Décision

Les décisions diffusées proviennent de tribunaux ou d'organismes indépendants de SOQUIJ et pourraient ne pas être accessibles aux personnes handicapées qui utilisent des technologies d'adaptation. Visitez la page Accessibilité pour en savoir plus.
Copier l'url dans le presse-papier
Le lien a été copié dans le presse-papier
COUR D’APPEL

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

QUÉBEC

N° :

200-09-003233-001

(200-05-012411-992)

 

DATE :

26 OCTOBRE 2001

 

 

CORAM:

LES HONORABLES

JEAN-LOUIS BAUDOUIN J.C.A.

THÉRÈSE ROUSSEAU-HOULE J.C.A.

MICHEL ROBERT J.C.A.

 

 

MARY McKENNA,

APPELANTE - (requérante)

c.

 

COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES,

INTIMÉE - (intimés)

et

COMMISSION DE LA SANTÉ ET DE LA SÉCURITÉ DU TRAVAIL

et

J.M. ASBESTOS INC.,

MISES EN CAUSE - (mises en cause)

 

 

ARRÊT

 

 

[1]                LA COUR, statuant sur un pourvoi contre un jugement de la Cour supérieure du district de Québec, rendu le 14 juillet 2000 par l'honorable Ivan Godin, rejetant avec dépens la requête en révision judiciaire de l'appelante;

[2]                Après étude, audition et délibéré;

[3]                Pour les motifs apparaissant dans l'opinion du juge Jean-Louis Baudouin dont copie est déposée avec les présentes et à laquelle concourent la juge Thérèse Rousseau-Houle et le juge Michel Robert;

[4]                ACCUEILLE le pourvoi en partie;

[5]                INFIRME en partie le jugement a quo;

[6]                ACCUEILLE la requête en révision judiciaire uniquement relativement à l'interprétation de l'article 91 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles;

[7]                Le tout, chaque partie payant ses frais vu le sort mitigé du pourvoi.

 

 

 

 

JEAN-LOUIS BAUDOUIN J.C.A.

 

 

 

 

 

THÉRÈSE ROUSSEAU-HOULE J.C.A.

 

 

 

 

 

MICHEL ROBERT J.C.A.

 

Me Richard Mailhot

(MAILHOT, DRAPEAU)

Avocat de l'appelante

 

Me Claude Verge

(LEVASSEUR, VERGE)

Avocat de l'intimée

 

Me Marie-José Dandenault

Me Jean-Marie Robert

(PANNETON, LESSARD)

Avocats de la mise en cause, Commission de la santé et de la sécurité du travail

 

Date d’audience :

13 septembre 2001



 

OPINION DU JUGE BAUDOUIN

 

 

 

I. LES FAITS

 

[8]                 Gérard Dionne a travaillé depuis 1950 pour la Société J.M. Asbestos inc. comme électricien.  Il a pris sa retraite le 1er juin 1987 vu sa santé chancelante causée entre autres par des insuffisances cardiaque et rénale et de l'hypertension.

[9]                 En février 1993, à la suite d'un examen médical, on diagnostique chez lui un cancer du poumon (carcinome épidermoïde).  Hospitalisé deux autres fois au cours de cette année, il décède le 19 décembre.

[10]           Il est prouvé que ce cancer doit être considéré, au moins partiellement, comme une conséquence de son exposition à l'amiante et constitue donc une maladie professionnelle au sens donné à ce terme par la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, L.Q., c. A-3.001, art. 2, (ci-après: la Loi).

[11]           Dès le 3 mars, donc peu de temps après avoir appris le diagnostic de sa maladie, M. Dionne présente à la CSST une réclamation pour maladie professionnelle pulmonaire.  Un dossier est donc ouvert à cette époque, mais est, par la suite, classé, vu le décès du travailleur survenu 9 mois après.

[12]           Le 23 janvier 1995, c'est la succession de M. Dionne qui présente à la CSST une seconde réclamation reliée, cette fois-ci, au décès de ce dernier.

[13]           Le 8 septembre de la même année, le Comité des maladies pulmonaires professionnelles (CMPP) reconnaît l'existence d'une relation causale partielle entre le cancer du poumon et l'ancien emploi de M. Dionne, ainsi que celle entre la présence de ce cancer et le décès.  Comme M. Dionne était un gros fumeur (on parle de 2 à 3 paquets de cigarettes par jour pendant 45 ans), le Comité spécial des présidents (CSP) entérine la décision du CMPP et reconnaît une causalité partagée entre l'exposition à l'amiante, le tabagisme et la maladie dont il est décédé.

[14]           Le 10 janvier 1996, la CSST conclut que le décès de M. Dionne est relié à la maladie professionnelle dont il souffrait et octroie donc à la succession une somme de 69 593,00 $ (indemnité de décès) et un montant de 1 392,00 $ pour dépenses imprévues.  Par contre, elle écrit ceci, relativement à la rente mensuelle de remplacement de revenu, sollicitée par la veuve de Gérard Dionne, Mary McKenna:

Nous vous informons par les présentes que la conjointe, madame Mary McKenna ne recevra aucune rente mensuelle en vertu de l'article 101, étant donné que monsieur Gérard Dionne était à sa retraite depuis quelques années.

(Pièce R-12)

 

[15]           Je note que, par la suite, ce motif ne sera pas retenu, mais que le refus sera basé sur le fait que l'incapacité d'exercer l'emploi résultait d'une condition médicale personnelle.

[16]           Cette dernière décision est contestée devant le Bureau de révision le 18 janvier 1996 par la succession.  De son côté, l'employeur s'attaque aussi le 12 février à cette même décision, mais principalement au motif de l'absence de relation causale entre le décès du travailleur et la maladie professionnelle et de la tardivité de la réclamation.

[17]           Le 1er avril 1997, le Bureau de révision entérine la décision du CMPP et du CSP en ce qui concerne l'existence d'une maladie professionnelle et la relation entre celle-ci et le décès.

[18]           Il rejette la contestation de l'employeur et accorde à l'appelante une rente mensuelle de remplacement de revenu en vertu de l'article 101.  Ce dernier, après avoir contesté la décision du Bureau de révision, se désiste d'ailleurs le 22 septembre 1998 de la partie de son appel portant sur l'origine professionnelle de la maladie et les causes du décès.  La décision du 1er avril 1997 devient donc finale à cet égard et la contestation de l'employeur ne porte plus que sur l'octroi de la rente prévue à l'article 101.  À cette même date, l'appelante, au nom de la succession, demande alors à la CSST de fixer le taux d'atteinte à l'intégrité physique ou psychique et l'indemnité pour préjudice corporel en résultant (art. 83).  En d'autres termes, elle entend que la réclamation originale de M. Dionne soit continuée comme si ce dernier n'était pas décédé.

[19]           Le 29 septembre 1998, la CSST décide que la succession n'a pas droit à l'indemnité de remplacement de revenu au motif que M. Dionne était incapable d'exercer son emploi en raison de conditions médicales personnelles, non plus qu'à l'indemnité pour dommages corporels puisque le travailleur était déjà décédé au moment où le CMPP a évalué sa condition.

[20]           Cette nouvelle décision est contestée à son tour devant le Service de révision administrative (SRA) qui, le 15 décembre 1998, confirme la CSST sur ces deux points.

[21]           La succession attaque alors ces conclusions devant la Commission des lésions professionnelles (CLP) qui, finalement le 27 octobre 1999, statue en rejetant la réclamation de la succession, en confirmant la décision de la CSST du 15 décembre et en déclarant donc qu'aucune indemnité pour remplacement de revenu entre le 3 mars et le 13 décembre 1993, non plus qu'aucune indemnité pour dommages corporels n'est payable.

[22]           L'appelante se pourvoit alors en révision judiciaire et la Cour supérieure, le 14 juillet 2000, rejette celle-ci.

[23]           Le premier juge, citant une jurisprudence bien connue, estime que l'interprétation donnée par l'instance administrative aux articles 44, 46 et 91 de la Loi n'est pas manifestement déraisonnable et que, de surcroît, il n'y a pas eu excès de compétence.

 

II. LE POURVOI

 

            A. Les procédures

 

[24]           À l'audience, nous avons dû préliminairement disposer de deux requêtes.  La première, de la part de l'appelante, visait à introduire une preuve nouvelle, soit le dossier de M. Lawrence Wilson, travailleur minier de l'amiante.  Selon l'appelante, la mise en preuve du dossier de ce travailleur montre que la CSST ne traite pas, en droit, des dossiers identiques ou similaires de la même façon.  La conjointe de M. Wilson a, en effet, reçu une indemnité pour préjudice corporel le 4 mai 2001, en raison de la maladie professionnelle dont il était affligé de son vivant, mais qui, comme dans le cas de M. Dionne, n'a été reconnue qu'après son décès.  Cette comparaison illustrerait un traitement inégal et donc discriminatoire de réclamations de même type devant l'instance administrative.

[25]           Comme cette nouvelle preuve rencontrait les exigences de l'article 509 C.p.c. et des critères développés à cet égard par la jurisprudence (Voir à ce sujet: D. FERLAND et B. EMERY, Précis de procédure civile du Québec, 3e éd., vol. 2, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1997, p. 41 et s.), mes collègues et moi-même avons accordé cette première requête, frais à suivre.

[26]           Simultanément, la CSST, mise en cause, s'est énergiquement opposée à ce que soit conservé au dossier un affidavit de M. Rodrigue Chartier, président du syndicat des travailleurs de l'amiante, faisant état également d'importantes divergences dans le traitement de certains dossiers par la CSST. Cette dernière s'était opposée, en première instance, à son dépôt et l'objection, prise sous réserve par le premier juge, n'a pas fait l'objet d'une adjudication dans le jugement final de la Cour supérieure.

[27]           Nous avons décidé, après délibéré, de maintenir l'objection et de rejeter cet affidavit du dossier.  D'une part, en effet, cette preuve n'était que du ouï-dire.  D'autre part, il aurait fallu donner à la CSST la possibilité de déposer une preuve contraire, ce qui aurait pu être fait en première instance, mais ne l'a pas été.  De plus, cette preuve, devant nous, n'avait aucune des caractéristiques d'une nouvelle preuve.

[28]           Enfin, et c'est ce qui fera l'objet de discussions postérieures, le débat s'est également orienté devant nous sur la contestation du locus standi de la CSST, l'appelante contestant le droit de cette dernière de faire quelques représentations que ce soit, devant nous, sur le fond du litige.

            B. Les points de contestation

[29]           Outre donc le locus standi de la CSST, le pourvoi s'articule autour de l'interprétation donnée à deux articles de la Loi, le premier touchant le droit à l'indemnisation du préjudice corporel, le second visant l'indemnité de remplacement de revenu.

[30]           L'article 91 de la Loi, relatif à l'indemnisation pour préjudice corporel, se lit ainsi:

91. L'indemnité pour préjudice corporel n'est pas payable en cas de décès du travailleur.

      Cependant, si le travailleur décède d'une cause étrangère à sa lésion professionnelle et qu'à la date de son décès, il était médicalement possible de déterminer une séquelle de sa lésion, la Commission estime le montant de l'indemnité qu'elle aurait probablement accordée et en verse un tiers au conjoint du travailleur et l'excédent, à parts égales, aux enfants qui sont considérés personnes à charge.

      En l'absence de l'un ou de l'autre, la Commission verse le montant de cette indemnité au conjoint ou aux enfants qui sont considérés personnes à charge, selon le cas.

[31]           La CSST plaide en substance, à cet égard, que même si une réclamation est produite avant le décès et même si le droit du travailleur est antérieurement reconnu, le décès de celui-ci met fin à sa réclamation, qui reste donc personnelle et n'est pas transmissible à sa succession.  Dès la mort du travailleur, ce sont donc seulement les indemnités de décès (section III, articles 92 et s.) qui sont dues. 

[32]           L'appelante plaide à l'encontre de cette interprétation que la CSST, d'une part, a excédé sa compétence (et ce pour plusieurs raisons que nous examinerons plus en détails plus loin) et que, d'autre part, sa décision d'écarter l'indemnisation du dommage corporel est manifestement déraisonnable en ce qu'elle fait dépendre le droit à l'indemnisation du versement même de l'indemnité.

 

[33]           Quant à l'indemnité de remplacement du revenu, c'est l'article 44 dont l'interprétation est en litige ici.  Il est à l'effet suivant:

44. Le travailleur victime d'une lésion professionnelle a droit à une indemnité de remplacement de revenu s'il devient incapable d'exercer son emploi en raison de cette lésion.

      Le travailleur qui n'a plus d'emploi lorsque se manifeste sa lésion professionnelle a droit à cette indemnité s'il devient incapable d'exercer l'emploi qu'il occupait habituellement.

 

[34]           Pour bien comprendre ce texte, il est aussi nécessaire de citer l'article 46:

46. Le travailleur est présumé incapable d'exercer son emploi tant que la lésion professionnelle dont il a été victime n'est pas consolidée.

 

et également l'article 101 qui se lit comme suit:

 

Art. 101. Le conjoint du travailleur décédé a droit, outre l'indemnité forfaitaire prévue par les articles 98 à 100, à une indemnité équivalant à 55% de l'indemnité de remplacement du revenu à laquelle avait droit le travailleur à la date de son décès, le cas échéant, ou à laquelle il aurait eu droit à cette date s'il avait alors été incapable d'exercer son emploi en raison d'une lésion professionnelle.

                Cette indemnité est payable sous forme de rente mensuelle, à compter de la date du décès du travailleur, pendant la durée prévue pour l'annexe IV, selon l'âge du conjoint.

 

[35]           L'appelante plaide que ces deux textes ont pour effet de créer une double présomption en faveur du travailleur, soit une présomption d'aptitude à exercer son emploi avant la survenance de la lésion professionnelle, et une présomption d'inaptitude à le faire après la survenance de celle-ci.

[36]           La CSST réplique que tout ce qu'il y avait à décider, en l'espèce, était si au moment de sa réclamation, le travailleur était devenu inapte à l'exercice de son emploi en raison de sa lésion professionnelle, ce qui n'était manifestement pas le cas ici, puisque M. Dionne était à ce moment sans emploi et en retraite d'invalidité depuis 1987 en raison de conditions médicales personnelles, sans relation avec la lésion professionnelle des suites de laquelle il est décédé.

 

III. L'ANALYSE

 

[37]           Le pourvoi soulève donc trois questions importantes qui sont les suivantes:

A. La CSST a-t-elle le locus standi pour intervenir comme une partie au litige dans le dossier, dans le but de défendre l'interprétation donnée par elle et par la CLP aux textes litigieux?

B. La décision administrative de refuser à la succession l'indemnité pour dommages corporels est-elle le fruit d'un excès de compétence et, dans le cas contraire, est-elle manifestement déraisonnable?

C. La décision administrative de refuser d'accorder à la succession l'indemnisation pour le remplacement de revenu est-elle le fruit d'un excès de compétence et, dans le cas contraire, est-elle manifestement déraisonnable?

 

            A. Le locus standi de la CSST

 

[38]            La contestation, devant les tribunaux, du droit des organismes administratifs de défendre leurs décisions n'est pas nouvelle et a fait l'objet de maintes discussions.

[39]           Il faut remonter à l'affaire Northwestern Utilities c. Ville d'Edmonton, [1979] 1 R.C.S. 684 , pour voir apparaître la règle jurisprudentielle à l'effet qu'un tribunal administratif peut intervenir devant les tribunaux judiciaires pour défendre sa compétence, mais non, en principe, pour soutenir sa décision au fond ou pour présenter une preuve factuelle visant à justifier celle-ci (C.C.R.T. c. Transair, [1977] 1 R.C.S. 722 ; Bibeault c. Caffrey, [1984] 1 R.C.S. 176 ; C.A.I.M.A.W. c. Paccar of Canada Ltd., [1989] 2 R.C.S. 983 ).  (Voir aussi: F. AQUIN et D. CHENARD, «Les tribunaux administratifs devant les cours supérieures: étude des principes juridiques applicables à leur qualité pour agir», (1986) 16 R.D.U.S. 781.)

[40]           Le tribunal administratif ne doit pas, en effet, devenir l'adversaire systématique d'un des plaideurs.  Comme l'écrivait mon collègue le juge Gendreau dans Lancup c. Commission des affaires sociales du Québec, [1993] R.J.Q. 1679 :

Il faut donc à mon avis que le citoyen voie et perçoive dans la Commission l'arbitre qu'elle est, et non un adversaire qui s'ajoute à l'autre, l'administration publique ou l'un de ses organismes dont il attaque la décision.

(p. 1683)

[41]           Dans la présente instance, la CSST est intervenue lors de l'audition devant la CLP pour contester les prétentions de l'appelante.  Elle a fourni, à cet égard, des notes de plaidoiries importantes (Pièce R-24).

[42]           Je suis d'avis que la CSST a le locus standi devant les tribunaux judiciaires, non seulement pour défendre sa compétence lorsque celle-ci est attaquée, mais aussi pour intervenir sur le fond du litige, lorsqu'il s'agit de décider de l'interprétation à donner à la Loi dont elle est chargée de l'application, et ce pour les raisons suivantes.

[43]           Tout d'abord, la CSST, à la différence de la CLP, n'est pas seulement un tribunal administratif et n'a pas qu'une seule et unique fonction d'adjudication.  Elle a beaucoup d'autres rôles, entre autres, d'élaborer des politiques en matière de santé et sécurité du travail.  On consultera à cet égard l'énumération donnée à l'article 166 de la Loi sur la santé et la sécurité du travail, L.Q., c. S-21)  Elle a, entre autres, la responsabilité de voir au financement du régime d'indemnisation (art. 281).  En outre, elle gère et administre les fonds requis pour assurer le versement des indemnités prévues par la loi.  Elle n'est donc pas dans la situation d'un organisme administratif dont le seul et unique rôle est adjudicatif, mais plutôt, pour reprendre les propos que tenait le juge Gonthier alors à la Cour supérieure, relativement à la Commission des affaires sociales dans Régie de l'assurance automobile au Québec c. Commission des affaires sociales, [1988] R.J.Q. 1020 , «….un administrateur chargé de la perception et de la gestion de certains fonds qui lui sont confiés à des fins définies par la loi, ceci dans l'intérêt public…» (p. 1023).

[44]           Il n'est peut-être pas inutile de reproduire ici la description qu'en donne la liste des organismes administratifs publiée dans la Gazette Officielle en vertu de l'article 178 de la Loi sur la justice administrative (Conseil de la justice administrative, (2001) 133 G.O.-I-563 p. 569).

Commission de la santé et de la sécurité du travail.

La Commission de la santé et de la sécurité du travail est l'organisme auquel le gouvernement a confié l'administration du régime de santé et de sécurité du travail.  La Commission est chargée de l'application de la Loi sur la santé et la sécurité du travail (L.R.Q., c. S-2.1), qui a pour objet l'élimination à la source même des dangers pour la santé, la sécurité et l'intégrité physique des travailleurs.  Cette loi établit des mécanismes de participation des travailleurs et des employeurs, ainsi que de leurs associations, à la réalisation de cet objet.

La Commission voit également à l'application de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (L.R.Q., c. A-3.001), qui a pour objet la réparation des lésions professionnelles et des conséquences qu'elles entraînent ainsi que le financement du régime.

 

[45]            On peut d'ailleurs remarquer le contraste avec la description donnée à propos de la CLP.

Commission des lésions professionnelles (Exclusivement juridictionnelle).

La Commission des lésions professionnelles entend et dispose des contestations des décisions rendues par la Commission de la santé et de la sécurité du travail à la suite d'une révision administrative.

Sa mission consiste à:

- offrir à sa clientèle, les travailleurs et les employeurs, la possibilité de faire valoir ses droits en matière de santé et de sécurité du travail devant une instance paritaire, indépendante et accessible; et

- entendre ses clients, concilier leurs intérêts et, le cas échéant, décider de leurs recours avec diligence dans le respect des droits fondamentaux.

Les autorités administratives et les autorités décentralisées devant la Commission des lésions professionnelles:

- Commission de la santé et de la sécurité du travail

- Société de l'assurance automobile du Québec

(id, p. 578)

 

[46]            Ensuite, l'article 429.16 de la Loi confère clairement à la CSST non pas un rôle de simple intervenante, mais bien celui d'une véritable partie aux contestations:

429.16. La Commission peut intervenir devant la Commission des lésions professionnelles à tout moment jusqu'à la fin de l'enquête et de l'audition.

               Lorsqu'elle désire intervenir, elle transmet un avis à cet effet à chacune des parties et à la Commission des lésions professionnelles; elle est alors considérée partie à la contestation.

              Il en est de même du travailleur concerné par un recours relatif à l'application de l'article 329.

 

[47]           J'ajouterais que, dans le présent dossier, l'intervention de la CSST pouvait être d'autant plus importante que l'employeur, lui, s'était finalement désisté de ses procédures et donc que le présent débat se serait fait ex parte.

[48]           Toutefois, il est bien évident que la CSST, face au pouvoir d'intervention que lui donne le législateur, doit faire preuve d'une grande réserve et de retenue, de façon à ne pas être perçue comme un adversaire constant et systématique de la partie qui a perdu sa cause devant la juridiction administrative.  Elle doit donc faire abstraction de toute partisanerie.  Elle est, finalement, et toutes proportions gardées, un peu dans la même situation qu'un procureur de la Couronne dans une cause pénale dont le premier devoir reste à la justice et qui doit constamment rester neutre et impartial.  De toute façon, et si besoin est, les tribunaux judiciaires qui dirigent les débats sont là pour lui rappeler son véritable rôle et ses devoirs.

[49]           Sur ce premier point, je suis donc d'avis que la CSST avait le droit d'intervenir comme partie dans le débat judiciaire tel qu'engagé.

 

            B. L'interprétation et la portée de l'article 91

 

[50]            Le débat autour de ce texte cité plus haut a donné lieu à des vifs échanges.  L'appelante attaque l'interprétation donnée à ce texte par les décideurs administratifs d'une double façon.  D'un côté, elle plaide l'excès de compétence et, de l'autre, le caractère manifestement déraisonnable de la décision attaquée, donc de l'interprétation donnée à l'article 91.

 

                        1. Excès de compétence

 

[51]            Deux arguments sont successivement invoqués. 

[52]           Le 29 septembre 1998, la CSST a refusé de fixer le taux d'atteinte permanente  à l'intégrité physique ou psychique (APIPP) servant à calculer l'indemnité réclamée pour préjudice corporel.  Ce refus est lié à la position de la CSST à l'effet qu'une telle compensation n'était pas due en vertu de la Loi, position maintenue en révision administrative le 15 décembre 1998.

[53]           L'appelante lui reproche donc un excès de compétence en décidant, par son refus d'évaluer ce taux, qu'une telle indemnité n'était pas due, question dont elle n'était pas saisie.  À son avis, la CSST ne pouvait pas décider que l'appelante n'avait pas droit à l'indemnité pour préjudice corporel, mais avait seulement l'obligation de procéder à l'établissement du taux d'incapacité.  En effet, plaide-t-elle, en ce faisant elle a ignoré les droits de l'appelante résultant de la décision du Bureau de révision du 1er avril 1997 qui lui reconnaissait ce droit.  Cette décision, selon l'appelante, avait en outre force de chose jugée, puisque l'employeur s'était désisté.  (Je note cependant tout de suite que ce désistement n'avait aucun rapport direct ou indirect avec le versement d'une indemnité pour dommages corporels, l'employeur ne contestant que le lien entre le décès et la maladie et la longueur des délais de réclamation.)  La CSST aurait donc, de ce fait, reconsidéré la décision du Bureau de révision alors qu'elle n'était pas saisie de celle-ci et aurait ainsi perdu compétence.  Il en serait de même de la CLP lorsque le 27 octobre 1999, elle a rendu une décision identique sur le sujet.

[54]           Je ne puis partager cette interprétation pour les raisons suivantes.

[55]          Il faut préciser tout d'abord que ce qui est devenu chose jugée, est uniquement l'existence d'une maladie professionnelle lors du décès et le lien entre cette maladie et le décès.  La décision du 1er avril 1997 ne portait pas sur le droit de M. Dionne à une indemnité pour dommages corporels par suite de sa lésion professionnelle.  C'est seulement le 22 septembre 1998 que l'appelante, au nom de la succession, a demandé à la CSST de continuer la réclamation de M. Dionne et de fixer, en vertu des articles 83 et 233 de la Loi, le taux d'atteinte à l'intégrité physique ou psychique et l'indemnité pour préjudice corporel en résultant.  Or, le 29 septembre 1998, la CSST a refusé de faire droit à cette demande au motif que la fixation de ce taux, comme étape préalable à la détermination du montant d'indemnité pour préjudice corporel, n'avait d'utilité que si cette indemnité était payable.  À son avis, elle ne l'était pas, vu le décès du travailleur et l'interprétation qu'elle donnait au texte de l'article 91 de la Loi.  La demande de l'appelante était donc caduque.

[56]           Pour justifier son refus, la CSST s'est spécifiquement appuyée sur l'existence d'une maladie professionnelle pulmonaire telle qu'établie par le Comité spécial des maladies professionnelles et n'a pas reconsidéré la décision du 1er avril 1997 portant sur cette question.  C'est donc à tort que l'appelante allègue que la CSST a excédé sa compétence.

[57]           Ensuite, la CLP  était valablement saisie de la contestation par la succession, de la décision du 15 décembre 1998 et l'examen de la question en litige relevait de sa compétence exclusive et spécialisée. La Loi, en effet, à l'article 377, lui confère une compétence générale et exclusive.  Ce texte se lit comme suit:

377. La Commission des lésions professionnelles a le pouvoir de décider de toute question de droit ou de fait nécessaire à l'exercice de sa compétence.

         Elle peut confirmer, modifier ou infirmer la décision, l'ordre ou l'ordonnance contesté et, s'il y a lieu, rendre la décision, l'ordre ou l'ordonnance qui, à son avis, aurait dû être rendu en premier lieu.

 

[58]           Il ne peut donc, à mon avis, être question d'excès de compétence.

[59]           Le second argument de l'appelante est qu'il y aurait eu excès de compétence et donc perte de celle-ci, du seul fait que l'interprétation donnée par l'instance administrative, au lieu d'être une interprétation large et libérale, était une interprétation restrictive du texte de l'article 91.

[60]           L'appelante plaide, à cet égard, l'article 41 de la Loi d'interprétation, L.Q., c. I-16, qui prévoit qu'une loi remédiatrice doit recevoir «…une interprétation large, libérale, qui assure l'accomplissement de son objet et l'exécution de ses prescriptions suivant leur véritable sens, esprit et fin.».

[61]           Selon l'appelante donc, si je comprends bien son argumentation, seule une interprétation large et libérale, allant dans le sens de ses prétentions, éviterait une perte de compétence et inversement une interprétation restrictive la lui ferait perdre.

[62]           À mon avis, cet argument doit être écarté pour les raisons suivantes.

[63]           La première est qu'il faudrait d'abord déterminer ce qui constitue une interprétation «large et libérale» par rapport à une interprétation «stricte ou restrictive».  La CSST, comme la CLP, a donné un sens à l'article 91 en relation avec les autres dispositions de la Loi touchant les indemnités de décès.  Je ne pense pas que l'on puisse affirmer que parce que ces instances recherchent une interprétation qui, à leurs yeux, est compatible avec l'ensemble de la Loi, il s'agit nécessairement d'une interprétation restrictive.  Elles me semblent simplement avoir voulu rechercher l'intention du législateur et tenter de lui donner un sens.

[64]           Ensuite, on notera que l'appelante elle-même a mis en lumière qu'il existerait relativement à l'interprétation de l'article 91 plusieurs écoles de pensée et de jurisprudence administrative.  Comme cette Cour l'a noté dans Syndicat des travailleurs et des travailleuses d'Épiceries-Unies Métro-Richelieu c. Lefebvre, [1996] R.J.Q. 1509 , c'est au tribunal auquel le législateur a confié la tâche d'interpréter la loi, de lui donner l'interprétation la plus appropriée.  Si l'interprétation est manifestement déraisonnable, il s'agit là d'un tout autre problème qui n'atteint pas la question de la compétence.

 

                        2. Le caractère déraisonnable de l'interprétation

 

[65]           D'entrée de jeu, il me paraît inutile d'épiloguer longuement sur la norme de contrôle judiciaire applicable en l'espèce.  Toutes les parties au litige reconnaissent d'ailleurs qu'en la matière, vu la compétence exclusive et spécialisée de l'intimée, le fait que la décision attaquée se trouve clairement dans le champ de compétence de la CSST et de la CLP, toutes deux protégées par une clause privative (art. 350 et 429.59), la norme applicable en la matière est celle de l'erreur manifestement déraisonnable au sens donné à cette expression par la jurisprudence.

[66]           L'appelante plaide que le texte de l'article 91 prête à interprétation, et attaque, à cet égard, le sens et la portée que lui donnent l'intimée et la mise en cause. Il faut comprendre que, selon l'interprétation de la CLP, le droit à une indemnité pour dommages corporels prendrait fin et donc s'éteindrait par l'arrivée du terme que constitue la mort du travailleur.  Lors de l'audition, la mise en cause, tout en admettant qu'une telle situation pouvait créer certaines injustices eu égard aux délais parfois importants avant que l'indemnité ne soit versée, a plaidé que c'était là, sans nul doute, la volonté claire du législateur.  Le texte ne s'appliquerait que dans le cas où le travailleur décède pour une raison autre que la lésion professionnelle et, qu'au moment du décès, il était possible d'évaluer les effets de sa lésion.

[67]           L'appelante lui reproche de confondre le droit à l'indemnité qui, selon elle, naît du dépôt de la demande (quitte ensuite à ce que les conditions précises du droit soient subséquemment reconnues) et le paiement de celle-ci.  Elle argumente que, vu les délais nécessaires à la vérification et à l'approbation de la demande, le droit à l'indemnité dépend exclusivement de la rapidité du traitement de la demande et de la résistance de la santé du travailleur.  En d'autres termes, selon les mots mêmes de l'appelante, M. Dionne aurait perdu droit à l'indemnité parce qu'il n'a pas survécu aux délais et à un cancer particulièrement agressif.

[68]           En ce qui concerne les délais, il faut rappeler que M. Dionne a déposé sa réclamation le 3 mars 1993 et est décédé le 19 décembre de la même année, donc qu'il s'est écoulé un peu plus de 10 mois entre les 2 événements, ce qui, selon l'intimée et la mise en cause, constitue un délai administratif acceptable.  On notera, en outre, que pour éviter au travailleur de perdre des droits en raison de délais institutionnels excessifs chargés des évaluations, la CLP accorde, malgré tout ce qui était dû dans de tels cas. (Succession Adrien Tanguay et Mines Molybdinite de Preissac et CSST - CALP-11453-08-8812, du 21 février 1991.)

[69]           Avec égards pour l'opinion contraire, je suis d'avis que l'interprétation donnée par l'instance administrative  à l'article 91 est déraisonnable et voici pourquoi.

[70]           Soutenir que le décès met fin automatiquement à toute réclamation pour dommages corporels est faire dépendre le droit à l'indemnité de la conjonction de deux événements sur lesquels le réclamant n'a aucun contrôle, soit le délai de traitement de la réclamation d'une part et le décès, d'autre part.  Ainsi, le droit qu'accorde clairement le législateur dépendrait de la rapidité avec laquelle la demande est évaluée et de la résistance physique du réclamant.

[71]           Ce résultat, me semble-t-il, est absurde et il eût été facile, si telle était la volonté du législateur d'être beaucoup plus précis dans la formulation du premier alinéa de l'article 91.  Si le droit naît avec la réclamation, la constatation subséquente de l'existence de toutes les conditions pour que l'indemnité puisse être réclamée ne fait que confirmer ou, le cas échéant, infirmer celui-ci.  Par la suite, si ce droit est constaté même après le décès du travailleur, il me semble logique d'affirmer que la créance qu'il représente était due dès le moment où la demande a été faite.  L'adjudication sur les conditions de l'ouverture du droit de réclamer l'indemnité est simplement déclaratoire puisqu'elle vise à constater l'existence de certains faits et non constitutive de droit.

[72]           On imagine (et je ne veux naturellement pas passer pour avoir dit qu'il s'agit de la réalité) que le versement de l'indemnité du travailleur pourrait aussi dépendre de la longueur des contestations par l'employeur et de la bonne ou mauvaise volonté des fonctionnaires en charge du dossier.

[73]           L'interprétation donnée à l'article 91 me semble donc manifestement déraisonnable lorsqu'on l'analyse sur le plan des principes juridiques (le droit à la créance naîtrait de son acquittement avant le décès) et de ses effets (le droit à la créance dépendrait d'actes sur lesquels le réclamant n'a aucun espèce de contrôle).

            C. L'interprétation et la portée des articles 44 et 46

 

[74]           Sur cette seconde question, là encore, l'appelante plaide excès de compétence et caractère manifestement déraisonnable de la décision.

 

                        1. Excès de compétence

 

[75]           L'appelante invoque que l'intimée a excédé sa compétence en refusant d'appliquer à l'espèce les dispositions des articles 44 et 46 de la Loi.  D'après elle, l'article 46 crée une présomption d'incapacité en faveur du travailleur et l'intimée a refusé d'en tenir compte perdant ainsi sa compétence.

[76]           Je ne puis souscrire à cette argumentation.  L'intimée, face à la demande de l'appelante concernant le droit à l'indemnité de remplacement de revenu, a interprété les textes de ces deux articles, ce qui est spécifiquement dans son mandat et à l'intérieur de sa compétence.  Que l'appelante soit en désaccord avec celle-ci est un tout autre problème qui relève davantage du caractère raisonnable ou manifestement déraisonnable de la décision.

[77]           Ce moyen doit donc être rejeté.

 

                        2. Le caractère déraisonnable de l'interprétation

 

[78]           Le droit à l'indemnité de remplacement du revenu est soumis à certaines conditions.  Il faut, en effet, que le travailleur ait été victime d'une lésion professionnelle, qu'il soit (s'il était encore actif) devenu de ce fait incapable d'exercer son emploi ou (s'il n'était plus actif) incapable d'exercer l'emploi qu'il exerçait habituellement.  Ces conditions sont toutes clairement énumérées à l'article 44.

[79]           Pour sa part, l'article 46 crée une présomption.  C'est sur le sens et la portée de celle-ci que les parties ne s'entendent pas.  Pour l'appelante, la présomption d'incapacité d'exercice de l'emploi avant consolidation de la lésion, renverse dans tous les cas le fardeau de la preuve.  Ce serait donc à l'organisme administratif de combattre celle-ci en démontrant par preuve médicale prépondérante que M. Dionne était déjà en état d'incapacité en mars 1993 pour des raisons autres que sa maladie professionnelle.

[80]           Avec respect, cette analyse ne tient pas, puisqu'elle aboutirait au résultat suivant: le travailleur sans emploi (c'est le cas de M. Dionne), tout comme le travailleur visé par le 1er alinéa de l'article 44, n'aurait qu'à prouver l'existence d'une lésion professionnelle pour faire, du même coup, présumer que son incapacité résulte de cette lésion.

[81]           On rappellera que M. Dionne, au moment où il a découvert la maladie professionnelle dont il était atteint était retraité depuis plusieurs années (juin 1987)  en raison de conditions physiques personnelles indépendantes de celle-ci.  La CLP pouvait donc, à mon avis, tirer la conclusion évidente que M. Dionne n'était pas, à cette époque, devenu incapable d'exercer son emploi en raison de sa maladie professionnelle.

[82]           Je me réfère d'ailleurs à l'arrêt de notre Cour dans Desrivières c. General Motors, J.E. 2000-1290 , où mon collègue le juge Chamberland rappelait que l'article 44 ne donne naissance au droit à l'indemnité de remplacement du revenu que dans la mesure où le travailleur est incapable d'exercer son emploi en raison de la lésion professionnelle.

[83]           Dans le présent dossier et devant la situation de fait qui se présentait, ce n'était pas à l'organisme administratif de faire la preuve que M. Dionne ne souffrait pas d'une  incapacité due à sa lésion professionnelle mais, au contraire, à ce dernier ou à sa succession de montrer la relation causale entre cette dernière et l'incapacité.

[84]           Pour ces raisons, il me paraît clair que non seulement l'interprétation donnée n'était pas déraisonnable, mais qu'elle est, au contraire, la seule logique en droit.

[85]           Pour ces motifs donc, je suis d'avis d'accueillir en partie le pourvoi, d'accueillir la requête en révision judiciaire uniquement relativement à l'interprétation donnée à l'article 91.

Le tout, chaque partie payant ses frais, vu le sort mitigé du pourvoi.

 

 

 

JEAN-LOUIS BAUDOUIN J.C.A.

 

AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.