Décision

Les décisions diffusées proviennent de tribunaux ou d'organismes indépendants de SOQUIJ et pourraient ne pas être accessibles aux personnes handicapées qui utilisent des technologies d'adaptation. Visitez la page Accessibilité pour en savoir plus.
Copier l'url dans le presse-papier
Le lien a été copié dans le presse-papier

Droit de la famille — 102866

2010 QCCA 1978

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

N° :

500-09-019939-099

(500-04-028504-026)

 

DATE :

3 novembre 2010

 

 

CORAM :

LES HONORABLES

MARC BEAUREGARD, J.C.A.

JULIE DUTIL, J.C.A.

LORNE GIROUX, J.C.A.

 

 

 

A

APPELANTE - Requérante

c.

 

B

INTIMÉ - Intimé

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

MIS EN CAUSE - Mis en cause

et

FÉDÉRATION DES ASSOCIATIONS DE FAMILLES MONOPARENTALES ET RECOMPOSÉES DU QUÉBEC

MISE EN CAUSE - Intervenante

 

 

 

ARRÊT

 

 

 

 

[1]           L'appelante se pourvoit contre un jugement du 16 juillet 2009 de la Cour supérieure, district de Montréal (l'honorable Carole Hallée), qui a rejeté ses demandes constitutionnelles dans le cadre d'une Requête pour garde d'enfants, pension alimentaire, somme globale, usage de la résidence familiale, provisions pour frais et ordonnance intérimaire.

[2]           Pour les motifs de la juge Dutil, auxquels souscrit le juge Giroux, LA COUR :

[3]           ACCUEILLE en partie le pourvoi;

[4]           INFIRME le jugement de première instance;

[5]           DÉCLARE inopérant l'article 585 C.c.Q pour cause d'invalidité constitutionnelle;

[6]           SUSPEND la déclaration d'invalidité constitutionnelle pour une période de 12 mois à compter du présent arrêt;

[7]           RAPPELLE que, en application de l’article 815.4 C.p.c., aucune information permettant d’identifier une partie ou un enfant ne peut être publiée ou diffusée;

[8]           AVEC DÉPENS, contre le procureur général du Québec et l’intimé, tant en première instance qu'en appel, incluant 25 000 $ pour les frais d'experts.

[9]           Pour sa part, le juge Beauregard aurait : accueilli en partie le pourvoi, infirmé le jugement de la Cour supérieure avec les dépens d'une action de classe II-B, tant en première instance qu'en appel, déclaré illégaux les articles 585 et 511 C.c.Q. tels qu'ils sont rédigés et ordonné que, à compter de la date du présent arrêt, ils soient ainsi lus :

Art. 585

Les conjoints de même que les parents en ligne directe au premier degré se doivent des aliments.

Art. 511

Au moment où il prononce la séparation de corps ou constate la rupture d'une union de fait, ou postérieurement, le tribunal peut ordonner à l'un des époux ou à l'un des conjoints de fait de verser des aliments à l'autre.

 

[10]        Le juge Beauregard aurait également renvoyé le dossier à la Cour supérieure pour que celle-ci reprenne l'étude de la requête et statue sur les honoraires judiciaires comme si cette étude n'avait pas été interrompue par le débat sur la question d'ordre constitutionnel.

 

 

 

 

MARC BEAUREGARD, J.C.A.

 

 

 

 

 

JULIE DUTIL, J.C.A.

 

 

 

 

 

LORNE GIROUX, J.C.A.

 

Me Anne-France Goldwater

Me Marie-Hélène Dubé

Goldwater, Dubé

Pour l'appelante

 

Me Guy Pratte

Me Mark Phillips

Borden Ladner Gervais

Coprocureurs pour l'appelante

 

Me Pierre Bienvenu

Me Azimuddin Hussain

Me Andres Garin

Ogilvy Renault

Pour l'intimé

 

Me Suzanne H. Pringle

Me Johane Thibodeau

Me Suzanne H. Pringle, avocats

Coprocureurs pour l'intimé

 

Me Benoît Belleau

Me Hugo Jean

Bernard Roy (Justice Québec)

Pour le mis en cause procureur général du Québec

 

Me Pascale-Catherine Guay

Me Sébastien Gagné

Joyal Leblanc (Justice Canada)

Pour le mis en cause procureur général du Canada

 

Me Jocelyn Verdon

Me Mireille Pélissier-Simard

Garneau Verdon Michaud Samson

Pour la mise en cause Fédération des associations de familles monoparentales et

recomposées du Québec

 

Date d’audience :

19 mai 2010


 

 

MOTIFS DE LA JUGE DUTIL

 

 

[11]        Les conjoints de fait au Québec sont-ils victimes de discrimination au sens de l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés de la personne (Charte) parce que le Code civil du Québec (C.c.Q.) ne leur accorde pas de droit à des aliments, au partage du patrimoine familial, à la protection de la résidence familiale, à la société d'acquêts et à la prestation compensatoire[1]?

[12]        La question est importante puisque, au Québec, en 2006, 34,6 % des couples étaient conjoints de fait, soit 1,2 million de personnes, alors que dans le reste du Canada 18,4 % des couples vivaient en union de fait[2]. En outre, en 2002, 60 % des enfants naissaient hors mariage[3].

I -      les faits

[13]        Les parties se rencontrent au pays natal de l'appelante, en 1992. Cette dernière est âgée de 17 ans, vit chez ses parents et elle poursuit ses études secondaires. L'intimé, alors âgé de 32 ans, dirige une prospère entreprise.

[14]        De 1992 à 1994, les parties voyagent ensemble à travers le monde plusieurs fois par année et l'intimé soutient l'appelante financièrement pour la poursuite de ses études. Au début de l'année 1995, elles conviennent que l'appelante viendra vivre à ville A. Une première rupture survient toutefois à la fin juillet 1995.

[15]        Les parties se revoient à la période des fêtes et une nouvelle fois en février 1996. L'appelante devient enceinte du premier enfant. De leur union naîtront trois enfants en 1996, 1999 et 2001.

 

[16]        Pendant la vie commune, l'appelante n'occupe pas d'emploi malgré quelques tentatives pour entreprendre une carrière de mannequin. Elle accompagne régulièrement l'intimé dans ses voyages à travers le monde. Ce dernier pourvoit à tous ses besoins et à ceux des enfants.

[17]        L'appelante souhaite se marier, mais l'intimé lui répond ne pas croire à cette institution. Il envisagerait peut-être un mariage après 25 ans de vie commune.

[18]        En 2002, quelques mois après la naissance du troisième enfant, les parties se séparent. Au total, la cohabitation a duré sept ans.

[19]        L'appelante entame des procédures en février 2002. Après le prononcé de diverses ordonnances de sauvegarde, un jugement de la Cour supérieure, du 16 mai 2006, accorde la garde partagée des enfants aux parties et une pension alimentaire à l'appelante, pour ces derniers, de 34 260,24 $ par mois (soit 411 122,88 $ par année), indexée le 1er janvier de chaque année. La Cour supérieure prononce en outre les ordonnances suivantes :

(…)

ORDONNE au défendeur de continuer à rembourser à la demanderesse sur présentation des factures, le coût des billets d'avion aller-retour en classe économique pour les trois enfants et les nounous pour deux voyages par année d'une durée maximum de 14 jours avec une allocation quotidienne jusqu'à concurrence de 1000 $ par jour pour les vacances, à l'exception des voyages au [pays A] et des autres voyages où le défendeur assume lui-même les coûts d'hébergement;

(…)

ORDONNE au défendeur de continuer à assumer les frais particuliers suivants :

1)       Tous les frais de scolarité des enfants, d'uniformes, de livres et matériaux scolaires requis par l'école ainsi que les activités parascolaires organisées par l'école;

2)       Tous les frais reliés aux activités spéciales de loisirs ou activités parascolaires des enfants, tels les cours d'équitation;

3)       Tous les honoraires des professionnels de la santé et autres, incluant Mme Lillo, médiatrice, la préceptrice et tout psychologue nécessaire pour les enfants de même que les honoraires et frais pour un psychologue ou psychothérapeute plus spécialement désigné par les parties afin d'améliorer leur propre communication et capacité parentale;

4)       Les salaires de deux nounous dont D, et de E, chauffeur, de même qu'un salaire d'une cuisinière devant travailler pour la demanderesse, de même que le transport des enfants qui devra continuer à être assumé par le chauffeur au domicile de la demanderesse lors des changements de garde;

ORDONNE à la demanderesse de faire parvenir au défendeur le contrat d'emploi de la cuisinière travaillant pour elle;

ORDONNE au défendeur de continuer à payer tous les frais, taxes scolaires et municipales, les assurances habitation, ainsi que les frais d'entretien général de la maison et rénovations nécessaires de la résidence où demeurent la demanderesse et les enfants à ville A;

ORDONNE au défendeur de rendre disponible à la demanderesse le véhicule de marque Lexus servant à transporter les enfants durant chacune de ses périodes de garde;

ORDONNE au défendeur de verser à la demanderesse une provision pour frais de 250 000 $ dans les trente (30) jours du présent jugement; (…)

[20]        L'intimé fournit également une maison d'une valeur de 2,5 millions de dollars à l'appelante, mais il en demeure propriétaire[4].

II -     le jugement de première instance

[21]        En première instance, les questions en litige portaient sur deux volets : le partage des compétences en matière de mariage et le droit à l'égalité pour les conjoints de fait en vertu de l'article 15 de la Charte.

[22]        Avant d'aborder les questions de droit, la juge examine les rapports d'experts déposés par les parties. L'appelante en produit six, alors que le procureur général du Québec (PGQ) en produit deux. La juge est d'avis que certains passages de ces rapports frôlent l'opinion juridique. En outre, elle mentionne ne pas être liée par eux.

[23]        La juge retient toutefois la forte augmentation de la proportion de couples vivant en union de fait qui est passée de 7,9 % à 34.6 % entre 1981 et 2006[5] ainsi que le fait que plus de 60 % des enfants du Québec naissent de ces unions[6].

[24]        Elle note par ailleurs que les experts divergent d'opinion quant à l'action que devrait entreprendre le législateur à ce sujet. Certains croient qu'il devrait encadrer ces unions alors que d'autres estiment nécessaire de réaliser des études plus approfondies sur le sujet avant de tirer des conclusions.

[25]        La juge aborde ensuite l'analyse des questions en litige.

[26]        Tout d'abord, elle se demande si la relation qu'ont vécue les parties peut être comprise dans la définition édictée par la Loi sur le mariage civil[7], adoptée par le Parlement fédéral en 2005 et, dans la négative, si cette définition est discriminatoire au sens de l'article 15 de la Charte.

[27]        La juge rejette les prétentions de l'appelante. Elle conclut que la proposition, selon laquelle la simple conformité à la définition de mariage contenue à la loi fédérale suffirait pour que des conjoints soient mariés, ne peut être retenue. En effet, seules les provinces sont compétentes au sens du paragraphe 92(12) de la Loi constitutionnelle de 1867[8] pour édicter la procédure de formation du mariage[9]. Par conséquent, le défaut de se conformer aux dispositions du C.c.Q. portant sur la célébration du mariage est fatal. Elle est également d'avis que la définition de mariage, comprise à la Loi sur le mariage civil[10], ne contrevient pas à l'article 15 de la Charte.

[28]        La juge examine ensuite la question de savoir si les articles du C.c.Q. portant sur la résidence familiale, le patrimoine familial, la prestation compensatoire, la société d'acquêts et la pension alimentaire pour les conjoints sont discriminatoires à l'égard des conjoints de fait en vertu de l'article 15 de la Charte.

[29]        Après étude des arrêts de la Cour suprême qui établissent le cadre d'analyse applicable sous l'article 15, soit plus particulièrement les arrêts Andrews c. Law Society of British Colombia[11], Law c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration)[12] et R. c. Kapp[13], la juge conclut, dans un premier temps, que l'appelante n'a pas fait la preuve des effets concrets de la distinction entre conjoints de fait et conjoints mariés. Dès lors, son recours doit échouer.

[30]        La juge poursuit tout de même son analyse à la lumière de l'arrêt Nouvelle-Écosse (Procureur général) c. Walsh[14], dans lequel la Cour suprême s'est prononcée sur la question de la discrimination entre conjoints de fait et conjoints mariés. Elle est d'avis que cet arrêt règle le sort de la présente affaire.

[31]        En effet, la juge retient que dans l'arrêt Walsh, la Cour suprême établit clairement qu'il ne relève pas de l'article 15 de la Charte « d'instaurer un régime de protection uniforme et universel sans égard au régime matrimonial choisi »[15]. La Cour suprême exprime l'avis qu'il faut respecter la liberté de choix de se marier ou non. Cela est primordial puisque cette décision est de nature très personnelle et « fait interagir, chez chaque personne, un ensemble complexe de considérations sociales, politiques, religieuses et financières »[16].

[32]        La juge conclut par ailleurs que l'arrêt Walsh s'applique au Québec, même si en Nouvelle-Écosse il existe une obligation alimentaire entre conjoints de fait. À son avis, cette question n'est pas la pierre angulaire des motifs majoritaires dans Walsh. Le juge Bastarache ne mentionne le recours alimentaire que « pour relever que le droit néo-écossais a évolué aux fins d'offrir une certaine protection aux conjoints de fait »[17]. L'opinion fondamentale de la Cour suprême repose sur la liberté de choix et ce facteur s'applique tant au Québec qu'en Nouvelle-Écosse[18].

[33]        La juge estime que la différence de traitement entre conjoints mariés et conjoints de fait est conforme à l'article 15 de la Charte puisque cette distinction a comme objectif de préserver la liberté de choix. L'historique législatif du C.c.Q. démontre d'ailleurs que c'est le but poursuivi par le législateur québécois.

[34]        Enfin, la juge mentionne que, bien que le Québec vienne en tête des provinces canadiennes quant au nombre de couples vivant en union de fait et au nombre d'enfants qui naissent hors mariage (60 %), il n'appartient pas au tribunal de légiférer, et ce, même si c'est la seule province canadienne à ne pas avoir adopté de loi relativement à l'obligation alimentaire entre conjoints de fait.

[35]        La juge rejette également les demandes de l'appelante à l'égard des honoraires extrajudiciaires et des frais d'expertises.

III -    les moyens d'appel

[36]        Devant notre cour, l'appelante ne fait plus valoir ses arguments concernant le partage des compétences constitutionnelles à l'égard de la définition du mariage.

[37]        L'appelante soulève quatre questions. Elle conteste les décisions de la juge à l'égard de deux oppositions à la preuve, mais ses principaux moyens d'appel concernent la constitutionnalité de plusieurs dispositions du C.c.Q. qui s'appliquent seulement aux conjoints mariés ou unis civilement. Enfin, elle soutient qu'elle a droit aux honoraires extrajudiciaires, incluant les frais d'expertises.

[38]        Je traiterai d'abord le moyen concernant les oppositions à la preuve pour ensuite aborder les questions constitutionnelles.

IV -    l'analyse

question 1

LA JUGE A-T-ELLE ERRÉ EN REJETANT L'OPPOSITION DE L'APPELANTE À LA RECEVABILITÉ DE L'EXPERTISE DE Me ALAIN ROY?

[39]        Le PGQ a produit un rapport d'expert du professeur Alain Roy, intitulé « L'évolution de la politique législative de l'union de fait au Québec - Analyse de l'approche autonomiste du législateur québécois sous l'éclairage du droit comparé »[19]. Le professeur Roy avait comme mandat d'établir le contexte législatif et sociojuridique récent de la politique législative québécoise à l'égard des conjoints de fait.

[40]        L'appelante soutient que ce rapport aurait dû être déclaré inadmissible puisqu'il se prononce sur l'intention du législateur québécois, ce qui appartenait à la juge de déterminer. Par ailleurs, la question factuelle de l'évolution de la politique législative au Québec ne revêt pas un caractère technique qui rend une expertise nécessaire.

[41]        Comme le souligne le PGQ, il faut distinguer les faits en litige des faits historiques et législatifs qui établissent l'objet ainsi que l'historique de la loi. Bien que dans plusieurs cas les tribunaux prennent connaissance d'office des faits historiques et législatifs, par exemple par la simple production des débats parlementaires, cela n'exclut pas qu'une preuve puisse être administrée sur cette question[20].

[42]        À mon avis, le rapport du professeur Roy était admissible et vient compléter, comme le souligne la juge, celui du professeur Benoît Moore qui traite de l'historique législatif avant 1980.

[43]        Il est vrai que le professeur Roy discute de l'intention du législateur québécois, mais la juge retient de cet aspect que le rapport vise à démontrer l'objectif poursuivi par ce dernier et le contexte de l'adoption des mesures contestées. Par ailleurs, elle est consciente que certains rapports frôlent l'opinion juridique et déclare qu'elle n'est pas liée par ceux-ci.

[44]        La juge n'a donc pas commis d'erreur révisable sur cette question.

question 2

LA JUGE A-T-ELLE ERRÉ EN RETENANT L'OPPOSITION AU DÉPÔT DU SONDAGE DE LA CHAMBRE DES NOTAIRES?

[45]        L'appelante reproche à la juge de ne pas avoir permis le dépôt d'un sondage réalisé par la Chambre des notaires intitulé « Sondage sur l'union libre - Rapport de recherche, octobre 2007 ». Elle plaide qu'il a été effectué dans un cadre neutre et aurait dû être accepté en tant que preuve extrinsèque.

[46]        À mon avis, la juge n'a pas commis d'erreur en refusant le dépôt du sondage en preuve. Ce document n'avait pas été annoncé et son auteur ne pouvait pas être contre-interrogé alors qu'il y interprète des données.

question 3

LA JUGE A-T-ELLE ERRÉ EN DÉCLARANT QUE LES DISPOSITIONS DU CODE CIVIL DU QUÉBEC PORTANT SUR LE DROIT AUX ALIMENTS, AU PARTAGE DU PATRIMOINE FAMILIAL, À LA PROTECTION DE LA RÉSIDENCE FAMILIALE, À LA SOCIÉTÉ D'ACQUÊTS ET À LA PRESTATION COMPENSATOIRE NE DISCRIMINENT PAS LES CONJOINTS DE FAIT AU SENS DE L'ARTICLE 15 DE LA CHARTE?

[47]        Les questions principales soulevées par le pourvoi touchent, d'une part, l'obligation alimentaire entre conjoints de fait et, d'autre part, le partage des biens lorsque survient une séparation.

[48]        J'aborderai ces questions séparément parce que, à mon avis, des distinctions s'imposent, entre autres, quant à la portée de l'arrêt Walsh.

1.       le partage des biens (la résidence familiale, le patrimoine familial, la prestation compensatoire et la société d'acquêts[21])

[49]        La juge analyse longuement l'arrêt Walsh[22]. Elle souligne que le débat portait, dans cette affaire, sur le caractère réellement discriminatoire de la différence de traitement invoquée.

[50]        Les faits peuvent se résumer ainsi. Susan Walsh et Wayne Bona ont vécu dix ans comme conjoints de fait. De leur union sont nés deux enfants. Mme Walsh a quitté les deux emplois qu'elle occupait afin d'aller rejoindre M. Bona qui avait été muté. Ils ont acquis une maison en copropriété.

[51]        Mme Walsh n'a pas occupé d'emploi par la suite et est restée à la maison pour s'occuper des deux enfants qui étaient âgés de cinq et sept ans lors de la séparation. Elle a pu obtenir une pension alimentaire pour elle et les enfants puisque la Maintenance and Custody Act[23], en Nouvelle-Écosse, permet au tribunal de prononcer une ordonnance alimentaire en faveur d'un conjoint de fait. Elle s'est toutefois vu refuser sa demande de partage des biens matrimoniaux puisque la Matrimonial Property Act[24] (MPA), laquelle édicte une présomption de partage égal des biens matrimoniaux, ne s'appliquait alors qu'aux conjoints mariés, d'où le litige.

[52]        La juge retient d'abord des motifs du juge Bastarache que l'analyse factuelle entourant la différence de traitement en cause doit s'effectuer en comparant les conjoints de fait et les conjoints mariés non pas au moment de la rupture, mais bien au moment de la formation de l'union[25].

[53]        Elle mentionne ensuite que le juge Bastarache fait valoir l'importance primordiale du choix effectué par les conjoints de se marier ou non, ce qui entraîne des conséquences juridiques. Il s'exprime ainsi [26]:

50           On peut donc dire que la MPA crée un régime de partage des biens conçu pour les personnes qui ont pris, mutuellement, une mesure concrète pour s’en prévaloir. À l’inverse, la loi exclut de son champ d’application les personnes qui n’ont pris aucune mesure en ce sens. En exigeant qu’il existe un consensus, exprimé par le mariage ou par l’enregistrement d’une union civile, on ne respecte pas moins, mais davantage l’autonomie et l’autodétermination des couples vivant en union libre, de même que leur faculté de vivre dans une forme d’union qu’ils ont eux-mêmes façonnée. Dans Law, par. 102, le juge Iacobucci a affirmé que « [l]a loi ne fonctionne pas au moyen de stéréotypes mais au moyen de distinctions qui correspondent à la situation véritable des personnes qu’elle vise. »

[…]

54        Par contre, en l’espèce, la MPA vise essentiellement à régler les rapports entre les parties au mariage même, qui doivent être tenues pour avoir, en se mariant, l’intention mutuelle de former une association économique. Quant à eux, les couples vivant en union libre n’ont pris aucune mesure semblable non équivoque. Je ne puis reconnaître que la décision des conjoints de faire vie commune, sans plus, suffit à démontrer leur intention réelle de contribuer à l’actif et au passif l’un de l’autre et de le partager. Il se pourrait fort bien que certains — sinon de nombreux — conjoints vivant en union libre aient convenu entre eux de former une association économique pour la durée de leur union. En effet, les circonstances factuelles de l’union que forment les parties le confirment. Cependant, il ne s’ensuit pas nécessairement que ces mêmes personnes seraient d’accord pour restreindre leur faculté de disposer de leurs propres biens pendant la durée de l’union ou pour partager l’actif et le passif de l’autre à la rupture de l’union. Voici ce que dit Eichler, op. cit., à cet égard, aux p. 95-96 :

[traduction]  Il existe une nette différence entre la situation d’un jeune couple qui cohabite, donne naissance à un enfant et se sépare, et celle de personnes plus âgées qui cohabitent après avoir élevé des enfants qu’elles ont eus d’un autre partenaire. Si deux partenaires d’âge mûr décident d’emménager ensemble à cinquante-cinq ans, puis de se séparer à soixante ans, et si tous deux ont des enfants dans la trentaine, ils désireront peut-être protéger leurs biens pour leur propre bénéfice et celui de leurs enfants — avec lesquels ils ont des liens étroits depuis plus de trente ans — plutôt que de les partager avec un partenaire avec lequel leur relation n’aura duré que cinq ans.

[54]        La juge indique qu'au Québec les conjoints de fait peuvent avoir accès à un régime de partage de biens familiaux, soit par contrat, soit par l'enregistrement d'une union civile. Ce choix respecte, selon la juge, l'objectif fondamental de l'article 15 de la Charte. Si un changement doit être apporté à ce régime, cela revient au législateur et non au tribunal, comme le souligne la Cour suprême[27] :

55        À mon sens, on peut dire des personnes qui se marient qu’elles ont librement accepté des droits et obligations réciproques. La décision des parties de ne pas se marier commande le même respect car elle relève également d’un choix conscient. Certes, les bénéfices dont une personne peut être privée au sens du par. 15(1) ne doivent pas recevoir une interprétation restrictive et peuvent englober l’accès à un processus ou à une procédure, comme le précise l’arrêt M. c. H., précité. Il n’a cependant pas été établi en l’espèce qu’il y a eu négation discriminatoire d’un bénéfice, car les couples qui ne se marient pas peuvent en toute liberté prendre des mesures à l’égard de leurs biens personnels de façon à créer une association à parts égales entre eux. S’il est nécessaire d’instaurer un régime de protection uniforme et universel sans égard à l’état matrimonial choisi, cette question ne relève pas du par. 15(1). La MPA ne protège que les personnes qui ont manifesté leur volonté d’y être assujetties et qui ont exercé leur droit de choisir.

[55]        La juge conclut qu'il n'existe aucune raison, tant pour le partage de biens que pour l'obligation alimentaire, de ne pas appliquer l'opinion majoritaire dans l'arrêt Walsh puisque le législateur québécois a simplement choisi de ne pas s'immiscer dans les rapports entre les conjoints de fait. L'historique législatif démontre bien qu'il a favorisé la liberté de choix.

[56]        L'appelante plaide que la juge a erré en décidant que l'arrêt Walsh réglait la question pour le Québec également. Elle considère que cet arrêt doit être distingué et qu'il n'a pas valeur de précédent au Québec, et ce, pour les raisons suivantes : les biens à partager ne sont pas les mêmes que ceux visés par la MPA, la nature de la réparation est différente et le régime québécois est d'ordre public, alors que la loi néo-écossaise permet de s'y soustraire.

[57]        Quant à l'intimé, au PGQ et au procureur général du Canada, ils soutiennent que cet arrêt a valeur de précédent constitutionnel et lie notre cour.

[58]        En ce qui concerne le partage des biens entre conjoints de fait lors d'une séparation, je partage l'avis de la juge qu'on ne peut, en l'espèce, mettre l'arrêt Walsh de côté.

[59]        En l'espèce, les dispositions contestées du C.c.Q. qui touchent le partage des biens règlent les rapports patrimoniaux entre conjoints mariés. Sur cette question, la Cour suprême exprime clairement l'opinion que la liberté de choix de se marier est primordiale. Or, bien qu'au Québec le législateur ait édicté que les dispositions du C.c.Q. sur les effets du mariage sont d'ordre public (art. 391 C.c.Q.), alors qu'en Nouvelle-Écosse les conjoints mariés peuvent choisir de ne pas être soumis à la MPA, cela ne fait pas en sorte, à mon avis, de permettre de distinguer l'arrêt Walsh de la présente affaire sur cette question.

[60]        Le législateur québécois a abordé la question des statuts conjugaux et de l'union de fait à plusieurs reprises (1980, 1989, 1991, 1999, 2002)[28] et a délibérément décidé de laisser le libre choix aux conjoints quant à la forme d'engagement qu'ils souhaitent. Si cette question doit être revisitée quant au partage des biens, ce sera à lui de le faire, à la lumière de l'évolution de la société, puisque la Cour suprême a jugé que son choix législatif sur cette question ne contrevenait pas à l'article 15 de la Charte.

2.       l'obligation alimentaire

[61]        La juge est d'avis que l'arrêt Walsh règle également la question de l'obligation alimentaire entre conjoints de fait. Elle s'exprime ainsi :

[256]    La requérante tente également de distinguer l’arrêt Walsh au motif qu’il existe en Nouvelle-Écosse, et non au Québec, une obligation alimentaire entre conjoints de fait.

[257]    Elle soutient ainsi que les réclamations alimentaires que formule Madame trouvent appui dans la jurisprudence de la Cour suprême, notamment dans l'arrêt Miron c. Trudel, où la Cour a déclaré qu'en matière d'aliments, il n'était pas approprié de faire une distinction fondée sur le fait qu'un couple soit marié, légalement ou non. Ce principe, selon elle, n'a pas été remis en cause dans l'arrêt Walsh.

[258]    Il convient ici de rappeler que la question en litige dans l'arrêt Miron portait essentiellement sur l’exclusion des conjoints non mariés des bénéfices accordés en cas d’accident d’automobile aux conjoints mariés par la Loi sur les assurances de l’Ontario. La majorité de la Cour conclut que la distinction créée par la Loi sur les assurances de l’Ontario porte atteinte au droit à l’égalité.

[259]    Alors que la différence de traitement en cause dans l’affaire Miron ne visait aucunement la relation juridique entre les conjoints de fait entre eux, mais plutôt leurs droits et obligations vis-à-vis un tiers, en l'espèce, il s'agit de la relation juridique qui existe entre deux personnes non mariées qui est en cause.

[260]    Or, même si l’arrêt Miron porte sur la relation entre le couple et les tiers et non pas sur les droits et obligations des conjoints entre eux, certaines décisions provenant des provinces de common law ont interprété cet arrêt comme exigeant que certains droits et obligations relatifs au mariage soient étendus aux conjoints de fait. Cette interprétation sera toutefois corrigée par la Cour suprême en 2002 dans l’arrêt Walsh.

[261]    Monsieur le juge Bastarache distingue en effet l’arrêt Miron en précisant notamment que dans cette affaire, c’est la relation du couple, vue comme une entité, avec un tiers, soit un assureur, qui était en cause, ajoutant alors que lorsqu'il s'agit plutôt de régler les rapports des conjoints entre eux, les choix et les décisions qu’ils prennent sont déterminants.

[262]    Par ailleurs, l’existence d’une obligation alimentaire entre conjoints de fait en Nouvelle-Écosse ne représente pas la pierre angulaire des motifs majoritaires dans l'arrêt Walsh. Monsieur le juge Bastarache mentionne le recours alimentaire simplement pour relever que le droit néo-écossais a évolué aux fins d'offrir une certaine protection aux conjoints de fait.

[263]    L'opinion majoritaire dans l’arrêt Walsh est donc essentiellement fondée sur l’importance fondamentale de la liberté de choix. Or, ce facteur s’applique autant au Québec qu’en Nouvelle-Écosse.

[264]    Quant à l’objectif de la différence de traitement, soit de préserver la liberté de choix des conjoints de fait, il est conforme à l’article 15 de la Charte. Il s’agit d’un objet qui respecte la dignité et l’autonomie des conjoints de fait en leur reconnaissant la liberté de choisir la façon dont ils entendent structurer leurs obligations alimentaires réciproques dans le cadre de leurs relations personnelles les plus intimes et les plus importantes. En aucune façon le Législateur n'a-t-il voulu véhiculer le message que les conjoints de fait sont moins dignes de respect ou encore que leurs relations ont moins de valeur que celles des personnes mariées.

[références omises]

[62]        Selon la juge, l'objectif du législateur est conforme à l'article 15 de la Charte : pour elle, l'étude des facteurs contextuels pertinents mène à la conclusion qu'il n'y a pas de discrimination au sens de l'article 15 de la Charte. Tout comme pour le partage des droits patrimoniaux, la juge estime qu'il faut encore ici donner une importance primordiale au libre choix de s'engager ou non.

[63]        Par ailleurs, la juge souligne que les conjoints de fait peuvent, depuis 2002, s'assujettir à tous les droits et obligations découlant du mariage en application des articles 521.1 et suivants C.c.Q. instaurant l'union civile. Il leur est possible en outre, par convention de cohabitation, de choisir « tout régime juridique sur mesure »[29].

[64]        Avec beaucoup d'égards pour la juge, je suis d'avis que l'arrêt Walsh n'a pas l'autorité de précédent en ce qui concerne l'obligation alimentaire entre conjoints.

[65]        En effet, dans cette affaire, la Cour suprême étudie la validité constitutionnelle de la MPA dans un contexte législatif où les conjoints de fait ont le droit d'obtenir une pension alimentaire en cas de séparation. Le juge Bastarache explique qu'aucune règle constitutionnelle n'oblige l'État à étendre la portée de la MPA pour protéger les conjoints de fait, mais il mentionne que ces derniers ont d'autres options et que, au surplus, la loi a évolué pour permettre au conjoint de fait, en Nouvelle-Écosse, de demander au tribunal une ordonnance alimentaire. Il s'exprime ainsi[30] :

58        Les personnes qui ne veulent pas ou ne peuvent pas se marier ont d’autres options. Les conjoints peuvent choisir de devenir copropriétaires de certains biens et de conclure un contrat familial susceptible d’exécution en application de la Maintenance and Custody Act, R.S.N.S. 1989, ch. 160, par. 52(1), et de la Maintenance Enforcement Act, S.N.S. 1994-95, ch. 6, al. 2e), ou s’en tenir à une seule de ces solutions.  Ils peuvent aussi avoir droit à tous les bénéfices qu’offre la MPA en enregistrant conjointement leur union civile conformément à la LRA.

59        Il est vrai que certains couples non mariés peuvent également structurer leur union comme une association économique pour la durée de leur cohabitation. De même, sans prendre d’engagement public qui les lie juridiquement, certains couples peuvent tout simplement vivre ensemble dans une relation analogue au mariage. Dans ces cas-là, le droit a évolué pour assurer une protection aux personnes susceptibles d’être injustement défavorisées par la fin de leur union.

60        Premièrement, la loi provinciale dispose qu’un conjoint non marié ou [traduction] « conjoint de fait » peut demander à un tribunal de prononcer une ordonnance alimentaire : Maintenance and Custody Act, art. 3. Le tribunal peut prendre en considération une foule de facteurs relatifs à la manière dont les parties ont structuré leur union, ainsi qu’aux besoins et à la situation de chacune.

[je souligne]

[66]        La Cour suprême a analysé la constitutionnalité de la MPA dans le contexte législatif néo-écossais, lequel prévoit expressément le droit, pour un conjoint de fait, de demander au tribunal une ordonnance alimentaire. On ne peut présumer que sa conclusion aurait été la même si le litige avait porté sur l'obligation alimentaire entre les conjoints de fait, comme c'est le cas en l'espèce.

[67]        Par ailleurs, le juge Gonthier établit clairement la distinction qui existe entre le partage de biens patrimoniaux et la pension alimentaire. Les objectifs sont différents. Alors que l'un vise à partager des biens selon un régime contractuel ou légal, la pension alimentaire a pour sa part un objectif social[31] :

203      Il est vrai que dans M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3 , par. 177, je reconnais « qu’il est de plus en plus admis sur le plan politique que les couples de sexe différent qui cohabitent devraient être assujettis au régime de l’obligation alimentaire entre conjoints applicable aux couples mariés, parce qu’ils remplissent maintenant un rôle social similaire ».  Toutefois, je désire souligner la différence fondamentale qui existe entre l’obligation alimentaire, qui est en fonction des besoins du demandeur, et le partage des biens matrimoniaux.  Alors que l’obligation alimentaire est évaluée en fonction des besoins et du degré de dépendance, le partage des biens matrimoniaux répartit les actifs acquis durant le mariage sans égard aux besoins. […]

204      Le partage des biens matrimoniaux et la pension alimentaire visent des objectifs différents. L’un vise à partager des biens selon un régime matrimonial choisi par les parties, soit directement par contrat, soit indirectement par le fait du mariage, alors que l’autre vise à atteindre un objectif social : répondre aux besoins des époux et de leurs enfants. La Cour reconnaît aussi dans M. c. H., précité, par. 93, qu’un des objectifs de la pension alimentaire est d’alléger le fardeau financier de l’État en faisant peser l’obligation de soutien aux personnes indigentes sur les époux qui sont capables de subvenir à leurs besoins. L’obligation alimentaire répond aux préoccupations sociales relatives aux situations de dépendance qui peuvent exister dans les unions de fait. Toutefois, cette obligation, à la différence du partage des biens matrimoniaux, n’est pas de nature contractuelle. Des principes entièrement différents sous-tendent les deux régimes. Invoquer le par. 15(1) de la Charte pour obtenir des biens matrimoniaux, sans égard aux besoins, pourrait évoquer sous une forme déguisée le spectre de l’expropriation, même si, dans des circonstances particulières, les règles de l’equity peuvent parfois le justifier.

[je souligne]

[68]        Cette distinction est importante. En effet, la pension alimentaire répond à des besoins de base et participe de la solidarité sociale, alors que le partage des biens a une origine contractuelle. Il faut donc déterminer si l'article 585 C.c.Q., qui traite de l'obligation alimentaire, viole le paragraphe 15(1) de la Charte.

2.1  L'article 585 C.c.Q. viole-t-il le paragraphe 15(1) de la Charte?

[69]        Les dispositions législatives au cœur du litige sont les suivantes :

C.c.Q.

585. Les époux et conjoints unis civilement de même que les parents en ligne directe au premier degré se doivent des aliments.

Charte

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques.

[70]        Dans l'arrêt Kapp, la Cour suprême revoit le critère à trois volets élaboré dans l'arrêt Law pour déterminer s'il y a discrimination au sens du paragraphe 15(1) de la Charte[32] :

[17]      Le modèle établi dans l’arrêt Andrews, qui a été explicité dans une série de décisions ayant abouti à l’arrêt Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497 , établissait essentiellement un critère à deux volets devant être utilisé pour démontrer l’existence de discrimination au sens du par. 15(1) : (1) La loi crée-t-elle une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue?  (2) La distinction crée-t-elle un désavantage par la perpétuation d’un préjugé ou l’application de stéréotypes? Il était question de trois volets dans l’arrêt Law, mais nous estimons que le critère est essentiellement le même.

[71]        Dans cet arrêt Kapp, la Cour suprême précise que l'arrêt Law ne fait pas de la « dignité humaine » un critère juridique distinct. Elle confirme plutôt l'approche relative à l'égalité réelle visée par l'article 15 de la Charte[33] :

[22]      Toutefois, comme l’ont souligné des détracteurs, la dignité humaine est une notion abstraite et subjective qui non seulement peut être déroutante et difficile à appliquer même avec l’aide des quatre facteurs contextuels, mais encore s’est avérée un fardeau additionnel pour les parties qui revendiquent le droit à l’égalité, au lieu d’être l’éclaircissement philosophique qu’elle était censée constituer. Les critiques se sont aussi accumulées à l’égard de la façon dont l’arrêt Law a permis au formalisme de certains arrêts de la Cour ultérieurs à l’arrêt Andrews de ressurgir sous la forme d’une analyse comparative artificielle axée sur l’égalité de traitement des individus égaux.

 

[23]      Comme la Cour le reconnaît dans l’arrêt Law même, il est plus utile d’analyser, dans chaque cas, les facteurs qui permettent de reconnaître l’effet discriminatoire. Les quatre facteurs énoncés dans l’arrêt Law sont fondés sur la qualification, dans l’arrêt Andrews, de la perpétuation d’un désavantage et de l’application de stéréotypes comme étant les principaux indices de discrimination, et se rapportent à cette qualification. La préexistence d’un désavantage et la nature du droit touché (les premier et quatrième facteurs énoncés dans l’arrêt Law) concernent la perpétuation d’un désavantage et d’un préjugé, alors que le deuxième facteur a trait à l’application de stéréotypes. L’objet ou l’effet améliorateur d’une loi ou d’un programme (le troisième facteur énuméré dans l’arrêt Law) concerne la question de savoir si la mesure en question a un objet réparateur au sens du par. 15(2). (Nous dirions, sans pour autant le décider ici, que le troisième facteur énuméré dans l’arrêt Law pourrait aussi être pertinent pour trancher la question qui, aux fins d’application du par. 15(1), est de savoir si la loi ou le programme en cause a pour effet de perpétuer un désavantage.)

 

[24]      Considéré sous cet angle, l’arrêt Law ne prescrit pas l’application d’un nouveau critère distinctif pour déterminer l’existence de discrimination, mais il confirme plutôt l’approche relative à l’égalité réelle visée par l’art. 15, qui a été énoncée dans l’arrêt Andrews et explicitée dans de nombreux arrêts subséquents. Les facteurs énoncés dans l’arrêt Law doivent être interprétés non pas littéralement comme s’il s’agissait de dispositions législatives, mais comme un moyen de mettre l’accent sur le principal enjeu de l’art. 15, qui a été décrit dans l’arrêt Andrews — la lutte contre la discrimination, au sens de la perpétuation d’un désavantage et de l’application de stéréotypes.

                                                                                                      [références omises]

[72]        Comme le rappelle le juge Cory dans l'arrêt M. c. H.[34], les principales lignes directrices, formulées par la Cour suprême pour une analyse fondée sur le paragraphe 15(1) de la Charte, ne doivent pas être perçues comme des critères stricts, ce sont des points de repère pour aider les tribunaux à déterminer s'il y a atteinte au droit à l'égalité au sens de la Charte.

[73]        En ce qui concerne le premier volet de l'analyse, il ne pose pas problème, comme l'a d'ailleurs conclu la juge. En effet, la Cour suprême, dans l'arrêt Miron c. Trudel[35], a reconnu l'état matrimonial comme un motif analogue à ceux énumérés au paragraphe 15(1) de la Charte. Par ailleurs, la loi crée une distinction en omettant d'inclure les conjoints de fait à l'article 585 C.c.Q.

[74]        Le litige repose donc sur le deuxième volet du critère : la distinction crée-t-elle un désavantage par la perpétuation d'un préjugé ou l'application de stéréotypes?

[75]        Pour ce volet, quatre facteurs contextuels élaborés dans l'arrêt Law sont jugés utiles pour identifier les distinctions réellement discriminatoires : 1) l'existence d'un désavantage préexistant; 2) le degré de correspondance entre la différence de traitement et la situation réelle du groupe demandeur; 3) l'existence d'un objet ou un effet améliorateur; 4) la nature du droit touché.

 

[76]        Afin de procéder à l'analyse de l'allégation de discrimination, il faut d'abord déterminer le groupe avec lequel il doit y avoir une comparaison. L'appelante propose que ce groupe soit celui des conjoints mariés qui doit être comparé à celui des conjoints de fait vivant ensemble depuis trois ans ou un an, si un enfant est né de leur union.

[77]        Dans l'arrêt Law, la Cour suprême discute du rôle d'un tribunal dans le choix d'un groupe de comparaison[36] :

58        Le point de départ naturel lorsqu’il s’agit d’établir l’élément de comparaison pertinent consiste à tenir compte du point de vue du demandeur.  C’est généralement le demandeur qui choisit la personne, le groupe ou les groupes avec lesquels il désire être comparé aux fins de l’analyse relative à la discrimination, déterminant ainsi les paramètres de la différence de traitement qu’il allègue et qu’il souhaite contester.  Cependant, il se peut que la qualification de la comparaison par le demandeur ne soit pas suffisante.  La différence de traitement peut ne pas s’effectuer entre les groupes cernés par le demandeur, mais plutôt entre d’autres groupes.  Le tribunal ne peut manifestement pas, de son propre chef, évaluer un motif de discrimination que n’ont pas invoqué les parties et à l’égard duquel aucune preuve n’a été produite : voir Symes, précité, à la p. 762.  Cependant, dans le cadre du ou des motifs invoqués, je n’exclurais pas le pouvoir du tribunal d’approfondir la comparaison soumise par le demandeur lorsque le tribunal estime justifié de le faire.

[78]        La Cour suprême rappelle toutefois, dans l'arrêt Hodge c. Canada (Ministre du Développement des ressources humaines)[37], que la justesse du choix d'un groupe de comparaison est une question de droit qui appartient à la Cour de trancher.

[79]        Dans l'arrêt Walsh, le juge Bastarache décrit ainsi le groupe de comparaison[38] :

39        La Cour a répété à maintes reprises que la garantie d'égalité est un concept relatif. Il faut trouver un groupe de comparaison pertinent et apprécier l'allégation de discrimination par rapport à ce groupe. Les deux groupes de comparaison, en l'occurrence, sont les conjoints hétérosexuels mariés, auxquels la MPA s'applique, et les conjoints hétérosexuels non mariés, auxquels elle ne s'applique pas. […]

[80]        À la lumière de l'arrêt Walsh, je propose donc de retenir le groupe de comparaison suivant : les conjoints mariés ou unis civilement, auxquels s'applique l'article 585 C.c.Q., et les conjoints de fait, auxquels il ne s'applique pas.

[81]        Il n'est pas nécessaire, à ce stade, de préciser le nombre d'années de vie commune pour se voir reconnaître ce statut. En effet, il est suffisant de retenir, aux fins de l'analyse, que les conjoints de fait visés sont ceux dont l'union présente une certaine stabilité.

[82]        Des quatre facteurs élaborés dans l'arrêt Law pour identifier les distinctions réellement discriminatoires, seuls les premier, deuxième et quatrième trouvent application en l'espèce puisque le troisième sert plutôt à déterminer si une mesure destinée à des personnes défavorisées a un effet réparateur au sens du paragraphe 15(2) de la Charte.

2.1.1   L'existence d'un désavantage préexistant

[83]        La juge, sur cette question, conclut qu'il n'existe aucun désavantage préexistant pour les conjoints de fait. Elle s'exprime ainsi :

[285]    Les conjoints de fait au Québec ne font l’objet d'aucune marginalisation, d'aucun stigmate, ni d'aucun préjugé. Dans notre société, l’union de fait représente un choix de vie tout aussi légitime et accepté que le mariage. Il n’y a en l’espèce aucun désavantage préexistant.

[84]        Je conviens avec la juge que l’union de fait est aujourd’hui acceptée dans notre société. Toutefois, avec égards pour son opinion, je conclus qu’il subsiste dans la loi des désavantages fondés sur l’application de stéréotypes. On pourrait comparer la situation des conjoints de fait à celle des femmes en matière de rémunération à l'emploi. Bien qu'elles ne soient plus stigmatisées sur le marché du travail, les effets de la discrimination dont les femmes ont été historiquement victimes demeurent quant aux questions d'équité salariale.

[85]        La Cour suprême a reconnu le désavantage historique subi par les conjoints de fait. Le juge Bastarache, rappelant les propos de la juge en chef McLachlin, écrit ceci dans l'arrêt Walsh[39] :

41.       La Cour a reconnu le désavantage historique subi par les couples non mariés, ainsi que l'acceptation sociale récente de ce type de famille. Voici les propos tenus par le juge McLachlin à cet égard dans Miron, précité, par. 152 :

De nombreux faits établissent que les partenaires non mariés ont souvent subi un désavantage et un préjudice au sein de la société. En effet, traditionnellement dans notre société, on a considéré que le partenaire non marié avait moins de valeur que le partenaire marié. Parmi les désavantages subis par les partenaires non mariés, mentionnons l'ostracisme social par négation de statut et de bénéfices. Au cours des dernières années, le désavantage subi par des personnes vivant en union illégitime a grandement diminué. Nous sommes loin du temps où elles étaient obligées d'afficher sur elles la lettre A (pour adultère). Néanmoins, on ne saurait nier le désavantage historique subi par ce groupe.

[86]        Historiquement, les conjoints vivant en union de fait ont constitué un groupe désavantagé. Avant la réforme de 1980, au Québec, l'union de fait, alors appelée « concubinage », était considérée comme un mode de vie condamnable. Les professeurs Edith Deleury et Marlène Cano s'expriment ainsi [40]:

Relation moralement condamnable dans une société fortement imprégnée de catholicisme, la relation concubinaire était considérée comme un état répréhensible, parce que contraire à l'ordre public et aux bonnes mœurs. De là, la définition qu'en avaient donnée certains auteurs qui voyaient, dans le concubinage, une relation sociale excluant la relation juridique. De fait, la seule mention à ce type d'union qu'on trouvât dans le Code civil était contenue dans l'article 768. Ce dernier, écrit Serge Allard, prohibait les donations entre concubins et fournissait un argument théorique à ceux qui considéraient que les contrats entre époux de fait étaient interdits par la loi.

[références omises]

[87]        Dans son rapport, le professeur Alain Roy explique aussi que l'union de fait, avant la réforme du droit de la famille de 1980, était considérée contraire à l'ordre public et aux bonnes mœurs[41] :

Si l’union de fait représente aujourd’hui une manière socialement et juridiquement acceptable de vivre une relation conjugale, il n’en a pas toujours été ainsi. Avant la réforme du droit de la famille de 1980, l’union de fait - alors dénommée « concubinage » — n’était rien de moins qu’un état contraire à l’ordre public et aux bonnes mœurs. Dans une société assujettie à l’emprise du clergé comme l’était le Québec, le couple et la famille ne pouvaient bénéficier d’assises légitimes qu’à travers le mariage.

            Les dispositions de l'ancien Code civil du Bas-Canada en matière familiale laissent clairement entrevoir l'angle moral sous lequel les rapports hors mariage étaient autrefois observés. Convaincu de la menace que pouvait représenter l'union de fait sur la stabilité de la famille et la morale publique, l'État ne reconnaissait de droits qu'aux seuls époux. Loin d'être ignorés par le droit civil, les concubins étaient l'objet d'une suspicion pour le moins évidente. Comme l'écrivait le professeur Jean Pineau, le législateur distinguait « […] le mariage - "cérémonial social" - de l'union libre, ce qui est digne de ce qui l'est moins ». Ainsi niait-il expressément aux concubins le droit de se consentir des donations entre vifs, les privant de ce fait d'une forme d'organisation contractuelle susceptible de consolider leur relation et d'en assurer une certaine stabilité.

            Qui plus est, le législateur discréditait sévèrement les enfants issus du concubinage. Désignés sous le vocable d'« enfants naturels », ceux-ci étaient privés d'un grand nombre de prérogatives légales. À moins d'avoir été légitimés par le mariage subséquent de leurs parents, les enfants naturels ne pouvaient compter sur le devoir d'entretien et d'éducation auquel les parents sont normalement tenus envers leur progéniture. Les enfants naturels ne pouvaient non plus hériter ab intestat de leurs ascendants, la dévolution successorale demeurant fondée sur la légitimité. Fruit d'une relation conjugale jugée socialement répréhensible, l'enfant naturel n'était en fait qu'un « déclassé juridique ». Comme l'écrivait Jean-Louis Baudouin, alors professeur :

Les raisons juridiques qui ont été invoquées pour justifier l'ignorance du groupe de la famille naturelle transparaissent clairement à la lecture de notre Code […] : désir de protéger les droits de la famille légitime, refus de sanctionner une conduite contraire aux bonnes mœurs, refus d'encourager la prolifération des unions libres, etc.

[références omises]

[88]        En 1991, lors de l’étude du projet de loi 125 sur le C.c.Q. en commission parlementaire, le ministre de la Justice s’est exprimé ainsi :

5 septembre 1991 :

Définitivement dans le Code, nous prenons partie pour le mariage, dans ce sens que nous valorisons le mariage par certaines exigences et que, par conséquent, les gens choisissent le mariage qui implique ces exigences, implique une stabilité pour la famille.

19 novembre 1991 :

[…] ma conclusion est très claire : le mariage est une institution, pour moi, qui est fondamentale, qui est formelle, que je dirais même sacrée dans notre société.

[89]        On constate donc qu’au moment de l’adoption du nouveau C.c.Q., le législateur a omis à dessein l’union de fait des dispositions touchant la famille, et ce, parce qu’elle ne représentait pas la même stabilité que le mariage à ses yeux.

[90]        Malgré de nombreuses recommandations formulées par un comité interministériel chargé, en 1996, de se pencher sur la situation des conjoints de fait[42], le législateur québécois n'a adopté aucun projet de loi contenant un cadre régissant leurs rapports mutuels. Or, toutes les autres provinces canadiennes, de même que les territoires, ont adopté des lois pour prévoir tout au moins une obligation alimentaire entre conjoints de fait. Dans certains cas, l'encadrement juridique confère même à ces derniers des droits identiques aux conjoints mariés quant aux effets du mariage[43].

[91]        Au Québec, lorsque le législateur s'est intéressé aux conjoints de fait, ce fut dans le cadre des lois sociales ou fiscales. Il leur a alors accordé les mêmes droits qu’aux conjoints mariés ou unis civilement. Toutefois, dans le C.c.Q., il doit y avoir un caractère solennel à la forme d’union choisie pour qu’un conjoint puisse se voir reconnaître des droits, particulièrement celui de pouvoir demander des aliments à un ex-conjoint s'il est dans le besoin après une séparation.

[92]        L’union de fait est pourtant apparue discrètement au C.c.Q.[44], mais elle n’a jamais été reconnue par le législateur lorsqu’il a codifié les droits et obligations découlant de la vie commune, au cœur du droit de la famille, et ce, en raison du stéréotype qui demeure. Or, l’union de fait peut être une relation dont le fonctionnement est identique à celui du mariage ou de l’union civile. La vie commune, dans ces différents types d’unions, peut entraîner la même dépendance et la même vulnérabilité.

[93]        Par ailleurs, nous retrouvons également au C.c.Q. d’autres relents des désavantages subis par les conjoints de fait. Par exemple, comme le souligne l'auteur Michel Tétrault[45], alors que les époux héritent de leur conjoint même en l’absence de testament (art. 666 et s. C.c.Q.), les conjoints de fait ne pourront hériter que s’il y a un testament. En outre, ces derniers ne peuvent faire de donations de biens à venir (art. 1818 et 1819 C.c.Q.).

[94]        La Cour suprême, dans l'arrêt M. c. H.[46], explique qu’un des facteurs susceptibles de démontrer que la distinction porte atteinte à la dignité est la vulnérabilité dont souffre la personne ou le groupe en question. Dans cette affaire, il s’agissait de déterminer si l’article 29 de la Loi sur le droit de la famille[47], en Ontario, établissait une distinction discriminatoire en omettant de permettre aux conjoints de fait de même sexe de demander des aliments à la suite d’une rupture alors que les conjoints de fait hétérosexuels et les conjoints mariés étaient visés par cette disposition. Le juge Cory écrit ceci :

69        Dans la présente affaire, il y a dans une large mesure préexistence d’une vulnérabilité et d’un désavantage, et cette situation est accentuée par la loi contestée.  La disposition législative en cause établit une distinction qui empêche les personnes formant une union avec une personne du même sexe d’invoquer le régime de l’obligation alimentaire qui est appliqué et protégé par les tribunaux.  Ce régime accorde clairement un avantage aux hétérosexuels non mariés qui sont visés par la définition de l’art. 29, et il constitue de ce fait une mesure protectrice de leurs intérêts économiques.  Cette protection est refusée aux personnes formant une union avec une personne du même sexe qui satisfont par ailleurs aux exigences de la loi et, par conséquent, une personne placée dans la situation de la demanderesse est privée d’un avantage concernant un aspect important de la vie dans la société actuelle.  Ni la common law ni l’equity ne permettent d’obtenir la réparation que constitue la pension alimentaire qu’offre la LDF.  Cette négation d’un avantage potentiel, qui est susceptible d’imposer un fardeau financier aux personnes placées dans la situation de la demanderesse, est pour quelque chose dans la vulnérabilité générale dont souffrent les personnes formant une union avec une personne du même sexe.

[95]        La même vulnérabilité se retrouve en l’espèce.

[96]        En outre, l’omission d’inclure les conjoints de fait à l’article 585 C.c.Q. reflète le stéréotype que ces unions ne sont pas suffisamment stables et sérieuses pour mériter la protection de la loi en ce qui concerne le droit fondamental de satisfaire à des besoins financiers de base après une rupture. De telles unions peuvent cependant présenter les mêmes caractéristiques de dépendance financière que les mariages ou les unions civiles[48]. L’obligation alimentaire entre conjoints prévue à l’article 585 C.c.Q. indique que le législateur reconnaît l’interdépendance qui peut résulter de la vie commune (art. 392 et 521.6 C.c.Q.). En omettant d’y inclure les conjoints de fait, il les considère comme étant moins dignes de la protection offerte que les conjoints mariés et ceux unis civilement alors que les unions de fait peuvent présenter plusieurs similitudes avec ces types d’unions.

[97]        Dans un article intitulé « L'union de fait entre noir et blanc »[49], le professeur Benoît Moore explique l'historique du formalisme entourant le mariage. Alors qu'à une époque la loi visait à protéger cette institution, elle en est venue à plutôt protéger les conjoints de la vulnérabilité qui peut naître de l'interdépendance économique. Il s'exprime ainsi[50] :

C'est dire qu'à partir du moment où la loi ne se donne plus l'objectif de protéger l'institution du mariage, pour des fins de stabilité sociale, de préservation des lignées filiales, mais bien celui de protéger les individus dans le mariage de la vulnérabilité économique qui peut naître de l'interdépendance économique, la conception formaliste perd de son sens. La formalisation de l'union était l'essence même du rôle de la loi à l'égard du mariage et de la famille; elle le définissait, le matérialisait. Il découlait ontologiquement de l'objectif de protection du mariage au nom de la famille de faire une distinction entre le mariage et les autres types de relations conjugales. Mais cette formalité n'est plus maintenant qu'un artefact dont le rôle est au mieux neutre, au pire contre-productif. Le fondement de la politique familialiste aujourd'hui se situe dans les effets de l'union, dans la protection des membres de la famille plutôt que du corps familial. Le critère d'application de la loi doit en tenir compte sans quoi la législation rate sa cible en ne protégeant qu'une partie, de plus en plus marginale, des membres, affectant ainsi sa cohérence et, surtout, son efficience.

[référence omise] [je souligne]

[98]        En conclusion sur cette question, bien que les désavantages législatifs soient maintenant moins grands pour les conjoints de fait et qu'une telle union soit acceptable socialement, il n'en reste pas moins que l’omission par le législateur de les inclure à la protection qu’offre l’article 585 C.c.Q. perpétue le stéréotype que ces unions sont moins durables et sérieuses que celles dont la reconnaissance passe par un acte solennel, soit le mariage et l’union civile.

2.1.2   Le degré de correspondance entre la différence de traitement et la situation réelle du groupe

[99]        La Cour suprême, dans l'arrêt Law, explique ainsi ce facteur contextuel[51] :

88 […]

(9)    Voici certains des facteurs contextuels servant à déterminer s'il y a eu atteinte au par. 15(1) :

        […]

(B)   La correspondance, ou l’absence de correspondance, entre le ou les motifs sur lesquels l’allégation est fondée et les besoins, les capacités ou la situation propres au demandeur ou à d’autres personnes. Bien que le simple fait que les dispositions législatives contestées tiennent compte des caractéristiques et de la situation personnelles du demandeur ne suffira pas nécessairement pour faire rejeter une allégation fondée sur le par. 15(1), il sera généralement plus difficile de démontrer l’existence de discrimination lorsque la loi prend en considération la situation véritable du demandeur d’une manière qui respecte sa valeur en tant qu’être humain ou que membre de la société canadienne, et il sera moins difficile de le faire lorsque la loi fait abstraction de la situation véritable du demandeur.

[100]     Tel que le mentionne le juge Gonthier dans l'arrêt Walsh[52], l'obligation alimentaire a un objectif social important et différent du partage des biens. Ailleurs au Canada, les législateurs admettent qu'elle répond aux situations de dépendance financière qui peuvent exister dans les unions de fait[53].

[101]     Le législateur québécois reconnaît aussi que l'obligation alimentaire est d'une autre nature. L'article 585 C.c.Q. ne vise pas seulement les conjoints mariés et ceux unis civilement. Il édicte également que les parents en ligne directe au premier degré se doivent des aliments. L'obligation alimentaire ne découle donc pas uniquement d'un engagement contractuel, il s'agit plutôt d'une obligation sociale envers les membres de la cellule familiale rapprochée.

[102]     L'obligation alimentaire entre les membres de la famille existe par ailleurs depuis longtemps et son étendue a suivi l'évolution de la société et de son organisation. Dans le Code civil du Bas-Canada, cette obligation, également présente au Code Napoléon, visait non seulement les époux et les enfants, mais aussi les autres ascendants ainsi que les gendres et les belles-filles à l'égard de leur beau-père et leur belle-mère. Elle n'était toutefois pas automatique et reposait sur les notions bien connues de besoins du créancier et moyens financiers du débiteur, comme c'est encore le cas aujourd'hui.

[103]     Les professeurs Jean Pineau et Marie Pratte définissent ainsi l'obligation alimentaire[54] :

486. - Définitions - L'obligation dite « alimentaire » est celle qui incombe à une personne de fournir à une autre les moyens nécessaires à la satisfaction des besoins essentiels de la vie, obligation reposant, comme on l'a dit, sur l'idée de solidarité entre parents.

[104]     L'objectif de l'obligation alimentaire a donc toujours été d'assurer aux membres de la cellule familiale les ressources nécessaires pour subvenir à leurs besoins.

[105]     On constate que l'Office de révision du Code civil percevait également que l'obligation alimentaire vise les membres de la cellule familiale et non seulement les époux. Il proposait que la réforme reflète l'évolution de la société[55] en adoptant l'article 336[56] :

L’article proposé constitue une modification profonde des règles actuelles. En effet, il a paru opportun de restreindre le cercle des bénéficiaires de l’obligation alimentaire. Une telle réforme reflète l’évolution de la société, et plus particulièrement, celle de la famille qui est passée de la famille au sens large à la famille « nucléaire ». Les lois sociales tendent également à modifier les rapports entre les individus, car l’assistance sociale assure un certain minimum aux personnes qui sont dans le besoin.

[106]     Cette proposition sera retenue par le législateur en 1980, lors de l'introduction du livre portant sur la famille[57]. L'article fut modifié à quelques reprises par la suite pour limiter l'obligation alimentaire aux parents en ligne directe au premier degré (1991)[58] et pour ajouter les conjoints unis civilement (2002)[59].

[107]     L'obligation alimentaire a donc toujours visé la cellule familiale, laquelle, au fil des années, a évolué. Tel que je l'ai mentionné, au Québec, en 2006, 34,6 % des couples étaient des conjoints de fait alors que, dans le reste du Canada, cette proportion était de 18,4 %. En outre, déjà en 2002, 60 % des enfants québécois naissaient de ces unions. Même en ne considérant que ces données, on constate que la cellule familiale québécoise actuelle comprend celle formée par les conjoints de fait et que la majorité des enfants y naissent maintenant. En les ignorant, comme le fait le législateur, plus du tiers des couples québécois se trouvent exclus d'une mesure de protection qui vise pourtant cette cellule familiale.

[108]     Les critères retenus par le législateur pour qu'un droit de réclamer des aliments existe, soit qu'il y ait eu mariage ou union civile, ne tiennent pas compte de la réalité sociale. La raison d'être d'une obligation alimentaire entre ex-conjoints est de permettre que la personne qui n'est pas en mesure de subvenir à ses besoins après une rupture en raison, par exemple, d'un lien de dépendance économique qui s'est créé pendant l'union puisse obtenir une pension alimentaire de son ex-conjoint qui a les moyens de l'aider. Or, que le couple ait vécu en union de fait, en union civile ou dans le cadre d'un mariage ne change rien aux besoins alimentaires d'un des ex-conjoints lorsque survient une séparation.

[109]     En effet, il existe une similitude entre les conjoints de fait et les conjoints mariés ou unis civilement, comme l'a reconnu la Cour suprême dans l'arrêt Miron c. Trudel[60] :

155      Dernièrement, les législateurs et les juristes dans l'ensemble du pays ont reconnu que c'est ignorer les valeurs ou les réalités sociales de l'heure que d'établir entre les couples qui cohabitent une distinction fondée sur le fait qu'ils sont légalement mariés ou non.  Comme l'amicus curiae le fait remarquer, 63 lois ontariennes n'établissent actuellement aucune distinction entre partenaires mariés et partenaires non mariés qui ont cohabité dans une union conjugale.  Par exemple, le droit aux aliments n'est pas déterminé par le mariage :  voir la partie III de la Loi sur le droit de la famille, L.R.O. 1990, ch. F.3, qui établit un droit aux aliments entre personnes qui ont cohabité de façon continue pendant au moins trois ans ou qui ont cohabité dans une union présentant une certaine permanence et ont un enfant.  D'autres provinces ont adopté des critères de base similaires.  Dans le domaine judiciaire, les juges ont reconnu le droit des conjoints non mariés au partage des biens familiaux par application de la doctrine de l'enrichissement sans cause :  Pettkus c. Becker, [1980] 2 R.C.S. 834 ; Peter c. Beblow, [1993] 1 R.C.S. 980 .  Il ressort de tout cela que l'on reconnaît que c'est souvent à tort que l'accès au même bénéfice de la loi est refusé parce qu'une personne n'est pas mariée.

[je souligne]

[110]     Le législateur québécois assimile lui aussi les conjoints de fait aux conjoints mariés dans de nombreuses lois. La professeure Brigitte Lefebvre s'exprime ainsi sur cette question[61] :

Le législateur reconnaît à plusieurs égards que les conjoints de fait forment une famille. Tout comme la famille traditionnelle, ils peuvent être, dans les faits, dépendants l'un de l'autre. Ainsi, une partie du salaire d'un débiteur est insaisissable, s'il pourvoit aux besoins de son conjoint. Tout comme les époux, les conjoints de fait qui acquièrent ensemble un immeuble peuvent reprendre possession d'un logement pour l'habiter. De plus, le législateur considère désormais que le traitement fiscal des conjoints de fait doit être le même que celui des personnes mariées. En contrepartie, malgré l'absence d'obligation alimentaire entre les conjoints de fait, le législateur considère qu'ils sont interdépendants d'un point de vue économique et qu'ils contribuent directement ou indirectement aux charges du ménage tout comme ce serait le cas s'ils étaient mariés. Dans certaines lois, le législateur prend systématiquement en ligne de compte le revenu du conjoint de fait pour calculer l'admissibilité à certains programmes ou prestations gouvernementaux.

                                                                                            [références omises] [je souligne]

[111]     En ce qui concerne la stabilité des unions de fait par rapport au mariage, le professeur Zheng Wu rapporte que toutes les unions ont tendance à être instables dans les premières années et que les conjoints de fait, dans la moitié des cas, forment des unions stables et de longue durée[62] :

[…] First, all unions, including marriages, tend to be quite unstable during their first 3-5 years of existence, but stabilize after crossing this threshold. The highest risk of divorce occurs in marriages less than 4 years old (Statistics Canada, 2005). To illustrate, almost one-quarter of all marriages formed in 1990-95 ended in marital separation or divorce by 4 years (Wu & Hart, 2003). Duration-specific divorce statistics show that 40 percent of annual divorces (2004 data) are of marriages under a decade old (Statistics Canada, 2008).

Second, an increasing proportion of cohabitations cannot be treated as short-term or unstable unions. For over a decade, throughout Canada, at least one-half of common-law unions have been stable long-term relationships or variants of marriage, and cohabitations representing trial marriages or unstable unions thus form a smaller proportion of non-marital unions (Dumas & Bélanger, 2006). This implies that a minority proportion (one-fifth) of unstable cohabitations are distorting aggregate trends, giving a false general impression that all cohabitation is an uncommitted form of union  -  the ideological basis for treating cohabitation as subordinate to marriage and considering cohabitants ineligible for legal protection. But one-fifth of cohabitations are durable (lasting 5+ years) unions across Canada; in Québec, more than one-third of cohabitations last at least 5 years and almost one-fifth last 10 years or longer (Le Bourdais & Marcil-Gratton, 1996. […]

[112]     La juge mentionne que certaines remarques du professeur Wu illustrent son opinion quant à un changement législatif en faveur des conjoints de fait. Elle n'écarte toutefois pas le rapport. Pour ma part, je suis d'avis que le passage cité est neutre et basé sur des données statistiques.

[113]     Les unions de fait d'une certaine durée, et particulièrement celles au sein desquelles naissent des enfants, présentent donc une forte similitude avec les mariages.

[114]     En outre, le droit dont il est ici question est celui de demander une pension alimentaire et non celui de l'obtenir du seul fait qu'on est conjoint de fait. Puisqu'il ne s'agit pas d'un droit au partage qui découle du statut, comme c'est le cas par exemple pour le patrimoine familial, le tribunal déterminera s'il y a lieu ou non d'accorder une pension alimentaire, selon les circonstances, comme c'est le cas lors de la séparation ou du divorce des conjoints mariés. L'article 587 C.c.Q. prévoit d'ailleurs quels sont les critères pour accorder une pension alimentaire :

587. Les aliments sont accordés en tenant compte des besoins et des facultés des parties, des circonstances dans lesquelles elles se trouvent et, s'il y a lieu, du temps nécessaire au créancier pour acquérir une autonomie suffisante.

[115]     La Cour d'appel de l'Alberta, dans l'arrêt Rossu c. Taylor[63], exprime clairement que c'est le fait de ne pas pouvoir intenter un recours alimentaire, pour un conjoint de fait, qui contrevient au paragraphe 15(1) de la Charte. Vu la nature du droit réclamé, l'homogénéité des couples vivant en union de fait n'est pas essentielle :

121      The composition of the affected group is also in issue in this case. Rossu argues that since not all unmarried spouses are disadvantaged by the DRA [Domestic Relations Act], the relevant group is not unmarried spouses, and the ground of distinction is not marital status.

122      We do not accept Rossu's arguments for several reasons. In our view, these arguments misunderstand the nature of the benefit at issue here. The DRA does not confer a right to support since not every applicant for support will receive support. Rather, the DRA confers a right to apply for support. It is the right to apply that is the benefit married partners are given, and from which unmarried partners are excluded. Entitlement to support, and the quantum of that support, is determined at a later stage after an examination of the nature of the relationship and the parties' economic positions. It is only at the entitlement stage that the relative economic positions of the parties becomes relevant, and Rossu's argument about dependent versus independent partners arises. It may well be that a law which limits support claims to dependent common law spouses would survive Charter scrutiny. We need not address the full dimensions of that issue since it is clear that all unmarried partners have been deprived of the right to even apply for support.

123      It is not necessary to establish that every individual member of the group would exercise the entitlement to claim support. If it were, it would be akin to finding that a law prohibiting maternity leave is not discrimination on the basis of gender because only pregnant employed women are actually disadvantaged by it.

124      A better approach would be to examine whether a member of a group has access to a benefit regardless of whether he or she actually intends to claim the benefit, or would be entitled to receive it if he or she did so. In this case, unmarried spouses lack access to the benefit of a legislated right to apply for spousal support. We reiterate that the benefit provided by the DRA is the right to apply for support, and not a right to receive support. In other words, it does not confer an automatic entitlement to support. Whether any given individual were entitled to support could only be determined by the Court on a case by case basis after an application were made. We are only concerned here with the right to apply to have a court make that determination, and it is clear that all unmarried partners are excluded from that benefit. It is not necessary to fully examine the concept of dependency put forward by Taylor in this case since the nature of the relationship and the economic consequences of the relationship are not relevant until the later, entitlement stage of the analysis. This does not mean that the content of the substantive support rights granted to those living common law would be irrelevant to a s. 15 analysis. It only means that in this context it is enough that we have concluded that the inability to even advance the claim is by itself a breach of s. 15 equality rights.

[je souligne]

[116]     La juge reproche en outre à l'appelante de ne pas avoir prouvé les effets concrets de la distinction faite par le législateur entre les conjoints de fait et les conjoints mariés. Plus particulièrement, elle mentionne que les expertises produites ne comparent pas la situation après rupture des familles où les conjoints étaient mariés à celle des familles où ils ne l'étaient pas. Elle écrit ceci :

[222]    L'absence de preuve sur les effets concrets de la distinction entre les conjoints de fait et les conjoints mariés est fatale au recours de la requérante. En effet, la preuve a démontré :

§  Que les conjoints de fait au Québec ne font l'objet d'aucun désavantage stéréotypé ou préjugé;

§  Que l'objectif du Législateur, en conservant une distinction entre le mariage et l'union de fait, est de préserver le libre choix et de respecter la dignité et l'autonomie des conjoints de fait;

§  Qu'aucun effet concret n'a été présenté relativement à la distinction, au moment de la rupture, entre les conjoints de fait et les conjoints mariés.

[117]     À mon avis, la juge aurait dû prendre connaissance d'office des effets concrets qu'entraîne la distinction faite par le législateur entre les conjoints de fait et les conjoints mariés.

[118]     Dans l'arrêt Law, la Cour suprême souligne que souvent il sera évident au vu de la connaissance d'office et du raisonnement logique que la distinction est discriminatoire au sens du paragraphe 15(1) de la Charte[64] :

[88]  […]

[…]

(10)      Bien qu’il incombe à la personne qui invoque le par. 15(1) de démontrer, en fonction de l’objet visé, qu’il y a eu atteinte à ses droits à l’égalité à la lumière d’un ou de plusieurs facteurs contextuels, le demandeur n’est pas nécessairement tenu de produire des éléments de preuve pour démontrer l’existence d’une atteinte à la dignité ou à la liberté humaines.  Souvent, le simple fait que la différence de traitement soit fondée sur un ou plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues sera suffisant pour établir qu’il y a eu violation du par. 15(1), puisqu’il sera évident au vu de la connaissance d’office et du raisonnement logique que la distinction est discriminatoire au sens de ce paragraphe.

[119]     Lors d'un divorce, comme le souligne la juge L'Heureux-Dubé dans Moge c. Moge, l'incidence financière sur les femmes ne peut raisonnablement être mise en doute et les tribunaux devraient pouvoir en prendre connaissance d'office[65] :

Selon les études que j'ai déjà citées, l'incidence financière du divorce sur les femmes, en général, est un phénomène dont l'existence ne peut raisonnablement être mise en doute; un tribunal devrait donc pouvoir en prendre connaissance d'office. […]

[120]     Dans l'arrêt Miron, la juge L'Heureux-Dubé, abordant cette fois la question des conjoints de fait, mentionne les injustices subies par les conjoints en état de dépendance lors d'une séparation, qu'ils soient mariés ou non[66] :

97        Au cours des dernières années, tant les tribunaux que les législatures ont reconnu les injustices qui résultent souvent d'un déséquilibre de pouvoir de cette nature et ont pris des mesures pour y remédier, accordant ainsi une reconnaissance accrue aux unions non traditionnelles.  Pour quelle autre raison la législature ontarienne aurait-elle, en 1986, étendu aux partenaires qui cohabitent les avantages auparavant accordés aux seules personnes mariées, dans plus de 30 lois, dont plusieurs visaient des questions d'interdépendance financière analogues aux dispositions attaquées de la Loi sur les assurances? Pour quelle autre raison la Loi sur le droit de la famille de l'Ontario, L.R.O. 1990, ch. F.3, imposerait-elle une obligation alimentaire réciproque aux conjoints de fait depuis 1978?  Pour quelle autre raison la théorie de la fiducie par interprétation, reconnue en common law, offrirait-elle une réparation aux personnes non mariées dans les cas où il y a eu enrichissement sans cause de l'un des partenaires de cette union?  Pettkus c. Becker, [1980] 2 R.C.S. 834 ; Sorochan c. Sorochan, [1986] 2 R.C.S. 38 .  Enfin, pour quelle autre raison notre Cour aurait-elle rejeté la primauté du modèle de la « rupture nette » en matière d'aliments, que ce soit dans le mariage ou en situation d'union de fait dont la durée et l'interdépendance auraient été établies?  Moge c. Moge, [1992] 3 R.C.S. 813 .  Il va sans dire que dans tous ces cas, bien que l'on n'ait généralement fait aucune distinction de sexe relativement au terme « conjoint », ces modifications résultent en grande partie du fait que les tribunaux et les législatures reconnaissent de plus en plus le désavantage subi par les conjoints en état de dépendance, le plus souvent les femmes, dans le contexte de ces unions.

98        Si l'autonomie personnelle constante des parties constituait la principale hypothèse dans le cas de la formation d'unités familiales, alors aucune de ces mesures de protection ne serait jugée nécessaire. […]

[121]     Dans l’arrêt M. c. H., la Cour suprême, sous la plume du juge Cory, mentionne également la dépendance financière qui peut résulter d’une union de fait[67] :

54        Il est vrai que les femmes vivant en union de fait ont souvent eu tendance à devenir financièrement dépendantes de leur partenaire masculin parce qu’elles éduquaient leurs enfants et avaient une capacité de gain moindre.  Mais le législateur a rédigé l’art. 29 de manière à permettre à un homme ou à une femme de demander des aliments, reconnaissant ainsi qu’une dépendance financière peut survenir au sein d’une union intime, dans un contexte tout à fait étranger à l’éducation des enfants ou à la discrimination fondée sur le sexe pouvant exister dans notre société.  Voir à ce sujet l’analyse fondée sur l’article premier de la Charte ci-dessous.  En fait, l’al. 29b) concerne expressément ce cas particulier de dépendance financière que la procréation peut entraîner.  Le présent pourvoi ne porte que sur l’al. 29a).  Cet alinéa vise à corriger les situations de dépendance au sein d’unions intimes, sans imposer de restrictions relatives aux circonstances susceptibles d’engendrer cette dépendance.

[122]     Au Québec, le législateur a, dans de nombreuses lois, étendu aux conjoints de fait les droits et obligations autrefois réservés aux gens mariés. Cela démontre bien la similitude qui existe entre ces deux formes d'union. Il est donc logique de penser que les ruptures entre conjoints de fait peuvent entraîner des conséquences économiques qui se comparent à celles que l’on retrouve chez les conjoints mariés ou unis civilement lors d’une séparation, particulièrement en ce qui concerne le besoin d'aliments.

[123]     La différence de traitement imposée par le législateur québécois entre les conjoints de fait, d'une part, et les conjoints mariés ou unis civilement, d'autre part, en ce qui concerne l'obligation alimentaire (art. 585 C.c.Q.) entraîne, à mon avis, des effets réels sur les conjoints de fait.

2.1.3   La nature du droit touché

[124]     Le quatrième facteur invoqué par le juge Iacobucci dans l'arrêt Law[68] est la nature du droit contesté. En l'espèce, la différence de traitement entre les conjoints de fait et les conjoints mariés ou unis civilement, qui découle de l'article 585 C.c.Q., est importante. Comme le mentionne le juge Cory, dans l'arrêt M. c. H., la capacité de subvenir à des besoins de base après « la rupture d'une union caractérisée par l'intimité et la dépendance financière » est un droit fondamental[69] :

72        Un quatrième facteur contextuel expressément mentionné par le juge Iacobucci dans Law, au par. 74, est la nature du droit touché par la loi contestée. S'appuyant sur les motifs du juge L'Heureux-Dubé dans Egan, précité, le juge Iacobucci a dit qu'on ne pouvait évaluer pleinement le caractère discriminatoire d'une différence de traitement sans vérifier si la distinction en question restreint l'accès à une institution sociale fondamentale, si elle compromet un aspect fondamental de la pleine appartenance à la société canadienne ou si elle a pour effet d'ignorer complètement un groupe particulier. Dans la présente affaire, le droit protégé par l'art. 29 de la LDF [Loi sur le droit de la famille] est fondamental, savoir la capacité de satisfaire à des besoins financiers de base après la rupture d'une union caractérisée par l'intimité et la dépendance financière. La loi passe complètement sous silence les membres des couples de même sexe, malgré l'importance indéniable que revêtent pour ces derniers les avantages qu'elle confère.

73        L'on ne saurait trop insister sur la portée sociétale de l'avantage conféré par la loi. L'exclusion des partenaires de même sexe du bénéfice de l'art. 29 de la LDF conduit à penser que M., et en général les personnes formant des unions avec une personne de même sexe, sont moins dignes de reconnaissance et de protection. C'est laisser entendre qu'elles sont jugées incapables de former des unions intimes marquées par l'interdépendance financière par rapport aux couples de sexe différent, indépendamment de leur situation réelle. […]

[je souligne]

[125]     Dans la société québécoise actuelle, plus du tiers des conjoints vivent en union de fait. En 2006, cela touchait 1,2 million de personnes. L'effet de l'article 585 C.c.Q., tel qu'il est actuellement rédigé, est donc d'exclure ces personnes d'un droit pourtant fondamental, soit « la capacité de subvenir à ses besoins financiers de base après une rupture » [70] puisqu'elles ne peuvent demander des aliments à un ex-conjoint après une séparation, et ce, peu importe la durée de l'union, que des enfants soient nés ou non de cette relation ou qu'une situation de dépendance économique se soit créée ou non.

[126]     À mon avis, lorsqu'il s'agit de déterminer le caractère discriminatoire de cette disposition du C.c.Q, il faut également considérer que la négation de ce droit entraîne des conséquences pour les enfants issus des unions de fait. Si un des parents se retrouve dans le besoin après une séparation, les enfants en subiront les contrecoups alors qu'ils n'ont rien à voir avec le type d'union choisie par leurs parents. Lorsque les parents étaient mariés ou unis civilement, l'enfant jouira, après une séparation ou un divorce, d'un environnement matériel meilleur que celui de l'enfant dont les parents vivaient en union de fait. Afin de protéger le conjoint de fait démuni, mais également les enfants nés de cette union, comme je l'explique davantage au paragraphe [145], c'est la cellule familiale, telle qu'on la connaît maintenant (qui inclut les unions de fait), qui doit bénéficier d'un recours alimentaire.

2.1.4   La conclusion

[127]     À la lumière des facteurs contextuels élaborés dans l'arrêt Law, je suis d'avis que l'omission du législateur québécois d'inclure les conjoints de fait à l'article 585 C.c.Q. crée une distinction réellement discriminatoire entre ces derniers et les conjoints mariés ou unis civilement. On peut raisonnablement conclure que cette distinction perpétue l’idée que les conjoints de fait sont moins dignes que les conjoints mariés ou unis civilement de bénéficier de l’article 585 C.c.Q. qui protège un droit fondamental, celui de satisfaire à des besoins financiers de base après une rupture. Pour ces motifs, je conclus que cette distinction est contraire au paragr. 15(1) de la Charte.

3.       l'exclusion des conjoints de fait de l'application de l'article 585 C.c.Q. est-elle justifiée en vertu de l'article premier de la Charte?

[128]     La Cour suprême, dans l'arrêt R. c. Oakes[71], a formulé le critère permettant de déterminer si des violations à la Charte sont raisonnables et justifiables dans une société libre et démocratique. Dans l'arrêt Egan c. Canada, la Cour l'explique ainsi[72] :

182      L'article premier permet que des violations de la Charte soient entérinées si elles sont raisonnables et justifiables dans une société libre et démocratique.  Le critère qui permet d'établir si une règle de droit constitue une « limite raisonnable » a pour la première fois été formulé par l'ancien juge en chef Dickson dans R. c. Oakes, précité, aux pp. 138 et 139.  L'atteinte à une garantie constitutionnelle sera validée à deux conditions.  Dans un premier temps, l'objectif de la loi doit se rapporter à des préoccupations urgentes et réelles.  Dans un deuxième temps, le moyen utilisé pour atteindre l'objectif législatif doit être raisonnable et doit pouvoir se justifier dans une société libre et démocratique.  Cette seconde condition appelle trois critères : (1) la violation des droits doit avoir un lien rationnel avec l'objectif législatif; (2) la disposition contestée doit porter le moins possible atteinte au droit garanti par la Charte, et (3) il doit y avoir proportionnalité entre l'effet de la mesure et son objectif de sorte que l'atteinte au droit garanti ne l'emporte pas sur la réalisation de l'objectif législatif.  Dans le contexte de l'article premier, il incombe toujours au gouvernement de prouver selon la prépondérance des probabilités que la violation peut se justifier.

[129]     Il revient donc au PGQ de prouver que l'atteinte au droit protégé par la Charte est justifiée.

3.1  Un objectif urgent et réel

[130]     L'intimé et le PGQ plaident que l'objectif de la distinction opérée par le législateur québécois entre l'union de fait et le mariage est celui de donner aux couples le choix de la structure juridique de leur relation. Favoriser ce libre choix constitue un objectif réel et urgent qui trouve appui dans les valeurs consacrées par la Charte.

[131]     L'appelante, pour sa part, soutient que, pour déterminer s'il y a un objectif urgent et réel, il faut cibler deux choses : 1) l'objectif de la loi dans son ensemble et celui des dispositions contestées; 2) l'objectif de l'omission[73].

[132]     Selon l'appelante, l'omission d'inclure les conjoints de fait est l'antithèse des principes de protection de la famille qu'incarne le Livre II du C.c.Q. dans son ensemble[74]. L'objectif poursuivi par le législateur ne peut être urgent et réel.

[133]     L'article 585 C.c.Q. se retrouve au Titre troisième du C.c.Q. intitulé « De l'obligation alimentaire ». Cette obligation ne touche pas uniquement les rapports entre conjoints mariés ou unis civilement, elle touche aussi les parents en ligne directe. L'objectif de ces dispositions dans leur ensemble est social. Il vise à répondre aux situations de dépendance financière qui existent dans les familles. On constate d'ailleurs, comme je l'ai déjà mentionné, que le législateur a modifié cette obligation pour suivre l'évolution de la famille québécoise[75].

[134]     À mon sens, pris isolément, c'est-à-dire uniquement en ce qui a trait à l'obligation alimentaire, l'objectif de donner le libre choix aux couples d'être soumis ou non à une obligation alimentaire va à l'encontre de celui de la loi sur cette question. L'omission par le législateur québécois est « à première vue l'antithèse des principes qu'incarne le texte dans son ensemble »[76].

[135]     L'objectif de la liberté de choix ne peut donc, dans les circonstances, être qualifié d'urgent et réel à l'égard de l'obligation alimentaire.

[136]     Par ailleurs, on peut également s'interroger sur le libre choix qu'exercent les conjoints lorsqu'ils décident de vivre en union de fait. Le législateur québécois, dans de nombreuses lois, envoie un message qui peut laisser croire qu'après une, deux ou trois années de vie commune, les conjoints de fait ont les mêmes droits et obligations que les conjoints mariés. C'est d’ailleurs ce qu'a constaté la professeure Hélène Belleau dans une étude réalisée auprès de trente couples mariés et trente couples vivant en union de fait[77] :

§  La majorité des conjoints de fait et des conjoints mariés pensent que les couples vivant en union de fait depuis quelques années, ou lorsqu'ils ont un enfant, ont les mêmes droits et obligations advenant une rupture. La confusion autour des droits et obligations des conjoints mariés et de ceux vivant en union de fait tient, semble-t-il, aux signaux contradictoires envoyés par l'État (reconnaissance de l'union de fait via les rapports d'impôt et des programmes sociaux variés).

[137]     En outre, si le mariage et l’union civile ne sont pas comme tels des « contrats », ils n’en constituent pas moins des actes juridiques basés sur le consentement des deux parties. Au contraire, le choix de ne pas se marier peut reposer sur une seule des parties. Son refus met fin au projet de mariage ou d’union civile, comme ce fut le cas en l’espèce. Contrairement au mariage, il est souvent difficile d’établir un moment précis où débute l’union de fait. L’engagement se consolide au fil du temps, de l’évolution de la relation et de la famille. Il me semble délicat de prétendre qu’un conjoint de fait qui renonce à une carrière pour s’occuper de la famille a librement choisi de se retrouver sans ressources financières si la relation prend fin. On ne peut donc conclure que la liberté de choisir est la même lorsqu’on compare l’union de fait, d’une part, et le mariage et l’union civile, d’autre part.

[138]     Toutefois, même si je considérais que l'objectif du libre choix des couples « se rapporte à des préoccupations urgentes et réelles dans une société libre et démocratique »[78], je conclurais que l'omission d'inclure les conjoints de fait ne constitue pas une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer.

3.2  L'analyse de la proportionnalité

[139]     L'intimé et le PGQ devaient établir que le moyen choisi pour atteindre l'objectif est raisonnable et que sa justification peut se démontrer. Selon les enseignements de la Cour suprême dans l'arrêt Oakes, cela nécessite « une sorte de critère de proportionnalité »[79], lequel comporte trois éléments importants : un lien rationnel, l'atteinte minimale et la proportionnalité entre l'effet de la mesure et l'objectif.

 

3.2.1   Le lien rationnel

[140]     À cette étape, l'intimé et le PGQ doivent établir un lien rationnel entre l'objectif de l'article 585 C.c.Q. et la mesure adoptée, soit l'omission d'inclure les conjoints de fait à cette disposition[80]. Or, comme nous l'avons vu, l'objectif de cet article ne concerne pas seulement les effets du mariage et de l'union civile. Le législateur ne peut prétendre que favoriser le libre choix des conjoints quant au régime juridique qui leur est applicable va jusqu'à permettre d'exclure les conjoints de fait de la protection sociale qu'offre l'article 585 C.c.Q. aux membres de la cellule familiale. Puisque ce n'est pas une obligation de nature contractuelle, mais qu'elle est plutôt fondée sur la solidarité familiale, la liberté de choix ne saurait être un argument déterminant.

[141]     Je conclus donc qu'il n'existe pas de lien rationnel entre l'omission d'inclure les conjoints de fait à l'article 585 C.c.Q. et l'objectif du législateur.

3.2.2   L'atteinte minimale

[142]     Puisque l'article 585 C.c.Q. empiète sur le droit à l'égalité consacré par la Charte, le PGQ doit démontrer que la disposition législative ne constitue qu'une atteinte minimale à ce droit.

[143]     Considérant que l'objectif du législateur québécois est de préserver la liberté de choix pour les couples en ce qui concerne le régime juridique qui leur est applicable, je suis d'avis que l'omission d'inclure les conjoints de fait dans l'article 585 C.c.Q. ne constitue pas une atteinte minimale.

[144]     En effet, l'obligation alimentaire vise à combler les besoins de base des membres d'une famille. L'article 585 C.c.Q. assure à ces personnes qu'elles pourront réclamer d'un tribunal, selon les critères édictés à l'article 587 C.c.Q., des aliments, et ce, en raison de la solidarité sociale qui doit exister au sein d'une famille. À mon avis, exiger que les conjoints de fait se prévalent de l'union civile ou encore qu'ils conviennent d'une convention de cohabitation pour obtenir des aliments à la suite d'une rupture fait abstraction de la réalité sociale au Québec en matière de conjugalité. Le législateur ne peut priver plus du tiers des couples québécois de ce droit de réclamer des aliments devant un tribunal en imposant aux conjoints de fait le fardeau de contracter, pour pouvoir bénéficier de la protection fondamentale qu'offre l'article 585 C.c.Q., ce qui est contraire à la nature même et à la source de cette protection.

[145]     Par ailleurs, il me paraît important de considérer que les enfants issus de ces unions sont également susceptibles de souffrir de cette discrimination à l'égard de leurs parents. Comme l'a plaidé l'intervenante, lors de la séparation de conjoints vivant en union libre, un des parents (par exemple une mère qui est demeurée au foyer pour prendre soin des enfants) peut se retrouver dans une situation financière précaire et sans revenu. Si elle obtient la garde des enfants, elle ne disposera que de la pension alimentaire versée par le père pour ces derniers afin de subvenir également à ses besoins. Si on utilise l'exemple d'un revenu familial de 75 000 $, gagné par le père, la mère obtiendrait une pension alimentaire annuelle de 12 300 $ pour deux enfants si elle en a la garde exclusive et de 6 150 $ par année si la garde est partagée entre les parents. La situation serait totalement différente dans le cas d'un couple marié, car la mère, outre le partage des biens, se verrait attribuer une pension pour assurer ses besoins alimentaires.

[146]     On peut facilement conclure, avec cet exemple, que la discrimination envers les conjoints de fait est non seulement inéquitable envers le conjoint dépendant financièrement, mais également envers des enfants qui verront leur niveau de vie grandement affecté lorsqu'ils seront sous la garde de leur mère. Il ne s'agit donc pas d'une atteinte minimale[81].

3.2.3   La proportionnalité entre l'effet de la mesure et l'objectif

[147]     La Cour suprême, dans l'arrêt Dagenais c. Société Radio-Canada, mentionne qu'il « doit y avoir proportionnalité entre les effets préjudiciables des mesures et leurs effets bénéfiques »[82]. En l'espèce, les effets préjudiciables de la mesure sont importants. Ils affectent non seulement le conjoint de fait le plus vulnérable, lors d'une séparation, mais également ses enfants. En outre, les préjudices subis vont à l'encontre de l'objectif du C.c.Q., en matière alimentaire, qui est d'assurer la protection de la famille et de ses membres.

[148]     Par ailleurs, puisque le droit dont il est ici question est celui de demander à l'autre conjoint des aliments et non celui d'en obtenir pour la seule raison qu'une union de fait a existé, la protection offerte par l'article 585 C.c.Q. n'aura aucun effet sur les conjoints véritablement égaux sur le plan économique. Seules les unions de fait où un des conjoints est vulnérable ou dépendant économiquement seront touchées par l'application de cette disposition.

4.       la conclusion sur l'article 1 de la charte

[149]     Je conclus donc que l'omission d'inclure les conjoints de fait dans l'article 585 C.c.Q. n'est pas justifiée en vertu de l'article 1 de la Charte.

 

5.       la réparation

[150]     L'appelante plaide que l'article 24 de la Charte et l'article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982[83] doivent recevoir une interprétation libérale afin que des réparations complètes, adaptées et efficaces soient accordées.

[151]     En l'espèce, selon l'appelante, l'interprétation large (reading in) de l'article 585 C.c.Q. est la réparation appropriée. Cela aurait pour conséquence que, sans l’intervention du législateur, l’article 585 C.c.Q. serait alors réputé inclure les conjoints de fait. Subsidiairement, elle suggère que cet article soit déclaré invalide et que la déclaration soit suspendue pour une courte période. Dans ce dernier cas, elle demande à être exemptée de la suspension et réclame une réparation immédiate.

[152]     L'intimé et le PGQ font pour leur part valoir que la seule réparation possible est une déclaration d'invalidité avec suspension des effets, sans que l'appelante ait droit à une exemption. Par ailleurs, l'appelante ne peut obtenir une réparation en vertu de l'article 24 de la Charte.

[153]     La réparation généralement appropriée, en vertu de l'article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, lorsque la portée d'une loi est jugée trop limitative selon le paragraphe 15(1) de la Charte, est la déclaration d'inconstitutionnalité et son annulation. Toutefois, puisqu'aucun droit ne subsiste après cette annulation, la déclaration est en pratique suspendue pour laisser au législateur le temps d'élaborer une solution constitutionnelle et empêcher que des personnes perdent des droits. À mon avis, c'est la réparation appropriée dans les circonstances. Il reviendra au législateur de déterminer comment préserver le droit à l'égalité des conjoints de fait en matière d'obligation alimentaire. Ce fut d'ailleurs la solution retenue par la Cour suprême dans l'arrêt M. c. H.[84]. L'article 585 C.c.Q., qui est déclaré inconstitutionnel, est une disposition fort importante en droit de la famille, avec laquelle les tribunaux québécois auront à travailler quotidiennement. C'est au législateur, bénéficiant de l'éclairage des débats publics qui ne manqueront pas de se tenir sur cette question, qu'il revient de définir l'expression « conjoints de fait » et d'harmoniser, au besoin, d'autres dispositions du C.c.Q. Il pourrait également décider de profiter de l'occasion pour revoir l'ensemble des droits et obligations des conjoints de fait.

[154]     Par ailleurs, il n'y a pas lieu d'accorder à l'appelante une réparation en vertu de l'article 24 de la Charte pour qu'elle puisse entreprendre un recours alimentaire pendant la période de la suspension de la déclaration d'invalidité. En effet, puisque je propose que la déclaration d'invalidité soit temporairement suspendue, cela aurait pour conséquence de lui donner un effet rétroactif. La Cour suprême, sur cette question, écrit ceci[85] :

Il y aura rarement lieu à une réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte en même temps qu'une mesure prise en vertu de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982.  Habituellement, si une disposition est déclarée inconstitutionnelle et immédiatement annulée en vertu de l'art. 52, l'affaire est close.  Il n'y aura pas lieu à une réparation rétroactive en vertu de l'art. 24.  Par conséquent, si l'effet de la déclaration d'invalidité est temporairement suspendu, il n'y aura pas non plus souvent lieu à une réparation en vertu de l'art. 24.  Permettre une réparation fondée sur l'art. 24 pendant la période de suspension équivaudrait à donner un effet rétroactif à la déclaration d'invalidité.  Enfin, si un tribunal décide de donner une interprétation atténuée ou une interprétation large, une réparation fondée sur l'art. 24 ne ferait probablement qu'accorder le même redressement que celui découlant de la mesure déjà prise par les tribunaux.

[155]     En conclusion, je suis d'avis que la réparation appropriée est une déclaration d'invalidité de l'article 585 C.c.Q., mais que cette dernière doit être suspendue pour une période de 12 mois, sans qu'il y ait d'exemption prononcée en faveur de l'appelante.

question 4

L'APPELANTE A-T-ELLE DROIT DE RÉCLAMER, À TITRE DE RÉPARATION AU SENS DE L'ARTICLE 24 DE LA CHARTE CANADIENNE DES DROITS ET LIBERTÉS, LE REMBOURSEMENT DE SES FRAIS D'EXPERTS ET LES FRAIS EXTRAJUDICIAIRES ENCOURUS POUR FAIRE VALOIR SES DROITS CONSTITUTIONNELS?

[156]     Invoquant l'article 24 de la Charte, l'appelante plaide que la condamnation aux dépens est une forme de réparation.

[157]     À ce titre, en première instance, elle a demandé à la juge de lui octroyer 1 498 490,58 $, soit 1 153 793,50 $ pour les honoraires extrajudiciaires encourus au 8 janvier 2009 et 344 697,08 $ pour le coût des expertises produites.

[158]     La juge a refusé cette demande. Elle a considéré que les articles 477 et 480  C.p.c. ne permettent pas l'octroi de dépens autres que ceux prévus au Tarif des honoraires judiciaires des avocats[86] (Tarif) en vigueur. En outre, seul l'abus de droit d'ester en justice peut être sanctionné par des dommages équivalant aux honoraires extrajudiciaires engagés par une partie.

[159]     Quant à l'article 24 de la Charte, la juge est d'avis qu'il ne constitue pas une source de droit substantive et que la réparation doit être prévue par la législation[87].

[160]     La juge ajoute que l'appelante ne peut réclamer des honoraires payés par un tiers, ce qui est le cas en l'espèce. L'obligation morale, que l'appelante invoque, de rembourser la personne qui paie les frais et les honoraires n'est pas sanctionnée par le droit.

[161]     Sans qu'il soit nécessaire de se prononcer sur cette dernière question, j'estime que l'appelante n'a pas droit au remboursement des honoraires extrajudiciaires.

[162]     Au Québec, comme la juge l'a souligné, ce sont les articles 477 et 480 C.p.c. qui permettent au tribunal, conformément au Tarif, d'accorder les dépens. Par ailleurs, puisqu'il n'est pas question ici d'abus d'ester en justice, l'exception élaborée par notre cour dans l'arrêt Viel c. Entreprises immobilières du terroir ltée[88] ne trouve pas application.

[163]     En ce qui concerne les frais d'experts, il y a lieu d'accorder 25 000 $ à l'appelante puisque certains rapports ont été utiles à la solution du litige.

V -    la conclusion

[164]     Je propose donc d'accueillir en partie l'appel, d’infirmer le jugement de première instance, de déclarer inopérant pour cause d'invalidité l'article 585 C.c.Q. puisqu'il viole le paragraphe 15(1) de la Charte et de suspendre pour 12 mois la déclaration d'invalidité, avec dépens contre l’intimé et le PGQ tant en première instance qu'en appel, incluant 25 000 $ pour les frais d'experts.

 

 

 

 

JULIE DUTIL, J.C.A.



 

 

MOTIFS DU JUGE BEAUREGARD

 

 

[165]     Je conclus comme ma collègue Dutil sur la question principale, mais je suggère humblement une autre façon de régler le problème.

[166]     Au Québec, lorsque deux époux cessent de faire vie commune, ils ont des droits et obligations en matière d'aide alimentaire : l'ex-époux qui en a besoin a droit à des aliments de la part de l'autre qui a les moyens de les fournir.

[167]     En revanche, lorsque deux conjoints de fait cessent de faire vie commune, l'ex-conjoint qui a en a besoin n'a pas ce même droit; ceci, bien que les ex-conjoints aient vécu comme des gens mariés, qu'ils aient même eu des enfants ensemble et que, à cette fin, l'un des conjoints ait renoncé à une carrière et se retrouve démuni lors de la rupture de l'union, alors que l'autre s'est enrichi pécuniairement ou autrement à ses dépens[89].

[168]     Rien d'étonnant à cela affirment certains. Dans le premier cas, les conjoints ont été mariés. De ce fait ils se sont vu accorder des droits auxquels ils ne peuvent renoncer et imposer des obligations auxquelles ils ne peuvent se soustraire. Dans le second, ils n'ont pas été mariés. De ce fait, puisque la loi est muette quant aux droits et obligations des conjoints de fait, ceux-ci évitent d'être traités comme les gens mariés et d'être régis par les dispositions d'ordre public. Il suffit de ne pas officialiser son union de fait pour éviter d'être éventuellement appelé à fournir des aliments  à son conjoint qui serait devenu dans le besoin.

[169]     Sauf le respect que je dois à ceux qui pensent ainsi, je suis d'avis que, au moins en matière du droit à des aliments, les conjoints de fait font l'objet d'un traitement discriminatoire en violation du premier paragraphe de l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés et qui n'est pas justifié en application de l'article 1 de cette charte. Il n'y a pas ici innovation de notre part puisque, déjà en 1998 dans l'affaire Rossu[90], la Cour d'appel de l'Alberta décidait de la même façon que nous le faisons dans le présent dossier.

[170]     Le premier paragraphe de l'article 15 dispose qu'on ne peut priver une personne d'un avantage qu'offre une loi en faisant une distinction fondée notamment sur la race, l'origine sociale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques.

[171]     Comme l'indique le mot « notamment », cette liste n'est pas exhaustive.

[172]     Il est évident qu'une distinction faite sans un motif quelconque constitue de la discrimination. Ainsi, si une loi disposait que l'avantage qu'elle offre au départ à tous ne sera pas accordé à telle ou telle personne, et cela, sans donner de motifs, ou que l'avantage sera ou ne sera pas accordé selon le bon plaisir d'un fonctionnaire, la loi serait source de discrimination. Ce n'est évidemment pas le cas ici.

[173]     Il en est de même d'une distinction faite pour un motif artificiel, c'est-à-dire un motif qui ne peut rationnellement justifier la distinction. Ainsi, si la loi disposait que l'aide sociale ne sera offerte qu'aux personnes nées au cours d'un mois de 31 jours ou que les personnes nées une année paire ne pourraient être propriétaires d'une maison résidentielle, il y aurait manifestement présence de discrimination.

[174]     Je suis d'avis qu'est artificielle la distinction faite par le législateur lorsqu'il offre ou refuse d'offrir le droit à des aliments à une personne qui a vécu avec une autre et qui a subi un préjudice du fait de l'union et de son échec, selon que cette personne est un ex-époux ou un ex-conjoint de fait.

[175]     La distinction est artificielle parce que, en vérité, la raison fondamentale de l'obligation de l'ex-époux qui en a les moyens de fournir des aliments à son ex-conjoint qui en a besoin naît non pas du fait que ces ex-conjoints ont officialisé leur union, mais du fait que, pour avoir vécu avec une autre personne et connu une rupture de la relation, l'un des ex-conjoints qui s'est sacrifié au profit de l'autre se retrouve dans le besoin. Fondamentalement l'obligation de fournir des aliments est non seulement une mesure d'équité envers l'ex-époux démuni, mais une mesure sociale qui contribue à l'ordre public, qui est d'ordre public et à laquelle, en conséquence, on ne peut pas se soustraire par contrat. La mesure est d'ordre public parce que, singulièrement, le législateur veut éviter qu'un ex-époux démuni, par suite du mariage et de son échec, soit à la charge de l'État plutôt qu'à celle de l'ex-époux qui a les moyens de lui fournir des aliments.

[176]     Il est manifeste que, si l'institution du mariage n'avait jamais existé au Québec et que les conjoints avaient vécu en union de fait, le législateur, pour corriger les iniquités à l'endroit du conjoint démuni lors d'une rupture et éviter un désordre social, aurait adopté le régime du droit à des aliments. De la même façon, si jamais dans le futur les couples vivant en union de fait surpassaient en nombre les couples qui se marient, il est manifeste que, devant l'existence de conjoints démunis par suite de la rupture de l'union et le désordre social, le législateur adopterait le régime du droit à des aliments.

[177]     Bref, en vérité, ce n'est pas parce qu'un conjoint a déjà été marié qu'il a droit à des aliments; c'est parce qu'il se trouve démuni pour avoir vécu dans un état de dépendance envers une autre personne.

[178]     En conséquence, lorsque le législateur fait de l'existence antérieure d'un mariage ou d'une union civile une condition au droit de réclamer des aliments, il fait une distinction qui nie la raison d'être du droit à des aliments et qui viole le droit à l'égalité pour des personnes qui sont dans la même situation réelle, même si, juridiquement, cette situation est différente.

[179]     L'appelante propose que cette distinction résulte du fait qu'historiquement il était rare que deux personnes vivent en couple sans qu'il y ait eu une cérémonie de mariage et du fait que le législateur n'a pas voulu jusqu'ici reconnaître pleinement qu'aujourd'hui une proportion importante des couples vivent en union libre. L'exception résulterait peut-être aussi d'un préjugé défavorable à l'endroit de l'union de fait, mais elle résulterait plus sûrement d'un préjugé favorable à l'endroit de l'institution du mariage. Bien que le droit pour deux personnes de vivre ensemble sans avoir à s'épouser soit un droit fondamental et qu'il arrive que l'un des conjoints de fait vive dans un état de dépendance autant que l'un des conjoints mariés, le législateur a négligé d'enlever cette condition voulant que, pour avoir droit à des aliments, on doit avoir officialisé son union. Il a jusqu'ici refusé de se défaire de ce stéréotype en faveur du mariage et en défaveur de l'union de fait sans bien constater que, ce faisant, sans le vouloir, il invitait les gens à ne pas se marier et à éluder leurs obligations morales. Sans bien constater aussi que, ce faisant, il anéantissait en grande partie les effets des mesures d'ordre public qu'il avait adoptées afin que les ex-conjoints dans le besoin puissent recevoir des aliments sans devoir recourir à l'État.

[180]     Le procureur général défend bien qu'on puisse dire que le législateur a un préjugé en faveur du mariage. Il avance qu'au contraire la distinction qu'il fait entre les droits et obligations des gens mariés et les droits et obligations des conjoints de fait a un but noble : la liberté de choix accordée au couple d'être lié ou de ne pas l'être par des obligations qui sont celles des gens mariés.

[181]     À mon avis, si certains ont pu avoir ce but en tête, le désir d'offrir le libre choix et le libre choix lui-même ne sauraient rendre la distinction moins discriminatoire, ou la justifier en application de l'article 1 de la Charte.

[182]     Si mes collègues et moi avons raison de dire qu'en matière d'aliments la Charte exige que les conjoints de fait aient les mêmes droits et obligations que les personnes mariées, le désir du législateur qu'il en soit autrement ne ferait que démontrer que la distinction discriminatoire est non seulement un effet indésirable de la loi, mais un effet expressément voulu.

[183]     D'autre part, ce n'est pas parce que le législateur offre un choix entre officialiser une union et ne pas le faire que les conséquences juridiques spécifiques qu'il attache à chaque régime ne peuvent pas être discriminatoires. Or, en la matière, les conséquences juridiques sont discriminatoires parce que, comme je l'ai déjà dit, le fait qu'un couple a ou n'a pas officialisé son union est un facteur artificiel lorsqu'il s'agit de savoir si un conjoint a droit de réclamer des aliments de l'autre. Le facteur important est le fait que le premier conjoint, pour toutes sortes de raisons (avoir porté des enfants par exemple) a vécu dans un état de dépendance économique par rapport à l'autre. L'affirmation que la conclusion à laquelle nous arrivons est erronée parce qu'elle brime la liberté de choisir entre deux options offertes par la loi en matière d'aliments ne fait pas avancer le débat puisque la question est justement de savoir si cette liberté de choix viole le premier paragraphe de l'article 15 de la Charte.

[184]     En tout état de cause, à moins d'entretenir un préjugé en faveur du mariage, le législateur agirait d'une façon illogique en offrant aux futurs conjoints le libre choix dont parle le procureur général. Désirant, d'une part, éviter le mal résultant non pas de la rupture du mariage lui-même, mais du fait que l'un des conjoints mariés se retrouve démuni lors d'une rupture de la vie commune, le législateur, du même souffle, voudrait offrir une immunité au conjoint de fait qui laisse son partenaire démuni lors de la rupture de l'union. La théorie du libre choix voudrait que le législateur ait désiré qu'un conjoint soit libéré à l'avance des obligations morales qu'il se créerait en profitant des avantages d'une vie à deux aux dépens de son partenaire. Ceci, alors que le droit à des aliments est une mesure qui est certes à l'avantage du conjoint démuni, mais qui est aussi une institution d'ordre public à laquelle on ne peut renoncer.

[185]     On ne peut donc conclure que c'est, sans avoir un préjugé favorable à l'endroit du mariage, que le législateur a voulu que l'institution à portée sociale et d'ordre public qu'est le droit aux aliments n'existe pas pour un nombre important de couples et a voulu que des conjoints de fait (surtout des femmes) soient lésés au profit d'un ex-conjoint inéquitable.

[186]     Si véritablement le législateur voulait offrir le choix entre s'exposer à payer des aliments et ne pas s'exposer à une telle obligation, pourquoi n'offre-t-il pas ce même choix aux personnes qui désirent avoir une cérémonie de mariage?

[187]     Si le législateur pouvait permettre que les conjoints de fait ne soient pas assujettis à l'obligation de fournir des aliments alors que les gens mariés le sont, les gens mariés, qui seront bientôt minoritaires, pourraient à leur tour prétendre qu'ils font l'objet d'une mesure discriminatoire.

[188]     D'aucuns voudraient prétendre que, en concluant comme nous le faisons, nous faisons preuve de paternalisme. Il s'agit d'une formule qui ne fait pas avancer le débat puisqu'elle ne répond pas à l'argument qui, à tort ou à raison, veut que les conjoints de fait, en application du premier paragraphe de l'article 15 de la Charte, aient les mêmes droits et obligations que les personnes mariées en matière d'aliments. Ceci du fait que, comme je l'ai déjà mentionné, la raison fondamentale de l'obligation alimentaire naît non pas du fait que les ex-conjoints avaient officialisé leur union, mais du fait que, pour avoir vécu avec une autre personne et connu une rupture de la relation, l'un des ex-conjoints qui s'est sacrifié au profit de l'autre se retrouve dans le besoin. Ne fait pas avancer le débat non plus l'argument voulant que notre arrêt aurait, selon certains, des effets soi-disant néfastes.

[189]     On ne peut plaider que, puisque chacun a le droit de se marier ou de s'unir civilement, les conjoints de fait démunis après une rupture et qui n'ont pas le droit de réclamer des aliments ne sauraient prétendre faire l'objet d'un traitement discriminatoire puisqu'ils n'auraient eu qu'à officialiser leur union. Comme le droit de vivre en union libre est un droit fondamental, c'est bafouer ce droit que de dire que, si vous voulez avoir droit à des aliments, officialisez votre union. D'ailleurs, pour se marier ou s'unir civilement il faut le consentement des deux conjoints de fait. La loi doit-elle priver d'un avantage une personne qui ne réussit pas à convaincre son conjoint d'officialiser l'union et offrir une immunité au conjoint qui désire vivre maritalement sans assumer les obligations morales résultant de son choix de vie?

[190]     On ne saurait dire non plus que, si la thèse de l'appelante est la bonne, la loi marierait les gens contre leur gré. La formule est percutante, mais ce n'est pas du tout le cas : chacun est libre de rester célibataire, de se marier, de s'unir civilement ou de vivre maritalement. Si une personne choisit de ne pas se marier, mais décide tout de même de vivre maritalement, elle ne saurait être dispensée par le législateur de l'obligation alimentaire qui, dans l'absolu, naît non pas du mariage, mais du fait de vivre en couple. Autrement il y a traitement discriminatoire. La liberté doit résider dans le choix entre vivre maritalement et ne pas vivre maritalement; non pas entre assumer les conséquences de son choix de vie et les éviter d'une façon artificielle.

[191]     Les analogies sont toujours boiteuses, mais, en disposant que celui qui signe un bail pour l'occupation d'un immeuble doit payer un loyer, la loi ne manque pas d'ajouter que celui qui occupe un immeuble sans avoir signé de bail doit payer la valeur de son occupation. Si deux personnes, sans s'être dites associées, se conduisent comme des associées, elles ne sauraient prétendre ne pas avoir les obligations que le droit civil impose aux membres d'une société.

[192]     Si la thèse que je viens humblement de défendre est bien fondée, on pourrait prétendre avec un certain aplomb que priver les conjoints de fait du droit, entre autres, au partage du patrimoine familial constitue également un traitement discriminatoire.

[193]     Si, en matières commerciales, chacun est libre d'organiser ses affaires à son gré, s'il ne cause pas un préjudice à autrui (e.g. choisir de tirer des dividendes d'une société par actions plutôt que de se faire payer un salaire), en matière de relations humaines, eu égard à l'article 15(1) de la Charte, la loi ne pourrait permettre que celui ou celle qui choisit de vivre maritalement élude les autres obligations pécuniaires des gens mariés qui sont d'ordre public.

[194]     Mais la prétention serait non fondée sous l'éclairage de l'arrêt de la Cour suprême dans l'affaire Nouvelle-Écosse (p.g.) c. Walsh, [2002] 4 R.C.S. 325 . L'appelante a beau nous signaler que, selon le droit néo-écossais, le « patrimoine familial » est constitué de biens supplémentaires à ceux du patrimoine familial du régime québécois, que chacun des ex-époux a un droit de propriété dans les biens du « patrimoine familial » alors qu'ici l'ex-époux qui n'est pas le propriétaire d'un bien qui fait partie du patrimoine familial n'a droit qu'à une partie de la valeur de ce bien et, enfin, qu'en Nouvelle-Écosse les futurs époux ont le droit de s'exclure du régime du  « patrimoine familial[91] », alors qu'au Québec les futurs époux n'ont pas ce droit, elle ne me persuade pas que ces raisons sont suffisantes pour que nous ne suivions pas l'arrêt Walsh.

[195]     Ma collègue Dutil, qui partage ma conclusion qu'en matière d'aliments les conjoints de fait subissent un traitement discriminatoire, déclare invalide l'article 585 C.c.Q., mais elle suspend l'effet de cette déclaration durant douze mois.

[196]     Pour ma part, étant donné que durant ces douze mois de nombreux conjoints de fait souffriront d'un manque d'aliments, que la mesure que je suggère ne coûtera rien au trésor public ni ne causera de préjudice aux conjoints mariés ou unis civilement et que la mesure de réparation ne peut être autre que d'accorder aux conjoints de fait le droit aux aliments accordé aux gens mariés, je suggère simplement que, jusqu'à ce que le législateur intervienne, l'article 585 C.c.Q. et, aux fins de concordance, l'article 511 C.c.Q. soient ainsi interprétés :

Art. 585

Les conjoints de même que les parents en ligne directe au premier degré se doivent des aliments.

Art. 511

Au moment où il prononce la séparation de corps ou constate la rupture d'une union de fait, ou postérieurement, le tribunal peut ordonner à l'un des époux ou à l'un des conjoints de fait de verser des aliments à l'autre.

[197]     Si je ne renvoie pas la solution du problème au législateur, c'est que, à mon avis, il n'y a pas de débat à faire sur la définition de ce que sont des conjoints de fait puisque, justement, il s'agit d'une question de fait qui doit être déterminée par le tribunal à l'aide, au besoin, des présomptions mentionnées dans l'article 61.1 de la Loi d'interprétation, L.R.Q., c. I-16, lequel dispose en partie comme suit : 

61.1. […]

[…] Sont des conjoints de fait deux personnes, de sexe différent ou de même sexe, qui font vie commune et se présentent publiquement comme un couple, sans égard, sauf disposition contraire, à la durée de leur vie commune. Si, en l'absence de critère légal de reconnaissance de l'union de fait, une controverse survient relativement à l'existence de la communauté de vie, celle-ci est présumée dès lors que les personnes cohabitent depuis au moins un an ou dès le moment où elles deviennent parents d'un même enfant.

[198]     Dire qu'une union de fait n'existe qu'après un ou deux ou trois ans de cohabitation c'est déjà faire de la discrimination puisqu'un tribunal peut très bien arriver à la conclusion que deux conjoints qui vivent en union de fait depuis seulement quelques mois doivent être considérés comme avoir vécu maritalement assez longtemps pour qu'un conjoint puisse avoir droit à des aliments de la part de l'autre.

[199]     La façon dont je suggère de lire les deux articles 585 et 511 C.c.Q. ne serait en vigueur qu'à compter de la date de notre arrêt.

[200]     L'appelante ne peut obtenir le remboursement d'honoraires extrajudiciaires; non pas parce que quelqu'un les a jusqu'ici réglés pour elle, mais parce que l'adoption d'une loi inconstitutionnelle ne donne lieu à aucune forme de dommages-intérêts contre le Trésor public.

[201]     Je n'accorderais pas non plus le remboursement des honoraires payés à des experts puisque le débat, tel qu'il fut limité devant nous, en était un en droit qui n'exigeait pas la présentation d'éléments de preuve.

[202]     L'appelante aura droit aux frais judiciaires, tant en Cour supérieure qu'ici, contre le procureur général du Québec seulement. Sans statuer sur le droit de l'appelante de tenter d'obtenir des honoraires spéciaux en application de l'article 15 du Tarif des honoraires judiciaires des avocats, je préciserais que les honoraires sont ceux prévus pour la classe II-B.

[203]     Je propose de renvoyer le dossier à la Cour supérieure qui continuera l'étude de la requête de l'appelante et qui statuera sur les honoraires judiciaires comme si la procédure de l'appelante n'avait pas été interrompue par le débat sur la question d'ordre constitutionnel.

 

 

 

 

MARC BEAUREGARD, J.C.A.

 



[1]     Art. 585, 401-413, 414-426, 427-430, 432, 433, 448-484 C.c.Q.

[2]     Zheng Wu, Cohabitation : A socially protected institution, Département de Sociologie, Université de Victoria, 28 février 2008, p. 9; Statistique Canada, « Portrait de famille : continuité et changement dans les familles et les ménages du Canada en 2006 », Recensement 2006, Familles et Ménages, n97-553-XIF au catalogue, en ligne : www.statcan.gc.ca.

[3]     Céline Le Bourdais et Évelyne Lapierre-Adamcyk, avec la collaboration de Philippe Pacaut, « Changes in Conjugal Life in Canada : Is Cohabitation Progressively Replacing Marriage? », (2004) 66 Journal of Marriage and Family, p. 929, à la page 934; Hélène Belleau, Rapport rédigé pour Goldwater, Dubé, Version mise à jour, Montréal, Institut national de la recherche scientifique, Urbanisation, Culture et Société, mars 2008, à la page 1 (La mise à jour est d'un rapport de la même auteure daté du 31 octobre 2007); Institut de la Statistique du Québec, La diffusion des naissances hors mariage, 1950-2003, La situation démographique au Québec, Bilan 2004.

[4]     L'appelante a également disposé d'un budget de 500 000 $ pour les rénovations de cette maison.

[5]     Statistique Canada, supra, note 2.

[6]     Institut de la Statistique du Québec, supra, note 3.

[7]     Loi sur le mariage civil, L.C. 2005, c. 33.

[8]     Loi constitutionnelle de 1867 (R.-U.), 30 & 31 Vict., c. 3.

[9]     Renvoi relatif au mariage entre personnes de même sexe, [2004] 3 R.C.S. 698 , 2004 CSC 79 , paragr. 17, 18 et 33.

[10]    Loi sur le mariage civil, supra, note 7.

[11]    Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143 , 164-169 [Andrews].

[12]    Law c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497 [Law].

[13]    R. c. Kapp, [2008] 2 R.C.S. 483 , 2008 CSC 41 [Kapp].

[14]    Nouvelle-Écosse (Procureur général) c. Walsh, [2002] 4 R.C.S. 325 , 2002 CSC 83 [Walsh].

[15]    Ibid., paragr. 55.

[16]    Ibid., paragr. 43.

[17]    Jugement de première instance, paragr. 262.

[18]    Ibid., paragr. 263.

[19]    Alain Roy, L'évolution de la politique législative de l'union de fait au Québec - Analyse de l'approche autonomiste du législateur québécois sous l'éclairage du droit comparé. Rapport soumis à Me Benoît Belleau, Montréal, Faculté de droit de l'Université de Montréal, 30 juin 2008.

[20]    R. c. Spence, [2005] 3 R.C.S. 458 , 2005 CSC 71 , paragr. 68 et 69.

[21]    Art. 401-413, 414-426, 427-430, 432, 433, 448-484 C.c.Q.

[22]    Walsh, supra, note 14.

[23]    Maintenance and Custody Act, R.S.N.S. 1989, c. 160.

[24]    Matrimonial Property Act, R.S.N.S. 1989, c. 275.

[25]    Jugement de première instance, paragr. 240; Walsh, supra, note 14, paragr. 35.

[26]    Walsh, ibid., paragr. 50 et 54.

[27]    Walsh, supra, note 14, paragr. 55.

[28]    Alain Roy, supra, note 19.

[29]    Jugement de première instance, paragr. 270.

[30]    Walsh, supra, note 14, paragr. 58-60.

[31]    Walsh, supra, note 14, paragr. 203 et 204.

[32]    Kapp, supra, note 13, paragr. 17.

[33]    Kapp, supra, note 13, paragr. 22-24.

[34]    M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3 , paragr. 46.

[35]    Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418 [Miron].

[36]    Law, supra, note 12, paragr. 58.

[37]    Hodge c. Canada (Ministre du Développement des ressources humaines), [2004] 3 R.C.S. 357 , 2004 CSC 65 , paragr. 21.

[38]    Walsh, supra, note 14, paragr. 39.

[39]    Walsh, supra, note 14, paragr. 41.

[40]    Edith Deleury et Marlène Cano, « Le concubinage au Québec et dans l'ensemble du Canada. Deux systèmes juridiques, deux approches », dans Jacqueline Rubellin-Devichi (dir.), Des concubinages dans le monde, Paris, Éditions du C.N.R.S., 1990, p. 85, aux pages 88 et 89.

[41]    Alain Roy, supra, note 19, p. 7-9.

[42]    Rapport du Comité interministériel sur les unions de fait, Québec, juin 1996.

[43]    Voir : Family Law Act, R.S.O. 1990, c. F-3 (Ontario); Family Services Act, S.N.B. 1980, c. F-2.2 (Nouveau-Brunswick); Family Maintenance Act, R.S.M. 1987, c. F-20 (Manitoba); Maintenance and Custody Act, R.S.N.S. 1989, c. 160 (Nouvelle-Écosse); Family Relations Act, R.S.B.C. 1996, c. 128 (Colombie-Britannique); Family Law Act, R.S.N.L. 1990, c. F-2 (Terre-Neuve-et-Labrador); Family Maintenance Act, 1997, S.S. 1997, c. F-6.2 (Saskatchewan); Domestic Relations Act, R.S.A. 2000, c. D-14 (Alberta); Family Law Act, S.P.E.I. 1995, c. 12 (Île-du-Prince-Édouard); Family Law Act, S.N.W.T. 1997, c. 18 (Territoires du Nord-Ouest); Family Property and Support Act, R.S.Y, 2002 c. 83 (Yukon).

[44]    Voir par exemple les articles 15, 555 et 1938 C.c.Q.

[45]    Michel Tétrault, Droit de la famille, volume 1 : Le mariage, l'union civile et les conjoints de fait, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2010, p. 853.

[46]    M. c. H., supra, note 34, paragr. 69.

[47]    Loi sur le droit de la famille, L.R.O. 1990, c. F.3.

[48]    M. c. H., supra, note 34, paragr. 54.

[49]    Benoît Moore, « Variations chromatiques : l'union de fait entre noir et blanc », dans Générosa Bras Miranda et Benoît Moore (dir.), Mélanges Adrian Popovici : Les couleurs du droit, Montréal, Éditions Thémis, 2010, p. 97, aux pages 101 et s.

[50]    Ibid., p. 117.

[51]    Law, supra, note 12, paragr. 88(9)(B).

[52]    Walsh, supra, note 14, opinion du juge Gonthier, paragr. 204.

[53]    Supra, note 43.

[54]    Jean Pineau et Marie Pratte, La famille, Montréal, Éditions Thémis, 2006, p. 773.

[55]    Office de révision du Code civil, Rapport sur le Code civil du Québec - Volume II : Commentaires - tome 1, livres 1 à 4, Québec, Éditeur officiel du Québec, 1977, p. 207.

[56]    Article 336 : L'obligation alimentaire existe : 1. entre époux; 2. entre parents en ligne directe. Office de révision du Code Civil, Rapport sur le Code civil du Québec - Volume I : Projet de Code civil, Québec, Éditeur officiel du Québec, 1977, p. 119.

[57]    Art. 633 C.c.Q. (1980).

[58]    Projet de loi 125 introduisant le nouveau Code civil du Québec : Code civil du Québec, L.Q. 1991, c. 64.

[59]    Loi instituant l'union civile et établissant de nouvelles règles de filiation, L.Q. 2002, c. 6.

[60]    Miron, supra, note 35, paragr. 155; voir également Peter c. Beblow, [1993] 1 R.C.S. 980 , paragr. 74; Walsh, supra, note 14, paragr. 203 et 204.

[61]    Brigitte Lefebvre, « L'évolution de la notion de conjoint en droit québécois », dans L'union civile : Nouveaux modèles de conjugalité et de parentalité au 21e siècle, Actes du colloque du Groupe de réflexion en droit privé, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2003, p. 3, aux pages 19 et 20.

[62]    Zheng Wu, supra, note 2, p. 19 et 20.

[63]    Rossu v. Taylor, 1998 ABCA 193, 161 D.L.R. (4th) 266, [1999] 1 W.W.R. 85, 39 R.F.L. (4th) 242, paragr. 121-124 (Alta. C.A.).

[64]    Law, supra, note 12, paragr. 88(10).

[65]    Moge c. Moge, [1992] 3 R.C.S. 813 , paragr. 91 [Moge].

[66]    Miron, supra, note 35, paragr. 97 et 98.

[67]    M. c. H., supra, note 34, paragr. 54.

[68]    Law, supra, note 12, paragr. 74.

[69]    M. c. H., supra, note 34, paragr. 72 et 73.

[70]    Ibid., paragr. 72.

[71]    R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103 [Oakes].

[72]    Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513 , paragr. 182.

[73]    M. c. H., supra, note 34, paragr. 100.

[74]    Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493 , paragr. 116 [Vriend].

[75]    Office de révision du Code civil, supra, note 55.

[76]    Vriend, supra, note 74, paragr. 116; M. c. H., supra, note 34, paragr. 101.

[77]    Hélène Belleau, Rapport rédigé pour Goldwater, Dubé, Enquête qualitative sur les représentations de la conjugalité au Québec, Institut national de la recherche scientifique, Urbanisation, Culture et Société, 10 mars 2008, p. 9.

[78]    Oakes, supra, note 71, paragr. 69.

[79]    Ibid., paragr. 70.

[80]    Vriend, supra, note 74, paragr. 118.

[81]    Voir B. Moore, supra, note 49, p. 112, sur la question des effets directs et indirects sur les enfants.

[82]    Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835 , paragr. 95; M. c. H., supra, note 34, paragr. 133.

[83]    Loi constitutionnelle de 1982, constituant l'annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11.

[84]    M. c. H., supra, note 34.

[85]    Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679 , paragr. 89; voir également Ravndahl c. Saskatchewan, [2009] 1 R.C.S. 181 , 2009 CSC 7 , paragr. 27.

[86]    L.R.Q., c. B-1, r. 13; Fédération des producteurs acéricoles du Québec c. R.C.P.É., [2006] 2 R.C.S. 591 , 2006 CSC 50 , paragr. 42; Aubry c. Vice-Versa, [1998] 1 R.C.S. 591 , paragr. 76-80.

[87]    R. c. 974649 Ontario inc., [2001] 3 R.C.S. 575 , 2001 CSC 81 , paragr. 26.

[88]    Viel c. Entreprises immobilières du terroir ltée, [2002] R.J.Q. 1262 (C.A.).

[89]     Tout au cours de mes motifs je renvoie à des conjoints fictifs et non aux parties en l'espèce.

[90]     Rossu v. Taylor, 1998 ABCA 193, 161 D.L.R. (4th) 266, [1999] 1 W.W.R. 85, 39 R.F.L. (4th) 242.

[91]     Malgré le paragraphe [57] de l'arrêt Walsh auquel l'appelante nous renvoie pour faire son affirmation, la question de savoir si cette exclusion est possible en droit néo-écossais demeure non résolue à ma satisfaction. S'il était démontré que l'affirmation de l'appelante est exacte, sa proposition que l'arrêt Walsh ne trouve pas application au Québec prendrait de la valeur.

AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.