Décision

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Gabarit EDJ

Bérubé c. Québec (Ville de)

2014 QCCQ 8967

COUR DU QUÉBEC

« Division des petites créances »

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

QUÉBEC

LOCALITÉ DE

QUÉBEC

« Chambre civile »

N°:

200-32-057918-129

 

DATE :

17 septembre 2014

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE MONSIEUR LE JUGE DANIEL LAVOIE, J.C.Q.

______________________________________________________________________

 

 

ANDRÉ BÉRUBÉ

[…] Québec  (Québec)  […]

Partie demanderesse

c.

VILLE DE QUÉBEC

2, rue des Jardins

Québec  (Québec)  G1R 4S9

Partie défenderesse

 

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

______________________________________________________________________

 

[1]           M. Bérubé (ci-après Bérubé) reproche à la Ville de Québec (ci-après la Ville) d'avoir porté atteinte à son droit de manifester librement dans la soirée du 28 mai 2012. Il met en cause le Service de police de la Ville. Il réclame 7 000 $.

[2]           Il formule sa requête devant le Tribunal en soulignant les points suivants :

Arrestation illégale et détention pour plus de 3 heures;

Application des menottes non nécessaire et illégale;

Douleurs vives lors de l'enlèvement des menottes, qui a duré 5 minutes;

Lésions aux poignets (dues au menottage);

Stress psychologique pour 2 semaines suivant l'arrestation;

Matraquage à 4 reprises;

Inconvénients multiples (déportation);

Traitement inhumain.

[3]           La Ville conteste en soulevant le fait que la manifestation à laquelle a participé le demandeur avait été déclarée illégale par son Service de police. Les méthodes utilisées par les policiers étaient nécessaires en vue de procéder à la signification des constats d'infraction.

[4]           Le litige soulève trois questions :

1.         Les droits de nature constitutionnelle de Bérubé ont-ils été violés?

2.         Bérubé a-t-il subi des blessures corporelles causées par les gestes de policiers?

3.         Quelle est, le cas échéant, la réparation appropriée?

le contexte et les faits

[5]           La poursuite s'inscrit dans le contexte du mouvement de contestations étudiantes au printemps 2012. Les manifestations visaient l'augmentation des frais de scolarité qu'avait alors en vue le Gouvernement. Ce mouvement a donné naissance au phénomène des Carrés rouges ou à ce que certains ont surnommé le Printemps érable.

[6]           La nature du recours qu'intente Bérubé contre la Ville a pour but d'obtenir une réparation pécuniaire pour les dommages qu'il prétend avoir subis. Il ne s'agit donc pas de déterminer si Bérubé, à l'instar des autres manifestants ce soir-là, a commis l'infraction d'avoir occupé la chaussée publique illégalement contrairement à l'article 500.1 du Code de la sécurité routière[1]. La preuve révélant que Bérubé a reçu un constat d'infraction à cet article, les parties ne nous ont nullement informé des suites de cette procédure pénale. Mais quoi qu'il en soit et comme nous en discuterons plus loin, l'illégalité de la manifestation ne compromet pas en soi le bien-fondé d'une action civile.

[7]           Bérubé poursuit la Ville directement. Ce qui signifie que c'est son Service de police qui est visé par la procédure et non pas, à titre d'employeur, certains de ses policiers à qui seraient reprochés des gestes individualisés. Si, à cet égard, le demandeur soulève dans sa requête un usage excessif de la force policière découlant du matraquage et du menottage duquel il prétend avoir été victime, il ne pointe aucun policier en particulier. C'est donc la responsabilité civile de la Ville qui est mise en cause de façon directe parce que, selon Bérubé, elle répond des agissements de son Service de police lorsque ce dernier opte pour des mesures de contrôle de foule qui sont injustifiées, disproportionnées et attentatoires aux libertés civiques.

[8]           La preuve factuelle qui nous a été présentée repose sur des sources diversifiées.

[9]           Elle prend d'abord la forme d'un enregistrement vidéo préparé par le Service de police de la défenderesse qui montre des extraits de la manifestation à la Basse-Ville, mais principalement à la Haute-Ville de Québec le soir du 28 mai 2012 (D-4). Le demandeur a quant à lui compilé une preuve audiovisuelle montrant les lieux de la manifestation à la Haute-Ville. Le disque déposé devant le Tribunal (P-3) contient également le repiquage de l'audition de deux affaires tenue devant la Cour municipale de Montréal relatives à des infractions à l'article 500.1 du Code de la sécurité routière.

[10]        La Ville a fourni les rapports écrits de onze policiers en fonction ce soir-là dont ceux du lieutenant Francis Pétrin et de l'agent Jean-Michel Côté-Lemieux (D-1).

[11]        Outre le demandeur, le lieutenant Pétrin et l'agent Côté-Lemieux, le Tribunal a entendu le témoignage d'une autre manifestante, Annie-Pierre Bélanger, ainsi que celui du chef de file étudiant Léo Bureau-Blouin. Une responsable du Service des réclamations de la défenderesse a aussi été entendue.

[12]        Cette longue preuve se résume de la façon qui suit.

[13]        Le contexte social de la manifestation à laquelle a participé Bérubé ce soir-là a été relaté abondamment. L'itinéraire suivi par les manifestants était le même que les soirs précédents à la Haute-Ville de Québec, c'est-à-dire que les manifestants se réunissaient devant la façade de l'édifice de l'Assemblée nationale et empruntaient les rues avoisinantes de la Colline parlementaire. Dans les rapports policiers, on mentionne le trajet des manifestants en précisant qu'ils ont occupé la chaussée des rues Honoré - Mercier direction sud, Grande-Allée direction ouest, des Parlementaires direction nord (laquelle devient Joly-de-Lotbinière et Louis-Alexandre Taschereau) et René-Lévesque direction ouest. Et selon Bérubé, ce 28 mai 2012, l'itinéraire de la manifestation était même décrit sur les réseaux sociaux, dont Facebook notamment. Bérubé ajoute que les policiers avaient accès à cette information et que certains d'entre eux questionnaient des manifestants à ce sujet avant le début de la marche. Ce qui permet à Bérubé d'affirmer que l'itinéraire emprunté par les manifestants n'était pas quelque chose d'imprévisible ni non plus un fait inconnu du Service de police.

[14]        Le lieutenant Pétrin a fait état devant nous des chiffres suivants :

▪           300 manifestants s'étaient regroupés ce soir-là devant l'Assemblée nationale;

▪           150 ont participé à la marche dans les rues;

▪           finalement, environ 80 d'entre eux se sont retrouvés devant l'édifice de la Banque Nationale, coin René-Lévesque et Turnbull; c'est à cet endroit que Bérubé et les autres manifestants ont été placés en détention.

[15]        Selon Bérubé, il s'agissait de la trentième manifestation à Québec. La première remontait au 27 avril 2012. Vers 20 h 55, le groupe de manifestants présents devant l'Assemblée nationale a tenu un vote à main levée afin de décider si on remettait ou non aux policiers l'itinéraire qui serait suivi. La très grande majorité du groupe s'est opposée contrairement aux soirs précédents où, généralement, on acceptait de remettre l'itinéraire aux policiers. Il faut dire que le contexte avait changé depuis l'adoption, le 18 mai, de la « Loi 12 » (projet de loi 78)[2]. Les manifestants se campaient davantage derrière le refus de collaborer avec la police. Bérubé ajoute que le Service de police de la défenderesse avait publié sur la toile une information voulant que cette récente loi ne s'appliquerait pas sur le territoire de la Ville, mais que le corps policier privilégierait l'application de l'article 500.1 du Code de la sécurité routière. Il faut dire que depuis 2001, cet article fait obligation de laisser la voie publique libre d'accès mettant ainsi fin à l'usage de barrages routiers par des manifestants.

[16]        L'adoption de la Loi 12 quelques jours avant la manifestation du 28 mai 2012 a incité fortement Bérubé à s'identifier dorénavant beaucoup moins clairement à titre d'organisateur compte tenu des lourdes pénalités rattachées à ce titre dans la nouvelle Loi. Il témoigne qu'il est alors devenu comme un semi-organisateur.

[17]        Le lieutenant Pétrin était, le soir du 28 mai, chef de compagnie de l'Unité de contrôle de foule du Service de police de la Ville (U.C.F.). Avant 2008, cette section spécialisée des effectifs policiers de la Ville était connue comme l'antiémeute. L'U.C.F. compte 140 policiers. Son déploiement opérationnel varie selon chacune des manifestations. Le lieutenant Pétrin relate dans son témoignage qu'en 2012, il y a eu 305 manifestations de rue à Québec dont 216 au sujet des frais de scolarité. De ce nombre rattaché à la contestation étudiante, 17 manifestations ont donné lieu à des arrestations et à des interpellations de toutes natures, c'est-à-dire reliées tant à l'application du Code criminel que du Code de procédure pénale en lien avec des infractions comme celles prévues au Code de la sécurité routière dont il est question ici. Il ajoute qu'avant l'adoption de la Loi 12, le 18 mai, il n'y avait eu aucune arrestation de nature multiple, comme il les appelle, c'est-à-dire des arrestations de masse. Car, précise-t-il, les manifestants, à Québec, donnaient toujours leur trajet à l'avance. Mais les choses ont changé après l'adoption de la Loi 12. L'attitude des manifestants était beaucoup moins en mode de collaboration et les organisateurs, connus à ce titre, étaient beaucoup plus hésitants à agir. C'est pourquoi, explique-t-il, chaque soir, le groupe votait pour déterminer si oui ou non l'itinéraire de la manifestation serait révélé à la police. Le lieutenant Pétrin ajoute qu'il lui est arrivé d'avoir lui-même requis et obtenu du groupe de manifestants présents devant l'Assemblée nationale l'itinéraire qui serait emprunté.

[18]        Le 28 mai 2012, c'était donc la troisième fois que le groupe de manifestants se voyait l'objet d'une détention massive impliquant encerclement, menottage dans le dos avec bande de plastique (tie wrap), filmage et déplacement à bord d'autobus. Quant à la présence policière déployée près de l'édifice de la Banque Nationale situé au coin des rues René-Lévesque et Turnbull, c'est-à-dire là où Bérubé a été détenu avec les autres manifestants, elle était importante :  plusieurs véhicules, une centaine de policiers selon Bérubé, mais plutôt 50 selon Pétrin, l'unité spéciale U.C.F.

[19]        Mais revenons aux étapes du parcours suivi par les manifestants.

[20]        En se rendant en face de l'Assemblée nationale le 28 mai 2012, Bérubé savait qu'il y avait des négociations entre les leaders étudiants et les représentants gouvernementaux à l'édifice de la Banque Nationale situé aux abords de la Colline parlementaire. Après le vote négatif concernant la divulgation de l'itinéraire aux forces policières, la marche des manifestants a débuté vers 21 h 05.

[21]        Tous s'entendent pour invoquer l'atmosphère festive et non violente de la manifestation. Bérubé parle du groupe comme en étant un de Peace and Love, soit des pacifistes. Ville de Québec reconnaît que tout s'est déroulé calmement et pacifiquement. Les rapports de police D-1 ne font état d'aucune altercation et d'aucun délit contre des personnes ou des biens. Il est remarquable, en visionnant le document D-4, de réaliser qu'au milieu du court trajet suivi par les manifestants, en empruntant le dernier segment de rue sur René-Lévesque en direction ouest, la foule est même précédée d'un véhicule de police.

[22]        Nous remarquons également en visionnant le document de la défenderesse qu'aucun véhicule autre que ceux du Service de police ne circulait alors sur la chaussée.

[23]        La marche des manifestants se met donc en branle. Arrivé sur Grande-Allée, le groupe avait déjà diminué de 5 % à 10 %, selon Bérubé, mais jusqu'à 50 %, selon Pétrin. C'est quelques minutes seulement après le début de la marche et alors que le groupe se trouvait sur Grande-Allée, que la tension a monté face à une dizaine de policiers de l'unité spéciale U.C.F. La moitié de cet effectif s'est mise à taper sur leur bouclier alors que l'autre moitié a chargé la foule, selon le témoignage de Bérubé, qui ajoute qu'à cet instant il y a eu un véritable chaos. Il explique qu'il a dû fuir l'endroit au pas de course et qu'il s'est ainsi retrouvé vis-à-vis le Manège militaire où il a fait face à des policiers casqués. Il a esquivé deux coups de matraque mais il affirme en avoir reçu quand même quatre du côté gauche de son corps, à la cuisse et au genou. Il a pu courir jusque derrière l'édifice parlementaire pour finalement rejoindre le reste des manifestants qui avaient continué le trajet.

[24]        Cette partie du témoignage de Bérubé qui met en cause le volet de sa réclamation relatif à des blessures ne correspond pas cependant au témoignage de la manifestante Bélanger qui, elle, affirme n'avoir pas vu de policiers utiliser leur matraque sur les manifestants… Le lieutenant Pétrin nie de son côté que les policiers aient dû charger la foule ou en avoir reçu l'ordre parce que, selon lui, il n'y avait pas de dynamique de confrontation.

[25]        En dépit de cet épisode relaté par Bérubé dès après le début de la marche des manifestants, ceux-ci empruntent les rues vers l'édifice de la Banque Nationale où a lieu la rencontre des leaders étudiants et des responsables gouvernementaux. Le Service de police paraît bien connaître la destination des manifestants qui réalisent, rendus là, que des policiers bloquent l'accès à l'édifice. Certains d'entre eux se dirigent en direction nord en empruntant la rue Turnbull. Mais la plupart retournent en face de l'édifice de la Banque Nationale et y manifestent librement pendant une trentaine de minutes jusqu'à ce qu'ils soient complètement encerclés par les policiers.

[26]        Pendant ce temps, les leaders étudiants sortent de l'édifice et apparaissent sur son parvis. Le fichier no 1924 de D-4 indique alors qu'il est environ 22 h.

[27]        Le leader étudiant Léo Bureau-Blouin est accompagné d'avocats. Il rencontre alors le lieutenant Pétrin qui est responsable des opérations. Ce moment crucial qui survient durant cette demi-heure est relaté à la fois par Bureau-Blouin et par le lieutenant Pétrin.

[28]        Bureau-Blouin raconte qu'il apprend que des manifestants sont sur le point d'être arrêtés en face de l'édifice d'où il sortait. En discutant avec Pétrin, il fait valoir le caractère pacifique de la manifestation et la présence marquée des médias. Ce qui résulte de l'échange avec l'officier de la défenderesse est que lui-même va se rendre parler aux manifestants alors que Pétrin va communiquer avec ses supérieurs.

[29]        Bureau-Blouin doit donc s'adresser aux manifestants en insistant sur l'imminence d'un déblocage avec le Gouvernement dans le but, relate-t-il, d'ainsi mieux raisonner le groupe à qui il va parler.

[30]        De son côté, Bérubé témoigne à ce sujet que le discours de Bureau-Blouin était que tous les manifestants, ce soir-là, seraient libérés. Il ajoute que la police laissait librement circuler l'information qu'ils allaient tous pouvoir partir de l'endroit sans aucune entrave.

[31]        L'échange entre le lieutenant Pétrin et le maillon supérieur de la chaîne de commandement n'a toutefois pas eu de résultat positif. Pétrin témoigne qu'il a attendu la réponse de ses supérieurs pendant environ cinq minutes pour apprendre finalement qu'on refusait de libérer les manifestants. Interrogé par le Tribunal sur les motifs justifiant ce refus, le lieutenant Pétrin répond qu'il ignore pourquoi ses supérieurs ont rejeté l'offre présentée par le leader étudiant Bureau-Blouin.

[32]        Bureau-Blouin réalise alors que les arrestations des manifestants ont commencé. Il est déçu d'apprendre le refus des supérieurs du Service de police.

[33]        Bérubé commente cet intermède en parlant de trahison de la parole donnée…

[34]        Bien encerclés par les policiers, les manifestants restent calmes. Ils obéissent aux ordres.

[35]        Bérubé apparaît au fichier no 1926 de la pièce D-4 comme étant le cinquantième des 84 manifestants qui ont été détenus. Il affirme pour sa part l'avoir été pendant 3 ½ heures dont 2 ½ heures avec les menottes dans le dos. Les rapports de police D-1 précisent une détention d'une durée de 3 heures :  la moitié survenue en face de l'édifice de la Banque Nationale et l'autre moitié pendant la durée du déplacement par autobus et à destination, avant la libération complète de tous les manifestants.

[36]        Bérubé décrit les manifestants qui ont été arrêtés avec lui comme des personnes démoralisées par les événements. Il a tenté de les rassurer. Il souligne que sa détention l'a empêché, à l'instar des 83 autres manifestants, d'avoir accès aux toilettes. Il se souvient même avoir vu une manifestante uriner dans ses vêtements. Ils n'avaient pas d'eau potable. Et lui comme les autres n'ont jamais pu communiquer avec l'extérieur.

[37]        Le témoin Bélanger, elle-même manifestante, a aussi été détenue. Elle était à l'époque coordonnatrice d'un regroupement étudiant. Elle raconte avoir vu, en face de l'édifice de la Banque Nationale, un simple curieux présent sur place avoir été encerclé par la police et compté au nombre des manifestants. Elle parle d'un travail à la chaîne relativement à la parade forcée devant une caméra policière sans connaître le motif de sa détention. Selon elle, les policiers ont trompeusement justifié le menottage par le fait qu'ils étaient seulement deux à bord de chaque autobus parmi un groupe d'une trentaine de manifestants détenus.

[38]        Léo Bureau-Blouin ajoute qu'il s'est vu intimer de quitter l'endroit de la manifestation en face de l'édifice de la Banque Nationale quelques instants après le début de l'arrestation des manifestants sous la menace d'être lui-même mis en détention.

[39]        Le visionnement du document D-4 de la défenderesse permet d'observer ce qui suit :

▪           Fichier no 1925 :        

un premier autobus nolisé du réseau du transport en commun a été utilisé; 31 personnes y ont été détenues, menottées dans le dos et filmées en s'identifiant avant d'y monter; il s'agit de jeunes adultes des deux sexes dont un adulte masculin plus âgé;

▪           Fichiers nos 1925 et 1926 :   

deuxième autobus :  un groupe composé de 31 personnes dont deux adultes masculins plus âgés;

▪           Fichier no 1927 :       

troisième autobus :  22 jeunes adultes.

Au total, 84 personnes, dont Bérubé, menottées dans le dos, filmées et identifiées, prennent place à bord d'autobus.

[40]        Le visionnement du document de la défenderesse permet aussi de réaliser que l'utilisation de menottes de plastique (tie wrap) s'est effectuée sans aucune résistance et dans le calme (fichier no 1925). Deux commentaires contradictoires de policiers peuvent être entendus quant à la facilité d'installer les menottes aux manifestants. L'un trouve qu'elles sont faciles à poser alors qu'un autre affirme exactement le contraire. Deux jeunes femmes se plaignent des douleurs ressenties au moment du menottage (fichiers nos 1925 et 1926).

[41]        Ville de Québec et ses représentants policiers font valoir que la sécurité publique les a justifiés d'agir ainsi ce soir-là.

[42]        Le lieutenant Pétrin reconnaît dans son témoignage qu'idéalement ses effectifs auraient pu être mieux proportionnés afin d'être moins intrusifs des droits des manifestants. Il écrit d'ailleurs son rapport en ce sens :

Les pouvoirs d'intervention sont ceux prévus au code de procédure pénal. Dans un monde idéal, il y aurait eu un policier par personne interpellée qui aurait procédé à son identification et à l'émission d'un constat d'infraction le cas échéant, limitant ainsi la période où la personne interpellée n'est plus libre de ses mouvements, au même titre qu'un conducteur intercepté pour avoir omis d'immobiliser un véhicule à un arrêt obligatoire par exemple.

Le nombre de personnes interpellées dans les circonstances a nécessité la mise en place d'une structure de prise en charge et d'identification adaptée à la situation. Dans cet ordre d'idée, 2 (sic) véhicules du RTC ont été demandés pour effectuer des navettes entre le lieu de l'interpellation et le lieu de l'élargissement. Nous ne pouvions pas identifier les personnes sur place et les libérer aussitôt, ils auraient augmenté au fur et à mesure l'ampleur de la foule en périphérie et compromis notre sécurité.

Notre soulignement

Pièce D-1, rapport d'événement du 28 mai 2012, p. 5 de 13

[43]        Le témoin explique que la contention de Bérubé et des autres manifestants permettait d'éviter le risque qu'on utilise des objets contondants cachés. Car, comme il l'affirme, aucune fouille n'a été exercée.

[44]        De plus, le menottage a permis, selon lui, de sécuriser le groupe dans chacun des autobus compte tenu de la présence de deux policiers accompagnateurs dans les véhicules.

[45]        Quant au regroupement dans trois autobus lesquels ont été dirigés en même temps dans trois endroits séparés éloignés du lieu de la manifestation, on voulait ainsi éviter, selon lui, l'obstruction par d'autres manifestants près de l'édifice de la Banque Nationale. Concernant l'idée de faire converger les trois autobus au poste central du Parc Victoria, elle a dû être abandonnée étant donné qu'on appréhendait la présence d'autres manifestants à cet endroit précis. Le choix de la destination de chacun des trois autobus a été déterminé en fonction de la proximité de certains services dont la disponibilité d'un transport public.

[46]        L'agent Côté-Lemieux précise dans son témoignage qu'au moment de la remise en liberté des manifestants qui occupaient l'autobus dans lequel lui-même était passager, une certaine cohue est survenue. C'est rendu à la destination Fleur-de-Lys où se sont retrouvés Bérubé et son groupe que l'agent relate que les manifestants se plaignaient d'avoir chaud, froid, envie. Bref ils criaient leur mécontentement. Mais il affirme que la situation s'est rapidement calmée et que les manifestants détenus ont collaboré.

[47]        Au point final de cette manifestation du 28 mai 2012 qui s'est terminée au début de la nuit du 29 mai, des constats d'infraction ont été remis à plusieurs manifestants alors que d'autres ont été informés qu'ils le recevraient par la poste.

 

analyse

question 1 :         les droits de nature constitutionnelle de bérubé ont-ils été violés?

[48]        C'est de responsabilité civile dont il s'agit en l'espèce comme nous l'avons précisé plus haut. Le litige consiste par conséquent à déterminer si, malgré que Bérubé ait pu commettre l'infraction pénale prévue à l'article 500.1 du Code de la sécurité routière, il a droit d'obtenir une réparation sous la forme de dommages-intérêts parce que ses droits fondamentaux n'ont pas été respectés dans les circonstances par la Ville et son Service de police.

[49]        Les dispositions législatives pertinentes qu'il invoque dans sa requête se retrouvent dans la Charte des droits et libertés de la personne[3], la Charte canadienne des droits et libertés[4], le préambule du Code civil du Québec et la Loi sur la police[5].

[50]        La Charte québécoise prévoit à l'article 1 que tout être humain a droit à l'intégrité de sa personne. L'article 3 proclame que toute personne est titulaire des libertés fondamentales d'expression et de réunion pacifique.

[51]        La Charte canadienne de son côté prévoit à son article 2 que chacun a la liberté fondamentale d'opinion, d'expression et de réunion pacifique. Elle ajoute, à l'article 7, que chacun a droit à la liberté et à la sécurité de sa personne. Quant à son article 9, il prescrit que chacun a droit à la protection contre la détention arbitraire.

[52]        Le Code civil du Québec qui est entré en vigueur en 1994 n'est pas indifférent à l'énoncé de ces droits et libertés fondamentaux à caractère constitutionnel. Sa disposition préliminaire parle d'harmonisation avec la Charte québécoise. L'article 10 spécifie que toute personne est inviolable et qu'elle a droit à son intégrité.

[53]        Quant à la Loi sur la police, elle se préoccupe elle-même des droits et libertés puisque le 2e  alinéa de l'article 48 rappelle aux policiers que leur mission doit s'accomplir en les sauvegardant :

Les corps de police, ainsi que chacun de leurs membres, ont pour mission de maintenir la paix, l'ordre et la sécurité publique, de prévenir et de réprimer le crime et, selon leur compétence respective énoncée aux articles 50, 69 et 289.6, les infractions aux lois ou aux règlements pris par les autorités municipales, et d'en rechercher les auteurs.

Pour la réalisation de cette mission, ils assurent la sécurité des personnes et des biens, sauvegardent les droits et les libertés, respectent les victimes et sont attentifs à leurs besoins, coopèrent avec la communauté dans le respect du pluralisme culturel. Dans leur composition, les corps de police favorisent une représentativité adéquate du milieu qu'ils desservent.[6]

Notre soulignement

[54]        En plus de l'article 1457 du Code civil du Québec applicable dans toute situation où se soulève un comportement susceptible d'engager une responsabilité civile, les chartes tant québécoise que canadienne ont prévu leur propre mécanisme de réparation.

[55]        Ainsi, l'article 49 de la Charte québécoise prévoit qu'une atteinte illicite à un droit ou à une liberté qu'elle reconnaît confère le droit d'obtenir la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte. La Charte canadienne a prévu au paragraphe 1 de l'article 24 un recours justifiant une personne de s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

[56]        Ces derniers mots convenable et juste eu égard aux circonstances font office de modulation ou tout au moins d'un pouvoir donné au tribunal permettant de calibrer la réparation selon chaque cas. Cette réserve est un écho, en quelque sorte, de l'article 1 de la Charte canadienne qui prévoit que les droits et libertés qu'elle énonce ne peuvent pas être restreints autrement que par une règle dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.

[57]        La Charte québécoise n'est pas en reste à ce sujet. Elle prévoit, depuis une modification en 1982, que les libertés et droits fondamentaux s'exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l'ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec[7].

[58]        La même idée a été reprise au 2e alinéa de l'article 10 du Code civil du Québec qui prévoit que [s]auf dans les cas prévus par la loi, nul ne peut porter atteinte à une personne sans son consentement (notre soulignement).

[59]        Même le 2e alinéa de l'article 48 de la Loi sur la police incorpore ce genre de modulation au nom de la sécurité des personnes et des biens.

[60]        Un tel faisceau de droits et libertés fondamentaux modulés au bénéfice de l'ordre et de la sécurité publique soulève toute la problématique de la véritable nature d'un recours civil. La difficulté est accentuée étant donné qu'en droit québécois, la responsabilité civile repose traditionnellement sur trois éléments indissociables :  une faute, un dommage et une cause liant l'une et l'autre.

[61]        En d'autres termes, quel est l'interface du régime des droits et libertés fondamentaux avec celui, classique, de la responsabilité civile?

[62]        Dans un texte de doctrine éloquent, M. le juge Louis LeBel nous donne son point de vue dans l'article intitulé La protection des droits fondamentaux et la responsabilité civile[8].

[63]        Le texte écrit en 2004 par le juge LeBel trace un historique de la question en distinguant l'époque d'avant les chartes de celle qui a suivi. Selon lui, l'adoption de la Charte québécoise a changé en profondeur la situation traditionnelle fondée sur les trois éléments de la faute civile :

24         Cet environnement constitutionnel nouveau, créé par la mise en vigueur des Chartes, modifie profondément la situation du droit de la responsabilité civile traditionnel. Désormais, ce droit fondé sur le C.c.Q. ne représente plus que l'un des éléments d'un ordre normatif complexe constitué de plusieurs niveaux. Des règles constitutionnelles régissent désormais nombre de situations où le droit de la responsabilité offrait les seules voies de recours effectives. Il faut alors examiner les rapports entre ces normes potentiellement concurrentes dans le domaine de la protection des droits fondamentaux.[9]

[64]        Le juge LeBel discute de la coordination et de la convergence qui ont été décidées par la Cour suprême du Canada relativement aux régimes des droits fondamentaux, d'une part, et de la responsabilité délictuelle découlant du Code civil du Québec, d'autre part :

30         Cependant, en droit québécois, la Cour suprême du Canada n'a pas retenu un principe d'autonomie des régimes de responsabilité qui aurait pu mener à terme le développement de deux systèmes parallèles, mais différents dans leurs fondements. Jusqu'à maintenant, elle a plutôt privilégié une méthode de coordination et de convergence du droit des libertés fondamentales et du régime de responsabilité délictuelle régi par le C.c.Q., dans une série de jugements prononcés depuis 1996. Cette jurisprudence paraît avoir pu se développer en raison de l'unité du régime de responsabilité civile québécois, fondé sur le concept de la faute civile, que la Cour jugea apte à prendre en compte de l'évolution des normes de comportement social, que consacrait la mise en vigueur de la Charte québécoise.[10]

 

[65]        À son avis, il existe au Québec un seul système de responsabilité civile découlant à la fois de l'application des dispositions de nature constitutionnelle et de celles du Code civil du Québec :

39         Depuis ces arrêts, la jurisprudence de la Cour suprême est demeurée fidèle à cette méthode de coordination du droit des libertés civiles et de la responsabilité délictuelle, pour éviter la création de deux systèmes de responsabilité civile distincts lorsque la Charte québécoise est en cause. […]

40         Cependant, le recours au concept de faute civile dans le contexte présente toujours des difficultés, en dépit de la flexibilité inhérente de cette notion. […] Il faut, en effet, retenir les nuances, parfois délicates, entre des concepts différents tirés, l'un du droit public, l'atteinte au droit protégé, l'autre, celui de faute, du droit commun de la responsabilité délictuelle. Toute atteinte à un droit garanti ne constitue pas nécessairement une faute. La violation, à elle seule, ne met pas en jeu l'application de l'article 49 de la Charte québécoise. L'illicéité ne naît pas du seul fait de l'atteinte.

41         Elle n'est parfois constatée qu'à la suite de l'application d'un principe de pondération et de justification inhérent à l'article 9.1 de la Charte québécoise. […][11]

[66]        Le juge LeBel adopte ainsi une approche fusionnelle des concepts de faute et d'atteinte à un droit de nature constitutionnelle. Selon lui, c'est la rupture de l'équilibre qui établit le caractère illicite de l'atteinte et qui justifie une réparation :

41         […] Seule la démonstration d'une rupture d'équilibre ou d'une absence de justification dans l'exercice de ces droits établira l'illicéité d'une atteinte. Ce constat permettra alors d'assimiler l'atteinte au droit protégé à la violation de la norme de comportement de la personne raisonnable, à la faute civile. Cette méthode de pondération de droits concurrents ou contradictoires exige une analyse plus proche des techniques actuelles du droit public des libertés fondamentales, telles qu'elles se sont développées dans la mise en œuvre de l'article 1 de la Charte canadienne. Elle demande au juge et aux parties d'adopter une vision plus large de la nature des intérêts en jeu dans l'examen d'une situation juridique, lorsqu'il s'agit de coordonner droit public et droit commun de la responsabilité civile dans la protection des droits fondamentaux.[12]

Nos soulignements

 

l'arrêt ward de 2010[13]

[67]        Dans ce qui peut être vu comme une suite logique des commentaires de doctrine émis par le juge LeBel en 2004, la Cour suprême du Canada a, en 2010, prononcé un arrêt unanime sur la question dans le cadre d'un litige auquel sont notamment intervenus le Procureur général du Québec et l'Association canadienne des chefs de police. Sous la plume de la juge en chef, la Cour donne à l'article 24 de la Charte canadienne une portée historique sur le plan de la responsabilité civile lorsque sont en cause des droits et libertés fondamentaux.

[68]        Cette affaire découle de la détention illégale d'une personne et de sa fouille corporelle à nu après s'être retrouvée dans un endroit public à proximité du passage du premier ministre canadien, en 2002, à Vancouver. La maîtrise policière a motivé le dénommé Ward à poursuivre la Ville pour obtenir une réparation appropriée comme prévu à l'article 24 de la Charte canadienne.

[69]        Après avoir observé que la jurisprudence sur cette question était rare, la juge en chef résume l'arrêt de la Cour de la façon suivante :

4           Je conclus que des dommages-intérêts pour violation de la Charte peuvent être accordés en vertu du par. 24(1) lorsqu'ils constituent une réparation convenable et juste. À la première étape de l'analyse, il doit être établi qu'un droit garanti par la Charte a été enfreint. À la deuxième, il faut démontrer pourquoi les dommages-intérêts constituent une réparation convenable et juste, selon qu'ils peuvent remplir au moins une des fonctions interreliées suivantes :  l'indemnisation, la défense du droit en cause et la dissuasion contre toute nouvelle violation. À la troisième, l'État a la possibilité de démontrer, le cas échéant, que des facteurs faisant contrepoids l'emportent sur les considérations fonctionnelles favorables à l'octroi de dommages-intérêts, de sorte que ces derniers ne seraient ni convenables, ni justes. La dernière étape consiste à fixer le montant des dommages-intérêts.[14]

[70]        Il s'agit donc d'un processus en quatre étapes dont les étapes 2 et 3 bouleversent d'une certaine façon le régime classique de la responsabilité civile en droit québécois. Ainsi, à l'étape 2, l'octroi des dommages-intérêts constitue une réparation convenable et juste s'il a pour but soit d'indemniser ou soit encore de protéger le droit fondamental en cause. À l'étape 3, les pouvoirs publics ont le fardeau de démontrer en cas d'atteinte à un droit fondamental  qu'il existe un contrepoids notamment fondé sur l'ordre ou la sécurité publique.

[71]        Et de rappeler la Cour, chaque cas est unique et les faits sont par conséquent prédominants :

19         […] Ce qui est convenable et juste dépendra des faits et des circonstances de chaque affaire. Les décisions antérieures peuvent donner des indications quant à ce qui pourra être jugé convenable et juste dans une situation donnée.[15]

[72]        Nous allons donc nous attarder aux étapes 1, 2 et 3 de la grille d'analyse découlant de l'arrêt Ward dans la réponse à la présente question 1. Quant à l'étape 4 de cet arrêt, c'est l'objet de la question 3.

[73]        Parlant de la singularité du recours fondé sur l'article 24 de la Charte canadienne, la juge en chef différencie ce type de réparation de l'action classique de droit privé en l'associant davantage à un recours de droit public dirigé directement contre les pouvoirs publics :

22         […] une action en dommages-intérêts de droit public "n'est pas une action de droit privé de la nature d'un recours délictuel fondé sur la responsabilité du fait d'autrui de l'État, [mais une action distincte] de droit public intentée directement contre l'État dont la responsabilité est invoquée à titre principal". […] Il s'agit d'un recours visant à obliger l'État (autrement dit, la société) à indemniser la personne dont les droits constitutionnels ont été violés. L'action en dommages-intérêts de droit public - y compris en dommages-intérêts en matière constitutionnelle - est intentée contre l'État, et non contre ses représentants à titre individuel. […][16]

[74]        Au terme de ce recours de droit constitutionnel, c'est l'indemnisation de la victime qui reste le principal objectif même si la protection du droit fondamental mis en cause doit être prise en compte :

47         Comme nous l'avons vu, des dommages-intérêts peuvent être accordés afin d'indemniser le demandeur du préjudice subi, de défendre le droit en cause ou de décourager toute nouvelle violation de ce droit. C'est en fonction de ces objectifs, dont la présence et l'importance varient d'une affaire à l'autre, que le tribunal non seulement décidera s'il est opportun d'accorder des dommages-intérêts, mais en déterminera le montant. Règle générale, l'indemnisation constituera le plus important objectif, tandis que la défense du droit et la dissuasion joueront des rôles secondaires. […][17]

[75]        Cet arrêt phare a fait l'objet de commentaires pertinents dans la doctrine québécoise[18].

[76]        L'auteur Brunelle voit dans cet arrêt un recours autonome, distinct et nouveau non fondé sur la faute et qui commande la démonstration d'une atteinte à un droit constitutionnel. N'étant pas un recours de nature subsidiaire ou résiduelle, l'article 24 ne rend toutefois pas possible l'octroi d'une double indemnité s'ajoutant à celle qui pourrait par ailleurs être fondée sur le régime classique de la responsabilité délictuelle.

[77]        Quant à l'auteur Grammond, il voit dans l'arrêt Ward une invitation à élargir la portée de l'article 49 de la Charte québécoise principalement lorsqu'il s'agit d'accorder des dommages punitifs.

la jurisprudence

[78]        Bérubé et la Ville ont déposé quelques précédents jurisprudentiels portant sur la responsabilité civile dans des circonstances de détention et de manifestation sur la place publique.

[79]        Nous en retenons trois dont deux ont été décidés avant l'arrêt Ward de 2010.

1re         l'affaire khoury[19]

[80]        Notre Cour a conclu que l'arrestation par les policiers qui étaient poursuivis, employés de la Ville de Montréal, était illégale et que l'usage de menottes n'était pas nécessaire puisque le demandeur ne présentait aucune menace. Interprétant les articles 74 et 75 du Code de procédure pénale[20], le juge Dortélus conclut :

[66]      Tenant compte de l'ensemble de la preuve, le Tribunal juge que dans les circonstances, l'arrestation n'était pas requise pour empêcher la continuation de l'infraction; par ailleurs, même si une intervention était requise, étant donné la nature de l'infraction et que M. Khoury coopère lors de son arrestation, il est clair que l'arrestation n'était pas le seul moyen raisonnable à la disposition des policiers pour empêcher la reprise ou la continuation de l'infraction reprochée, soit celle d'avoir émis un bruit de cris audibles à l'extérieur. En conséquence, le Tribunal juge que l'arrestation de M. Khoury est illégale.

[67]      Quant à l'usage des menottes, il n'était pas justifié, compte tenu de la nature de l'infraction, des circonstances de l'arrestation et du comportement de M. Khoury qui ne présentaient pas de menace pour lui-même, ni pour les constables.[21]

2e       l'affaire syndicat des cols bleus regroupés de montréal, (scfp, section locale 301) c. coll[22]

[81]        La Cour d'appel a infirmé un jugement de première instance qui avait accueilli un recours collectif contre le Syndicat suite à une manifestation au centre-ville de Montréal qui s'était avérée en contravention avec une décision du Conseil des services essentiels. La Cour d'appel déclare qu'une manifestation bruyante qui n'obstrue pas par elle-même la circulation ne constitue pas un geste fautif :

[70]      Je conçois donc difficilement que l'on puisse qualifier d'illégale et d'illicite une manifestation qui constitue un exercice du droit fondamental à la libre expression, qui « se déroule dans l'ordre », « sans un quelconque excès » tout en permettant, « à la circulation de se poursuivre dans le quadrilatère ci-haut mentionné », alors que les points d'accès ne sont pas « bloqués par les manifestants ».

[71]      Je ne prétends nullement, en concluant comme je le fais, qu'une manifestation doit être nécessairement abusive ou illicite, ou chercher délibérément et volontairement à nuire au public ou aux tiers, pour être qualifiée d'excessive, et donc fautive, si son objet direct, calculé ou inévitable est de causer en elle-même des dommages à autrui. Elle serait génératrice de responsabilité, par elle-même, et ce, même si la grève à l'occasion de laquelle elle se produit était parfaitement légale. Tel aurait pu être le cas, en l'espèce, si le but visé par les manifestants avait été non seulement d'attirer bruyamment l'attention des autorités municipales sur leurs griefs et de déranger par le bruit les activités de l'hôtel de ville, mais, en plus, d'obstruer délibérément de la façon la plus totale possible toute circulation à l'intérieur du quadrilatère visé. […]

[…]

[83]      Celle-ci (la manifestation) constituait, tel que déjà mentionné, une forme d'expression protégée par l'article 3 de la Charte des droits et libertés de la personne et par l'article 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés. Pour perdre cette garantie constitutionnelle, encore aurait-il fallu qu'elle s'accompagne de gestes eux-mêmes abusifs ou illicites. […]

[…]

[85]      Conclure autrement signifierait que toute manifestation qui, par son ampleur, entraînerait un ralentissement de la circulation, serait susceptible de donner ouverture à un recours collectif contre ses auteurs, quel que soit son caractère légal, l'ordre dans lequel elle se déroule, et l'absence de toute violence et excès de même nature. Or, il est de connaissance judiciaire que, dans une ville comme la Ville de Montréal, les causes de manifestation sont nombreuses, les manifestations fréquentes, la paralysie temporaire de certaines artères principales également fréquente, de même que l'intervention policière pour détourner la circulation. Ce résultat n'est évidemment pas souhaitable.[23]

3e       l'affaire kavanaght[24]

[82]        La Cour supérieure et la Cour d'appel se sont prononcées en 2011 et en 2013 sur des événements survenus en 1996, à Montréal, impliquant l'arrestation de 78 manifestants qui occupaient une place publique en contravention d'un règlement municipal. Comme dans l'affaire no 2 ci-haut, il s'agissait aussi d'un recours collectif contre la Ville de Montréal :

[26]      Ils sont environ 80. Il est 5 h 15.

[27]      Les policiers interviennent encore, mais cette fois ils encerclent les manifestants de manière à les empêcher de fuir. Ils leur ordonnent de s'asseoir sur le sol et procèdent à leur arrestation.

[28]      78 personnes sont ainsi arrêtées. Une fois l'identification complétée, chacune d'elles est menottée et dirigée vers le fourgon cellulaire qui les amène à un poste de police par groupe d'environ quinze. Rendues là, les menottes sont enlevées, la procédure d'écrou est appliquée et elles sont placées dans une cellule commune.

[29]      Toutes les personnes arrêtées sont par la suite libérées entre la fin de l'avant-midi et 17 h le même jour. Elles reçoivent un constat d'infraction pour « avoir été présent dans un parc après les heures de fermeture ».[25]

[83]        S'interrogeant sur la justification de l'arrestation et de la détention des manifestants, le juge de la Cour supérieure fait état de la procédure prévue au Code de procédure pénale aux articles 72 à 75 lorsqu'il s'agit de remettre un constat d'infraction ou d'arrêter un prévenu sans mandat pour une infraction à un règlement ou à une loi provinciale. Citant une analyse serrée de ces dispositions par la Cour municipale de Montréal, il conclut :

[128]    En somme, le pouvoir d'arrestation n'est pas absolu. Il s'exerce dans une situation d'urgence qui requiert une intervention immédiate afin de faire cesser une contravention, après avoir épuisé les autres moyens raisonnables. La personne doit être remise en liberté aussitôt que la détention n'apparaît plus nécessaire pour empêcher la continuation ou la reprise de l'infraction dans l'immédiat.[26]

[84]        Après avoir déclaré que les policiers avaient procédé à l'arrestation des manifestants de façon justifiée, il décide cependant tout autrement en ce qui concerne l'application des menottes et la détention au poste de police :

[136]    Il en est cependant autrement pour la suite. L'application de menottes et la détention au poste de police ne se justifiaient aucunement.

[137]    En effet, à une exception près, les personnes arrêtées n'ont offert aucune résistance. Elles se sont calmement assises en cercle sur le sol et ont obéi aux instructions des policiers. Elles ont aussi accepté de s'identifier sur demande.

[138]    Qu'est-ce qui empêchait alors les policiers de remettre des constats d'infraction et de libérer immédiatement ces personnes?

[…]

[140]    À la limite, il aurait été possible de ne transporter au poste que les personnes ne pouvant s'identifier adéquatement, le cas échéant.

[141]    Les policiers offrent peu d'explications sur les motifs les ayant amenés à décider de la détention de toutes ces personnes. Précisons que la détention s'entend, ici, de l'application des menottes, du transport de ces personnes au poste de police dans un fourgon cellulaire, de la procédure d'écrou et de leur captivité pendant quelques heures.

[142]    Le rapport d'événement est silencieux à ce sujet. Le sergent Robert Richard, qui dirigeait l'opération policière, témoigne qu'il voulait « libérer le parc » avant l'ouverture des bureaux et des commerces avoisinants.

[143]    L'autre explication provient du policier Jean Bergeron qui affirme que la détention est la procédure habituelle dans les cas de manifestations et qu'en plus il y avait eu, ici, un feu allumé par les manifestants.

[144]    Ces motifs ne tiennent pas la route.

[145]    En décidant de transporter 51 adultes au poste Bonsecours et 27 personnes mineures au poste 33, les policiers ont forcé l'application des mesures généralement associées à la détention, notamment, l'application des menottes, le transport au poste et la procédure d'écrou. Cela était inutile et ne pouvait se justifier dans les circonstances.

[146]    La responsabilité de la Ville est donc engagée pour la faute de ses policiers.[27]

[85]        Discutant des dommages moraux qu'il accorde, il souligne l'humiliation derrière toute détention :

[159]    De par sa nature même, toute détention constitue un geste humiliant pour la personne privée de sa liberté. À plus forte raison, lorsqu'elle est injustifiée, s'y ajoute l'atteinte à sa dignité et à son estime personnelle.[28]

[86]        La Cour d'appel n'est intervenue quant à ces conclusions qu'en regard de l'octroi de dommages punitifs. Elle a conclu qu'ils n'étaient pas justifiés.

4e       l'affaire bérubé c. québec (ville de)[29]

[87]        Ce jugement rendu pendant notre délibéré et dont nous avons pris connaissance d'office met en cause les droits constitutionnels du demandeur. L'arrêt Ward y a été considéré. Nous y reviendrons à la question no 3.

[88]        Afin de répondre à la question no 1 relative aux droits constitutionnels de Bérubé, demandons-nous, à l'instar du cheminement emprunté par le juge de la Cour supérieure dans l'affaire Kavanaght, si l'intervention du Service de police de la Ville était assujettie à des restrictions juridiques le soir de la manifestation du 28 mai 2012.

les restrictions juridiques au travail policier

[89]        Les articles 72, 74, 75 et 144 du Code de procédure pénale doivent être considérés. Ils reflètent les restrictions législatives imposées aux policiers dans le cas d'une infraction non criminelle.

[90]        L'article 144 établit la règle que toute poursuite pénale est intentée au moyen d'un constat d'infraction. Et les articles 72, 74 et 75 limitent les actions de la police principalement l'arrestation sans mandat :

 

72.        L'agent de la paix qui a des motifs raisonnables de croire qu'une personne a commis une infraction peut exiger qu'elle lui déclare ses nom et adresse, s'il ne les connaît pas, afin que soit dressé un constat d'infraction.

L'agent qui a des motifs raisonnables de croire que cette personne ne lui a pas déclaré ses véritables nom et adresse peut, en outre, exiger qu'elle lui fournisse des renseignements permettant d'en confirmer l'exactitude.

[…]

74.        L'agent de la paix peut arrêter sans mandat la personne informée de l'infraction alléguée contre elle qui, lorsqu'il l'exige, ne lui déclare pas ou refuse de lui déclarer ses nom et adresse ou qui ne lui fournit pas les renseignements permettant d'en confirmer l'exactitude.

La personne ainsi arrêtée doit être mise en liberté par celui qui la détient dès qu'elle a déclaré ses nom et adresse ou dès qu'il y a confirmation de leur exactitude.

75.        L'agent de la paix qui constate qu'une personne est en train de commettre une infraction peut l'arrêter sans mandat si l'arrestation est le seul moyen raisonnable à sa disposition pour mettre un terme à la perpétration de l'infraction.

La personne ainsi arrêtée doit être mise en liberté par celui qui la détient dès que celui-ci a des motifs raisonnables de croire que sa détention n'est plus nécessaire pour empêcher la reprise ou la continuation, dans l'immédiat, de l'infraction.[30]

Nos soulignements

[91]        L'arrestation sans mandat est donc l'exception parce que le travail du policier consiste à remettre un constat d'infraction. Il y a donc arrestation seulement si cela est nécessaire pour réaliser l'identification de la personne prise en faute ou encore pour mettre fin à l'infraction. L'auteur pénaliste Gilles Létourneau parle de la procédure du constat d'infraction comme la seule et unique procédure introductive de la poursuite pénale[31]. Il ajoute :

En réalité, on peut prévoir que le constat d'infraction aura l'efficacité de ces techniques puisque la signification du constat qui marque le début de la poursuite (art. 156 C.P.P.) peut être faite dès la perpétration et la constatation de l'infraction (art. 157 et 158 C.P.P.). [32]

[92]        Parlant de la validité constitutionnelle de la procédure du constat d'infraction, cet auteur précise :

La seule véritable atteinte aux droits d'un citoyen qui demeure, et elle est inévitable et minime, est celle qui résulte de l'interception pour fin de remise du constat d'infraction. Elle est inévitable puisqu'il faut souvent intercepter le contrevenant pour obtenir ses coordonnées permettant de lui signifier le constat d'infraction. Elle est minime puisque la procédure du constat d'infraction constitue probablement la procédure pénale qui concilie le mieux les intérêts du public à ce que les infractions aux lois et à la réglementation provinciales soient efficacement poursuivies et les intérêts d'un défendeur à ce que l'on porte à cette fin aussi peu que possible atteinte à ses droits procéduraux et fondamentaux.[33]

[93]        Ainsi, la procédure découlant de la remise d'un constat d'infraction est clairement associée à une méthode non intrusive des droits et libertés fondamentaux.

[94]        Quant à l'identification requise pour pouvoir remettre un constat d'infraction, elle n'implique pas qu'on prenne une photographie comme notre Cour l'a fait valoir :

30         Les personnes n'étaient donc pas obligées de révéler leur identité. Cela dit, à compter du moment où ces personnes, ayant révélé leur identité, devaient demeurer sur place pour la prise de leur photo, elles étaient illégalement et arbitrairement détenues et objectivement on peut inférer qu'elles subissaient une contrainte physique et psychologique appréciable.

31         La prise de photographie n'était absolument pas nécessaire à la remise d'un constat et ce faisant, les policiers dépassaient largement les pouvoirs prévus au Code de procédure pénale. Aucun témoin de la poursuite n'apporte, par son témoignage, un éclairage sur les motifs liés à la prise de photos.[34]

[95]        Et concernant l'arrestation en matière d'infraction non criminelle, elle doit correspondre au comportement du contrevenant et non pas à la nature du délit :

L'arrestation n'est pas liée à la nature ou à la gravité de l'infraction, mais au comportement du contrevenant après son interpellation lors de la constatation d'une infraction. De fait, des mesures prévoient l'élargissement du contrevenant dès que le problème de son identification est résolu soit par l'agent de la paix (deuxième paragraphe de l'art. 74 C.P.P.), soit par un juge devant qui il doit comparaître dans les 24 heures (art. 89 et 92 C.P.P.).[35]

[96]        Si la détention de manifestants peut se justifier en regard des articles 74 et 75, encore faut-il que les circonstances le permettent telles qu'empêcher des dommages aux automobiles, graffitis, paralysie de la circulation[36]. Commentant ce jugement de la Cour supérieure rendu en 2008 sous la plume du juge Boilard, l'auteur Gilles Létourneau parle d'un événement qui perturbait l'ordre public et qui justifiait la détention momentanée des manifestants pour mettre un terme à la perpétration de l'infraction et pour identifier les contrevenants[37]. Cela implique que la détention de manifestants repose sur une certaine urgence parce qu'il s'agit dès lors d'un moyen de dernier essor, c'est-à-dire à défaut de pouvoir utiliser d'autres moyens raisonnables[38].

[97]        Par ailleurs, le pouvoir d'émettre un constat d'infraction est discrétionnaire :

Un policier jouit du pouvoir discrétionnaire de décider de ne pas emprunter la voie judiciaire et, en conséquence, de ne pas émettre un constat d'infraction. Ce pouvoir n'est pas absolu, mais il n'est pas limité par le pouvoir discrétionnaire du substitut du procureur général. Le policier et le substitut du procureur général jouissent, dans l'accomplissement de leurs fonctions respectives, d'une discrétion qu'ils doivent exercer indépendamment de toute influence externe.

Le pouvoir du policier n'est pas absolu en ce que son exercice doit pouvoir se justifier subjectivement, i.e. qu'il doit nécessairement être honnête, transparent et reposer sur des motifs valables et raisonnables. Mais une croyance subjective ne suffit pas pour justifier l'exercice du pouvoir discrétionnaire. Il doit aussi se justifier à partir d'éléments objectifs dont, et il s'agit d'un facteur important, les circonstances matérielles qui ont présidé à l'exercice du pouvoir. R. c. Beaudry, [2007] 1 R.C.S. 190[39]

[98]        Finalement, nous remarquons qu'en vertu de l'article 145 du Code de procédure pénale, un constat peut être électronique :

145.      La forme du constat d'infraction, y compris sa réalisation sur support électronique, est prescrite par règlement.[40]

la responsabilité directe de ville de québec

[99]        Le volet constitutionnel du recours de Bérubé ne vise pas des actes qui sont individualisés ni non plus des gestes particuliers d'un ou de certains policiers. La créance qu'il veut voir reconnaître par le Tribunal est l'indemnité à laquelle il aurait droit parce que le Service de police de la défenderesse et sa direction sont concernés et que leur décision a eu un effet directement sur lui le soir de la manifestation. Il attribue la responsabilité de sa détention à la connaissance complète et lucide que les autorités policières avaient des effets qu'aurait leur décision sur ses droits et libertés.

[100]     Il ne s'agit donc pas, selon cette conception, de la relation de commettant à préposé. C'est la Ville elle-même par le biais de l'un de ses plus importants services à la population qui doit répondre de son recours. Car le Service de police et son commandement représentent et sont juridiquement la Ville poursuivie.

[101]     La preuve révèle que la décision ultime de procéder à la détention de Bérubé et des autres manifestants a été prise au plus haut niveau de la chaîne de commandement du corps de police de la défenderesse avec comme résultat que l'émission de constats d'infraction en vertu du Code de procédure pénale exigerait, vu les manifestations comparables qui s'étaient produites les jours précédents, qu'on priverait de leurs droits constitutionnels pendant quelques heures un groupe de citoyens dont le demandeur.

[102]     Il s'agit là, d'un point de vue juridique, de responsabilité étatique. Elle appartient directement à la Ville dans la mesure où cette décision a eu comme effet de porter atteinte aux droits fondamentaux de personnes qui se trouvaient à ce moment sur son territoire. Selon l'arrêt Ward, le présent recours est une action en dommages-intérêts de droit public intentée contre l'État directement, et non contre ses représentants à titre individuel[41].

[103]     À ce stade de notre analyse, nous concluons que le recours de Bérubé franchit positivement les étapes 1 et 2 préconisées par l'arrêt Ward. Essentiellement, sa liberté d'expression et son droit de ne pas être détenu arbitrairement ont été enfreints. À cause de cela, il a droit en principe à une réparation convenable et juste.

les circonstances de la détention du demandeur

[104]     Mais qu'en est-il de l'étape 3 de l'arrêt Ward où les pouvoirs publics peuvent démontrer une justification fondée, dans le cas présent, sur la sécurité publique.

[105]     L'arrêt Ward rappelle que les préoccupations relatives au bon gouvernement font partie des facteurs qui agissent comme contrepoids à une réparation pécuniaire de nature constitutionnelle :

33         […] La liste exhaustive des considérations qui peuvent faire contrepoids sera établie au fil de l'évolution du droit dans ce domaine. À l'heure actuelle, cependant, deux considérations se dégagent :  l'existence d'autres recours et les préoccupations relatives au bon gouvernement.[42]

[106]     Nous avons indiqué qu'avant l'arrêt Ward, les commentaires de doctrine de M. le juge LeBel étaient qu'un recours en responsabilité civile découlant de droits fondamentaux pouvait reposer sur une atteinte, c'est-à-dire là où existe une rupture de l'équilibre entre un acte attentatoire et ce qui est nécessaire de faire dans certaines circonstances.

[107]     Autrement dit, la présente affaire met en exergue l'équilibre fragile entre deux valeurs fondamentales qui doivent coexister :  la vitalité démocratique et la sécurité publique.

[108]     Ces valeurs sont clairement rappelées dans la jurisprudence de la Cour suprême du Canada.

[109]     Concernant la liberté d'expression, elle dit :

[…] La liberté d'expression a été consacrée par notre Constitution et est garantie dans la Charte québécoise pour assurer que chacun puisse manifester ses pensées, ses opinions, ses croyances, en fait, toutes les expressions du coeur ou de l'esprit, aussi impopulaires, déplaisantes ou contestataires soient-elles. Cette protection est, selon les Chartes canadienne et québécoise, « fondamentale » parce que dans une société libre, pluraliste et démocratique, nous attachons une grande valeur à la diversité des idées et des opinions qui est intrinsèquement salutaire tant pour la collectivité que pour l'individu. […][43]

[110]     Concernant la sécurité publique, notre plus haut tribunal souligne :

1           L'une des responsabilités les plus fondamentales d'un gouvernement est d'assurer la sécurité de ses citoyens. […] En revanche, dans une démocratie constitutionnelle, le gouvernement doit agir de manière responsable, en conformité avec la Constitution  et les droits et libertés qu'elle garantit. Ces deux propositions illustrent une tension inhérente au système de gouvernance démocratique moderne. Cette tension ne peut être réglée que dans le respect des impératifs à la fois de la sécurité et d'une gouvernance constitutionnelle responsable.[44]

Notre soulignement

[111]     Les auteurs de droit constitutionnel Brun, Tremblay et Brouillet font remarquer à ce sujet :

[…] S'il est vrai que l'État doit pouvoir assurer sa sécurité, il est également vrai que ceux qui ont charge de cette sécurité ne doivent jamais en droit se trouver en mesure d'agir à leur guise.[45]

[112]     Les faits prouvés devant nous démontrent que la tension entre le droit de manifester pacifiquement et l'obligation d'assurer la sécurité publique s'est réglée par l'atteinte déraisonnable des droits du demandeur.

[113]     Résumons ces faits :

▪           les manifestants dont le demandeur sont de jeunes adultes étudiants qui marchent dans la rue pour exprimer leur opinion;

▪           c'est une manifestation pacifique qui ne compromet ni les personnes ni les biens;

▪           le groupe est composé d'un nombre limité de personnes;

▪           le parcours suivi par les manifestants s'est réalisé sur une courte distance;

▪           le trajet est connu des policiers;

▪           la manifestation a lieu dans un endroit voué à l'exercice de la démocratie soit en partant de l'édifice de l'Assemblée nationale et en se concentrant en périphérie de la Colline parlementaire;

▪           ce n'est pas une manifestation isolée ou unique :  le Service policier en connaît la nature;

▪           il n'y a aucune confrontation avec d'autres manifestants ou des automobilistes;

▪           la contravention reprochée est de nature non criminelle;

▪           la situation reste sous le contrôle continu de la police;

▪           il y a pleine collaboration des manifestants avec la police au moment des arrestations;

▪           il existe une alternative raisonnable à l'arrestation tout en restant à l'intérieur de la mission de la police qui est d'assurer la sécurité publique;

▪           le commandement du Service de police doit savoir et connaît en fait ce qui va résulter du refus de libérer le demandeur et le groupe de manifestants.

[114]     Par rapport à Bérubé, son menottage, la parade filmée d'identification à laquelle il a été assujetti, sa détention prolongée aux fins de contrôle de son identité et son déplacement dans un endroit éloigné du site de l'infraction présumée constituent autant de moyens injustifiés dans les circonstances et indûment attentatoires à la liberté de mouvements d'un citoyen ayant choisi de manifester, même à supposer illégalement, sur la voie publique.

[115]     Ces atteintes auraient pu être évitées, rappelons-le, tel qu'en avait discuté le lieutenant Pétrin avec le leader étudiant Léo Bureau-Blouin. À ce sujet, le Tribunal reconnaît au Service de police un pouvoir discrétionnaire d'émettre des constats d'infraction. Mais, ce soir-là, l'exercice de cette discrétion aurait manifestement été moins attentatoire s'il avait résulté dans l'acceptation de l'offre de passer l'éponge et d'autoriser les manifestants à se disperser.

[116]     Par ailleurs, le visionnement des événements à partir du document déposé par la Ville ne montre aucunement que la situation était hors contrôle que ce soit près de l'édifice de la Banque Nationale où les arrestations ont eu lieu ou, dans l'heure qui a précédé, sur le parcours suivi par les manifestants à partir de l'édifice de l'Assemblée nationale.

[117]     Les gestes reprochés à la Ville et à son Service de police constituent des actes d'autorité qui se sont détournés de leur finalité, soit d'assurer la sécurité publique. Bérubé reproche à la défenderesse d'avoir voulu mater le mouvement étudiant par la façon de les interpeller. Le Tribunal ne va pas jusque-là. Mais il doit reconnaître que les méthodes policières utilisées lors des événements ont eu à l'évidence un effet oblique dominant, soit de réprimer de façon disproportionnée l'exercice de la liberté d'expression dans un endroit public au sein d'un groupe de manifestants pacifiques.

[118]     Il convient finalement de s'interroger sur l'absence, en pareilles circonstances, de méthodes policières moins contraignantes telle, par exemple, l'émission de constats d'infraction sur place à l'aide d'appareils électroniques. Si de tels moyens existent déjà dans le commerce et les livraisons à domicile, voire dans le contrôle des bornes de stationnement, pourquoi ne serait-il pas opportun d'en faire usage lorsqu'il s'agit de constater des infractions commises par un groupe. L'efficacité de telles méthodes éviterait notamment le menottage, le filmage, le transport et le déplacement dans un autre endroit que le lieu de l'infraction.

[119]     En somme, il s'agit d'être imaginatif en vue d'être moins intrusif!

[120]     Pour conclure, nous répondons positivement à la première question et déclarons que les droits de nature constitutionnelle de M. Bérubé ont été violés.

question 2 :         bérubé a-t-il subi des blessures corporelles causées par les gestes de policiers?

[121]     Le demandeur reproche aux policiers de l'escouade spéciale U.C.F. de l'avoir matraqué à quelques reprises lorsqu'il s'est mis à courir pour les déjouer quelques minutes après avoir quitté le devant de l'édifice de l'Assemblée nationale.

[122]     Il est possible voire vraisemblable que Bérubé ait reçu les quelques coups de matraque dont il se plaint lorsqu'il a tenté d'esquiver la police qui tentait de forcer les manifestants présents sur Grande-Allée, direction ouest, à ne pas emprunter les rues au périmètre de la cité parlementaire. À notre avis, il s'agit là d'un risque qui était connu et assumé par lui. Car il n'en était pas à sa première manifestation de rue dans le cadre de ces revendications sociales et politiques entourant les frais de scolarité. Il avait participé ce printemps 2012 à plusieurs sinon à l'ensemble des manifestations à Québec. Il se considérait et il était reconnu comme un leader de la cause.

[123]     La présence et l'utilisation éventuelle de matraques par les forces policières dans le cadre du contrôle d'une foule de manifestants ne sont pas synonymes de brutalité policière. Il s'agit simplement de l'effet concret de l'existence d'une véritable tension qu'il faut gérer au nom de la sécurité publique.

[124]     Mais quoi qu'il en soit, Bérubé n'a pas réussi à faire la preuve de séquelles physiques. Au contraire, il ne cache pas dans son témoignage le fait qu'il s'entraîne à des sports extrêmes. Ce qui lui a permis, souligne-t-il, de parer plusieurs coups de matraque.

[125]     Il faut remarquer qu'il a pu continuer de marcher avec les autres manifestants tout à fait normalement. Un passage de la vidéo produite par la défenderesse le montre même, dans les minutes qui suivent la prétendue altercation, sourire au visage. Lui-même reconnaît qu'il a tapé du pied dans l'autobus avec les autres occupants lorsqu'ils sont arrivés au terminus, à Place Fleur-de-Lys, peu avant leur libération. Cela semble avoir pu se faire sans aucune limitation fonctionnelle de son corps.

[126]     Quant aux séquelles de nature psychologique qu'il aurait pu subir, il convient de souligner à nouveau que Bérubé est une personne habituée de revendiquer ses droits publiquement. Il ne paraît pas avoir froid aux yeux à ce sujet. Ce que le Tribunal ne lui reproche pas. Mais le stress d'avoir eu à affronter des policiers bien protégés et armés de matraques paraît dans son cas négligeable vu les circonstances prouvées devant nous.

[127]     La question no 2 doit par conséquent être répondue négativement.

question 3:                   quelle est la réparation appropriée?

[128]     Rappelons tout d'abord les précédents jurisprudentiels que nous avons déjà cités.

1re         l'affaire bérubé[46]

[129]     Notre Cour a octroyé dans cette affaire au demandeur un montant de 3 000 $ à titre de dommage moral parce que la Ville a été trouvée en défaut de respecter son droit constitutionnel de manifester sur la place publique en maintenant un campement, à l'automne 2012, dans le contexte du mouvement Occupy.

2e           l'affaire ward[47]

[130]     La Cour suprême du Canada a validé le jugement d'instance de 2007 qui a accordé 5 000 $ pour un événement survenu en 2002. Le citoyen Ward avait dû subir une fouille presque complètement dénudé en contravention de ses droits constitutionnels. Ce montant a été octroyé à titre de dommage moral.

3e           l'affaire kavanaght[48]

[131]     La manifestation survenue à Montréal en 1996 a donné lieu à un recours collectif qui s'est conclu par l'octroi d'un montant de 1 500 $ par manifestant à titre de dommage moral en réparation de l'atteinte à des droits fondamentaux. Il faut noter que le juge de la Cour supérieure a attribué ce montant même en l'absence de crédibilité de Kavanaght lui-même au nom duquel le recours collectif avait été autorisé.

4e           l'affaire khoury[49]

[132]     Notre Cour a accordé un montant de 5 000 $ à titre de dommage moral dans un jugement de 2004 pour pallier une détention illégale survenue en 2000.

[133]     Ces précédents comportent des distinctions avec notre affaire.

[134]     Dans le cas présent, l'atteinte aux droits constitutionnels de Bérubé n'a pas l'ampleur d'une fouille à nu comme il était question dans l'affaire Ward.

[135]     Le présent recours est individuel. Il ne s'agit pas d'un recours collectif qui induit nécessairement une dilution du montant proprement représentatif d'un préjudice personnalisé.

[136]     Dans l'affaire Bérubé no 1, contrairement aux faits mis en preuve devant nous, le demandeur n'a été ni détenu, ni menotté, ni filmé, ni non plus privé de sa liberté pendant trois heures.

[137]     Quant à l'affaire Khoury, deux policiers étaient mis en cause et personnellement poursuivis en plus de leur employeur, la Ville de Montréal. Ici, le recours a comme point de mire une action policière collective dans le contexte d'une manifestation publique.

[138]     Ceci nous rapproche beaucoup de la perspective mise en évidence par la Cour suprême dans l'arrêt Ward savoir que le montant des dommages-intérêts à accorder n'a pas à être substantiel ni à grever exagérément les fonds publics pour jouer son rôle de réparation fondée sur des objectifs de défense du droit et de dissuasion :

72         Les objectifs de défense du droit et de dissuasion sont liés à la gravité de la conduite de l'État. La façon dont les agents de correction se sont conduits est grave et témoigne d'une ignorance des préceptes de la Charte. Cela dit, les actes des agents n'étaient [page 58] pas intentionnels, en ce sens qu'ils n'ont pas agi d'une manière malveillante, tyrannique ou oppressive. Compte tenu de ces circonstances, les objectifs de défense du droit et de dissuasion n'exigent pas que l'État soit contraint de verser des dommages-intérêts substantiels.[50]

[139]     Tenant compte de tout ceci, nous concluons que le demandeur a droit à un montant de 4 000 $ pour ses dommages moraux.

[140]     Il n'y a pas lieu d'accorder quelque montant fondé sur des dommages de nature punitive. À l'instar de l'opinion exprimée par notre collègue le juge Jacques Tremblay à ce sujet, nous ajoutons que l'élément de dissuasion est incorporé dans l'octroi de dommages moraux conformément à l'arrêt Ward et que ceux-ci couvrent entièrement, dans le cas présent, le volet pédagogique recherché[51].

[141]     Au surplus, il faut dire que l'effet déclaratoire du présent jugement nous paraît suffisant pour prévoir améliorer les méthodes de travail des policiers dans une capitale appelée à être à nouveau le théâtre de manifestations pacifiques.

[142]     Nous assortissons la condamnation de l'intérêt légal seulement, l'indemnité additionnelle réclamée nous paraissant une surcharge dont les fonds publics peuvent être dispensés.

[143]     Aucuns frais ne seront accordés puisque le demandeur a été exempté de leur paiement au moment du dépôt de sa requête.

 

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

            CONDAMNE  Ville de Québec à payer 4 000 $ avec l'intérêt légal seulement à compter du 28 novembre 2012, sans frais.

 

 

 

 

 

__________________________________

DANIEL LAVOIE

 

 

 

 

 

 

Date d’audience :

22 avril 2014

 



[1]     Code de la sécurité routière, RLRQ, c. C-24.2.

[2]     Loi permettant aux étudiants de recevoir l'enseignement dispensé par les établissements de niveau postsecondaire qu'ils fréquentent, L.Q. 2012, c. 12 (Projet de loi no 78).

[3]     Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12.

[4]     Charte canadienne des droits et libertés, dans Loi de 1982 sur le Canada (LRC 1985, app. II, no 44, annexe B, partie I).

[5]     Loi sur la police, RLRQ, c. P-13.1.

[6]     Ibid.art. 48. Cet article a été modifié en 2013 pour ajouter le renvoi à l'article 289.6.

[7]     Charte des droits et libertés de la personne, précité, note 3, art. 9.1.

[8]     Louis LeBel, « La protection des droits fondamentaux et la responsabilité civile », (2004) 49 R.D. McGill 231.

[9]     Ibid.

[10]    Ibid.

[11]    Ibid.

[12]    Ibid.

[13]    Vancouver (Ville) c. Ward, [2010] 2 R.C.S. 28, 2010 CSC 27.

[14]    Ibid.

[15]    Ibid.

[16]    Ibid.

[17]    Ibid.

[18]    Christian Brunelle, « Les recours pécuniaires en cas d'atteintes aux droits et libertés constitutionnelles :  un commentaire de l'arrêt Ward », dans Conférence des juristes de l'État 2011, XIXe Conférence, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2011, p. 235.

      Christian Brunelle, « La mise en œuvre des droits et libertés en vertu de la Charte canadienne » dans Collection de droit 2013-2014, École du Barreau du Québec, Droit public et administratif, vol. 7, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2013.

      Sébastien Grammond, « Un nouveau départ pour les dommages-intérêts punitifs », (2012) 42 R.G.D., no 1, 105.

[19]    Khoury c. Dupuis, B.E. 2004BE-828 (C.Q.).

[20]    Code de procédure pénale, RLRQ, c. C-25.1.

[21]    Khoury c. Dupuis, précité, note 19.

[22]    Syndicat des cols bleus regroupés de Montréal, (SCFP, section locale 301) c. Coll, [2009] R.J.D.T. 488, 2009 QCCA 708.

[23]    Ibid.

[24]    Kavanaght c. Montréal (Ville de), J.E. 2011-1825, 2011 QCCS 4830, porté en appel

Montréal (Ville de) c. Kavanaght, J.E. 2013-2124, 2013 QCCA 1985.

[25]    Kavanaght c. Montréal (Ville de), J.E. 2011-1825, 2011 QCCS 4830.

[26]    Ibid.

[27]    Ibid.

[28]    Ibid.

[29]    Bérubé c. Québec (Ville de), AZ-51071777, 2014 QCCQ 3530.

[30]    Code de procédure pénale, précité, note 20.

[31]    Gilles Létourneau, Code de procédure pénale du Québec annoté, 9e éd., Montréal, Wilson & Lafleur ltée, 2011, p. 312.

[32]    Ibid.

[33]    Ibid., p. 314, 315.

[34]    R. c. Brunet, J.E. 2009-1169, 2009 QCCQ 4871.

[35]    G. Létourneau, précité, note 31, p. 174.

[36]    Montréal (Ville de) c. Angers-Beauvais, 2008 QCCS 1585, paragr. 5.

[37]    G. Létourneau, précité, note 31, p. 175.

[38]    Ibid., p. 176, 177, commentaires sous l'art. 75.

[39]    Ibid., p. 315.

[40]    Code de procédure pénale, précité, note 20.

[41]    Vancouver (Ville) c. Ward, précité, note 13, paragr. 22.

Voir aussi :  Gauthier c. Beaumont, [1998] 2 R.C.S. 3, paragr. 93, 94, et Kavanaght c. Montréal (Ville de), précité, note 25, paragr. 146 C.S. et 18 C.A.

[42]    Vancouver (Ville) c. Ward, précité, note 13.

[43]    Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, p. 968.

[44]    Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), [2007] 1 R.C.S. 350, 2007 CSC 9.

[45]    Henri Brun, Guy Tremblay, Eugénie Brouillet, Droit constitutionnel, 5e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2008, p. 740.

[46]    Bérubé c. Québec (Ville de), précité, note 29.

[47]    Vancouver (Ville) c. Ward, précité, note 13.

[48]    Kavanaght c. Montréal (Ville de), précité, note 25.

[49]    Khoury c. Dupuis, précité, note 19.

[50]    Vancouver (Ville de) c. Ward, précité, note 13.

[51]    Bérubé c. Québec (Ville de), précité, note 29.

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