bâillon visent à restreindre, dans le contexte des débats publics, l’exercice des droits fondamentaux, notamment, la liberté d’expression et d’association.
[21] Cela dit, pas toutes poursuites dans le contexte des débats publics ne devraient être considérées comme une poursuite-bâillon.
[22] Le débat public, une pierre angulaire des sociétés démocratiques, met en confrontation des droits fondamentaux des intervenants. Au Canada et au Québec, ces droits sont protégés par la Charte fédérale et la Charte provinciale :
· Charte canadienne des droits et libertés[8] :
L’article 2 : Chacun a les libertés fondamentales suivantes : b) liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication;
· Charte des droits et libertés de la personne[9] :
L’article 3 : Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d'opinion, la liberté d'expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d'association.
L’article 4 : Toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation.
[23] Dans le présent cas, le débat juridique se traduit par l’analyse de la liberté d’expression et la liberté d’association de martel et le droit à la réputation de savoie. Les droits de l’un, méprisent-ils les droits de l’autre?
[24] Cela dit, le Tribunal n’a pas au stade préliminaire à trancher le fond de litige, tel que nous l’enseigne la Cour d’appel[10].
[25] De plus, étant donné les conséquences sérieuses constituant la sanction de rejet d’un recours juridique au stade préliminaire, le juge doit faire preuve d’une grande prudence avant de déclarer le rejet[11].
[26] Une telle prudence ne veut pas dire, par contre, que le Tribunal devrait être privé du pouvoir octroyé par le législateur « lorsqu’il estime que les conditions d’un tel rejet sont remplies »[12]. Autrement dit, la prudence n’équivaut pas à l’impuissance. L’objectif établi par la législature québécoise doit être respecté, le tout selon les conditions énoncées par la loi.
[27] Sur qui repose le fardeau de la preuve pour établir qu’il s’agit d’une demande en justice abusive et, donc, qu’une des sanctions prévues aux articles 54.3 et 54.4 C.P.C. soit prononcée par le Tribunal?
[28] Selon l’article 54.2 C.P.C., le requérant doit établir « sommairement » que la procédure en question « peut » constituer un abus.
[29] Le mot « sommairement », selon l’enseigne de la Cour d’appel[13], veut dire, dans son sens usuel, « brièvement, promptement, sans les formalités de l’enquête et de l’instruction au fond ».
[30] Si le requérant établit sommairement que le recours peut constituer un abus, et non pas qu’il est actuellement abusif, le fardeau de la preuve est renversé et le demandeur se voit obligé de démontrer que son recours n’est pas exercé d’une manière excessive ou déraisonnable et se justifie en droit.
[31] Donc, le requérant n’est pas obligé de démontrer que le recours du demandeur est abusif pour permettre au Tribunal de conclure qu’il s’agit d’un cas d’abus qui justifie une sanction, notamment le rejet de la demande en justice.
[32] Dans le cas où le Tribunal n’est pas en mesure de conclure que le recours est abusif, mais qu’il « paraît y avoir un abus », le Tribunal, selon le deuxième alinéa de l’article 54.3 C.P.C., peut imposer d’autres sanctions destinées au déroulement équitable de la demande.
[33] Le fondement du recours diffamatoire au Québec se trouve aux règles générales applicables en matière de responsabilité civile[14]. L’article 1457 C.C.Q. établit les trois éléments essentiels, soit l’existence d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité.
[34] Donc, pour réussir, le demandeur doit établir non seulement qu’il existe des propos diffamatoires, mais il doit démontrer que l’auteur des propos a commis une faute[15]. Deux types de conduite fautive sont reconnus, l’un malveillant qui comporte l’intention de nuire, et l’autre simplement négligent qui ne comporte pas une telle intention[16]. Ce n’est pas nécessaire que les propos désagréables soient faux. Même les propos véridiques peuvent constituer une faute s’ils sont diffusés sans intérêt public ou pour des raisons injustifiées ou malicieuses[17].
[35] De plus, même si une faute est établie, ce n’est pas suffisant pour permettre au Tribunal de présumer l’existence d’un préjudice susceptible de réparation[18]. Les dommages et le lien de causalité devront également être établis.
[36] Cela dit, le Tribunal considère que ce n’est pas nécessaire au stade préliminaire d'analyser tous les éléments qui impliquent l'action en diffamation. Il suffit de reconnaître les principes élémentaires d’une telle action et, de plus, de savoir que l’évolution du domaine de diffamation est liée étroitement à l’analyse de la coexistence des droits fondamentaux des parties.
[37] Les questions que le Tribunal doit trancher sont les suivantes :
1. La requérante, martel, a-t’elle établi que la demande en justice de savoie est manifestement mal fondée?
2. La requérante, martel, a-t’elle établi sommairement que ladite demande peut constituer un abus?
3. Si le Tribunal conclut sommairement que le recours de savoie peut constituer un abus, ce dernier a-t'il démontré que son recours n’est pas exercé de manière excessive ou déraisonnable et qu’il se justifie en droit?
4. Sinon, s’agit-il d’un cas d’abus qui mérite une sanction, et dans l’affirmatif, quelle est la sanction appropriée?
[38] martel plaide, en se fiant sur le deuxième alinéa de l’article 54.1 C.P.C., que le recours de savoie est abusif, étant manifestement mal fondé.
[39] Selon martel, les trois éléments d’une action en diffamation ne sont pas satisfaits : il n’y a pas de faute, de préjudice ou de lien de causalité.
[40] Quant à l’absence de faute, martel plaide qu’avant ses propos prétendument diffamatoires, un autre intervenant dans le débat public, en l’occurrence, Luc Pearson de la Fédération de la santé et des services sociaux de la Montérégie, du syndicat CSN, a publiquement déclaré « que le budget des couches chez le chsld slg était épuisé » et qu’on « donnait même la consigne de ne pas changer les patients pendant la nuit »[19].
[41] Qu’il s’agisse d’un débat public entourant le chsld slg, un ppp, n’est pas contesté par savoie. Pour toute fin pratique, il l’allègue lui-même dans sa lettre de mise en demeure et dans son recours, tel que mentionné ci-dessus. Il décrit martel comme une personne qui « mène » une campagne publique de dénigrement à l’encontre du chsld slg.
[42] Cela dit, savoie conteste la véracité des propos de martel. Selon lui, il n’a pas donné des directives de ne pas changer les couches des résidents. Il plaide que martel savait ou aurait dû savoir que ses propos étaient faux.
[43] De plus, il ajoute qu’avant les propos de martel, personne ne l’avait attaqué personnellement. Tous les propos n’étaient dirigés que contre le chsld slg. Il plaide que cette distinction se trouve à l’origine de sa poursuite.
[44] martel nie la distinction faite par savoie. Elle le décrit comme « le porte-parole et le visage public » du chsld slg, en faisant référence à certaines pièces[20]. Malgré que savoie admette être le porte-parole de son entreprise familiale dans le domaine des résidences de personnes âgées, soit Les Résidences Soleil[21], et qu’il est président du conseil d’administration du chsld slg[22], il n’admet pas être le porte-parole de ce dernier. S’il n’est pas le porte-parole, les pièces déposées semblent démontrer qu’il est au moins un de ses porte-paroles[23].
[45] De plus, le Tribunal ne peut pas ignorer le fait que savoie exige que martel s’excuse publiquement non seulement à son égard, mais aussi auprès du chsld slg. Donc, ce que savoie dit et ce qu’il fait ne sont pas entièrement consistants à cet égard.
[46] Néanmoins, prenant le tout en considération, le Tribunal est d’avis qu’à ce stade, il n’est pas en mesure de conclure quant à l’absence de faute. Le Tribunal sera mieux placé à décider quant à l’existence ou l’absence de faute après une audition au fond.
[47] Mais l’analyse n’est pas terminée. Tel que mentionné ci-dessus, il y a une distinction importante à faire entre la faute et le préjudice.
[48] La justification de savoie pour sa réclamation de 200 000 $ en dommages moraux et de 200 000 $ en dommages punitifs, commence avec son exposé sur sa réputation. Les premières six pages et demie de sa requête introductive d’instance constituent le curriculum vitae d’un homme d’affaires très impliqué dans le domaine des résidences pour personnes âgées au Québec. Il se décrit comme un homme respecté dans son milieu et connu du public, avec une formule d’affaires qui lui a été garante de ses succès.
[49] Il plaide que sa crédibilité à l’égard des personnes âgées, tant comme la première personne au Québec à diriger un CHSLD en mode ppp que comme président-fondateur de l’entreprise exploitant « Les Résidences Soleil », est « capitale ». Selon lui, en conséquence des propos de martel, sa réputation et sa crédibilité sont gravement atteintes.
[50] À ce stade des procédures, par contre, savoie ne donne aucun détail ou exemple de quelle façon sa réputation et sa crédibilité sont atteintes par les propos de martel.
[51] Au contraire, son procureur a fait signifier aux fins de l’audience sur la requête en rejet, un avis de communication selon l’article 294.1 C.P.C., lequel contient des cartes de remerciement et autres documents représentant les bons mots à l’égard de savoie et le chsld slg. Un très grand nombre desdits documents et cartes porte une date postérieure aux propos de martel, ce qui pourrait être considéré une contradiction aux prétendus dommages à la réputation de savoie.
[52] De plus, à ce stade, ce n’est pas clair comment savoie sera en mesure d’établir un lien de causalité entre les dommages qui résultent prétendument des propos de martel et ceux qui résultent possiblement des propos d’autres intervenants dans le débat public. Aucune explication n’a été fournie à cet égard.
[53] Cela dit, le Tribunal est d’avis que le contenu du dossier à ce stade n’est pas suffisant pour justifier la conclusion que la demande en justice de savoie est mal fondée ou frivole. D’identifier certaines faiblesses, même importantes, dans un recours, au stade préliminaire, n’est pas la même chose que de conclure que le recours est mal fondé. De plus, dans le domaine de la diffamation, les tribunaux ont déjà accueilli un recours en octroyant les dommages pour un montant purement nominal. Le Tribunal est d’avis que martel, à ce stade, n’a pas satisfait à son fardeau à cet égard.
[54] Le Tribunal y répond par l’affirmative pour les raisons suivantes.
[55] Cette question ne soulève pas nécessairement le bien-fondé de la demande en justice. Il s’agit du deuxième argument de martel, à l’effet que le recours de savoie est une poursuite-bâillon, étant une qui vise à détourner les fins de la justice en limitant la liberté d’expression de martel dans le contexte de débats publics.
[56] Le raisonnement du Tribunal se trouve en partie dans les motifs exprimés dans la section précédente. D’autres motifs suivent.
[57] Les propos de martel ont été communiqués à l’intérieur d’un débat public qui impliquait le chsld slg, savoie (comme son président), martel (comme un « leader » qui menait une campagne de contestation et d’activisme contre le chsld slg et contre savoie quant à son mode de gestion) et le représentant local du CSN. Les journalistes locaux ont régulièrement couvert le débat.
[58] savoie ne poursuit que le « meneur » de ladite campagne, et ce pour des montants inhabituellement accordés dans les cas de « diffamation » au Québec. Quant au montant de 200 000 $ réclamé pour les dommages punitifs, savoie plaide qu’il est justifié parce que martel « agit en concert et/ou à l’appui de l’AQDR (Association québécoise de défense des droits des personnes retraitées et préretraitées) en rapport avec ses propos diffamatoires »[24].
[59] Cette explication de savoie donne l’impression qu’il veut dissuader non seulement martel mais aussi l’ADQR, cette dernière n’ayant pas été poursuivie.
[60] De plus, l’inégalité de forces économiques entre savoie et martel peut être considérée aux fins de mettre en contexte le montant total réclamé par savoie.
[61] martel n’est pas une femme riche. Elle est une dame à la retraite, âgée de soixante-sept (67) ans. Elle n’a qu’un revenu annuel d’environ 12 000 $[25]. savoie ne dit pas le contraire, mais il plaide qu’elle est appuyée par des organismes[26]. Mais, la preuve ne révèle pas à quel point la défenderesse serait appuyée par de tels organismes ou si ces derniers, comme l’AQDR, ont soit le droit, soit les ressources financières pour défrayer un jugement contre martel[27], le cas échéant.
[62] Quant à savoie, son propre recours le décrit comme un homme d’affaires qui a réussi personnellement, et qui gère comme président-fondateur son entreprise familiale « Les Résidences Soleil », avec plus de 1 350 employés et près de 7 000 résidents dans ses 12 résidences[28]. Si savoie a réussi comme il prétend dans ses procédures, il serait dans une position beaucoup plus puissante financièrement que martel.
[63] Le Tribunal conclut, considérant l’ensemble des circonstances, que la demande en justice de savoie « peut » constituer un abus, destiné à détourner les fins de la justice, notamment à limiter la liberté d’expression de martel dans le débat public qui gravite autour du chsld slg.
[64] En conséquence, tel que prévu par l’article 54.2 C.P.C., il revient à savoie de démontrer que son recours n’est pas exercé de manière excessive ou déraisonnable et se justifie en droit.
[65] En partant, il plaide qu’il serait prématuré de conclure à ce stade que son action est manifestement mal fondée ou frivole; au contraire, selon lui sa demande est bien fondée.
[66] Mais cela est insuffisant pour conclure qu’une demande en justice, même bien fondée, n’est pas abusive, et ce, en vue de limiter la liberté d’expression d’un tiers dans le contexte de débats publics. Conclure autrement risque de réduire l’importance des objectifs visés par les articles 54.1 à 54.4 C.P.C.
[67] Ce que le Tribunal doit faire est d’« examiner au-delà de la forme …, examiner les véritables intentions cachées derrière le recours entrepris et même examiner s’il y a une volonté autre dissimulée derrière le recours entrepris »[29].
[68] Quelles sont les véritables intentions de savoie?
[69] savoie plaide qu’il veut simplement protéger sa propre réputation et la mettre à l’abri des propos diffamatoires et même injurieux.
[70] Le Tribunal est d’avis qu’il s’agit d’une vérité partielle. Le chsld slg, le sujet principal des débats publics en question, n’est pas étranger à cette demande en justice, tel que déjà mentionné.
[71] Le fait que savoie veut imposer à martel de s’excuser publiquement auprès du chsld slg, démontre d’une façon éloquente le but de sa demande. savoie veut personnellement contrôler ce que martel peut dire à propos du chsld slg.
[72] En ce faisant, savoie n’agit pas uniquement sur le plan personnel. Il crée de la confusion entre sa réputation personnelle et la réputation du chsld slg. Même à ce stade préliminaire, il est évident qu'il traite sa réputation comme partie intégrante de la réputation du chsld slg, et vise versa. Il le dit lui-même dans sa requête introductive d’instance[30] : « La crédibilité personnelle du demandeur à l’égard des personnes âgées, tant à titre de la première personne au Québec à diriger un chsld en mode de partenariat public-privé ….».
[73] Le chsld slg aurait pu intenter des procédures en justice en son propre nom. Il ne l’a pas fait. Mais savoie a opté pour une stratégie qui lui permettrait de chercher un bénéfice direct pour le chsld slg et, du même coup, de plaider une distinction entre lui et son chsld. Il s’agit d’une distinction stratégique.
[74] De plus, savoie n’a poursuivi que martel. Certes, c’est son droit de choisir qui il poursuivra, mais la question se pose quand même. Pourquoi poursuivre uniquement martel?
[75] savoie plaide que ce n’est pas pertinent s’il a décidé de ne pas poursuivre d’autres parties. Dans certains cas, il aurait raison. Mais dans le présent cas, le Tribunal est d’avis que la question de « qui a poursuivi qui » pourrait et devrait être considérée, étant donné que savoie réclame les conclusions pour le bénéfice d’un organisme qui n’est pas partie au litige, et qu’il justifie les dommages punitifs en faisant référence à l’appui d’un autre organisme non impliqué dans la poursuite.
[76] Agissant ainsi, peut être l’indice d’une procédure stratégique qui vise à faire taire martel, dans le contexte de débats publics, et ce, en passant indirectement un message au syndicat des employés, aux journaux locaux et à l’AQDR, sans leur donner une autre plateforme publique pour critiquer le chsld slg et sa gestion.
[77] De plus, tel que mentionné ci-dessus, savoie n’offre aucune explication quant à la quantification des dommages. Une réclamation de 400 000 $ contre une retraitée impliquée dans un débat public mérite explication. Le fardeau incombe à savoie de démontrer que sa demande n’est pas excessive ou déraisonnable. Le Tribunal conçoit que savoie est un homme d’affaires important, mais le calcul des dommages est fait pour récompenser un dommage. Il devrait être capable, même à ce stade-ci, d’offrir au moins des explications raisonnables et plausibles, ce qu’il n’a pas fait, autre que pour dire que martel est appuyée par un organisme également impliqué dans le débat public.
[78] Face aux difficultés de même expliquer ses dommages et le lien de causalité, savoie plaide qu’un juge au mérite pourrait exercer sa discrétion. Peut-être, mais cet argument n'amène pas le Tribunal à conclure que sa poursuite n'est pas exercée de manière excessive ou déraisonnable et se justifie en droit.
[79] Absent des explications raisonnables et plausibles, le montant réclamé de 400 000 $ peut être perçu comme un geste d’intimidation à l’égard d’une activiste dérangeante[31].
[80] Le Tribunal est d’avis que savoie ne s'est pas déchargé de son fardeau tel qu'exigé par la loi. Il n’a pas démontré que sa demande n’est pas exercée de manière excessive ou déraisonnable et se justifie en droit.
[81] Au contraire, le Tribunal est d’avis que la véritable intention principale de savoie n’est pas de chercher une compensation financière en raison de la diffamation mais plutôt à faire taire l’opinion contraire à ses intérêts et ceux de chsld slg.
[82] Sa demande en justice, tel que formulée, vise principalement à limiter les droits fondamentaux de martel dans le contexte de débats publics. Il veut mettre fin à ces débats qui gravitent autour du chsld slg. Il s’agit d’une poursuite-bâillon, et la compensation financière en raison de la diffamation, le cas échéant, n’est qu’un fondement stratégique pour y arriver.
[83] savoie plaide, de plus, que même s’il aurait voulu limiter la liberté d’expression de martel, il n’a pas réussi étant donné que les journalistes continuent à suivre son recours et qu’à cet égard, suite à la requête en rejet de martel, une émission de TVA a repris les paroles de la requérante.
[84] Premièrement, il n’y a pas de preuve devant le Tribunal que cette émission ait eue lieu. Et, même si c’est le cas, savoie ne peut pas plaider avec succès que l’intérêt généré par sa propre poursuite et par les procédures connexes constitue de la preuve qu’il ne s’agit pas d’une poursuite-bâillon. Les procédures légales, sauf exception, sont publiques. Tout le monde qui commence un débat juridique doit comprendre que leur dossier est accessible aux membres du public, notamment les journalistes. Cela fait partie intégrante d’une démocratie.
[85] Donc, le fait qu’une poursuite n’ait pas nécessairement réussi comme voulu, notamment de mettre fin à tout débat public, n’est pas déterminant. C’est l’effet recherché (« chilling effect ») par la partie qui a introduit la demande en justice qui est important et déterminant. Cela dit, en ce qui concerne martel, la preuve ne révèle pas qu’elle a continué à participer à un débat public au sujet de savoie ou le chsld slg.
[86] C’est précisément la stratégie adoptée par savoie que le législateur québécois a voulu arrêter en favorisant le respect de la liberté d’expression consacrée dans la Charte des droits et libertés de la personne.
[87] Tel que le prévoit l’article 54.3 C.P.C., dans le cas d’une poursuite-bâillon, la demande en justice peut être rejetée, et ce, même si elle n’est pas manifestement mal fondée[32]. L’objectif est d’agir rapidement[33] afin de favoriser la liberté d’expression et donc, le Tribunal doit intervenir même au stade préliminaire.
[88] Le Tribunal est d’avis que le rejet de la demande en justice de savoie est donc approprié afin de satisfaire à l’objectif des législateurs québécois à favoriser la liberté d’expression.
[89] Sans doute, le rejet d’une action au stade préliminaire, avant même l’inscription pour preuve et audition, est une sanction avec des conséquences graves, particulièrement dans le cas d’une action qui n’est pas manifestement mal fondée.
[90] Certes, ce pouvoir du Tribunal doit être exercé de manière prudente. Par contre, le niveau de prudence approprié ne devrait pas être tel que les tribunaux ne rejetteraient que des actions manifestement mal fondées. Ce n’est pas ce que l’article 54.1 C.P.C. nous dit.
[91] Outre les actions manifestement mal fondées, l’abus peut, selon ledit article « aussi » résulter d’autres sources:
- de la mauvaise foi;
- de l’utilisation de la procédure de manière excessive ou déraisonnable ou de manière à nuire à autrui;
- ou encore, du détournement des fins de la justice, notamment si cela a pour effet de limiter la liberté d’expression d’autrui dans le contexte de débats publics.
[92] L’utilisation par le législateur des mots « aussi », « ou » et « ou encore » laisse croire qu’il s’agit des sources d’abus qui ne sont pas cumulatives. Chacune de ces sources représente une espèce d’abus qui peut donner lieu au rejet de l'action. Donc, une poursuite peut être abusive et rejetée sans être manifestement mal fondée.
[93] Ayant conclu qu’il s’agit d’une demande en justice qui vise principalement à limiter la liberté d’expression de martel dans le contexte d’un véritable débat public, le Tribunal vient de conclure que la poursuite de savoie constitue un « détournement des fins de la justice ». Cette connexité intrinsèque est née via le choix du mot « notamment »[34] par le législateur. Ainsi, il s’agit d’une poursuite abusive.
[94] Si, dans le contexte d’un débat public, une partie poursuivait l’autre en diffamation dans le but principal d’être compensé pour les dommages à sa réputation, il serait plus difficile de conclure que la demande en justice « a pour effet », ou en anglais « in an attempt » de limiter la liberté d’expression. Par contre, la conclusion est différente quand le but principal de la demande est de tenter de limiter la liberté d’expression du défendeur et, ainsi, de mettre fin au débat public. C’est du cas par cas.
[95] De plus, le Tribunal est d’avis que les autres sanctions prévues à l’article 54.3 C.P.C., ne seraient pas utiles dans le présent cas pour contrebalancer la poursuite-bâillon de savoie.
[96] Par exemple, une provision pour frais pourrait limiter l’impact économique de la défenderesse de continuer à se défendre, mais l’effet de limiter sa liberté d’expression (« chilling effect ») continuerait.
[97] En plus du rejet de la poursuite, martel demande, en vertu de l’article 54.4 C.P.C., :
1. 50 000 $ en dommages-intérêts en réparation du préjudice subi par elle, notamment les honoraires et débours extrajudiciaires, et
2. 50 000 $ à titre de dommages punitifs, selon l’article 1621 C.C.Q.
[98] Subsidiairement, elle demande au Tribunal de réserver ses droits de s’adresser au Tribunal dans un délai de 120 jours afin de présenter sa preuve quant aux dommages.
[99] Le Tribunal considère que l’état de la preuve dans le dossier quant à sa réclamation en dommages est tel, qu’à ce stade, il est opportun de simplement réserver ses droits à cet égard, et d’accorder un délai de 60 jours pour le faire.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[100] DÉCLARE abusive la requête introductive d’instance du demandeur;
[101] REJETTE ladite demande en justice du demandeur;
[102] RÉSERVE les droits de la défenderesse de s’adresser au Tribunal par requête, dans un délai de 60 jours, pour réclamer, le cas échéant, des dommages-intérêts et des dommages punitifs suite au rejet de l’action instituée par le demandeur;
[103] LE TOUT, avec dépens.
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__________________________________ Gary D. D. MORRISON, j.c.s. |
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Me Jean-Pierre Ménard |
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Me Marie-Ève Giguère |
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Ménard, Martin, Avocats |
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Procureurs de la Requérante-défenderesse |
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Me Luc Alarie |
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Alarie Legault |
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Procureurs de l’Intimé-demandeur |
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Date d’audience : |
29 novembre 2012 |
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[1] Requête en rejet, le 24 février 2012, par. 3.
[2] Id., par. 4.
[3] Requête introductive d’instance, le 19 juillet 2011, par. 14.
[4] Id., par. 15.
[5] Id., par. 16; pièce R-2.
[6] Pièce R-3.
[7] Loi modifiant le Code de procédure civile pour prévenir l’utilisation abusive des tribunaux et favoriser le respect de la liberté d’expression et la participation des citoyens aux débats publics, Projet de loi No. 9, 2009, chapitre 12, sanctionné le 4 juin 2009.
[8] Loi constitutionnelle de 1982, 1982, ch. 11 (R.-U.), Annexe B, Partie 1.
[9] L.R.Q., c. C-12.
[10] Guimont c. RNC Média inc. (CHOI-FM), 2012 QCCA 563.
[11] Cosoltec inc. c. Structure Laferté inc., 2010 QCCA 1600; Aliments Breton (Canada) inc. c. Bal Global Finance Canada Corporation, 2010 QCCA 1369; Guimont, supra, note 10.
[12] F.L. c. Marquette, 2012 QCCA 631, par. 19.
[13] Acadia Subaru c. Michaud, 2011 QCCA 1037, par. 67; Fortin c. Fortin, 2009 QCCS 5345.
[14] Prud’Homme c. Prud’Homme, [2002] 4 R.C.S. 663, par. 32.
[15] Idem, par. 35.
[16] Idem, par. 36.
[17] Idem; Voir aussi Société Radio-Canada c. Radio Sept-Iles inc., 1994 CanLII 5883 (QCCA).
[18] Bou Malhob c. Diffusion Métromédia CMR Inc., 2011, 1 R.C.S. 214, par. 22.
[19] Pièce R-6, R-7, R-8 et la Requête introductive d’instance, par. 18.
[20] Pièces R-8 et R-13 à R-23.
[21] Requête Introductive d’instance, par. 3 et 32.
[22] Idem, par. 12.
[23] Pièces R-14, R-17 et R-18.
[24] Requête introductive d’instance, par. 34 et la pièce R-4.
[25] Pièce R-11.
[26] Pièce R-4.
[27] À cet égard, il n'y a pas de preuve à ce stade qui confirme qu'un organisme ou autre tiers s'engage à payer tout ou une partie d'une condamnation possible contre Martel.
[28] Requête introductive d’instance, par. 9 et 13.
[29] 3834310 Canada inc. et Lapointe c. Petrolia inc., 2011 QCCS 4014, par. 72.
[30] Par. 13.
[31] St-Cyr c. Tremblay, 2012 QCCS 4228, par. 91.
[32] Acadia Subaru c. Michaud, 2011 QCCA 1037, par. 25, 58 et 64.
[33] Développements Cartier Avenue inc. c. Dalla Riva, 2012 QCCA 431.
[34] Le mot utilisé en anglais, soit « in particular », confirme aussi l’importance de la liberté d’expression.
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