Gravel c. Lifesitenews.com (Canada) |
2014 QCCS 477 |
|||||||
JT0690 |
||||||||
|
||||||||
CANADA |
||||||||
PROVINCE DE QUÉBEC |
||||||||
DISTRICT DE |
JOLIETTE |
|||||||
|
||||||||
N° : |
705-17-003784-103 |
|||||||
|
|
|||||||
|
||||||||
DATE : |
Le 11 février 2014 |
|||||||
______________________________________________________________________ |
||||||||
|
||||||||
SOUS LA PRÉSIDENCE DE : |
L’HONORABLE |
CLÉMENT TRUDEL, j.c.s. |
||||||
______________________________________________________________________ |
||||||||
|
||||||||
|
||||||||
RAYMOND GRAVEL, |
||||||||
demandeur INTIMÉ |
||||||||
c. |
||||||||
LIFESITENEWS.COM (CANADA), JOHN HENRY WESTEN, STEPHEN JALSEVAC, TIM WAGGONER, HILARY WHITE, PATRICK B. CRAINE, |
||||||||
défendeurs REQUÉRANTS |
||||||||
|
||||||||
|
||||||||
______________________________________________________________________ |
||||||||
|
||||||||
JUGEMENT (requête en radiation d’allégations amendée) |
||||||||
______________________________________________________________________ |
||||||||
|
||||||||
INTRODUCTION
[1] Le demandeur saisit le Tribunal d’une requête en radiation amendée de plusieurs allégations des deux défenses des défendeurs Lifesitenews.com (Canada) John Henry Westen, Campagne Québec Vie et Luc Gagnon. Comme motifs principaux, il soutient que certaines allégations entraîneront de la confusion dans les questions en litige, d’autres n’apportent rien au débat, ne sont pas pertinentes aux faits en litige, ne font pas l’objet d’une défense puisqu’elles traitent du contexte procédural ou constituent du ouï-dire.
CONTEXTE
[2] Dans un jugement rendu le 11 janvier 2013 statuant notamment sur une des requêtes en déclaration de poursuite abusive et demande de sanction dont la lecture et l’audition des requêtes a nécessité quatre jours, le juge Mayer situe ainsi le litige mû entre les parties :
« [2] Cette cause illustre bien le conflit entre deux droits fondamentaux : la liberté d’expression des défendeurs et celui de la réputation de l’Abbé Gravel.
[3] Ce dernier réclame la somme de 500 000 $ en dommages découlant de la publication de 39 articles publiés à son sujet depuis août 2003 dans un bulletin mensuel publié par Campagne Québec-Vie («CQV») et sur le site Internet de Lifesitenews.com («LSN»).[1]
[4] Selon lui, les défendeurs ont diffusé des propos faux et diffamatoires à son endroit. Il insiste qu’il n’est pas favorable à l’avortement, qu’il n’a pas ni renié sa religion et ni défié le Vatican en se présentant comme député fédéral. Il prétend qu’ils se sont vantés d’avoir mis fin à sa carrière politique afin de solliciter des fonds.
[1] L’Abbé Gravel réclame des défendeurs 300 000 $ pour atteinte illégale à sa dignité, son honneur, sa vie privée et sa réputation et 200 000 $ à titre de dommages punitifs. »
[3] Parmi les allégations de la requête introductive d’instance précisée et reprécisée et amendée se trouvent celles-ci :
« 2. Il a toujours été fidèle à l’enseignement du Magistère de l’Église;
[…]
4. Le demandeur l’a toujours fait de bonne foi, tout en respectant à la fois son engagement comme prêtre et son appartenance à l’Église catholique; »
[4] C’est précisément ces deux allégations que les défendeurs considèrent avoir le droit de contester et, à cette fin, d’invoquer les faits et produire les documents qui leur permettront d’apporter une preuve contraire.
[5] Au paragraphe 44 de la requête introductive d’instance coiffée du titre : « ARTICLES AUX PROPOS MENSONGERS » qui couvre 12 pages et comprend 35 sous-paragraphes, le demandeur y cite « quarante et un articles de presse dont il est l’auteur et trente-huit autres allégués litigieux » où il reproduit certaines phrases d’articles émanant des défendeurs qu’il estime diffamatoires à son endroit. Ces articles sont reproduits par ordre chronologique au paragraphe 27 de la défense et s’échelonnent des années 2003 à 2010.
[6] Au paragraphe 61 de leurs défenses, les défendeurs reprennent chaque événement séparément dans le but de démontrer qu’ils n’ont fait que réagir à des prises de positions du demandeur. L’on y lit ce qui suit :
« 61. La requête introductive d’instance passe presque systématiquement sous silence les déclarations et gestes déclencheurs posés par le demandeur RAYMOND GRAVEL, que le demandeur considère comme des provocations légitimes, auxquels les défendeurs ne font que réagir, selon un modèle ACTION-RÉACTION, illustré dans les vingt-huit (28) épisodes présentés ci-après, par ordre chronologique :
[…] »
[7] Selon les défendeurs, le but visé par leurs défenses consiste à exposer les gestes ou les déclarations du demandeur, leurs commentaires écrits et la couverture médiatique apportée par d’autres médias (par. 61 à 353). L’exercice tend à démontrer comment les autres médias ont traité l’événement et d’identifier par qui le dommage réclamé a été causé. Selon eux, cette démarche s’avère nécessaire pour permettre au juge de comparer le traitement accordé par d’autres médias.
[8] Enfin, les défendeurs plaident que le demandeur s’est lui-même construit, au fil des années, une réputation de polémiste et qu’il sème lui-même la controverse dont il se dit victime.
ANALYSE
1. Le droit
[9] Invoquant que ces articles contiennent des renseignements faux, tendancieux et diffamatoires et visent à détruire sa réputation, le ridiculiser et l’exposer au mépris et à la haine, le demandeur poursuit les défendeurs en dommages et intérêts. Il prétend que ces articles visaient à le blesser personnellement, à porter atteinte illégale à sa dignité, à son honneur, à sa vie privée et à sa réputation et que les défendeurs ont fait preuve, à son endroit, d’un comportement répréhensible ou inapproprié.
[10] Tout récemment, dans l’affaire McMurchie c. Clément[1], la Cour d’appel a rappelé le droit applicable en matière de diffamation :
« [18] Comme la Cour suprême l’a décidé dans Prud’homme c. Prud’homme[2] et répété dans Néron c. Chambre des notaires du Québec[3], l’action pour diffamation repose sur l’article 1457 C.c.Q. Cela signifie que le demandeur doit établir l’existence d’une faute, d’un préjudice et du lien de causalité entre la faute et le préjudice. De plus, pour faire la preuve d’un préjudice, le demandeur doit démontrer que les propos sont diffamatoires.
[2] [2002] 4 R.C.S. 663.
[3] [2004] 3 R.C.S. 95. »
[11] Plus loin, la Cour d’appel s’exprime ainsi au sujet de l’appréciation de la faute :
« [19] Suivant les enseignements dégagés dans les deux arrêts précités, l’appréciation de la faute en matière de diffamation relève d’une analyse contextuelle des faits et circonstances dans laquelle deux valeurs fondamentales doivent être soupesées : la liberté d’expression (et son corollaire la liberté de presse) ainsi que le droit à la sauvegarde de sa réputation.
[20] Pour déterminer si une faute a été commise, les articles visés par l’action doivent être analysés dans leur contexte et dans leur ensemble. Il ne suffit pas d’établir la véracité du contenu, mais il « faut examiner globalement la teneur du reportage, sa méthodologie et son contexte »[4].
[4] Ibid., paragr. 59.»
[12] Dans un autre arrêt récent dans l’affaire Desmarteau c. Ontario Lottery[2], la Cour d’appel, sous la plume du juge Gascon, a de nouveau réaffirmé que la jurisprudence en matière de radiation d’allégations s’applique également lorsqu’il s’agit du retrait de certaines pièces :
« [27] Dans les arrêts Bouchard-Cannon c. Canada (Procureur général)[3] et Association des propriétaires de Boisés de la Beauce c. Monde forestier[4], la Cour applique à l'analyse d’une demande de radiation d'allégations et de retrait de pièces les principes de prudence qui doivent guider le juge avant de retrancher d'une procédure, à un stade préliminaire, soit des allégations, soit la référence à des pièces.
[28] Dans le premier arrêt, le juge Chamberland reprend avec approbation les propos que tient la juge Thibault dans le second. Cette dernière y souligne ceci :
[14] Le juge de première instance a accueilli la requête des intimés et ordonné la radiation des allégations précitées ainsi que le retrait des pièces auxquelles elles renvoient.
[15] En ce qui concerne la plainte du Conseil de presse, la décision rendue et tous les faits les entourant, le juge de première instance justifie la radiation des allégations et le retrait des pièces par un défaut de pertinence :
[…]
[…]
[21] Lorsqu'il est saisi d'une requête en radiation d'allégations pour défaut de pertinence, le juge doit être prudent avant de retrancher des allégations d'un acte de procédure, car il est parfois difficile d'évaluer hors contexte la portée exacte de la preuve et son impact sur l'issue du recours. En cas de doute, la prudence commande de laisser au juge saisi du fond du litige le soin d'évaluer la pertinence des faits invoqués.
[Je souligne]
[Références omises]
[29] À l'appui de ces énoncés, la juge Thibault renvoie aux arrêts de la Cour qui reprennent de façon constante les principes applicables en matière de radiation d'allégations[5]. Dans ces deux affaires, la Cour intervient et rejette la demande de radiation de certaines allégations et de retrait des pièces y afférentes au motif que le juge du fond sera mieux à même d'en apprécier la pertinence et l’admissibilité.
[32] En raison de cette méprise sur la jurisprudence applicable, le juge omet de tenir compte des enseignements de la Cour en matière de radiation d’allégations à un stade préliminaire comme ici. Ces enseignements rappellent que 1) la prudence est le mot d'ordre avant de procéder à de telles radiations[8], 2) il faut donner le bénéfice du doute à l'allégation dont la pertinence est contestée au stade d'une requête en radiation[9] et 3) la radiation, faute de pertinence, ne s'accorde que dans les cas les plus évidents[10].
[références omises]
[3] 2012 QCCA 1241, paragr. [25], [28] et [43].
[4] 2009 QCCA 48, paragr. [18] à [21].
[5] Elle renvoie ainsi notamment aux arrêts Poulin c. Groupe Jean Coutu (PJC) inc., J.E. 2006-235 (C.A.), 2006 QCCA 49; Corp. McKesson Canada c. Losier, [2004] R.J.Q. 1178 (C.A.); Hénault c. Entreprises Berthier inc., [2002] J.Q. no 3022, AZ-50354588, 2002-05-17; et St-Onge Lebrun c. Hôtel-Dieu de St-Jérôme, [1990] R.D.J. 56 (C.A.).
[8] Bouchard-Cannon c. Canada (Procureur général), supra, note 3; Thomas c. Transport Watson Montréal ltée, 2011 QCCA 262, paragr. [14]; Association des propriétaires de Boisés de la Beauce c. Monde forestier, supra, note 4; Colrp. McKesson Canada c. Losier, supra, note 5, paragr. [23]; Poulin c. Groupe Jean Coutu (PJC) inc., supra, note 5, paragr. [9].
[9] St-Onge-Lebrun c Hôtel-Dieu de St-Jérôme, supra, note 5, p. 57.
[10] Hénault c. Entreprises Berthier inc., supra, note 5, Charbonneau c. Multi Restaurants inc., [2000] R.J.Q. 705, J.E. 2000-683, paragr. [19].»
[13] Et plus loin, concernant la pertinence, la Cour écrit :
« [44] Ainsi, dans l’arrêt Corp. McKesson Canada c. Losier[12], la Cour applique les concepts de pertinence d’un interrogatoire préalable à une requête en radiation d’allégations en tenant les propos révélateurs suivants :
[…] J’ajouterais que notre Cour, dans un contexte voisin du nôtre, s’était déjà prononcée sur la portée de la notion de pertinence. Dans l’arrêt Kruger Inc. c. Kruger, où une partie avait soulevé plusieurs objections attaquant la pertinence de questions posées au cours d’un interrogatoire préalable, le juge LeBel remarque :
Les règles de la preuve s’appliquent à l’examen au préalable comme au procès. Cependant, le concept de pertinence s’apprécie par rapport aux dispositions qui régissent directement l’examen au préalable et à son rôle dans notre système de procédure.
On peut affirmer par analogie qu’il en va de même pour la requête en radiation d’allégation formée en vertu du second alinéa de l’article 168 C.p.c : ici aussi, le concept de pertinence s’apprécie par rapport aux dispositions qui régissent directement la requête.
[45] Dans les arrêts Bouchard-Cannon c. Canada (Procureur général)[13] et St-Onge-Lebrun c. Hôtel-Dieu de St-Jérôme[14], la Cour traite de la pertinence d’une allégation ou d’une preuve sans faire la distinction qu’on l’invite à faire ici. Dans l’arrêt Poulin c. Groupe Jean Coutu (PJC) inc.[15], la Cour souligne que, au stade d’une requête en radiation d’allégations, « la prudence est de mise, comme elle l’est à l’égard d’objections à des questions lors d’un interrogatoire avant procès ».
[12] Elle renvoie ainsi notamment aux arrêts Poulin c. Groupe Jean Coutu (PJC) inc., J.E. 2006-235 (C.A.), 2006 QCCA 49; Corp. McKesson Canada c. Losier, [2004] R.J.Q. 1178 (C.A.); Hénault c. Entreprises Berthier inc., [2002] J.Q. nº 3022, AZ- 50354588, 2002-05-17 (C.A.); et St-Onge-Lebrun c. Hôtel-Dieu de St - Jérôme, [1990] R.D.J. 56 (C.A.).
[13] Supra, note 3.
[14] Supra, note 5.
[15] Supra, note 5, paragr. [9]. »
2. Application à l’espèce
[14] Appliquant cet enseignement à l’espèce, le Tribunal juge qu’il est loin de se trouver en présence d’un des cas parmi les plus évidents lui permettant, au stade préliminaire et ne bénéficiant que d’un aperçu superficiel de la preuve que les défendeurs entendent présenter, d’ordonner la radiation d’allégations et d’évacuer cette preuve faute de pertinence[3].
[15] De toute évidence, les allégations des défenses et les pièces alléguées à leur appui ont un lien rationnel et direct avec la demande de sorte qu’il y a lieu de faire preuve de prudence en faisant confiance aux parties qui les ont faites et produites et qui désirent administrer une preuve en vue de contrer le recours du demandeur tel que libellé.
[16] Concernant les articles de journaux qui, selon le demandeur, constituent une preuve par ouï-dire et ne font pas preuve de leur contenu et les déclarations faites à la Chambre des Communes qui, selon lui, seraient protégées par le privilège de l’immunité parlementaire, il incombera au juge du fond, s’il y a lieu, de faire le départage de ce qui pourrait constituer du ouï-dire et de ce qui n’en est pas, ou de rejeter du dossier ce qui serait inadmissible ou non pertinent[4].
[17] Eu égard aux documents transmis par Monseigneur Gilles Lussier suite à son interrogatoire autorisé le 18 août 2011 à titre de tiers, les procureurs ont souscrit un « engagement de confidentialité » dont la teneur apparaît à la lettre produite comme pièce D-3 :
« Nous rappelons que, suite à l’engagement pris lors de cet interrogatoire, chacun des procureurs a accepté que les documents transmis soient maintenus sous le sceau de la confidentialité, ne fasse l’objet d’aucune communication et, advenant production au dossier de la Cour, ces mêmes documents soient produits sous enveloppe cachetée qui ne pourra être ouverte qu’en présence du président du tribunal lors de l’audition au mérite de ce dossier. »
[18] Lors de l’audition de la requête en déclaration de poursuite abusive le 16 octobre 2012, le juge Mayer a pris acte des remarques de Me André Roy, Ad. E. conseiller juridique de Monseigneur Lussier, voulant qu’il n’ait pas d’objection à ce que le juge Mayer consulte et ait accès aux pièces sous scellés et qu’il s’en serve pour rendre sa décision sur les requêtes dont il était saisi. Comme les parties sont convenues, seul le juge du fond pourra prendre connaissance de ces documents sous scellés lors de l’audition, il coule de source que le Tribunal ne saurait, au stade préliminaire, de son propre chef, sans le consentement de tous les intéressés, et, au surplus, sans en avoir pris connaissance, en ordonner le retrait du dossier.
[19] Enfin, concernant certaines allégations qui « traitent du contexte procédural »[5] (par. 25 des défenses), elles apparaissent pertinentes ou, à tout le moins, de nature à faciliter au juge du fond la bonne compréhension du déroulement du dossier et ainsi le dispenser de devoir s’adonner lui-même à cet exercice.
[20] En résumé, le Tribunal juge que la prudence lui commande de laisser au juge du fond le soin de trancher tant la question de la pertinence et de la valeur probante que celle de l’admissibilité de certaines preuves.
[21] Cela étant, la requête du demandeur doit échouer.
PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
REJETTE la requête amendée en radiation d’allégations avec dépens.
|
||
|
__________________________________ CLÉMENT TRUDEL, j.c.s. |
|
|
||
Lemire Lemire Avocats, s.e.n.c. |
||
Me Jean-Philippe Lemire |
||
pour le demandeur intimé |
||
|
||
Me Jean-Pierre Belisle |
||
pour les défendeurs requérants, Lifesitenews.com et John Henry Westen |
||
représenté par Me Jean-Yves Côté
Côté Avocats inc. Me Jean-Yves Côté pour les défendeurs Stephen Jalsevac, Tim Waggoner, Hilary White et Patrick B. Craine |
||
|
||
Dates d’audience : |
3 et 4 février 2014 |
|
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.