Compagnie minière IOC inc. (Iron Ore Company of Canada) c. Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani-Utenam)

2015 QCCA 2

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

N° :

500-09-024768-145

(500-17-076401-135)

 

DATE :

LE 6 JANVIER 2015

 

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L'HONORABLE

GENEVIÈVE MARCOTTE, J.C.A.

 

 

COMPAGNIE MINIÈRE IOC INC. (IRON ORE COMPANY OF CANADA)

COMPAGNIE DE CHEMIN DE FER DU LITTORAL NORD DE QUÉBEC ET DU LABRADOR INC. (QUÉBEC NORTH SHORE AND LABRADOR RAILWAY COMPANY INC.

REQUÉRANTES - défenderesses

c.

LES UASHAUNNUAT (LES INNUS DE UASHAT ET DE MANI-UTENAM)

LES INNUS DE MATIMEKUSH-LAC JOHN

LE CHEF GEORGES-ERNEST GRÉGOIRE

LE CHEF RÉAL MCKENZIE

LA BANDE INNUE TAKUAIKAN UASHAT MAK MANIUTENAM

LA NATION INNUE MATIMEKUSH-LAC JOHN

MIKE MCKENZIE, vice-chef de Mani-Utenam, et les autres conseillers YVES ROCK, JONATHAN MCKENZIE, RONALD FONTAINE, MARIE-MARTHE FONTAINE, MARCELLE ST-ONGE, ÉVELYNE ST-ONGE, WILLIAM FONTAINE et ADÉLARD JOSEPH

CAROLINE GABRIEL, MARIE-MARTHE MCKENZIE, MARIE-LINE AMBROISE, conseillères, et PACO VACHON

ALBERT VOLLANT, RAOUL VOLLANT, GILBERT MICHEL, AGNÈS MCKENZIE, PHILIPPE MCKENZIE et AUGUSTE JEAN-PIERRE

INTIMÉS - demandeurs

et

LA PROCUREURE GÉNÉRALE DU QUÉBEC

MISE EN CAUSE

 

 

JUGEMENT

 

 

[1]           Les requérantes demandent la permission d’en appeler du jugement rendu le 19 septembre 2014 par la Cour supérieure, district de Montréal (l’honorable Marc-André Blanchard), qui rejette leur requête en irrecevabilité présentée en vertu de l’article 165 (4) C.p.c. et des articles 4.1 et 4.2 C.p.c.

CONTEXTE

[2]           Cette requête s’inscrit dans le cadre d’un recours initié par les intimés, les Innus de Uashat, de Mani-Uteman et de Matimekush-Lac John à l’endroit des requérantes, la Compagnie minière IOC inc. et la Compagnie de chemin de fer du littoral nord de Québec et du Labrador. Ils leur réclament des dommages-intérêts de 900 000 000 $ en raison de la violation d’un titre indien, de droits ancestraux et de droits issus de traités et recherchent des conclusions déclaratoires en reconnaissance de leur titre aborigène sur le territoire qu’ils occupent sur la Péninsule Québec-Labrador où les requérantes exploitent des activités minières, portuaires et ferroviaires. Ils recherchent également des conclusions en injonction permanente afin de faire cesser ces activités.

[3]           Au soutien de leur demande de rejet, les requérantes plaidaient qu’avant d’intenter leur recours en responsabilité civile contre des parties privées, comme en l’espèce, les intimés devaient au préalable obtenir la reconnaissance de leurs titres et des droits protégés en vertu de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Selon elles, les intimés devaient impliquer la Couronne à titre de partie défenderesse, plutôt que comme simple mise en cause, comme ils l’ont fait. Les requérantes soutenaient également que les droits autochtones revendiqués, mais non encore reconnus ou établis, n’imposent aucune obligation envers les tiers qui soit susceptible d’entraîner leur responsabilité civile. De plus, ils invoquaient que le recours des intimés constitue une entrave au processus de conciliation qui doit avoir lieu avec la Couronne et qu’il contrevient au principe de la proportionnalité. Le juge de première instance n’a pas retenu leurs prétentions et a rejeté la requête.

[4]           Contrairement à ce que plaident les requérantes, le juge ne conclut pas qu’un recours visant à obtenir la reconnaissance de droits ancestraux et issus de traités ainsi que d’un titre aborigène peut être légalement intenté contre des parties privées.  Son jugement a plutôt pour effet de reconnaître que le processus de conciliation peut avoir cours entre les intimés et la Couronne en marge de la démarche judiciaire et qu’il n’y a pas lieu de rejeter à un stade préliminaire la poursuite en dommages fondée sur la responsabilité civile extracontractuelle des requérantes ou sous le régime de la responsabilité stricte édictée par l’article 976 C.c.Q., à la lumière des allégations de la requête qui doivent être tenues pour avérés.

[5]           Au sujet de la faute extracontractuelle, le juge déclare par ailleurs ne pouvoir affirmer avec certitude que les intimés se trouveront incapables de se décharger de leur fardeau de prouver tant la faute que le dommage qui en découle. Le juge souligne que les requérantes ne plaident pas que l’existence des droits revendiqués dépend de la reconnaissance gouvernementale ou judiciaire.  Elles soutiennent plutôt qu’en l’absence d’une telle reconnaissance, l’étendue, la portée, le contenu substantiel de même que l’existence des droits revendiqués demeurent inconnus, et que les obligations qui en découlent sont appelées à varier en conséquence, de sorte que leur responsabilité civile ne peut être démontrée.

[6]           Le juge examine par ailleurs les autorités soumises par les requérantes, dont l’affaire Tolko Industries Ltd. c. Okanagan Indian Band[1], et signale que l’interprétation qu’elles suggèrent n’est pas conforme au jugement qui reconnaît l’existence d’une « fair question to be tried », plutôt que l’absence de tout fondement juridique du recours.

[7]           En ce qui concerne l’implication de la Couronne comme partie au litige, le juge conclut que le Procureur général du Québec se déclare satisfait de l’avis selon l’article 95 C.p.c. qui lui a été signifié et se considère une partie à part entière au litige, ce qui neutralise l’argument soulevé par les requérantes à l’égard de sa désignation de mise en cause, plutôt que comme partie défenderesse aux procédures.

[8]           Il distingue à cet égard l’affaire Thomas c. Rio Tinto Alcan inc.[2] qui rejette le recours des autochtones en raison notamment de l’absence d’implication de la Couronne dans le litige. Il signale aussi que l’affirmation qu’on retrouve dans ce jugement concernant l’opportunité d’une consultation, d’accommodement ou de négociation avec la Couronne n’équivaut pas à déclarer qu’il y a absence claire et manifeste de fondement juridique au recours entrepris, comme le plaident ici les requérantes.

[9]           Il rejette finalement l’argument de proportionnalité soulevé en signalant qu’il peut même paraître avantageux d’éviter qu’un premier débat ait lieu avec la Couronne à l’exclusion des requérantes, alors que le second recours est susceptible de faire appel à une preuve similaire pour établir la responsabilité des requérantes. Il ajoute que le recours n’entraine pas selon lui une utilisation abusive du service public.

PRÉTENTIONS DES PARTIES

[10]        Même si les requérantes conviennent que la permission d’appeler n’est généralement pas accordée à l’égard de jugements qui rejettent une requête en irrecevabilité, puisqu’ils ne lient pas le juge du fond et n’entrainent pas ainsi de conséquences irrémédiables, elles soutiennent que les questions soulevées, qui portent sur la nature même des relations juridiques entre les communautés autochtones et les autres membres de la société, sont des questions de droit nouveau qui revêtent manifestement une grande importance pour le public et doivent être tranchées immédiatement par la Cour d’appel.

[11]        Ils plaident que l’affaire Thomas c. Rio Tinto Alcan[3], une cause semblable, a d’ailleurs été portée en appel en Colombie-Britannique.  Ce jugement qui a fait l’objet d’une inscription en appel avait toutefois accueilli, plutôt que rejeté, la demande d’irrecevabilité présentée à l’encontre du recours en injonction fondé sur la violation du titre indien et des droits ancestraux.

[12]        De leur côté, les intimés admettent que le litige en est un de droit public et que la question soumise est d’intérêt public. Toutefois, ils soutiennent que la question soulevée n’est pas nouvelle et ne doit pas être tranchée immédiatement, d’autant plus que les requérants n’allèguent pas de préjudice irrémédiable pour justifier la permission exceptionnelle recherchée.

PRINCIPES DE DROIT APPLICABLES ET ANALYSE

[13]        Dans l’affaire Elitis Pharma inc. c. RX Job inc.[4], la Cour signale qu’en matière de permission d’appeler d’un jugement interlocutoire, le juge unique doit avoir préalablement conclu que le jugement attaqué s’inscrit dans l’une ou l’autre des trois situations énoncées au premier alinéa de l’article 29 C.p.c., à savoir qu’il décide en partie du litige, qu’il ordonne que soit faite une chose à laquelle le jugement ne pourra remédier ou qu’il a pour effet de retarder indûment l’instance, avant d’exercer la discrétion judiciaire prévue à l’article 511 C.p.c., pour accorder ou refuser la permission d’appeler selon que les fins de la justice le requièrent ou non.

[14]        Plus récemment dans l’affaire Cree Nation of Mistissini c. Baie-James (Municipalité de)[5], ma collègue, la juge Bich, rappelait le principe de la compétence statutaire limitée de la Cour d’appel ou de l’un de ses juges en se référant d’ailleurs à l’affaire Elitis Pharma inc.[6].

[15]        Il est bien établi que le jugement qui rejette une requête en irrecevabilité ne s’inscrit pas dans l’une des trois situations prévues à l’article 29 C.p.c., en ce qu’il n’entraine pas de conséquences irrémédiables, ni de chose jugée et ne lie pas le juge du fond.

[16]        La jurisprudence a toutefois développé quatre exceptions permettant d’obtenir la permission d’appeler d’un jugement rejetant une requête en irrecevabilité : 1) l’affaire soulève une question de compétence; (2) il y a litispendance; (3) il y a chose jugée; ou (4) l’affaire soulève une question de droit nouvelle, de droit public ou substantielle qu’il est nécessaire de trancher immédiatement.

[17]        C’est sur cette quatrième exception que se fondent les requérantes pour demander la permission d’appeler.

[18]        Cette quatrième exception, qualifiée de « corridor étroit »[7], n’est reconnue qu’en de rares circonstances. C’est d’ailleurs ce que rappelait ma collègue Bich, dans Pharma Biotech inc. c. Biogentis inc[8].

[19]        En l’espèce, les requérantes font valoir l’intérêt de la question de la reconnaissance du titre autochtone comme pré-requis au recours contre une partie privée.  Il ne s’agit toutefois pas là de la seule question soulevée par le recours des intimés puisque ces derniers invoquent également la responsabilité civile extracontractuelle des requérantes et les troubles de voisinage que leur occasionnent les requérantes, alors qu’il s’agit d’une question qui ne pouvait être résolue au stade de l’irrecevabilité.

[20]        En ce qui concerne la question qui touche la reconnaissance du titre autochtone, au-delà de la démonstration de la présence d’une question de droit public et d’intérêt public, les requérantes devaient également me convaincre qu’il s’agit d’une question nouvelle qui doit être tranchée immédiatement.  Elles devaient démontrer à cet égard que la poursuite du recours leur causerait un préjudice d’importance ou un préjudice irrémédiable, pour citer les propos de ma collègue Bich dans l’affaire Québec (Procureure générale) c. Incimal:

[9]     De toute façon, même si cette question méritait d'être soumise à la Cour, la requérante n'a pas démontré en quoi il faudrait qu'elle le soit immédiatement, pour éviter, par exemple, un préjudice d'importance, préjudice qui serait irrémédiable : la requérante n'a pas établi ce en quoi la poursuite de l'action de l'intimée lui causerait un tel préjudice, et d'autant moins que le jugement de la Cour supérieure rejetant la requête en irrecevabilité, tel qu'indiqué précédemment, n'a pas l'effet de la chose jugée et ne l'empêche pas de faire valoir ses moyens, pleinement, sur le fond. L'argument du procès inutile, qui est essentiellement un argument rhétorique, ne suffit pas non plus et suffit moins encore quand on considère qu'un rejet prématuré de l'action de l'intimée causerait à celle-ci un grave préjudice. La requérante invoque par ailleurs l'arrêt Gillet c. Arthur, 2004 CanLII 47873 (QC CA), [2005] R.J.Q. 42 (C.A.), au soutien de ses prétentions, mais, comme on le constate notamment à la lecture des paragraphes 20 et 21 de cet arrêt, la question à trancher dans cette affaire se trouvait « directement au cœur même de la compétence juridictionnelle de l'institution qu'est la Cour supérieure » (paragr. 21), d'où la nécessité de statuer immédiatement. Rien de tel en l'espèce.[9]

[Je souligne.]

[21]        À l’audience, les requérantes insistent sur l’intérêt d’un jugement immédiat de cette Cour pour éviter de donner ouverture à une prolifération de réclamations à l’encontre de parties privées.

[22]        Je constate qu’elles n’invoquent toutefois pas de préjudice qui leur soit propre et le risque qu’elles soulèvent demeure hypothétique. En ce qui concerne les coûts reliés à l’instance, à l’instar de ma collègue Bich dans l’affaire Cree Nation of Mistissini c. Baie-James (Municipalité de)[10], j’estime qu’il s’agit là d’un risque inhérent à tout litige qui, règle générale, ne suffit pas à soutenir l’existence d’un préjudice irréparable[11].

[23]        Même en présumant qu’il s’agisse en l’espèce d’une question nouvelle, ce que contestent les intimés, j’estime que l’intérêt de la justice ne milite pas ici en faveur d’un appel immédiat, d’autant plus que les requérantes n’invoquent pas un préjudice irrémédiable qui justifierait que la Cour d’appel tranche les questions en litige immédiatement, sans le bénéfice d’une assise factuelle découlant d’un procès et d’un jugement au fond[12].

POUR CES MOTIFS, LA SOUSSIGNÉE :

[24]        REJETTE la requête pour permission d’appeler, avec dépens.

 

 

 

 

GENEVIÈVE MARCOTTE, J.C.A.

 

Me François Fontaine, Ad. E.

Me Andres Garin

NORTON ROSE FULBRIGHT CANADA

Pour les requérantes

 

Me James O’Reilly, Ad. E.

O’REILLY ET ASSOCIÉS

Pour les intimés Les Uashaunnuat (Les Innus de Uashat et de Mani-Utenam)

 

Me Mark Phillips

Me Marie-Christine Gagnon

BORDEN LADNER GERVAIS

Pour les intimés La Nation Innue Matimekush-Lac John, Les Innus de Matimekush-Lac John et Le Chef Réal McKenzie

 

 

Me Jean-François Bertrand

JEAN-FRANÇOIS BERTRAND AVOCATS INC.

Pour les intimés Le Chef Georges-Ernest Grégoire, La Bande Innue Takuaikan Uashat Mak Maniutenam, Mike Mckenzie, vice-chef de Usahat Mani-Utenam, et les autres conseillers Yves Rock, Jonathan Mckenzie, Ronald Fontaine, Marie-Marthe Fontaine, Marcelle St-Onge, Évelyne St-Onge, William Fontaine et Adélard Joseph,

Caroline Gabriel, Marie-Marthe McKenzie, Marie-Line Ambroise, conseillères, et Paco Vachon,

Albert Vollant, Raoul Vollant, Gilbert Michel, Agnès Mckenzie, Philippe Mckenzie et Auguste Jean-Pierre

 

Me André Fauteux

Me Stéphanie-Lisa Roberts

BERNARD, ROY - Justice Québec

Direction générale des affaires juridiques et législatives

Pour la Procureure générale du Québec

 

Date d’audience :

Le 25 novembre 2014

 



[1]     2010 BCSC 24.

[2]     2013 BCSC 2303.

[3]     Ibid.

[4]     2012 QCCA 1348.

[5]     2013 QCCA 877.

[6]     Supra, note 4.

[7]     André Rochon, Guide des requêtes devant le juge unique de la Cour d’appel, procédure et pratique, Cowansville (Qc), Éditions Yvon Blais, 2013, à la p. 87.

[8]     2005 QCCA 578.

[9]     2009 QCCA 884.

[10]    Supra, note 5.

[11]    Ibid., par. 15.

[12]    Manufacturier Patella inc. c. 9123-7750 Québec inc., 2007 QCCA 354, par.4.

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