Décision

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Lotsman c. Tarasenko

2016 QCCS 4715

COUR SUPÉRIEURE

(Chambre civile)

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

 

N° :

500-17-080988-143

 

 

DATE :

LE 30 SEPTEMBRE 2016

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE :

L’HONORABLE

GÉRARD DUGRÉ, J.C.S.

______________________________________________________________________

 

DANILA LOTSMAN

Demandeur

c.

ANNA TARASENKO

Défenderesse

et

YURY MANAKHOV

Tiers-opposant

et

L'OFFICIER DE LA PUBLICITÉ DES DROITS

DE LA CIRCONSCRIPTION FONCIÈRE DE MONTRÉAL

et

L'OFFICIER DE LA PUBLICITÉ DES DROITS DE

LA CIRCONSCRIPTION FONCIÈRE DE TERREBONNE

Mis en cause

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

______________________________________________________________________

 

I

[1]           Le tribunal est saisi par le tiers-opposant, monsieur Manakhov, d’une requête en rétractation de jugement[1] et en radiation d’inscriptions aux registres fonciers[2].

[2]           Le tribunal doit notamment déterminer les conséquences découlant de l’utilisation d’un faux document pour tenter de prouver l’existence d’une créance totale de près d’un million de dollars.

[3]           Le jugement dont M. Manakhov demande la rétractation a été rendu le 25 avril 2014 par la greffière adjointe, Me Stéphane Breton, suite à un acquiescement total à la demande de la défenderesse Anna Tarasenko, lequel condamne cette dernière à payer au demandeur la somme de 947 707 $ (le « Jugement »).

[4]           Le demandeur, M. Lotsman, représenté par procureur, conteste la requête en rétractation de ce Jugement rendu en sa faveur.

[5]           Le 30 juin 2015, le tribunal a émis une ordonnance de sursis à l’exécution du Jugement, laquelle a été renouvelée jusqu’à ce jour.

 

II

[6]           Le contexte de la présente affaire peut être résumé comme suit.

[7]           Le demandeur prétend avoir prêté, en décembre 2008, à Mme Tarasenko la somme de 465 000 $ USD en espèces. La poursuite en remboursement du prêt et des intérêts totalisant 947 707 $ CDN a été signifiée à la défenderesse qui, le 20 février 2014, a signé un acquiescement total à la demande de M. Lotsman. C’est ainsi que le Jugement a été rendu par la greffière adjointe sur la foi de cet acquiescement.

[8]           Les 25 juillet et 4 août 2014, une hypothèque légale a été inscrite par le demandeur sur des immeubles appartenant à Mme Tarasenko.

[9]           Le 20 août 2014, un préavis d’exercice pour prise en paiement résultant de l’hypothèque légale inscrite par le demandeur sur les immeubles de Mme Tarasenko a été inscrit sur lesdits immeubles.

[10]        Le tiers-opposant, M. Manakov, n’a pas été appelé en l’instance, il n’y a pas été représenté et n’est pas partie au Jugement, bien que mention le concernant directement ait été faite au paragraphe 12 de la demande introductive d’instance du demandeur dans le présent dossier.

[11]        Selon le tiers-opposant, ses intérêts sont gravement préjudiciés par le Jugement. En effet, en novembre 2012, M. Manakhov a intenté contre la défenderesse Tarasenko une action lui réclamant 370 000 $ sur le fondement d’une reconnaissance de dette signée à Montréal en octobre 2011[3].

[12]        Le 15 novembre 2012, une saisie avant jugement des immeubles inscrits au nom de Mme Tarasenko fut autorisée par le juge Reimnitz.

[13]        Le 24 octobre 2013, le juge Yergeau a rejeté une demande d’annulation de cette saisie avant jugement.

[14]        Dans son action contre Mme Tarasenko, M. Manakhov allègue avoir été victime d’actes liés au litige entre lui et Mme Tarasenko, à savoir, vols, falsifications de signature, fraude bancaire, incendie d’automobile et menaces.

[15]        L’action en remboursement de prêt intentée par le demandeur contre Mme Tarasenko dans le présent dossier a été intentée en février 2014, soit moins de quatre mois après le jugement rejetant la requête en annulation de la saisie avant jugement pratiquée par le tiers-opposant.

[16]        Le 20 février 2014, la défenderesse produit un acquiescement total à la demande et le même jour le demandeur produit une inscription sur cet acquiescement.

[17]        Au moment où le demandeur aurait consenti un prêt en argent comptant à la défenderesse Tarasenko de 465 000 $ USD, il était alors âgé de 20 ans.

[18]        Comme la preuve le révèle, c’est à la fin du mois de mai 2015 que M. Manakhov et son procureur ont découvert l’existence du Jugement rendu le 25 avril 2014. Il a ensuite intenté, le 19 juin 2015, sa requête en rétractation de jugement et en radiation d’inscriptions aux registres fonciers.

[19]        Le 30 juin 2015, le tribunal a émis une ordonnance accordant notamment le sursis d’exécution du Jugement jusqu’à ce que la requête en rétractation du tiers-opposant soit tranchée par le tribunal.

[20]        Au soutien de sa requête en rétractation, le tiers-opposant allègue qu’il a des motifs raisonnables de croire que le prêt réclamé à la défenderesse Tarasenko est un prêt factice dans le but de rendre illusoire et sans effet sa saisie avant jugement pratiquée sur les biens de Mme Tarasenko dans le dossier 500-17-074682-124.

[21]        Selon le tiers-opposant, le demandeur Lotsman n’a jamais prêté en décembre 2008 la somme alléguée de 465 000 $ USD, en argent comptant, à Mme Tarasenko.

[22]        À cette époque, M. Manakhov veillait encore aux besoins de Mme Tarasenko, fille biologique de son épouse et alors étudiante à temps plein à l’Université Concordia, lui ayant fait parvenir pour l’année 2008 des transferts bancaires totalisant une somme de 348 000 $ USD selon les allégations de son action intentée contre elle. Il importe de souligner que M. Manakhov n’a pas encore obtenu jugement sur son action contre sa belle-fille dans ledit dossier. Il demande néanmoins la rétractation du Jugement et la radiation des inscriptions aux registres fonciers des circonscriptions de Montréal et de Terrebonne puisque, selon lui, ce Jugement lui cause préjudice et risque de rendre caduque sa saisie avant jugement des biens immeubles de Mme Tarasenko pratiquée en l’instance.

[23]        De plus, le tiers-opposant demande de rejeter la requête introductive d’instance intentée par M. Lotsman contre Mme Tarasenko.

 

III

 

[24]        Il est important de s’attarder en l’espèce sur le déroulement de la preuve faite par les parties devant le tribunal dans le cadre de la présente demande en rétractation. En effet, le tribunal, ayant réservé sa décision sur le moyen d’irrecevabilité soulevé par le procureur du demandeur, a entendu la preuve présentée par les parties. Le tiers-opposant a témoigné à l’aide d’un interprète (anglais-russe-anglais) sur sa relation avec la défenderesse Tarasenko ainsi que sur la poursuite qu’il a intentée dans une autre instance contre cette dernière en novembre 2012 lui réclamant la somme de 370 000 $ avec intérêts[4]

[25]        Me Ivan Michael Pandev, ancien procureur de M. Manakhov, a témoigné que lui et son client n’avaient eu connaissance du Jugement qu’à la fin mai 2015 et qu’il a alors intenté la présente requête en rétractation le 19 juin 2015 et a aussi obtenu, le 30 juin 2015, une ordonnance de sursis du tribunal[5].

[26]        M. Lotsman a témoigné sur l’existence de la créance contre Mme Tarasenko, laquelle a été liquidée par le Jugement. En effet, le tiers-opposant conteste l’existence même de la créance liquidée par ce Jugement dont il demande la rétractation. M. Lotsman a témoigné que les fonds prêtés à Mme Tarasenko provenaient d’un virement bancaire de 459 305 $ USD que sa mère lui avait fait le 19 décembre 2008. Au soutien de son témoignage, il a produit une copie de ce virement sous la cote P-2.

[27]        En contre-preuve, la procureure du tiers-opposant a fait entendre Mme Dalila Benchaouche, du cabinet comptable Ernst & Young. Cette dernière, experte comptable et chef d’équipe des Services consultatifs, Enquêtes sur la fraude et différends, a produit un rapport daté le 4 avril 2016 décrivant les travaux qu’elle a réalisés afin de déterminer l’authenticité des informations apparaissant sur le document de virement bancaire P-2.

[28]        Le procureur du demandeur s’est objecté à la production de ce rapport ainsi qu’au témoignage de Mme Benchaouche.

[29]        Mme Benchaouche ne possède pas d’expertise en matière de transferts bancaires. Toutefois, ses recherches l’ont amenée à soulever de graves soupçons sur l’authenticité du virement bancaire invoqué par le demandeur pour prouver l’existence de la créance qui serait due par la défenderesse. 

[30]        La règle de preuve est à l’effet que même si un expert peut rapporter, lors de son témoignage, des éléments de preuve obtenus en consultant le web qui constituent du ouï-dire, cela ne rend pas ces éléments de preuve admissibles pour autant (Institut universitaire en santé mentale Douglas c. W.M, 2016 QCCA 1081, par. 5 : « Cet argument, dans la mesure où il signifie que la preuve par ouï-dire peut être introduite par le biais d’une expertise, est sans fondement. S’il est vrai que l’expert peut témoigner sur des faits qu’on lui rapporte, sans qu’on puisse s’y opposer, cela ne signifie pas que ces faits sont démontrés [...] »). 

[31]        En conséquence, lors de l’instruction, le tribunal a utilisé le pouvoir que lui confère l’art. 268 C.p.c. afin de permettre au tiers-opposant de compléter sa preuve en présentant un rapport d’expertise spécifique sur l’authenticité du document de virement bancaire P-2 et a aussi permis au demandeur de présenter une preuve contraire à ce rapport d’expertise, le cas échéant.

[32]        En effet, un document de virement bancaire est un document hautement spécialisé utilisant le réseau SWIFT développé par la Society for Worlwide Interbank Financial Telecommunication, connu sous l’acronyme SWIFT. Les ordres SWIFT font l’objet d’une normalisation poussée afin d’automatiser au maximum leur traitement et ainsi les exécuter dans les meilleurs délais, et aussi afin de minimiser les risques de fraude.

[33]        Étant donné le caractère très spécialisé du virement bancaire P-2 et la règle de la meilleure preuve, le tribunal a donc permis à chacune des parties de présenter un rapport d’expertise préparé par un banquier expert spécialisé dans les virements bancaires[6].

[34]        Le 5 mai 2016, la procureure du tiers-opposant a produit un rapport d’expertise préparé par M. Jean Dal Soglio, banquier ayant plus de 10 ans d’expérience dans les transactions bancaires internationales, impliquant le système SWIFT, auprès de la banque BNP-Paribas, à Montréal. Son mandat était de déterminer si le virement bancaire P-2 contenait des éléments altérés ou falsifiés.

[35]        Après avoir analysé minutieusement le document de virement bancaire P-2, l’expert conclut que ce virement contient bel et bien un élément de falsification incontestable, soit la « date apparente » du 19 décembre 2008 qui ne correspond pas à la « date encodée » du 7 juillet 2015.  L’expert, après avoir constaté que le tampon de la banque apparaissant sur le document P-2 indique la date du 19 décembre 2008, fait les constatations suivantes et en arrive à la conclusion qui suit :

Or, il m’est permis d’affirmer que ce message SWIFT a plutôt été envoyé via le réseau SWIFT le 7 juillet 2015 à 13 h 38 heure locale par la banque CJSC KOSHELEV_BANK, identifiée sur le réseau SWIFT par le code SWIFT KOSHRU3S (voir Annexe 4).

Pour chaque message SWIFT, une date encodée est automatiquement générée par le système et se retrouve à la ligne « Message Input Reference » de la section « Instance Type and Transmission ». Tel qu’il appert des documents de référence ci-attachés (voir Annexe 2 « FIN system messages » et Annexe 3 « FIN Operations Guide ») les premiers éléments de cette ligne font référence à l’heure et à la date à laquelle le message a été accepté par le réseau SWIFT. Ainsi, pour notre message SWIFT, sa date encodée s’avère être le 7 juillet 2015 à 13 h 38 heure locale.

Puis on retrouve l’adresse de l’émetteur soit le code d’identification bancaire de l’émetteur KOSHRU3S suivi de numéros séquentiels uniques générés par le système SWIFT pour la traçabilité du message.

 

——————— Instance Type and Transmission ————————

Notification (Transmission) of Original sent to SWIFT (ACK)

Network Delivery Status : Network Ack

Priority/Delivery        : Normal

Message Input Reference  : 1338 150707KOSHRU3SAXXX0257000863

—————————- Message Header ———————————————

 

Le système SWIFT génère également à la dernière ligne du message dans le bloc {4 :} tag 177 : la date et l’heure du message soit à {177 :1507071338} auxquels le message a été accepté par le système SWIFT, confirmant ainsi les informations données par le Message Input Reference.

{4:(177:1507071338(451:0)}

On retrouve également sur cette ligne dans le bloc {1:} après F21 le code d’identification bancaire KOSHRU3S, suivi de mêmes numéros séquentiels uniques générés plus haut par le système SWIFT.

{1:F21KOSHRU3SAXXX0257000863}

Le message SWIFT contient donc un élément de falsification incontestable, soit la « date apparente » du 19 décembre 2008 qui ne correspond pas à la « date encodée » du 7 juillet 2015.

 

[36]        Le procureur du demandeur n’a pas produit de contre-expertise. Il a aussi consenti à ce que le rapport Dal Soglio soit produit en preuve tout en dispensant l’expert de venir témoigner à la Cour pour produire son rapport. Après que ce complément de preuve eût été versé au dossier de la Cour, les procureurs des parties ont de nouveau été convoqués devant le tribunal afin de présenter leurs plaidoiries sur la requête du tiers-opposant.

 

 

 

 

IV

 

 

[37]        La présente affaire soulève deux questions :

 

a.    Le Jugement rendu le 25 avril 2014 devrait-il être rétracté?

 

b.    La demande introductive d’instance du demandeur Lotsman devrait-elle être rejetée?

 

***

 

[38]        Pour une bonne compréhension des motifs qui suivent, il importe de résumer brièvement les prétentions des parties.

[39]        Le procureur du demandeur admet d’emblée qu’il est dans une position très délicate vu la preuve que le virement bancaire invoqué par le requérant est un faux document que M. Lotsman a utilisé au cours de son témoignage afin de prouver l’existence de la créance liquidée par le Jugement. Malgré tout, il maintient que le tribunal devrait accueillir son moyen d’irrecevabilité - pris sous réserve lors de l’audition - et rejeter la demande en rétractation du tiers-opposant. Selon lui, le tiers-opposant pourra toujours intenter un recours en inopposabilité pour exécuter le jugement qu’il pourra obtenir contre Mme Tarasenko. Jurisprudence à l’appui, il plaide que le texte de l’art. 489 a.C.p.c., maintenant l’art. 349 C.p.c., est clair. Pour réussir dans sa demande en rétractation de jugement, le tiers-opposant doit démontrer que le jugement rendu porte préjudice à ses droits et non que l’utilisation ultérieure de ce jugement peut préjudicier à ses droits[7]. Selon le procureur, le tiers-opposant n’a pas l’intérêt requis pour demander la rétractation du Jugement.

[40]        De plus, il soutient que la crainte de M. Manakhov - que le jugement en faveur du demandeur anéantisse ses droits -, est selon lui réglée par l’art. 2958 C.c.Q. qui prévoit expressément une protection pour M. Manakhov dans un cas comme celui en l’instance. En effet, selon lui, l’art. 2958 règle la question puisque les droits inscrits postérieurement à une saisie - comme c’est le cas en l’espèce -, sont inopposables au saisissant en autant que ce dernier finisse par vendre sous contrôle de justice. Il souligne que l’interdiction prévue à l’art. 669 a.C.p.c., « le débiteur ne peut aliéner les immeubles saisis, à peine de nullité [...] », n’est pas reprise dans le nouveau Code de procédure civile[8].

[41]        Enfin, le procureur de M. Lotsman plaide que M. Manakhov n’a pas l’intérêt requis pour demander le rejet de l’action intentée par le demandeur dans le présent dossier. Il soutient que dans l’hypothèse où le contrat de prêt soit une simulation, cela n’est pas pour autant illégale. Les art. 1451 et 1452 C.c.Q. traitent justement du contrat apparent et du contrat secret. Dans l’hypothèse qu’il s’agisse d’un prêt sans aucune contrepartie, dans l’unique but de soustraire les biens du patrimoine de Mme Tarasenko, alors le recours en inopposabilité est possible pour M. Manakhov, à condition toutefois de prouver chacun des éléments constitutifs de cette action au moment opportun. Selon lui, il n’est pas souhaitable qu’on autorise un créancier à intervenir dans chacune des causes impliquant son débiteur pour lui permettre de protéger ses droits.

[42]        La procureure du tiers-opposant soutient avec conviction que le Jugement devrait être rétracté en l’espèce et que l’action intentée par M. Lotsman contre Mme Tarasenko devrait être rejetée. Selon elle, la preuve est claire : il y a fraude en l’instance. De plus, puisqu’il n’existe aucune preuve de remise d’argent par M. Lotsman à Mme Tarasenko, il n’y a donc aucun prêt validement consenti. L’acte de prêt intervenu entre M. Lotsman et Mme Tarasenko et le consentement à jugement signé par cette dernière sont des actes simulés.

[43]        La procureure plaide que les quatre conditions pour justifier la rétractation de jugement sont remplies en l’espèce, à savoir : (1) les intérêts de M. Manakhov sont touchés en l’espèce par le Jugement rendu puisqu’il met en péril sa saisie avant jugement par l’hypothèque légale et le préavis d’exercice de prise en paiement découlant de ce Jugement; (2) M. Manakhov n’a pas été appelé dans le cadre de cette action intentée par M. Lotsman contre Mme Tarasenko; (3) le Jugement porte préjudice aux droits du tiers-opposant notamment quant à la saisie avant jugement pratiquée à l’égard des biens immobiliers de la défenderesse Tarasenko. Sur ce point, elle cite le jugement rendu dans Caisse populaire Desjardins de St-Albert c. Lamontagne, 2009 QCCS 3829, dans lequel le juge Moulin explique la problématique résultant d’une saisie avant jugement, non encore validée au fond, lorsqu’un créancier hypothécaire - en l’espèce il s’agit d’une hypothèque légale résultant d’un jugement (art. 2724(4°) C.c.Q.) - exerce un recours contre l’immeuble saisi, notamment eu égard à l’art. 2958 C.c.Q.; (4) selon la preuve, la demande de rétractation a clairement été introduite dans un délai raisonnable de la connaissance du Jugement qui touche ses droits : connaissance du Jugement à la fin mai 2015, dépôt de la requête en rétractation le 23 juin 2015 et signification de cette requête le 25 juin 2015.

[44]        La procureure du tiers-opposant ajoute que non seulement le Jugement doit être rétracté, mais que la requête introductive d’instance de M. Lotsman doit être rejetée parce qu’il y a absence de prêt au sens de l’art. 2314 C.c.Q., qu’il y a fraude en l’instance et que les art. 19 C.p.c et 51 C.p.c. confèrent au tribunal le pouvoir d’intervenir d’office afin de préserver l’intégrité de la fonction judiciaire, la saine administration de la justice et de réprimer la fraude.

[45]        Il convient maintenant de trancher les questions en litige.

 

V

 

a.    le jugement rendu le 25 avril 2014 devrait-il être rétracté?

 

[46]        Selon le demandeur, la requête doit être rejetée parce qu’irrecevable faute d’intérêt du tiers-opposant. En d’autres termes, le tribunal devrait fermer les yeux sur le geste du demandeur et déclarer irrecevable la requête en rétractation et ainsi forcer le tiers-opposant à présenter une demande en inopposabilité si d’aventure le demandeur tente d’exécuter le Jugement contre les biens de Mme Tarasenko.

[47]        En l’espèce, il n’est pas nécessaire de trancher tous les arguments plaidés par les parties, l’argument fondé sur la fraude étant impérieux.

[48]        En effet, il est clairement établi que le demandeur Lotsman a tenté de prouver l’existence de sa créance liquidée par le Jugement à l’aide d’un faux document, soit le virement bancaire P-2. Or, ce geste du demandeur entraîne l’application de la règle exprimée par la maxime latine fraus omnia corrumpit - la fraude corrompt toutes choses[9]. Ce principe de droit est tellement fondamental et universel, qu’il transcende toutes les autres règles de droit entraînant même la nullité notamment des procédures et des jugements. C’est ce que confirme le juge Beetz, pour une Cour unanime, dans l’arrêt Landreville c. Ville de Boucherville, [1978] 2 R.C.S. 801, p. 814 :

La fraude, la malhonnêteté, la mauvaise foi, l’extorsion ou la corruption forment une catégorie particulière de causes de nullité qui transcende toutes les autres.

[traduction] La fraude fait échec à toutes les règles. La Cour ne doit conclure qu’il y a fraude que si elle est explicitement plaidée et prouvée; mais une fois prouvée, elle vicie les jugements, les contrats et toutes les transactions quelles qu’elles soient…

Lord Denning dans Lazarus Estates Ltd. v. Beasley[8], à la p. 712.

C’était aussi l’avis de Lord Loreburn dans Marquess of Clanricarde v. Congested Districts Board of Ireland[9]:

[traduction] La présente cause ne soulève qu’un seul point qui se résume ainsi: peut-on empêcher le Congested Districts Board d’utiliser son pouvoir coercitif pour faire l’acquisition des terres du comté de Galway appartenant à lord Clanricarde. Les procédures ne sont entachées d’aucun vice de forme mais, comme le prétend l’appelant, il y a excès de pouvoir sur le fond. Au début, on a prétendu que le Conseil n’avait pas agi selon les motifs invoqués et on a expliqué que cette allégation ne mettait pas en cause son honnêteté ni sa bonne foi, mais simplement qu’il avait un motif secondaire. Je suis d’avis qu’il serait préférable de s’exprimer différemment. Je ne puis concevoir de malhonnêteté honnête. … la fraude et la malhonnêteté doivent être traitées différemment. Un tribunal doit toujours leur faire obstacle quelle que soit leur forme.

[soulignement ajouté]

_____________________

[8] [1956] 1 Q.B. 702.

[9] (1915), 79 J.P. 481 (H. of L.).

 

[49]        La doctrine confirme de façon claire et non équivoque que la règle fraus omnia corrumpit est une règle de droit fondamentale d’ordre public. Le professeur Vidal, dans son livre Essai d’une théorie générale de la fraude en droit français[10], s’exprime ainsi :

Participant ainsi au maintien du caractère impératif de la règle de droit, la théorie de la fraude se révèle indispensable au maintien de l'ordre établi; et le trouble social qu'engendrerait la possibilité d'éluder les règles juridiques par la ruse vérifie cette nécessité. Mais il y a plus, et on peut se demander si cette théorie n'est pas inhérente à la notion même d'ordre juridique. Nous le pensons. L'absence d'une sanction de la fraude, parce qu'elle permettrait d'éluder le caractère obligatoire des règles juridiques, serait la négation du Droit lui-même, impératif par nature. La maxime fraus omnia corrumpit formule ainsi l'une des règles fondamentales qui constituent l'ossature de notre droit, sur lesquelles repose notre système juridique suffisamment perfectionné: elle est un principe général du droit.   [notes omises, italiques dans le texte]

[50]        De plus, l’auteur Richard Tremblay, dans son précis intitulé L’essentiel de l’interprétation des lois[11], confirme, lui aussi, le caractère impératif et fondamental de la règle fraus omnia corrumpit :

La source de droit la plus connue est la règle de droit édictée par le législateur (ou par une autorité qui lui est subordonnée). Une source moins apparente, mais tout aussi importante, est constituée des principes qui n'émanent pas du législateur. Ces principes, qui expriment des exigences de justice ou de morale, ont souvent pour véhicule, encore maintenant, des maximes latines telles que Fraus omnia corrumpit (la fraude corrompt tout) ou De minimis non curat praetor (le juge ne se soucie pas des choses de peu d'importance).

[...]

 

Les principes les plus fondamentaux sont les principes généraux du droit. Ils font souvent appel à des notions de morale, telles que « bon », « mal » ou « injuste ». Ils transcendent ainsi les frontières des nations et des différentes branches du droit.      [note omise, soulignement ajouté]

[51]        L’application à la présente instance de cette règle d’ordre public amène le tribunal à conclure que le Jugement doit être rétracté. En effet, le demandeur a tenté de faire la preuve de sa créance à l’aide d’un faux document, soit le virement bancaire
(P-2). Ce geste heurte de plein fouet non seulement la règle fraus omnia corrumpit, mais laisse de surcroît cette créance non prouvée.

[52]        Une réponse affirmative s’impose donc à cette première question en litige et, en conséquence, le tribunal se doit de rétracter le Jugement.

[53]        Il reste la question de savoir si l’action du demandeur devrait, en outre, être rejetée.

 

b.    La demande introductive d’instance du demandeur Lotsman devrait-elle être rejetée?

 

[54]        On pourrait épiloguer sur l’intérêt du tiers-opposant de demander le rejet de l’action du demandeur une fois le Jugement rétracté. Toutefois, vu le geste commis en l’instance par le demandeur, ce n’est plus l’intérêt du tiers-opposant qui est en cause, mais bien le devoir du tribunal de préserver la considération dont jouit l’administration de la justice.

[55]        Dès l’institution de sa requête introductive d’instance, le 5 février 2014, réclamant un jugement condamnant la défenderesse Tarasenko à lui payer la somme de 947 707 $, le demandeur a, tant judiciairement que juridiquement, sollicité l’aide de cette Cour. Il s’agit donc de déterminer si, compte tenu de son geste en l’instance, le tribunal devrait lui prêter son concours.

[56]        La Cour supérieure, à titre de tribunal de droit commun (art. 33 C.p.c.), est investie d’une compétence inhérente et dispose donc du pouvoir de surveiller la conduite des litiges dont elle est saisie (Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. McKercher LLP, 2013 CSC 39, [2013] 2 RCS 649, par. 13).

[57]        Après analyse et mûre réflexion, le tribunal conclut qu’il ne peut accorder son aide au demandeur en l’instance. La règle fraus omnia corrumpit comporte au moins un corollaire, lui aussi exprimé par une maxime latine : frustra legis auxilium quaerit qui in legem committit - celui qui viole la loi cherche en vain le secours de la loi[12]. Par le dépôt de sa demande en justice, le demandeur a sollicité l’aide de cette Cour afin de recouvrer une prétendue créance de 947 707 $ qui lui serait due par la défenderesse Tarasenko. Or, sa tentative de prouver cette prétendue créance en utilisant un faux document a pour conséquence que l’aide de cette Cour doit lui être refusée dans les circonstances afin de préserver la considération dont jouit l’administration de la justice.

[58]        Partant une réponse affirmative s’impose à cette deuxième question en litige; l’action intentée par le demandeur dans le présent dossier doit être rejetée.

 

VI

 

[59]        Il n’est pas contesté que le demandeur a tenté de prouver l’existence de sa créance liquidée par le Jugement à l’aide d’un faux document. Dans un tel cas, la règle de droit exprimée par la maxime fraus omnia corrumpit transcende toutes les autres règles et permet au tribunal de rétracter le Jugement.

[60]        De plus, par l’institution de son action, le demandeur a sollicité l’aide de la Cour. Or, la règle de droit exprimée par la maxime frustra legis auxilium quaerit qui in legem committit  exige de rejeter l’action du demandeur puisque la Cour ne doit, en aucun temps, prêter son concours à un geste frauduleux.

[61]        En conséquence, le tribunal conclut qu’il y a lieu en l’espèce de rétracter le Jugement, de rejeter l’action intentée par M. Lotsman dans le présent dossier et d’ordonner la radiation des inscriptions résultant du Jugement sur les deux propriétés de la défenderesse Tarasenko décrites dans les conclusions du présent jugement.

[62]        Le tribunal est d’avis d’ordonner l’exécution provisoire du présent jugement puisque le fait de porter cette affaire en appel risque de causer un préjudice sérieux ou irréparable au tiers-opposant, et vu l’ordonnance émise le 30 juin 2015 qui a été renouvelée jusqu’à ce jour (art. 661 C.p.c.).

[63]        Enfin, le tribunal ne peut prononcer l’exécution provisoire en ce qui concerne la radiation des inscriptions[13].

 

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

 

[64]        ACCUEILLE la requête en rétractation de jugement et en radiation d’inscriptions aux registres fonciers du tiers-opposant, M. Yury Manakhov;

[65]        RÉTRACTE le jugement rendu le 25 avril 2014 par la greffière adjointe, Me Stéphanie Breton;

 

 

[66]        REJETTE la requête introductive d’instance du demandeur Danila Lotsman;

[67]        ACCUEILLE la demande en radiation d’inscriptions;

[68]        PRONONCE la nullité des actes et avis ci-après décrits;

[69]        ORDONNE la radiation de l’hypothèque légale et de l’avis d’adresse inscrits en date du 25 juillet 2014 sous les numéros respectifs 20 945 306 et 6 791 910, et du préavis d’exercice inscrit en date du 20 août 2014 sous le numéro 20 995 397, au bureau de la publicité des droits de la circonscription foncière de Montréal, contre l’immeuble suivant :

Désignation

La fraction d'un immeuble assujeti au régime de la copropriété des immeubles suivant la déclaration de copropriété publiée au bureau de la publicité des droits de la circonscription foncière de Montréal, sous le numéro 13 433 266 et de la déclaration de copropriété concomitante publiée audit bureau de publicité des droits sous le numéro 13 972 778, comprenant:

a) LA PARTIE PRIVATIVE connue et désignée comme étant le lot numéro […] du cadastre du Québec, dans la circonscription foncière de Montréal; étant l'unité d'habitation située au […], Montréal, province de Québec, […].

b)  LA PARTIE PRIVATIVE connue et désignée comme étant le lot numéro […] du cadastre du Québec, dans la circonscription foncière de Montréal; étant l'espace de stationnement.

c)  LA PARTIE PRIVATIVE connue et désignée comme étant le lot numéro […] du cadastre du Québec, dans la circonscription foncière de Montréal; étant l'espace de rangement.

d)  LA QUOTE-PART DES DROITS INDIVIS dans les parties communes afférentes aux parties privatives ci-dessus désignées, telle qu'établie dans la déclaration de copropriété et la déclaration de copropriété concomitante précitées.

e) Tous les droits, titres et intérêts se rattachant à cette fraction tels qu'identifiés dans la déclaration de copropriété et la déclaration de copropriété concomitante précitées.

[70]        ORDONNE la radiation de l’hypothèque légale et de l’avis d’adresse inscrits en date du 4 août 2014 sous les numéros respectifs 20 960 645 et 6 792 789, et du préavis d’exercice inscrit en date du 20 août 2014 sous le numéro 20 994 975, au bureau de la publicité des droits de la circonscription foncière de Terrebonne, contre l’immeuble suivant :

Désignation

A. The original lot number […] upon the Official Cadastre of the “PARISH OF SAINTE-MARGUERITE”, in the registration division of Terrebonne.

Having a superficial area of 39 396.4 square feet, English measures and more or less.

B. The original lot number […] upon the Official Cadastre of the “PARISH OF SAINTE-MARGUERITE”, in the registration division of Terrebonne.

Having a superficial area of 35 965.8 square feet, English measures and more or less.

C. The original lot number […] upon the Official Cadastre of the “PARISH OF SAINTE-MARGUERITE”, in the registration division of Terrebonne.

Having a superficial area of 35 505.7 square feet, English measures and more or less.

D. The original lot number […] upon the Official Cadastre of the “PARISH OF SAINTE-MARGUERITE”, in the registration division of Terrebonne.

Having a superficial area of 33 569.1 square feet, English measures and more or less.

E. The original lot number […] upon the Official Cadastre of the “PARISH OF SAINTE-MARGUERITE”, in the registration division of Terrebonne.

Having a superficial area of 30 000 square feet, English measures and more or less.

F. The original lot number […] upon the Official Cadastre of the “PARISH OF SAINTE-MARGUERITE”, in the registration division of Terrebonne.

Having a superficial area of 28 334 square feet, English measures and more or less.

G. The original lot number B-861 of BLOCK B upon the Official Cadastre of the “PARISH OF SAINTE-MARGUERITE”, in the registration division of Terrebonne.

Having a superficial area of 27 828 square feet, English measures and more or less.

H. The original lot number […] upon the Official Cadastre of the “PARISH OF SAINTE-MARGUERITE”, in the registration division of Terrebonne. Having a superficial area of 28 000 square feet, English measures and more or less.

[71]        ORDONNE aux Officiers de la publicité des droits des circonscriptions foncières de Montréal et de Terrebonne de procéder auxdites radiations d’inscriptions, et ce, sur présentation de réquisitions d’inscriptions conformes aux prescriptions de la loi et paiement des droits prescrits;

[72]        AUTORISE le tiers-opposant à notifier et à signifier le présent jugement par tous moyens, en dehors des heures légales et les jours fériés;

[73]        ORDONNE l’exécution provisoire nonobstant appel sauf à l’égard des ordonnances décrites aux par. 69, 70 et 71;

[74]        LE TOUT, avec frais de justice, incluant les frais d’experts vu l’utilité des deux expertises produites par le tiers-opposant.

 

 

 

 

 

_________________________________

GÉRARD DUGRÉ, J.C.S.

Me Isabelle Pillet

de man pillet

Procureurs du tiers-opposant

 

Me Christian Dubé-Rousseau

cdr juris

Procureurs du demandeur Danila Lotsman

 

Mme Anna Tarasenko

Absente

 



[1]     Art. 88 et 489 de l’ancien Code de procédure civile (« a.C.p.c. »), maintenant les art. 101 et 349 C.p.c. (RLRQ, c. C-25.01) respectivement.

[2]     Art. 46 et 804 a.C.p.c., maintenant les articles 49 et 467 C.p.c respectivement.

[3]     CSM 500-17-074682-124.

[4]     Cette action a été intentée dans le dossier no 500-17-074682-124 des dossiers de la Cour supérieure du district de Montréal.

[5]     Lotsman c. Tarasenko, 2015 QCCS 3106.

[6]     Sur les virements bancaires, voir notamment Hamel c. Banque de Montréal, 2008 QCCS 3603.

[7]     Voir notamment Côté c. S.M., 2008 QCCQ 8449; Caisse d’économie Desjardins Laurentides c. Larivée, 2015 QCCS 4410; Deragon c. 114796 Canada inc., 2007 QCCQ 3429.

[8]     Il importe de rappeler l’art. 324 du Code criminel, évidemment d’ordre public, qui prévoit que le défaut de produire ou de livrer une chose sous saisie constitue un vol.

[9]     Albert mayrand, Dictionnaire de maximes et locutions latines utilisées en droit, 4e éd, mise à jour par Mairtin Mac aodha, Cowansville, Éd. Yvon Blais, 2007, p. 190. Le tribunal se doit de souligner l’excellente étude du sens et de la portée de la règle fraus omnia corrumpit faite par Me Jean-Claude Pothier, régisseur à la Régie du logement, dans sa décision Caisse populaire Notre-Dame-de-la-Merci de Montréal c. Diamant, Soquij AZ-97061019, [1997] J.L. 44. Dans cette affaire, en se fondant sur cette règle de droit fondamentale, le régisseur Pothier déclare inopposable un bail frauduleux à l’égard d’un créancier hypothécaire locateur postérieur à ce bail.

[10]    José vidal, Essai d’une Théorie générale de la fraude en droit français, Le principe « fraus omnia corrumpit », Paris, Librairie Dalloz, 1957, p. 386.

[11]    Richard tremblay, L’essentiel de l’interprétation des lois, Cowansville, Éd. Yvon Blais, 2004, p. 29, EYB2004EIL8 (La Référence).

[12]    A. mayrand, préc., note 9, p. 192.

[13]    Voir l’art. 3073 al. 2 C.c.Q. et Bourkas c. Gidal Construction inc., 2011 QCCS 1461, par. 167 et la jurisprudence y citée.

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