[1] L’appelante (« la Ville ») se pourvoit contre un jugement rendu le 27 juillet 2017 par la Cour supérieure, district de Québec (l’honorable Suzanne Hardy-Lemieux), lequel accueille en partie la demande de l’intimé et la condamne à lui verser une somme de 1 240 000 $, avec intérêts et indemnité additionnelle depuis le 3 janvier 2013, date de la notification de la demande introductive d’instance, le tout avec frais de justice contre elle.
[2] Pour les motifs de la juge Bélanger, auxquels souscrivent les juges Duval Hesler et Rancourt, LA COUR :
[3] ACCUEILLE l’appel;
[4] INFIRME le jugement de première instance;
[5] REJETTE la demande introductive d’instance;
[6] LE TOUT avec frais de justice tant en première instance qu’en appel.
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MOTIFS DE LA JUGE BÉLANGER |
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[7] Le 8 août 2002, l’intimé acquiert la propriété située au 1010, Grande Allée Ouest, à Québec, connue comme étant l’ancienne résidence du lieutenant-gouverneur. Il obtient alors l’autorisation de l’appelante pour la démolir et la reconstruire au même endroit, requérant alors une dérogation mineure considérant que la résidence est située très en retrait de la Grande Allée.
[8] En novembre 2011, l’appelante adopte le Règlement R.C.A.3V.Q. 80 (« Règlement 80 ») qui a pour but d’empêcher la construction de maisons en arrière-lot de celles déjà implantées, dans le secteur où se trouve la propriété de l’intimé[1].
[9] En mars 2012, l’intimé retient les services d’une firme d’architectes en vue de subdiviser la partie avant de son lot pour y construire deux résidences unifamiliales. Pour des raisons esthétiques, l’architecte Lacroix lui recommande de déplacer l’allée carrossable menant à sa résidence au centre du lot. Il s’agit là de l’objet d’une demande de dérogation mineure formulée le 2 mai 2012.
[10] Le 13 juin 2012, un rapport d’analyse de la Division de la gestion du territoire de la Ville recommande d’autoriser la dérogation mineure; le Comité consultatif d’urbanisme (CCU) de la Ville est du même avis.
[11] Le 6 juillet 2012, le comité plénier du conseil d’arrondissement se réunit et examine la demande. Les élus municipaux expriment leur désaccord avec le projet puisqu’il aurait l’effet de placer la résidence en arrière-lot, alors qu’ils ont justement adopté le Règlement 80 pour empêcher la construction de maisons en arrière-lot.
[12] Les élus conviennent de préparer un avis d’intention de modifier le règlement de zonage, ayant un effet de gel, afin : 1) d’empêcher toute nouvelle construction sur les propriétés situées aux 1010 et 1050, Grande Allée Ouest; 2) de créer une nouvelle zone à même la zone 31220Ha correspondant aux deux propriétés; et 3) de prévoir une marge avant minimale correspondant à celle des bâtiments existants ainsi qu’une superficie minimale d’environ 4 500 m2 pour un lot dans cette nouvelle zone. L’étude de la demande de dérogation est reportée en conséquence.
[13] Un avis d’intention de modifier le règlement de zonage est déposé le 9 juillet 2012 par la présidente du Conseil d’arrondissement, la conseillère municipale Francine Lortie, et est adopté à l’unanimité par le Conseil. Cet avis a notamment pour effet de faire passer de 8 m à 25 m la marge avant minimale de la nouvelle zone touchant les propriétés situées aux 1010 et 1050, Grande Allée Ouest et d’empêcher tous travaux, dérogatoires ou non, sur ces propriétés pour une période de 150 jours. Le 17 juillet 2012, l’architecte Lacroix est mise au courant du dépôt de l’avis d’intention dont le contenu lui est expliqué et elle sait que cette mesure est prise pour permettre à l’appelante de procéder à l’étude du projet.
[14] À compter de ce moment, l’étude de la demande de dérogation mineure fait l’objet de nombreux reports. Malgré plusieurs échanges et rencontres entre l’architecte Lacroix, l’intimé et madame Lortie, cette dernière ne les informe pas des réticences des élus à l’égard du projet, de l’existence du processus de modification du règlement et des effets des amendements proposés sur leur projet. Au contraire, leurs efforts dans la réalisation du projet sont encouragés.
[15] Les procédures de modification au zonage font l’objet de nombreuses rencontres du comité plénier, du conseil d’arrondissement et du conseil de quartier de l’arrondissement entre les mois de juillet et novembre 2012.
[16] Le 9 novembre 2012, après avoir obtenu un avis juridique, les membres du comité plénier conviennent de préparer un projet de règlement conforme à l’avis d’intention « afin d’empêcher toute nouvelle construction devant les propriétés situées aux 1010 et 1050, Grande Allée Ouest, de même que devant la propriété de l’Industrielle Alliance »[2]. La nouvelle mouture du règlement fixe, entre autres, la marge avant minimale à 60 m sur les propriétés du 1010 et du 1050, Grande Allée Ouest et à 49 m sur celle de l’Industrielle Alliance[3].
[17] L’intimé témoignera que ce n’est qu’en novembre 2012 qu’il est informé que son immeuble est touché par un projet de modification du règlement de zonage et qu’il prend connaissance de l’avis d’intention : il comprend alors qu’il ne pourra réaliser son projet. Le 30 novembre suivant, son avocat envoie une mise en demeure à l’appelante la sommant de ne pas adopter le règlement. Sa demande de dérogation mineure est finalement examinée par le Conseil d’arrondissement le 10 décembre 2012, puis rejetée dans un souci de cohérence avec la modification réglementaire.
[18] Le 18 décembre 2012, le Conseil d’arrondissement adopte le Règlement 124[4], lequel entre en vigueur le 20 décembre suivant.
Le cadre du litige
[19] L’intimé a fait appel au pouvoir de contrôle et de surveillance de la Cour supérieure à l’égard du Règlement 124 et de la résolution du 10 décembre 2012 qui a refusé sa demande de dérogation mineure. Ses principaux griefs sont relatifs aux circonstances dans lesquelles ils ont été adoptés, à leur caractère déraisonnable, discriminatoire et oppressif et leurs effets hautement préjudiciables. Selon lui, le Règlement 124 et la résolution portent atteinte à son droit de propriété et entraîne une perte de valeur substantielle de son immeuble.
[20] Dans sa requête introductive d’instance, l’intimé demande d’annuler le règlement ou de le déclarer inopposable et d’annuler la résolution adoptée le 10 décembre 2012. Subsidiairement, il demande que la Ville soit condamnée à lui verser 1,4 M$ correspondant à la valeur de la portion du terrain affectée par le règlement et la résolution. Voici les conclusions :
ACCUEILLIR la présente Requête introductive d’instance;
ANNULER, ou alternativement, DÉCLARER inopposable au demandeur le Règlement modifiant le Règlement de l’Arrondissement de Sainte-Foy-Sillery-Cap-Rouge sur l’urbanisme relativement aux zones 31219Cc et 31220Ha et le Règlement de l’arrondissement Sainte-Foy-Sillery sur les plans d’implantation et d’intégration architecturale relatif au territoire de l’ancienne Ville de Sillery, R.C.A.3V.Q. 124 dont le projet a été adopté par la résolution CA3-2012-0344 du Conseil de l’Arrondissement de Sainte-Foy-Sillery-Cap-Rouge en date du 10 décembre 2012;
ANNULER la résolution CA3-2012-0349 adoptée par le Conseil de l’Arrondissement de Sainte-Foy-Sillery-Cap-Rouge le 10 décembre 2012;
OU SUBSIDIAIREMENT :
CONDAMNER la défenderesse à payer au demandeur le montant de 1 400 000 $ majoré de l’intérêt au taux légal et de l’indemnité additionnelle à compter de l’assignation;
RÉSERVER au demandeur l’ensemble de ses recours, qu’ils soient de nature pécuniaire ou autre, fondés sur les agissements de la défenderesse et de ses représentants;
LE TOUT avec dépens, incluant les frais d’expertises et d’assistance lors de l’audition.
[21] Les procédures n’ont pas été amendées par la suite. Toutefois, lors de son témoignage, l’intimé a indiqué à la Cour qu’il désirait obtenir une indemnité monétaire plutôt que la nullité des actes posés. Il semblait en effet conscient que si le règlement était invalidé, l’appelante pourrait procéder à adopter un nouveau règlement[5]. De fait, l’appelante a par la suite adopté le Règlement R.V.Q. 2496 qui n’a pas été contesté et qui prévoit les mêmes contraintes. Par ailleurs, la procédure n’a pas été amendée et la juge a invité les procureurs à présenter leurs observations sur la situation lors de leurs plaidoiries. Nous le verrons, la juge ne s’est pas prononcée sur la question de la validité du règlement. Aussi, l’intimé n’a jamais prétendu avoir un droit acquis à la délivrance d’un permis, aucune demande de permis n’ayant été déposée formellement avant le dépôt de l’avis de motion en juillet 2012.
[22] Par ailleurs, il est clair que l’intimé réservait l’ensemble de ses recours fondés sur les agissements de la Ville et de ses représentants, alléguant spécifiquement cela dans sa procédure et dans ses conclusions.
[23] Je constate aussi que l’intimé n’a formulé aucune offre de céder les terrains à la Ville en contrepartie de l’indemnité pour expropriation déguisée. Fait à noter, il n’est maintenant plus propriétaire de la résidence.
[24] Dans sa plaidoirie en première instance, le procureur de l’intimé a rappelé à la juge qu’elle était saisie d’une demande de contrôle judiciaire et lui demandait essentiellement de constater l’illégalité du règlement résultant des circonstances de son adoption. Pour ce faire, il l’invitait à analyser le litige sous quatre aspects : 1) le manquement aux règles d’équité procédurale dans le processus d’adoption du règlement; 2) le caractère discriminatoire du règlement; 3) l’expropriation déguisée et le droit à une indemnité qui en découle; et 4) la mauvaise foi « institutionnelle » dans le processus décisionnel ayant mené à l’adoption du règlement.
[25] En réplique, il a précisé que l’indemnité demandée pouvait être octroyée en vertu des règles relatives à l’expropriation déguisée. En aucun cas, le procureur de l’intimé n’a invité la juge à se prononcer sur une quelconque responsabilité extracontractuelle de la Ville, ses recours à cet égard ayant été spécifiquement réservés.
Le jugement
[26] D’entrée de jeu, la juge de première instance pose les questions suivantes :
1. La Ville de Québec peut-elle officiellement encourager le demandeur à poursuivre son projet alors que ses représentants autorisés, de façon occulte, suivent un processus décisionnel pour empêcher sa réalisation?
2. S’agit-il d’un processus décisionnel empreint de mauvaise foi et qui ne respecte pas les règles de l’équité procédurale ou d’une expropriation déguisée qui donne lieu à des dommages-intérêts?
[27] Elle convient que la Ville possède le pouvoir discrétionnaire d’accorder une demande de dérogation mineure et d’adopter un avis d’intention dont la durée est limitée à 150 jours et retient qu’elle ne peut s’ingérer dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’administration publique, « à moins que la preuve ne révèle la présence de mauvaise foi, de discrimination, d’abus de pouvoir ou de favoritisme indu dans l’exercice de ce pouvoir ». Elle affirme qu’il ne lui appartient pas de contrôler l’opportunité de la décision, seulement sa légalité.
[28]
Quant à la mauvaise foi, elle rappelle que les principes énoncés aux
articles
[29] À la lumière de l’ensemble de la preuve, la juge conclut que le règlement et son impact pratique ne constituent pas des issues raisonnables du processus décisionnel des membres du conseil d’arrondissement. D’une part, l’intimé a été tenu dans l’ignorance des effets de l’avis d’intention et de la modification réglementaire et, d’autre part, il a été empêché de rencontrer les véritables décideurs afin de faire valoir ses arguments auprès d’eux. De plus, aucun motif de refus de sa demande de dérogation mineure ne lui a été divulgué. Elle décide donc que ces éléments traduisent un manquement aux règles d’équité procédurale.
[30] La juge ajoute qu’à compter du 9 novembre 2012, la conseillère municipale Lortie fait preuve de mauvaise foi flagrante : tous les propos faussement rassurants qu’elle tient ne sont pas conformes à la réalité. Elle cache volontairement l’existence du projet de modification du règlement à l’intimé et à l’architecte Lacroix et choisit plutôt de les induire délibérément en erreur[9].
[31] Puisque la valeur des terrains dont l’intimé est privé en raison des agissements de la Ville s’établit à 1 240 000 $, la juge accueille en partie le recours et ordonne à la Ville de lui verser cette somme.
L’ANALYSE
[32] La Ville soutient que la juge a erronément amalgamé les conditions du pourvoi en contrôle judiciaire et la demande d’indemnité pour expropriation déguisée. Sans avoir décidé que la Ville n’avait pas le pouvoir d’adopter le règlement ou la résolution, elle ne pouvait la condamner à verser une indemnité de 1 240 000 $ pour avoir manqué à un devoir d’équité procédurale, alors qu’elle était en droit d’adopter son règlement de zonage.
[33] La Ville a raison sur ce point. La juge ne se prononce pas sur la validité du règlement pas plus que sur son inopposabilité, mais elle affirme que parce qu’une conseillère municipale a agi de mauvaise foi, le processus décisionnel de la municipalité est vicié et que cela empêche que le règlement adopté fasse partie des issues acceptables. Sans autre analyse, elle décide que la Ville doit payer des dommages équivalents à une indemnisation pour expropriation déguisée.
[34] À mon avis et avec égards, la juge a pris un raccourci qui engendre plusieurs problèmes dans son raisonnement. Tout d’abord, sur le fond, la Ville avait le droit de réglementer comme elle l’a fait. Aussi, l’obligation d’équité procédurale ne s’applique pas à l’adoption d’un règlement de zonage entrepris à l’initiative d’une municipalité. Finalement, les critères pour l’octroi d’une indemnisation pour expropriation déguisée ne sont pas satisfaits et il n’y a aucun lien de causalité entre la faute commise par la conseillère municipale et l’indemnité octroyée.
[35] En l’espèce, la juge ne pouvait accorder une indemnité visant à compenser une expropriation déguisée parce qu’elle estime qu’une conseillère municipale a omis d’informer l’intimé que les élus municipaux n’étaient pas d’accord avec son projet. Ce faisant, elle a confondu les divers recours. Le présent recours ne concerne pas les règles de responsabilité civile extracontractuelle d’un corps public, mais bien celles du contrôle judiciaire qui relèvent du droit administratif.
Les principes généraux applicables
[36] Le fait que la valeur d’une propriété soit diminuée par suite d’une modification au zonage n’en fait pas un motif de nullité. Un règlement de zonage n’est pas discriminatoire non plus du seul fait qu’il ne vise qu’un seul lot, lorsque la municipalité agit de bonne foi et dans l’intérêt public, ou dans le but de généraliser les conditions en place dans un secteur donné. Il s’agit alors d’un exercice valable du pouvoir de légiférer d’une municipalité[10]. Ainsi, un amendement au règlement de zonage sera valable même s’il réduit l’intensité de l’utilisation d’un seul lot, s’il a pour objet d’uniformiser ou de faire prévaloir les conditions ou les standards prévalant à l’intérieur du secteur où il est situé[11]. Une modification réglementaire qui semble « taillée sur mesure » n’implique donc pas automatiquement qu’elle soit discriminatoire et illégale[12].
[37] Pour reprendre les propos de la Cour dans l’arrêt Froment c. Repentigny (Ville de), « le critère fondamental devant être ici appliqué est celui de l’intérêt public qui subsume tous les motifs reconnus par les tribunaux comme justifiant un rezonage parcellaire »[13]. Il s’agit là de la difficulté créée par le rezonage parcellaire (spot zoning), soit la recherche de l’équité et de l’équilibre entre l’intérêt individuel et l’intérêt collectif[14].
[38] L’intérêt public n’est pas nécessairement dissociable et séparé de l’intérêt privé, mais il s’apprécie dans une perspective plus globale « que la seule dimension ponctuelle dans l’espace ou immédiate dans le temps »[15]. Dans l’arrêt Témoins de Jéhovah c. Lafontaine, les juges majoritaires expliquent que ce qui relève de l’intérêt public est une question discrétionnaire :
[6] […] La latitude dont jouit la municipalité dans l’exercice de son pouvoir décisionnel est par ailleurs limitée par son obligation d’agir dans l’intérêt public : Toronto (City) c. Trustees of the Roman Catholic Separate Schools of Toronto, [1926] A.C. 81 (C.P.), p. 86. Ce qui relève de l’intérêt public est une question discrétionnaire que seule la municipalité peut trancher. Pourvu que la municipalité agisse honnêtement et dans les limites des pouvoirs que la loi lui confère, la cour siégeant en révision ne doit pas modifier sa décision à moins que [TRADUCTION] « l’on ait établi l’existence de motifs valables et suffisants de le faire » : Kuchma c. Rural Municipality of Tache, [1945] R.C.S. 234, p. 243 (le juge Estey).[16]
[Soulignements ajoutés; renvois omis]
[39] Enfin, il existe une présomption que la municipalité agit non seulement de bonne foi, mais également dans l’intérêt public[17]. Il revient donc à celui qui invoque la mauvaise foi, l’abus de pouvoir ou le caractère déraisonnable d’un règlement de zonage d’en faire la preuve[18]. Seule une analyse de l’ensemble des circonstances entourant l’acte permet de déterminer s’il est mû par le souci de promotion de l’intérêt public[19].
[40] Le pouvoir des tribunaux d’invalider un règlement se limite généralement à examiner sa légalité et à vérifier si la municipalité a agi de mauvaise foi et contre l’intérêt public[20].
[41] Finalement, il est possible de solliciter une indemnité pour expropriation déguisée même si les conditions d’ouverture d’un pourvoi en contrôle judiciaire ne sont pas remplies (par exemple, pour cause de tardiveté), dans les cas qui le permettent et si la preuve étaye la demande[21]. Je reviendrai sur les conditions d’ouverture à ce recours plus loin.
La validité du Règlement 124
[42] Certains constats préliminaires s’imposent ici.
[43] Premièrement, l’intimé ne bénéficiait d’aucun droit acquis ou droit prima facie à obtenir les permis pour concrétiser son projet[22]. Au moment où l’avis d’intention de modifier le règlement de zonage est déposé, il n’y a aucune demande de permis complète et conforme parvenue à la Ville.
[44] Deuxièmement, il appartient à une municipalité d’exercer sa discrétion pour accorder ou non une demande de dérogation mineure. L’intimé n’avait aucun droit acquis de l’obtenir.
[45] Troisièmement, l’analyse des circonstances entourant l’adoption du règlement permet de déterminer qu’il a été adopté dans un souci de promouvoir l’intérêt public. Le Règlement 124 a pour objet d’uniformiser la réglementation dans le sens des orientations retenues par la Règlement 80 et, en conséquence, de faire prévaloir les mêmes conditions de zonage à l’intérieur d’un même secteur, en interdisant la construction en avant-plan du lot appartenant à l’intimé. Le Règlement 124 est cohérent avec le Règlement 80 adopté quelques mois auparavant et ayant comme objectif d’empêcher qu’une résidence soit construite en arrière-lot. En ce sens, le Règlement 124 visait à placer le terrain de l’intimé dans la même situation que les autres grands terrains situés dans l’arrondissement de Sillery, visés par le Règlement 80. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les élus municipaux, dès qu’ils ont eu connaissance du projet de l’intimé, ont pris la décision de déposer un avis d’intention de modifier le règlement de zonage lors de la séance du conseil d’arrondissement du 9 juillet 2012. Or, il est bien connu qu’il n’appartient pas aux tribunaux d’intervenir dans les décisions de nature politique ou de décider, en lieu et place des élus municipaux, ce qui constitue l’intérêt public[23].
[46] Finalement, la Ville ne peut être taxée d’avoir agi de mauvaise foi dans ces circonstances, comme nous le verrons plus loin.
[47] La juge fait grand reproche à la Ville d’avoir enfreint les règles d’équité procédurale. Pour l’affirmer, elle se base sur l’affaire Congrégation des témoins de Jéhovah de St-Jérôme-Lafontaine c. Lafontaine (Village)[24] et retient que les municipalités sont tenues de respecter les règles d’équité procédurale lorsque leurs décisions affectent la propriété d’une personne. Or, cette proposition mérite d’être nuancée.
[48] L’obligation d’équité procédurale s’applique en présence d’une décision administrative, tel le refus de modifier un règlement municipal à la demande d’un citoyen[25]. Dans ces cas, l’obligation d’équité procédurale est balisée selon les cinq critères établis par la Cour suprême dans l’arrêt Baker[26].
[49] Il ne saurait être question d’imposer la même obligation d’équité procédurale à une municipalité qui adopte un règlement de zonage à son initiative, car les règles prévoyant la publicité précédant l’adoption des règlements municipaux sont bien connues et déterminées par le législateur. Lorsqu’une municipalité exerce une fonction uniquement législative, telle l’adoption d’un règlement de zonage à sa propre initiative, le processus décisionnel est soumis aux dispositions législatives habilitantes applicables.
[50] Comme le rappelle la Cour suprême dans l’arrêt Catalyst Paper, une municipalité n’a pas à motiver sa décision d’adopter un règlement municipal, ni à la justifier formellement :
[29] Il importe de se rappeler que, tout comme l’éventail des issues raisonnables, le processus à suivre varie selon le contexte et la nature du processus décisionnel en cause. La municipalité qui rend une décision dans l’exercice de ses fonctions quasi judiciaires doit parfois motiver sa décision par écrit. Mais cela ne s’applique pas au processus d’adoption des règlements municipaux. C’est se méprendre sur la nature du processus démocratique qui s’opère dans la salle du conseil municipal que d’exiger de conseillers municipaux sortant d’un vif débat sur le bien-fondé d’un règlement qu’ils produisent ensemble des motifs cohérents. Les motifs qui sous-tendent un règlement municipal se dégagent habituellement du débat, des délibérations et des énoncés de politique d’où il prend sa source.
[30] Contrairement à ce que prétend Catalyst, les municipalités n’ont pas non plus à justifier formellement leurs règlements. Rappelons que les conseils municipaux disposent d’une grande latitude quant aux facteurs à prendre en compte dans l’adoption de leurs règlements. En effet, ils peuvent prendre en considération non seulement des facteurs objectifs directement liés à la consommation de services, mais aussi des facteurs plus généraux d’ordre social, économique et politique qui touchent l’électorat.[27]
[51] En l’espèce, ce sont les dispositions de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme[28], complétées par celles de la Charte de la Ville de Québec, Capitale nationale du Québec[29], qui régissent le processus d’adoption d’un règlement modifiant un règlement de zonage et énoncent les formalités auxquelles la Ville est soumise. Rien ne démontre qu’elle a contrevenu d’une quelconque façon aux dispositions législatives applicables.
[52] La juge ne pouvait donc reprocher à la Ville de ne pas avoir respecté l’équité procédurale lors de l’adoption du Règlement 124 pour lequel l’appelante a suivi le processus imposé par le législateur. Cela suffit pour trancher cette question.
[53] Par ailleurs, il est inexact d’affirmer que l’intimé n’a pas été en mesure de faire valoir son point de vue avant l’adoption du règlement. Comme nous le verrons, il a même fait parvenir une mise en demeure à la Ville la sommant de ne pas adopter le règlement.
Mauvaise foi de la conseillère
[54] La juge a décidé qu’à compter du 12 novembre 2012, la conseillère Lortie fait preuve flagrante de mauvaise foi. Voici comment elle s’en explique :
[146] De l’avis du Tribunal, à compter du 12 novembre 2012, madame Lortie fait preuve flagrante de mauvaise foi car elle porte monsieur Rivard et madame Lacroix à croire que le cheminement du projet continue alors qu’elle sait très bien qu’une décision négative est déjà prise et qu’un projet de règlement pour lui donner effet sera adopté quatre jours plus tard.
[147] Le 20 novembre 2012, lors d’une deuxième rencontre au bureau de madame Lortie, celle-ci ne mentionne pas à monsieur Rivard et à madame Lacroix que la marge de recul avant prévue au règlement est de 60 mètres. Elle en connaît pourtant la teneur pour en avoir elle-même proposé l’adoption.
[148] Dans ces circonstances, le Tribunal n’a d’autre choix que de conclure que la prépondérance de la preuve révèle qu’à compter du 9 novembre 2012, tous les propos faussement rassurants que tient madame Lortie, en sa qualité de présidente du Conseil d’arrondissement Sainte-Foy-Sillery-Cap-Rouge, à monsieur Rivard et à madame Lacroix, ne sont pas conformes à la réalité. Ils sont faux.
[149] En aucun temps, alors qu’elle en a l’occasion notamment les 12, 13, 20 et 28 novembre 2012, madame Lortie ne mentionne au demandeur qu’un règlement qui modifie le règlement sur l’urbanisme est, selon le cas, en préparation ou en voie d’adoption. Or, madame Lortie le sait. Elle choisit plutôt d’induire délibérément en erreur le demandeur et sa mandataire.
[150] Le Tribunal retient qu’en agissant ainsi, madame Lortie fait preuve de mauvaise foi dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire. Celle-ci vicie le processus décisionnel et empêche que le règlement adopté fasse partie des issues raisonnables, d’une part. Elle engage, d’autre part, la responsabilité extracontractuelle de la Ville.
[151] Il convient maintenant de disposer de la question des dommages.
[55] Il importe de souligner que la mauvaise foi de la conseillère municipale n’équivaut pas à la mauvaise foi de la Ville. Si tant est que la conseillère municipale ait été de mauvaise foi à compter du 12 novembre 2012, ou même de juillet 2012, en n’indiquant pas à l’intimé que les élus étaient réticents à son projet, on ne peut certainement pas en déduire que la Ville elle-même a agi de mauvaise foi en adoptant son avis d’intention et son règlement.
[56] Comme nous l’avons vu, l’adoption du règlement est l’acte législatif de conseillers démocratiquement élus et ce ne sont pas les gestes d’une conseillère qui peuvent vicier le processus législatif, même si elle n’a pas informé un citoyen de la réticence des autres élus à son projet.
[57] Par ailleurs, et fait important, la juge retient que dès le 17 juillet 2012 l’architecte Lacroix, mandataire de l’intimé, sait qu’un avis d’intention de modifier le règlement de zonage a été adopté ayant un effet de gel sur la propriété de l’intimé pour 150 jours. L’architecte Lacroix, dont le mandat est spécifiquement de faire le lien entre l’intimé et la Ville, admet avoir pris connaissance du contenu de l’avis d’intention et avoir su que les élus avaient besoin de temps pour étudier le projet. L’intimé admet d’ailleurs avoir compris que cela avait un effet de gel sur sa demande de dérogation, dès juillet.
[58] La juge retient qu’au plus tard le 14 novembre 2012, l’intimé sait qu’un avis de motion a été donné en vue de l’adoption du règlement. Il rencontre d’ailleurs la conseillère Lortie le 20 novembre suivant qui lui confirme qu’elle n’est pas seule à prendre la décision. Par ailleurs, le 28 novembre 2012, tant le projet de l’intimé que le projet de règlement sont présentés en assemblée publique, en présence de l’intimé et l’architecte Lacroix, ce qui a conduit d’ailleurs à l’envoi d’une mise en demeure le 30 novembre suivant par l’avocat de l’intimé à la Ville.
[59] Cette mise en demeure est révélatrice de la situation à cette date. Ce que l’intimé requiert, c’est que la Ville s’abstienne d’adopter le Règlement 124 qui bafoue ses droits et compromet la réalisation de son projet et annonçant des procédures judiciaires dans le cas contraire. Tous ses arguments à l’encontre de l’adoption du règlement y sont exposés. Le Règlement 124 sera finalement adopté le 18 décembre 2012.
[60] En l’espèce, la « mauvaise foi » de la conseillère municipale ne vicie pas le processus décisionnel de la Ville, contrairement à ce que la juge décide.
Indemnité pour expropriation déguisée
[61] Avant de conclure à une condamnation visant à indemniser l’intimé pour expropriation déguisée, la juge aurait dû examiner si les conditions d’un tel recours étaient remplies.
[62] Dans l’arrêt Ville de Lorraine[30], la Cour suprême indique que l’on peut parler d’expropriation déguisée dans les cas où une administration municipale exerce abusivement de son pouvoir de réglementer les usages permis, dans le but de procéder à une expropriation sans avoir à verser d’indemnité. Dans ce cas, le propriétaire peut demander l’annulation du règlement ou le paiement d'une indemnité correspondant à la valeur du bien dont il est spolié.
[63] Il est depuis longtemps reconnu que pour constituer de l’expropriation déguisée, la réglementation doit être à ce point restrictive qu’elle rend impossible l’exercice du droit de propriété et qu’elle équivaut à une confiscation, dans la mesure où le zonage est utilisé pour exproprier sans indemniser[31].
[64] Pour être considérée illégale, une restriction réglementaire doit équivaloir à une suppression de toute utilisation raisonnable du lot, une négation de l’exercice du droit de propriété ou encore, à une « véritable confiscation » ou à une appropriation de l’immeuble[32].
[65] L’expropriation déguisée par une municipalité peut prendre diverses formes, telle l’occupation illégale d’un terrain engendrant une dépossession physique ou encore l’adoption d’un règlement qui a pour effet de retirer tout usage au terrain[33].
[66] À titre d’exemple, dans l’affaire Montréal (Ville) c. Benjamin[34], la municipalité avait modifié le règlement de zonage pour en adopter un plus restrictif et avait physiquement pris possession du lot pour en faire un parc. Il y avait là, à la fois, dépossession physique et utilisation du pouvoir réglementaire afin d’enlever la possibilité de tout usage; avec comme conséquence que la municipalité s’appropriait le terrain sans payer d’indemnité.
[67] Or, la juge ne se pose la question de savoir ce que devient l’utilisation raisonnable du terrain. L’eut-elle fait, que la réponse aurait été que l’intimé est en mesure d’utiliser son terrain de la même manière que par le passé.
[68] L’intimé conserve le même usage de son lot qu’il a toujours connu, le terrain en question servant de façade à sa résidence, ce qui constitue d’ailleurs le même usage que du temps où l’ancienne résidence était en place. C’est une cour avant qui peut faire l’objet d’un aménagement paysager comme toutes les cours avant du secteur. En aucun temps, la Ville n’a tenté de s’approprier le terrain, ni ne l’a utilisé. Il ne s’agit pas d’une prohibition totale d’usage et il n’y a aucune confiscation. La juge ne pouvait condamner la Ville à verser une somme équivalant à une expropriation déguisée.
[69] Finalement, il n’y a pas de lien de causalité entre la faute de la conseillère municipale qui est, selon la juge, de ne pas avoir informé l’intimé que les élus étaient en désaccord avec son projet et de ne pas lui avoir indiqué quels élus décidaient de la question et le montant octroyé. Si dommages il y a, et nous n’avons pas à en traiter considérant la réserve de recours et l’absence de preuve, il s’agirait tout au plus de dommages compensatoires subis à la suite des agissements de la conseillère municipale. Il ne pouvait s’agir de dommages équivalents à la valeur des terrains, surtout que l’intimé est demeuré propriétaire desdits terrains. Dans un tel cas, tout au moins, la juge aurait dû transférer le terrain, pour éviter l’enrichissement évident.
[70] L’arrêt Ville de Lorraine, qui prévoit qu’un citoyen peut demander une indemnité lorsqu’il n’est plus en mesure de faire valoir son droit au contrôle judiciaire pour cause de tardiveté, n’a pas pour effet de permettre un recours alternatif visant à réclamer une indemnité et conserver les terrains, plutôt que de requérir l’annulation du règlement problématique.
[71] Je propose donc d’accueillir l’appel, d’infirmer le jugement de première instance et de rejeter la demande introductive d’instance de l’intimé, avec les frais de justice pour les deux cours.
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DOMINIQUE BÉLANGER, J.C.A. |
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[1] Règlement R.C.A.3V.Q. 80.
[2] Pièce P-20A, Compte rendu de l’assemblée du Comité plénier, 9 novembre 2012.
[3] Pièce P-20C, Projet de modification réglementaire.
[4] Pièce D-14, Résolution du Conseil d’arrondissement, 18 décembre 2012.
[5] Notes sténographiques du 5 avril 2017, pages 598 et s.
[6]
Carrières P.C.M. (1994) Inc. c. Warwick (Municipalité du canton de),
[7]
Congrégation des témoins de Jéhovah de
St-Jérôme-Lafontaine c. Lafontaine (Village),
[8]
Ste-Anne-de-Bellevue (Ville de) c. Papachronis,
[9] Jugement entrepris, paragr. 139-149.
[10] Township of Scarborough v. Bondi, [1959] R.C.S. 444, page 451. Voir aussi Lorne Giroux, Aspects juridiques du règlement de zonage au Québec, Québec, PUL, 1979, page 189.
[11] Voir aussi Lorne Giroux, Aspects juridiques du règlement de zonage au Québec, Québec, PUL, 1979, page 189.
[12] Lorne Giroux et Isabelle Chouinard, « Le contrôle réglementaire des usages, de leur intensité et de leur implantation : le zonage », dans École du Barreau, Collection de droit 2018-2019, vol. 8 « Droit public et administratif », Montréal, Yvon Blais, 2018, 357, p. 372.
[13]
Froment c. Repentigny (Ville de),
[14]
Juneau c. Québec (Ville),
[15]
Jean-Pierre St-Amour, Le droit municipal de
l’urbanisme discrétionnaire au Québec, Cowansville, Yvon Blais, 2006, p. 30,
no 59; Marc-André LeChasseur, Zonage et
urbanisme en droit canadien, 3e éd., Montréal, Wilson &
Lafleur, 2016, p. 555-556; Lorne Giroux,
[16]
Congrégation des témoins de Jéhovah de
St-Jérôme-Lafontaine c. Lafontaine (Village),
[17]
Montréal c. Arcade Amusements Inc.,
[18] Sur le fardeau de celui qui invoque le fait que la municipalité n’agit pas dans l’intérêt public, voir Kuchma v. Rural Municipality of Tache, [1945] S.C.R. 234, p. 239.
[19]
Juneau c. Québec (Ville),
[20] Kuchma v. Rural Municipality of Taché, [1945] R.C.S. 234, page 239.
[21]
Lorraine (Ville) c. 2646-8926 Québec inc.,
[22] City of Ottawa c. Boyd Builders Ltd., [1995] R.C.S. 408.
[23] Kuchma v. Rural Municipality of Tache, [1945] S.C.R. 234,
p. 243; Meadowbrook Groupe Pacific inc. c. Ville de Montréal,
[24]
Congrégation des témoins de Jéhovah de
St-Jérôme-Lafontaine c. Lafontaine (Village),
[25]
Congrégation des témoins de Jéhovah de
St-Jérôme-Lafontaine c. Lafontaine (Village),
[26]
Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de
l'Immigration),
[27] Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan,
[28] Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, RLRQ, c. A-19.1, art. 113, 114 et 123 et s.
[29] Charte de la Ville de Québec, Capitale nationale du Québec, RLRQ, c. C-11.5, art. 36, 36.1, 72.1, 74.1 et s. et 115 et s.
[30]
Lorraine (Ville) c. 2646-8926 Québec inc.,
[31] Giroux, Lorne et Chouinard, Isabelle, « Le contrôle réglementaire du lotissement », dans École du Barreau du Québec, Droit public et administratif, volume 8 (2019-2020), Montréal, Éditions Yvon Blais, 2019, page 371; Voir aussi Lorne Giroux, Aspects juridiques du règlement de zonage au Québec, Québec, PUL, 1979, page 32.
[32]
Wallot c. Québec (Ville de),
[33] Pierre Delisle, Joseph-André Roy, Alain Roy et al., L'expropriation, la réserve pour fins publiques et l'expropriation déguisée : procédures et principes d'indemnisation, Brossard : Wolters Kluwer, 2017, 777 p. 549.
[34]
Montréal (Ville de) c. Benjamin, C.A., 2004-11-30,
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