[1]
Les requérantes demandent la permission d’en appeler du jugement rendu
le 19 septembre 2014 par la Cour supérieure, district de Montréal
(l’honorable Marc-André Blanchard), qui rejette leur requête en irrecevabilité
présentée en vertu de l’article
CONTEXTE
[2] Cette requête s’inscrit dans le cadre d’un recours initié par les intimés, les Innus de Uashat, de Mani-Uteman et de Matimekush-Lac John à l’endroit des requérantes, la Compagnie minière IOC inc. et la Compagnie de chemin de fer du littoral nord de Québec et du Labrador. Ils leur réclament des dommages-intérêts de 900 000 000 $ en raison de la violation d’un titre indien, de droits ancestraux et de droits issus de traités et recherchent des conclusions déclaratoires en reconnaissance de leur titre aborigène sur le territoire qu’ils occupent sur la Péninsule Québec-Labrador où les requérantes exploitent des activités minières, portuaires et ferroviaires. Ils recherchent également des conclusions en injonction permanente afin de faire cesser ces activités.
[3]
Au soutien de leur demande de rejet, les requérantes plaidaient qu’avant
d’intenter leur recours en responsabilité civile contre des parties privées,
comme en l’espèce, les intimés devaient au préalable obtenir la reconnaissance
de leurs titres et des droits protégés en vertu de l’article
[4]
Contrairement à ce que plaident les requérantes, le juge ne conclut pas
qu’un recours visant à obtenir la reconnaissance de droits ancestraux et issus
de traités ainsi que d’un titre aborigène peut être légalement intenté contre
des parties privées. Son jugement a plutôt pour effet de reconnaître que le
processus de conciliation peut avoir cours entre les intimés et la Couronne en
marge de la démarche judiciaire et qu’il n’y a pas lieu de rejeter à un stade
préliminaire la poursuite en dommages fondée sur la responsabilité civile
extracontractuelle des requérantes ou sous le régime de la responsabilité
stricte édictée par l’article
[5] Au sujet de la faute extracontractuelle, le juge déclare par ailleurs ne pouvoir affirmer avec certitude que les intimés se trouveront incapables de se décharger de leur fardeau de prouver tant la faute que le dommage qui en découle. Le juge souligne que les requérantes ne plaident pas que l’existence des droits revendiqués dépend de la reconnaissance gouvernementale ou judiciaire. Elles soutiennent plutôt qu’en l’absence d’une telle reconnaissance, l’étendue, la portée, le contenu substantiel de même que l’existence des droits revendiqués demeurent inconnus, et que les obligations qui en découlent sont appelées à varier en conséquence, de sorte que leur responsabilité civile ne peut être démontrée.
[6] Le juge examine par ailleurs les autorités soumises par les requérantes, dont l’affaire Tolko Industries Ltd. c. Okanagan Indian Band[1], et signale que l’interprétation qu’elles suggèrent n’est pas conforme au jugement qui reconnaît l’existence d’une « fair question to be tried », plutôt que l’absence de tout fondement juridique du recours.
[7]
En ce qui concerne l’implication de la Couronne comme partie au litige,
le juge conclut que le Procureur général du Québec se déclare satisfait de
l’avis selon l’article
[8] Il distingue à cet égard l’affaire Thomas c. Rio Tinto Alcan inc.[2] qui rejette le recours des autochtones en raison notamment de l’absence d’implication de la Couronne dans le litige. Il signale aussi que l’affirmation qu’on retrouve dans ce jugement concernant l’opportunité d’une consultation, d’accommodement ou de négociation avec la Couronne n’équivaut pas à déclarer qu’il y a absence claire et manifeste de fondement juridique au recours entrepris, comme le plaident ici les requérantes.
[9] Il rejette finalement l’argument de proportionnalité soulevé en signalant qu’il peut même paraître avantageux d’éviter qu’un premier débat ait lieu avec la Couronne à l’exclusion des requérantes, alors que le second recours est susceptible de faire appel à une preuve similaire pour établir la responsabilité des requérantes. Il ajoute que le recours n’entraine pas selon lui une utilisation abusive du service public.
PRÉTENTIONS DES PARTIES
[10] Même si les requérantes conviennent que la permission d’appeler n’est généralement pas accordée à l’égard de jugements qui rejettent une requête en irrecevabilité, puisqu’ils ne lient pas le juge du fond et n’entrainent pas ainsi de conséquences irrémédiables, elles soutiennent que les questions soulevées, qui portent sur la nature même des relations juridiques entre les communautés autochtones et les autres membres de la société, sont des questions de droit nouveau qui revêtent manifestement une grande importance pour le public et doivent être tranchées immédiatement par la Cour d’appel.
[11] Ils plaident que l’affaire Thomas c. Rio Tinto Alcan[3], une cause semblable, a d’ailleurs été portée en appel en Colombie-Britannique. Ce jugement qui a fait l’objet d’une inscription en appel avait toutefois accueilli, plutôt que rejeté, la demande d’irrecevabilité présentée à l’encontre du recours en injonction fondé sur la violation du titre indien et des droits ancestraux.
[12] De leur côté, les intimés admettent que le litige en est un de droit public et que la question soumise est d’intérêt public. Toutefois, ils soutiennent que la question soulevée n’est pas nouvelle et ne doit pas être tranchée immédiatement, d’autant plus que les requérants n’allèguent pas de préjudice irrémédiable pour justifier la permission exceptionnelle recherchée.
PRINCIPES DE DROIT APPLICABLES ET ANALYSE
[13]
Dans l’affaire Elitis Pharma inc. c. RX Job inc.[4],
la Cour signale qu’en matière de permission d’appeler d’un jugement
interlocutoire, le juge unique doit avoir préalablement conclu que le jugement
attaqué s’inscrit dans l’une ou l’autre des trois situations énoncées au
premier alinéa de l’article
[14] Plus récemment dans l’affaire Cree Nation of Mistissini c. Baie-James (Municipalité de)[5], ma collègue, la juge Bich, rappelait le principe de la compétence statutaire limitée de la Cour d’appel ou de l’un de ses juges en se référant d’ailleurs à l’affaire Elitis Pharma inc.[6].
[15]
Il est bien établi que le jugement qui rejette une requête en
irrecevabilité ne s’inscrit pas dans l’une des trois situations prévues à
l’article
[16] La jurisprudence a toutefois développé quatre exceptions permettant d’obtenir la permission d’appeler d’un jugement rejetant une requête en irrecevabilité : 1) l’affaire soulève une question de compétence; (2) il y a litispendance; (3) il y a chose jugée; ou (4) l’affaire soulève une question de droit nouvelle, de droit public ou substantielle qu’il est nécessaire de trancher immédiatement.
[17] C’est sur cette quatrième exception que se fondent les requérantes pour demander la permission d’appeler.
[18] Cette quatrième exception, qualifiée de « corridor étroit »[7], n’est reconnue qu’en de rares circonstances. C’est d’ailleurs ce que rappelait ma collègue Bich, dans Pharma Biotech inc. c. Biogentis inc[8].
[19] En l’espèce, les requérantes font valoir l’intérêt de la question de la reconnaissance du titre autochtone comme pré-requis au recours contre une partie privée. Il ne s’agit toutefois pas là de la seule question soulevée par le recours des intimés puisque ces derniers invoquent également la responsabilité civile extracontractuelle des requérantes et les troubles de voisinage que leur occasionnent les requérantes, alors qu’il s’agit d’une question qui ne pouvait être résolue au stade de l’irrecevabilité.
[20] En ce qui concerne la question qui touche la reconnaissance du titre autochtone, au-delà de la démonstration de la présence d’une question de droit public et d’intérêt public, les requérantes devaient également me convaincre qu’il s’agit d’une question nouvelle qui doit être tranchée immédiatement. Elles devaient démontrer à cet égard que la poursuite du recours leur causerait un préjudice d’importance ou un préjudice irrémédiable, pour citer les propos de ma collègue Bich dans l’affaire Québec (Procureure générale) c. Incimal:
[9] De toute
façon, même si cette question méritait d'être soumise à la Cour, la requérante
n'a pas démontré en quoi il faudrait qu'elle le soit immédiatement, pour
éviter, par exemple, un préjudice d'importance, préjudice qui serait
irrémédiable : la requérante n'a pas établi ce en quoi la poursuite de l'action
de l'intimée lui causerait un tel préjudice, et d'autant moins que le jugement
de la Cour supérieure rejetant la requête en irrecevabilité, tel qu'indiqué
précédemment, n'a pas l'effet de la chose jugée et ne l'empêche pas de faire
valoir ses moyens, pleinement, sur le fond. L'argument du procès inutile, qui
est essentiellement un argument rhétorique, ne suffit pas non plus et suffit
moins encore quand on considère qu'un rejet prématuré de l'action de l'intimée
causerait à celle-ci un grave préjudice. La requérante invoque par ailleurs
l'arrêt Gillet c. Arthur,
[Je souligne.]
[21] À l’audience, les requérantes insistent sur l’intérêt d’un jugement immédiat de cette Cour pour éviter de donner ouverture à une prolifération de réclamations à l’encontre de parties privées.
[22] Je constate qu’elles n’invoquent toutefois pas de préjudice qui leur soit propre et le risque qu’elles soulèvent demeure hypothétique. En ce qui concerne les coûts reliés à l’instance, à l’instar de ma collègue Bich dans l’affaire Cree Nation of Mistissini c. Baie-James (Municipalité de)[10], j’estime qu’il s’agit là d’un risque inhérent à tout litige qui, règle générale, ne suffit pas à soutenir l’existence d’un préjudice irréparable[11].
[23] Même en présumant qu’il s’agisse en l’espèce d’une question nouvelle, ce que contestent les intimés, j’estime que l’intérêt de la justice ne milite pas ici en faveur d’un appel immédiat, d’autant plus que les requérantes n’invoquent pas un préjudice irrémédiable qui justifierait que la Cour d’appel tranche les questions en litige immédiatement, sans le bénéfice d’une assise factuelle découlant d’un procès et d’un jugement au fond[12].
POUR CES MOTIFS, LA SOUSSIGNÉE :
[24] REJETTE la requête pour permission d’appeler, avec dépens.
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GENEVIÈVE MARCOTTE, J.C.A. |
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Me François Fontaine, Ad. E. Me Andres Garin |
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NORTON ROSE FULBRIGHT CANADA |
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Pour les requérantes |
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Me James O’Reilly, Ad. E. |
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O’REILLY ET ASSOCIÉS |
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Pour les intimés Les Uashaunnuat (Les Innus de Uashat et de Mani-Utenam) |
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Me Mark Phillips Me Marie-Christine Gagnon |
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BORDEN LADNER GERVAIS |
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Pour les intimés La Nation Innue Matimekush-Lac John, Les Innus de Matimekush-Lac John et Le Chef Réal McKenzie |
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Me Jean-François Bertrand |
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JEAN-FRANÇOIS BERTRAND AVOCATS INC. |
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Pour les intimés Le Chef Georges-Ernest Grégoire, La Bande Innue Takuaikan Uashat Mak Maniutenam, Mike Mckenzie, vice-chef de Usahat Mani-Utenam, et les autres conseillers Yves Rock, Jonathan Mckenzie, Ronald Fontaine, Marie-Marthe Fontaine, Marcelle St-Onge, Évelyne St-Onge, William Fontaine et Adélard Joseph, Caroline Gabriel, Marie-Marthe McKenzie, Marie-Line Ambroise, conseillères, et Paco Vachon, Albert Vollant, Raoul Vollant, Gilbert Michel, Agnès Mckenzie, Philippe Mckenzie et Auguste Jean-Pierre |
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Me André Fauteux Me Stéphanie-Lisa Roberts |
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BERNARD, ROY - Justice Québec Direction générale des affaires juridiques et législatives |
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Pour la Procureure générale du Québec |
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Date d’audience : |
Le 25 novembre 2014 |
[1] 2010 BCSC 24.
[2] 2013 BCSC 2303.
[3] Ibid.
[4] 2012 QCCA 1348.
[5] 2013 QCCA 877.
[6] Supra, note 4.
[7] André
Rochon,
[8]
[9] 2009 QCCA 884.
[10] Supra, note 5.
[11] Ibid., par. 15.
[12] Manufacturier
Patella inc. c. 9123-7750 Québec inc.,