Décision

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Date : 20220916


Dossier : IMM-4649-21

Référence : 2022 CF 1305

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 16 septembre 2022

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

EMINE EROGLU

HASAN EROGLU

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE LIMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                    Aperçu

[1]               Les demandeurs, Emine Eroglu (Mme Eroglu) et Hasan Eroglu (M. Eroglu), sollicitent le contrôle judiciaire de la décision du 29 juin 2021, par laquelle un agent dimmigration (lagent) dImmigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) a rejeté la demande présentée par M. Eroglu en vue de parrainer Mme Eroglu, afin quelle obtienne la résidence permanente au titre de larticle 4.1 du Règlement sur limmigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le RIPR). Lagent a conclu que les demandeurs avaient dissous leur mariage afin que M. Eroglu puisse obtenir le statut de résident permanent grâce à une nouvelle relation, dans le seul but de parrainer Mme Eroglu afin quelle vienne au Canada.

[2]               Les demandeurs font valoir que lagent a manqué à son obligation relative à léquité procédurale du fait quil ne leur a pas permis de répondre aux doutes sur la crédibilité et quil a tiré une décision déraisonnable sur le fond.

[3]               Pour les motifs qui suivent, je conclus que lagent a porté atteinte au droit à léquité procédurale des demandeurs et quil a rendu une décision déraisonnable fondée sur des stéréotypes nuisibles. Jaccueille donc la présente demande de contrôle judiciaire.

II.                 Les faits

A.                 Les demandeurs

[4]               Mme Eroglu et M. Eroglu sont mariés et citoyens de la Turquie. Ils ont trois enfants adultes qui sont tous résidents permanents du Canada : une fille, Hava (31 ans) et deux fils, Mehmet (28 ans) et Omer (26 ans). Les demandeurs se connaissent depuis leur enfance et se sont mariés le 11 août 1986, à la suite dun arrangement.

[5]               Le 15 mai 1996, M. Eroglu a fui la Turquie pour venir au Canada et a demandé lasile en raison de son origine ethnique. Il a maintenu le contact avec Mme Eroglu et ses enfants et leur a envoyé de largent, mais léloignement a posé des difficultés au couple. En 1999, M. Eroglu a noué une nouvelle relation avec Marlène Dumais (Mme Dumais). Les demandeurs ont divorcé le 16 février 2000, en raison de la rupture de leur relation.

[6]               Le 20 mars 2000, M. Eroglu et Mme Dumais se sont mariés à Montréal. En 2002, Mme Dumais a parrainé M. Eroglu et il est devenu résident permanent du Canada en 2008. La relation a duré 10 ans, mais a finalement pris fin en raison de la préférence de Mme Dumais de vivre seule. M. Eroglu et Mme Dumais ont divorcé le 26 juin 2009.

[7]               Après le divorce, M. Eroglu a déménagé à Toronto et a ouvert un restaurant. En 2011, ses enfants ont obtenu le statut de résident permanent grâce au parrainage de M. Eroglu. Après larrivée des enfants au Canada, la famille a déménagé à Brampton, en Ontario.

[8]               En mars 2013, Mme Eroglu est venue rendre visite à ses enfants. Elle a logé chez M. Eroglu, mais le couple a passé peu de temps ensemble. Ce nest quà une autre visite en septembre 2014 que le couple a commencé à renouer. Mme Eroglu a effectué des visites subséquentes au Canada de septembre 2015 à mars 2016, doctobre 2016 à février 2017 et de novembre 2017 à mars 2018. Au cours de ces visites, le couple a passé plus de temps ensemble et est resté en contact lorsque Mme Eroglu retournait en Turquie. Les enfants des demandeurs les encourageaient également à se réconcilier.

[9]               En mai 2018, les demandeurs ont décidé de faire évoluer leur relation amoureuse et ont commencé à vivre ensemble en tant que couple. Ils se sont remariés en mai 2019. Ils ont choisi de se marier à lhôtel de ville, car cétait leur deuxième mariage.

[10]           Le 29 janvier 2020, les demandeurs ont présenté la demande de parrainage dun époux qui est en cause. Le 5 janvier 2021, ils ont été informés que la demande était transférée au bureau dIRCC à Etobicoke pour une évaluation plus approfondie et que lon pourrait les convoquer à une entrevue. Les demandeurs nont pas été convoqués à une entrevue.

B.                 La décision faisant lobjet du contrôle

[11]           La décision de lagent est entièrement consignée dans les notes quil a saisies dans le Système mondial de gestion des cas. En raison de la nature des motifs de la décision, je reproduis dans le détail les motifs de lagent.

[traduction]

La demande CF1 a été reçue le 29 janvier 2020. La présente demande est rejetée. Le répondant et [la demanderesse principale] se sont mariés la première fois en 1986. Ils ont grandi ensemble en Turquie et leur mariage a été arrangé par leurs familles. Les demandeurs sont arrivés au Canada en 1996. Ils sont restés ensemble jusquà ce que le répondant demande le divorce, qui a été prononcé en février 2000. Le répondant a conclu un nouveau mariage avec Marlène Dumais, en mars 2000. Une demande de parrainage dépoux fondée sur des considérations dordre humanitaire a été présentée en 2002 et le répondant est devenu un résident permanent du Canada en 2008. Une fois devenu résident permanent, le répondant est immédiatement retourné en Turquie et a renoué avec son ex-femme et ses enfants. Le répondant a divorcé davec sa seconde épouse en 2009. Il a ensuite présenté des demandes de parrainage pour ses trois enfants, qui ont obtenu le statut de résident permanent au Canada en 2012. La demanderesse principale a présenté sa première demande de visa de résident temporaire en 2013, laquelle a été accordée. Dans ses formulaires joints à la présente demande, il est indiqué que, chaque fois que la demanderesse principale est venue au Canada, elle habitait avec son ex-époux et ses enfants. Elle entre au Canada et en sort régulièrement depuis 2013 et a toujours conservé son statut valide au Canada. La demanderesse principale habite avec le répondant au moins six mois par année depuis que les enfants sont devenus des [résidents permanents]. La demanderesse principale et le répondant se sont remariés en 2019. Daprès la chronologie de lensemble du récit, je ne suis pas convaincu que le répondant na pas obtenu son statut au Canada sur la base de la complaisance. La demanderesse principale et le répondant semblent avoir délibérément divorcé et sêtre remariés ensuite à des fins dimmigration. Jestime que le modèle de leur relation ne caractérise pas des personnes qui semblent être culturellement conservatrices. Jestime que leur explication (ou labsence dexplication) sur la chronologie de leur relation nest pas acceptable. La manière dont le premier mariage du répondant a été dissous, puis conclu à nouveau, ainsi que les circonstances entourant ces événements me semblent complaisantes et orchestrées […]

III.              Les questions en litige et la norme de contrôle

[12]           La présente demande de contrôle judiciaire soulève les deux questions suivantes :

  1. Lagent a-t-il manqué à son obligation relative à léquité procédurale?
  2. La décision de lagent est-elle raisonnable?

[13]           La première question concernant léquité procédurale doit être examinée selon la norme de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela), 2014 CSC 24 au para 79; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée), aux para 37-56; Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35. En ce qui concerne la deuxième question, les parties conviennent que la norme de contrôle applicable à la décision de lagent est celle de la décision raisonnable, conformément à larrêt rendu par la Cour suprême du Canada Canada (Ministre de la Citoyenneté et de lImmigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov). Je suis daccord. Dans la décision Clarke c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 12 (Clarke), mon collègue, le juge Favel, a récemment affirmé que la norme de la décision raisonnable sapplique aux décisions de fond qui concernent larticle 4.1 du RIPR (aux para 22-24).

[14]           Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est empreint de déférence, mais demeure rigoureux (Vavilov, aux para 12, 13; 75). La cour de révision doit établir si la décision faisant lobjet du contrôle, y compris son raisonnement et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable dans son ensemble doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). Le caractère raisonnable dune décision dépend du contexte administratif pertinent, du dossier dont le décideur était saisi et de lincidence de la décision sur les personnes qui en subissent les conséquences (Vavilov, aux para 88-90, 94, 133-135).

[15]           Pour quune décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit démontrer que la décision comporte une lacune suffisamment capitale ou importante (Vavilov, au para 100). Les erreurs que comporte une décision ou les doutes quelle soulève ne justifient pas toutes une intervention. Une cour de révision doit sabstenir dapprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, ne doit pas modifier les conclusions de fait de celui-ci (Vavilov, au para 125). Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision ni constituer une « erreur mineure » (Vavilov, au para 100); (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 36).

[16]           En revanche, le contrôle selon la norme de la décision correcte ne commande aucune déférence. Dans le contexte de léquité procédurale, la question centrale est celle de savoir si la procédure était équitable eu égard à lensemble des circonstances, y compris les facteurs non exhaustifs énumérés dans larrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de lImmigration), [1999] 2 RCS 817 aux para 21‑28 (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée, au para 54).

IV.              Analyse

[17]           Larticle 4.1 du RIPR dispose :

Reprise de la relation

4.1 Pour lapplication du présent règlement, létranger nest pas considéré comme lépoux, le conjoint de fait ou le partenaire conjugal dune personne sil sest engagé dans une nouvelle relation conjugale avec cette personne après quun mariage antérieur ou une relation de conjoints de fait ou de partenaires conjugaux antérieure avec celle-ci a été dissous principalement en vue de lui permettre ou de permettre à un autre étranger ou au répondant dacquérir un statut ou un privilège aux termes de la Loi.

New relationship

4.1 For the purposes of these Regulations, a foreign national shall not be considered a spouse, a common-law partner or a conjugal partner of a person if the foreign national has begun a new conjugal relationship with that person after a previous marriage, common-law partnership or conjugal partnership with that person was dissolved primarily so that the foreign national, another foreign national or the sponsor could acquire any status or privilege under the Act.

[18]           Notre Cour a rendu peu de décisions issues dun contrôle judiciaire concernant larticle 4.1 du RIPR. La jurisprudence la plus récente relative à larticle 4.1 du RIPR est instructive : Clarke; Zheng c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2021 CF 616 (Zheng); Fang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 851 (Fang); Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1544 (Li); Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1468 (Zhang); Mai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 304 (Mai); Iyare c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 180 (Iyare).

[19]           Dans la décision Fang, la juge Walker a précisé la nature conjonctive du critère applicable à larticle 4.1 du RIPR :

[13] Larticle 4.1 repose sur trois éléments conjonctifs. Si lon reformule les trois éléments, Mme Chen ne sera pas considérée comme lépouse de M. Fang au titre de larticle 4.1 si :

1. M. Fang et elle ont déjà eu un mariage antérieur ou une relation de conjoints de fait ou de partenaires conjugaux antérieure;

2. Le mariage antérieur ou la relation de conjoints de fait ou de partenaires conjugaux antérieure a été dissous principalement en vue de permettre à Mme Chen ou à M. Fang dacquérir un statut ou un privilège dimmigration au Canada;

3. Mme Chen et M. Fang ont ensuite commencé une nouvelle relation conjugale.

[20]           Dans toutes les décisions mentionnées précédemment, la Cour a jugé que les conclusions relatives à larticle 4.1 étaient raisonnables et a rejeté les demandes de contrôle judiciaire. Toutefois, dans chaque cas, les demandeurs ont eu loccasion de faire évaluer leur crédibilité au cours des audiences ou des entrevues menées par les décideurs pertinents. Les décisions Clarke, Zheng, Fang, Li et Iyare portaient toutes sur des décisions sous-jacentes de la Section dappel de limmigration (la SAI) dans lesquelles celle-ci a évalué la crédibilité des demandeurs ou la vraisemblance de leur situation pendant laudience. La décision Zhang concernait aussi une décision de la SAI, mais elle focalisait sur une question relative à lautorité de la chose jugée non liée. Dans la décision Mai de notre Cour, qui se compare davantage à la question en lespèce, la Cour a dû examiner si les conclusions tirées par lagent sur larticle 4.1 posaient des enjeux de fond ou de procédure. En rejetant la demande dans la décision Mai, la Cour sest concentrée en grande partie sur lévaluation de la crédibilité du demandeur faite par lagent qui a mené lentrevue, notamment les incohérences dans les témoignages du répondant et de son épouse au cours de lentrevue, en plus des conclusions relativement détaillées de lagent sur les circonstances douteuses de laffaire. Je fais observer quen lespèce, les motifs de lagent nont pas le même niveau de détails que ceux fournis par lagent dans la décision Mai.

A.                 Lagent a-t-il manqué à son obligation relative à léquité procédurale?

[21]           Les demandeurs soutiennent que lagent a manqué à son obligation relative à léquité procédurale en omettant de leur donner loccasion de répondre à la conclusion quil a tirée sur la crédibilité voulant que son mariage soit un mariage de complaisance, dans le cadre dune entrevue ou dans des observations écrites. Pour en arriver à leur conclusion, les demandeurs soutiennent que lagent a rejeté inexplicablement le témoignage que M. Eroglu a livré sous serment, les lettres de leurs trois enfants confirmant leur divorce et leur réconciliation, ainsi que les déclarations des amis de M. Eroglu appuyant son regain dintérêt pour son épouse en 2018. Les demandeurs soutiennent que la seule façon équitable qui aurait permis à lagent de dissiper ses doutes sur leur crédibilité et la validité de leur témoignage aurait été de leur accorder une entrevue (Chitterman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de lImmigration), 2004 CF 765 aux para 3-5); (Pahm c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CF 539 aux para 16-18). Lagent na pas respecté le Guide IP8 « Catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada » qui précise quun agent doit faire preuve déquité procédurale lorsquil évalue les doutes sérieux dans le cadre de lévaluation de la relation de complaisance.

[22]           Le défendeur affirme que lobligation déquité procédurale dont doivent sacquitter les agents se situe à lextrémité inférieure du spectre. Lagent nétait pas tenu dinformer les demandeurs des incohérences dans leur demande ou de demander des précisions ou des renseignements supplémentaires ni de mener une entrevue (Ntamag c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CF 40 aux para 8, 9); (Ponican c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 232 au para 23). Le défendeur fait observer que, pour décourager la fraude en matière dimmigration, le paragraphe 4(1) et larticle 4.1 du RIPR font tous deux exceptions au régime général de la Loi sur limmigration et la protection des réfugiés, (LC 2001, c. 27) (la LIPR) qui permet le parrainage de proches parents. En lespèce, le défendeur soutient quil est invraisemblable que les demandeurs aient admis sêtre mariés pour les besoins de limmigration et fait valoir quil était loisible à lagent de tirer une nouvelle conclusion sur la relation fondée sur les circonstances. À ce titre, une entrevue ne révélerait pas dincohérences entre la demande écrite des demandeurs, qui portait sur le moment du divorce survenu entre M. Eroglu et Mme Dumai, et la reprise de la relation de M. Eroglu avec Mme Eroglu, qui ont toutes soulevé des doutes sur lintégrité du système dimmigration.

[23]           Me fondant sur les observations des parties et la jurisprudence, jestime que lagent a manqué à son obligation relative à léquité procédurale en ne donnant pas aux demandeurs la possibilité de dissiper les doutes implicites sur la crédibilité qui ont mené à la conclusion tirée de la nouvelle relation. Les demandeurs ont présenté des éléments de preuve détaillés pour expliquer la chronologie de leur relation, notamment laffidavit de M. Eroglu et les lettres dappui de leurs enfants et de leurs amis. Lagent ne sest pas prononcé expressément sur ces éléments de preuve ni expliqué pourquoi ils ont été rejetés. Si lagent avait des doutes quant à la crédibilité des éléments de preuve présentés par les demandeurs, une entrevue aurait dû être réalisée (Hakrama c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 85 aux para 23, 24).

[24]           Lagent na pas non plus tiré de conclusions précises concernant la chronologie de la relation (étalée sur 20 ans environ) ni expliqué pourquoi les circonstances en lespèce semblaient particulièrement douteuses, si ce nest quil a noté que la chronologie « ne caractérise pas des personnes qui semblent être culturellement conservatrices ». Lagent a simplement conclu que les demandeurs navaient pas expliqué la chronologie et que M. Eroglu semblait avoir dissous son premier mariage et conclu à nouveau un mariage avec Mme Eroglu dune manière complaisante et orchestrée. En examinant les documents des demandeurs, il est difficile de voir comment lagent en est arrivé à cette conclusion – une conclusion qui contredit complètement les éléments de preuve à lappui – sans parler aux demandeurs. Cette omission de lagent démontre quil sest fondé sur des hypothèses stéréotypées sur la manière dont les personnes « culturellement conservatrices » peuvent ou non se comporter. Comme je lexplique plus loin, je trouve cela troublant.

[25]           Je souscris à la thèse du défendeur voulant que les agents dimmigration ne sont généralement pas tenus de faire preuve dun degré élevé déquité procédurale. Toutefois, le fait que lagent nait pas accordé une entrevue en lespèce va à lencontre des décisions antérieures de notre Cour, qui soulignent limportance de permettre aux demandeurs de témoigner ou de dissiper les doutes sur la crédibilité que soulèvent les conclusions relatives à larticle 4.1. Dans les circonstances en lespèce, jestime que lagent avait une obligation accrue de communiquer avec les demandeurs pour laider à dissiper ses doutes sur la crédibilité. Comme les demandeurs lont fait observer à juste titre, la LIPR et le RIPR comportent des dispositions sur le regroupement familial qui codifient les obligations du Canada en matière de droits de la personne à légard des familles. Je conclus que, en lespèce, lobligation relative à léquité procédurale se situe à lextrémité supérieure du spectre , puisque la décision a pour effet de séparer une mère et une épouse de toute sa famille immédiate.

B.                 La décision de lagent est-elle raisonnable?

[26]           Les demandeurs soutiennent que lagent na pas fourni de motifs suffisants pour justifier la décision sévère de séparer leur famille (Vavilov , au para 133); (VIA Rail Canada Inc c Office national des transports, 2000 CanLII 16275 (CAF) au para 22). La décision de lagent ne traite pas des motifs du divorce des demandeurs, des problèmes qui ont mené au divorce de M. Eroglu davec Mme Dumais ni des circonstances entourant la réconciliation des demandeurs. Les demandeurs font valoir que lagent a fait des hypothèses sans fondement en fonction de la chronologie de leur relation, quil na pas examiné les éléments de preuve versés au dossier ni la vraisemblance de leur situation. Notre Cour a conclu que les décideurs doivent agir avec prudence et sappuyer sur le sens commun ou les éléments de preuve lorsquils tirent des conclusions défavorables sur la crédibilité en fonction de linvraisemblance du récit dun demandeur (Aliserro c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 412 (Aliserro) aux para 30, 31). Il était également déraisonnable pour lagent de conclure que M. Eroglu a renoué avec Mme Eroglu lorsquil est revenu en Turquie après être devenu résident permanent canadien, en labsence délément de preuve de communications ou de rapports entre le couple pendant cette période. Dans les faits, les éléments de preuve démontrent que le couple était divorcé depuis plusieurs années à ce stade et avait à peine passé du temps ensemble lorsque Mme Eroglu rendait visite à ses enfants au Canada en 2013.

[27]           En outre, les demandeurs soutiennent que les déclarations générales de lagent sur leur conservatisme culturel et la chronologie de leur relation sont entièrement hypothétiques et reposent sur des stéréotypes. La décision de lagent montre quil sagirait dune relation de complaisance parce que les demandeurs sont « culturellement conservateurs », mais lagent ne disposait daucun élément de preuve pour justifier cette conclusion. Au cours de laudience, lavocat des demandeurs a souligné que le raisonnement de lagent était influencé par la perception quil avait des demandeurs, soit des stéréotypes plutôt que des personnes.

[28]           Les demandeurs soutiennent que les décisions portant sur larticle 4.1 sont [traduction] « difficiles », car il est invraisemblable quils admettent violer des dispositions sur le parrainage et que les agents sont chargés dexaminer les éléments de preuve dont ils disposent pour déterminer si une telle violation a été commise. Daprès la situation des demandeurs et de la chronologie de leur relation, ceux-ci ne sont visés par larticle 4.1 du RIPR. Le défendeur fait valoir que les motifs de lagent sont suffisamment clairs et que lagent a effectué un examen adéquat des éléments de preuve présentés par les demandeurs.

[29]           Cette décision est déraisonnable et ne peut être maintenue. Je suis davis que les motifs de lagent ne sont pas intelligibles, transparents ou justifiés compte tenu des nombreux éléments de preuve fournis par les demandeurs, et je suis troublé par le fait que lagent se fonde sur des stéréotypes pour étayer sa conclusion. Dans ses observations, le défendeur fait valoir quil était approprié pour lagent dexaminer le contexte factuel de lespèce et de conclure que la relation des demandeurs est une relation de complaisance parce que les mariages et les divorces semblables énoncés à larticle 4.1 du RIPR sont des événements qui se sont produits dans leur cas. Toutefois, cette observation ne tient pas compte du contexte du récit des demandeurs et des éléments de preuve versés au dossier.

[30]           Le seul facteur que lagent semble prendre en compte pour étayer sa conclusion voulant que la relation entre les demandeurs soit une relation de complaisance est fondé sur une hypothèse stéréotypée au sujet du conservatisme culturel allégué des demandeurs. Dans sa décision, lagent affirme en ces termes : [TRADUCTION] « Jestime que le modèle de la relation entre les demandeurs ne montre pas bien que ceux-ci semblent être des personnes culturellement conservatrices ». Comme lont fait remarquer à juste titre les demandeurs, le dossier nétaye pas cette conclusion et lagent na pas non plus expliqué le fondement de cette conclusion. Les demandeurs ont produit un affidavit fait sous serment de M. Eroglu et des lettres de leurs enfants et de leurs amis précisant la chronologie de leur relation, notamment les événements qui ont mené à leur premier divorce en 1999, la relation de dix ans entre M. Eroglu et Mme Dumais et le remariage des demandeurs en 2019. Lagent na renvoyé à aucun de ces éléments et je suis davis que rien dans le dossier ne porte sur le prétendu conservatisme culturel des demandeurs ou sur un refus inhérent de divorcer ou de se remarier en raison de leurs croyances culturelles. Lagent semble avoir tiré sa propre conclusion en se fondant sur des croyances stéréotypées sur la façon dont les demandeurs, et ceux qui les aiment, devraient se comporter. Pour que ce soit clair, cette « justification » ne sinscrit pas dans le cadre défini dans larrêt Vavilov.

[31]           Les agents dimmigration nont pas le pouvoir inhérent de faire des hypothèses sur les croyances dun demandeur, quelles soient culturelles, religieuses ou de nature semblable. Sans aucune déclaration de la part des demandeurs à ce sujet, lagent navait aucun fondement raisonnable pour conclure quils avaient adopté un mode de vie culturellement conservateur, ou pour faire des hypothèses sur ce que comporte ce mode de vie. Lagent a eu loccasion de demander aux demandeurs de donner des précisions sur leurs croyances au cours dune entrevue ou dans une lettre déquité procédurale de suivi, mais il a choisi de ne pas prendre de telles mesures.

[32]           Selon le critère sous-jacent de larticle 4.1 du RIPR, le décideur doit déterminer si un mariage antérieur ou une relation de partenaires, « […] a été dissous principalement en vue de lui permettre ou de permettre à un autre étranger ou au répondant dacquérir un statut ou un privilège aux termes de la Loi ». La décision à légard de ce motif exige un contexte, lequel exige à son tour que lon tienne compte des éléments de preuve et des faits uniques qui sous-tendent chaque cas. Autrement dit, les intentions sont importantes.

[33]           La décision de lagent indique que les demandeurs nont pas fourni dexplication acceptable pour la chronologie de leur relation. Toutefois, le dossier dont disposait lagent comprenait des éléments de preuve et un récit détaillé expliquant la rupture et le renouement de leur relation. Je conclus donc que lagent na pas examiné sérieusement les éléments de preuve qui contredisent sa conclusion, comme il était tenu du faire.

[34]           Je conclus également quen rejetant la vraisemblance de la chronologie de la relation des demandeurs, lagent a tiré des conclusions sur la crédibilité défavorables implicites sur la crédibilité. Notre Cour a récemment établi que des conclusions dinvraisemblance doivent être tirées seulement dans des situations « clairement invraisemblables », « à la lumière du bon sens ou du dossier de preuve » (Aliserro, au para 31). Comme la fait remarquer à juste titre lavocat des demandeurs au cours de laudience, il est de la nature humaine dentamer des relations et dy mettre fin. La décision de lagent est dénuée de bon sens et nest pas fondée sur le dossier de la preuve. Il nest pas invraisemblable quun couple se sépare parce quil vit dans des pays différents, mais quil renoue plus tard dans la vie à la suite de contacts plus fréquents, de lattrait des enfants et dun regain dintérêt lun pour lautre. Sil sagissait vraiment dun stratagème frauduleux, celui-ci était long et compliqué et aurait pu être évité en suivant des voies dimmigration plus rapides. Lomission de lagent de tenir compte de ces facteurs contextuels ou des éléments de preuve appuyant une conclusion stéréotypée inexpliquée démontre le non-respect du cadre de larticle 4.1 et justifie lintervention de la Cour.

[35]           Bien que la brièveté des motifs soit permise, larrêt Vavilov ne permet pas aux agents de passer complètement sous silence les questions clés qui sont étayées par le dossier de la preuve. Dans lensemble, je conclus que cette décision ne possède pas les caractéristiques dune décision raisonnable, soit la transparence, lintelligibilité et la justification, en particulier lorsquelle entraîne la séparation dune famille.

V.                 Conclusion

[36]           Pour les motifs qui précèdent, je conclus quil y a eu atteinte aux droits des demandeurs à léquité procédurale et que la décision de lagent est déraisonnable. Jaccueille donc la présente demande de contrôle judiciaire. Aucune question na été soulevée aux fins de certification, et je conviens que laffaire nen soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4649-21

LA COUR STATUE :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision faisant lobjet du contrôle judiciaire est annulée et laffaire est renvoyée pour quun décideur différent rende une nouvelle décision.
  2. Il ny a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Lyne Paquette


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4649-21

 

INTITULÉ :

EMINE EROGLU ET HASAN EROGLU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE LIMMIGRATION

 

LIEU DE LAUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE LAUDIENCE :

LE 22 JUIN 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 16 SEPTEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Barbara Jackman

Farah Saleem

 

POUR LES DEMANDEURS

 

James Todd

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman & Associés

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.