Décision

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Laliberté c. R.

2015 QCCA 1633

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

QUÉBEC

N° :

200-10-002951-130

(200-01-159708-118)

 

DATE :

 7 OCTOBRE 2015

 

 

CORAM :

LES HONORABLES

JACQUES CHAMBERLAND, J.C.A.

ALLAN R. HILTON, J.C.A.

DOMINIQUE BÉLANGER, J.C.A.

 

 

PIERRE-OLIVIER LALIBERTÉ

APPELANT - accusé

c.

 

SA MAJESTÉ LA REINE

INTIMÉE - poursuivante

 

 

ARRÊT

 

 

[1]           L'appelant Pierre-Olivier Laliberté se pourvoit contre des verdicts de culpabilité prononcés le 23 avril 2013 par un jury de la Cour supérieure, district de Québec, présidé par l'honorable Richard Grenier, l'ayant reconnu coupable des deux infractions suivantes :

1.         Le ou vers le 12 juin 2011, à Québec, district de Québec, a causé la mort de Michäel Cadieux, commettant ainsi un meurtre au premier degré, l'acte criminel prévu à l'article 235 du Code criminel;

2.         Le ou vers le 12 juin 2011, à Québec, district de Québec, a tenté de causer la mort de B.F.S. (1994-03-26), en la poignardant, commettant ainsi l'acte criminel prévu à l'article 239 (1) b) du Code criminel.

[2]           Pour les motifs des juges Chamberland et Bélanger, LA COUR :

[3]           REJETTE l'appel.

[4]           De son côté, pour d'autres motifs, le juge Hilton aurait accueilli l'appel, cassé lesdits verdicts de culpabilité de meurtre au premier degré et de tentative de meurtre et ordonné la tenue d'un nouveau procès parce que le juge a erré en droit lorsqu'il a instruit le jury sur l'existence potentielle d'un faux alibi - ce que la poursuite n'a jamais prétendu - et parce que le contenu de ladite directive était erroné en droit en prévoyant qu'il était possible pour le jury d'inférer la culpabilité de l'appelant s’il était d'avis que l'alibi était fabriqué, alors que la seule inférence possible, à présumer que la directive était appropriée, est la preuve de la conscience de culpabilité de l'appelant.

 

 

 

 

 

 

JACQUES CHAMBERLAND, J.C.A.

 

 

 

 

 

 

 

 

ALLAN R. HILTON, J.C.A.

 

 

 

 

 

 

 

 

DOMINIQUE BÉLANGER, J.C.A.

 

 

 

 

Me Alain Dumas

 

Dumas, Gagné

 

Pour l'appelant

 

 

 

Me Jean-Roch Parent

 

Me Justin G. Tremblay

 

Procureurs aux poursuites criminelles et pénales

 

Pour l'intimée

 

 

 

Date d'audience :

30 octobre 2014

 

 

 

 

Me Alain Dumas

 

Dumas, Gagné

 

Pour l'appelant

 

 

 

Me Justin G. Tremblay

 

Me Régis Boisvert

 

Procureurs aux poursuites criminelles et pénales

 

Pour l'intimée

 

 

 

Date d'audience :

20 juillet 2015

 

 



 

 

MOTIFS DES JUGES CHAMBERLAND ET BÉLANGER

 

 

[5]           Avec égards pour notre collègue Hilton, nous ne sommes pas d’accord avec lui quant au sort qu’il convient de réserver à ce pourvoi.

[6]           L’appelant soulève quatre moyens d’appel. Quant au premier de ces moyens, nous partageons l’avis de notre collègue. Le juge a fait une erreur en ne permettant pas que soit faite la preuve des propos tenus par B.F.S. à l’ambulancière Fournier et au médecin qui l’a interrogée à son arrivée à l’hôpital, et consignés par écrit, mais que cette erreur était « inoffensive »[1] vu l’ensemble de la preuve. En effet, B.F.S. n’a jamais prétendu, ni au procès ni durant sa conversation avec la répartitrice des services d’urgence 9-1-1 immédiatement après la commission des crimes, avoir reconnu l’agresseur.

[7]           Quant aux troisième et quatrième moyens d’appel, nous partageons également l’avis de notre collègue. Le juge n’a pas commis d’erreur justifiant l’intervention de la Cour en ne donnant pas la directive spécifique souhaitée par l’appelant concernant la preuve d’ADN et en refusant de retirer la possibilité pour le jury de prononcer un verdict de culpabilité à l’accusation de meurtre au premier degré.

[8]           Reste le deuxième moyen d’appel. Ici encore, nous sommes d’accord avec notre collègue le juge Hilton que le juge n’a pas erré en ne donnant pas de directive spécifique concernant le témoignage du père de l’appelant au soutien de la défense d’alibi. Par contre, contrairement à notre collègue et avec égards pour son opinion, nous sommes d’avis que le juge du procès n’a pas erré en mentionnant aux membres du jury la possibilité d’une défense d’alibi fabriquée et que, dans le contexte, l’erreur qu’il a commise en leur expliquant ce qu’ils pourraient en inférer ne justifie pas la tenue d’un nouveau procès.

[9]           Nous traiterons en premier lieu de la décision du juge de mentionner aux jurés la possibilité d’un alibi fabriqué, puis de l’application de la disposition réparatrice prévue au sous-alinéa 686(1)b)(iii) du Code criminel.

La défense d’alibi

[10]        La défense d’alibi de l’appelant consiste à dire qu’il ne peut pas être l’agresseur de M. Cadieux et de B.F.S. puisqu’il était rentré à la maison entre 2 h 30 et 3 h 30 le matin du 12 juin 2011, alors que les crimes ont été commis vers 4 h 11 - 4 h 12. Son témoignage quant à l’heure de son retour à la maison est corroboré par celui de son père.

[11]        Le 18 avril 2013, au terme des plaidoiries des avocats, le juge décrit les grandes lignes des directives qu’il donnera au jury et invite les avocats à commenter. Lorsqu’il arrive à la défense d’alibi, le juge lit le texte qu’il lira au bénéfice du jury au retour du week-end. Nous reproduisons ici l’extrait pertinent :

[…] Il se peut que vous ne croyez pas les témoignages… sur la défense d’alibi en ce sens que ces témoignages… - excusez-moi je corrige une petite coquille en ce sens que ces témoignages peuvent vous apparaître peu crédible même si leur fausseté n’a pas été démontré. Toutefois, si vous jugez que ces témoignages manquent de crédibilité cela ne veut pas dire qu’il vous faut tirer une inférence que l’accusé est coupable, ça signifie simplement que vous n’aurez pas à prendre la défense d’alibi en considération pour décider de la culpabilité ou de l’innocence de Pierre-Olivier Laliberté. Par contre, si vous estimez que l’alibi est faux qu’il a été présenté pour vous induire en erreur vous avez droit de tirer une inférence que Pierre-Olivier Laliberté est coupable mais en soit un faux alibi n’est pas une preuve concluante de culpabilité. Prenez-donc soin d’examiner l’ensemble de la preuve… pour décider si l’alibi est simplement non crédible ou s’il a été fabriqué ou monté de toute pièce en vue de dissimuler la culpabilité. N’oubliez pas qu’une personne peut donner une fausse version dans un autre but que celui de cacher sa culpabilité. C’est à la poursuite qu’il incombe de prouver hors de tout doute raisonnable que la défense d’alibi est mal fondée, l’accusé n’a pas sa part aucune preuve à faire. […]

[Transcription intégrale, soulignements ajoutés]

[12]        Au terme de cette lecture, l’avocat du ministère public a dit que tout lui semblait « super correct » et l’avocat de l’appelant, qu’il n’avait pas de commentaires à formuler, ni de questions à poser « pour le moment ».

[13]        Le 22 avril 2013, le juge donne ses directives au jury. Il aborde la question de la défense d’alibi dans les termes suivants :

[…] Il se peut que vous ne croyiez pas les témoignages sur la défense d’alibi, en ce sens que ces témoignages peuvent vous apparaître peu crédibles, même si leur fausseté n’a pas été démontrée. Toutefois, si vous jugez que ces témoignages manquent de crédibilité, cela ne veut pas dire qu’il vous faut tirer une inférence que l’accusé est coupable. Cela signifie simplement que vous n’aurez pas à prendre la défense d’alibi en considération pour décider de la culpabilité ou de l’innocence de Pierre-Olivier Laliberté. Par contre, si vous estimez que l’alibi est faux et qu’il a été présenté pour vous induire en erreur, vous êtes alors en droit de tirer une inférence que Pierre-Olivier Laliberté est coupable. Mais en soi, un faux alibi n’est pas une preuve concluante de culpabilité. Prenez donc soin d’examiner l’ensemble de la preuve pour décider si l’alibi est simplement non crédible ou s’il a été fabriqué ou monté de toute pièce en vue de dissimuler la culpabilité. N’oubliez pas qu’une personne peut donner une fausse version dans un autre but que celui de cacher sa culpabilité. Je vous le répète, c’est à la poursuite qu’il incombe de prouver hors de tout doute raisonnable que la défense de l’alibi est mal fondé. L’accusé n’a, pour sa part, aucune preuve à faire. […]

[Transcription intégrale, soulignements ajoutés]

[14]        Au terme de son exposé, et hors la présence du jury, le juge invite les avocats à lui faire part de leurs remarques. L’avocat du ministère public répond n’avoir aucun commentaire à formuler, l’avocat de l’appelant soulève trois ou quatre points, mais pas un mot concernant la possibilité que le jury puisse conclure à la fabrication de la défense d’alibi.

[15]        Le juge Hilton estime que le juge n’aurait pas dû mentionner au jury la possibilité d’une défense d’alibi fabriquée puisqu’il n’y avait, selon lui, aucune preuve indépendante à ce sujet et que le ministère public n’avait même pas soulevé cette hypothèse lors de sa plaidoirie.

[16]        Avec égards, nous ne voyons pas les choses du même œil. Nous estimons qu’il faut respecter la décision du juge d’aborder ce sujet. Nous ne savons pas sur quoi reposait cette décision puisqu’aucun des deux avocats ne l’a remise en question, ni avant ni après la directive, lorsque le juge les a invités à le faire hors jury. Le juge n’a donc pas eu à leur faire connaître son point de vue sur la question.

[17]        Ce que l’on sait par contre c’est que le juge a cru nécessaire d’agir ainsi après avoir entendu la preuve d’alibi présentée par la défense, preuve qui reposait, nous le rappelons, non seulement sur le témoignage de l’appelant, mais également sur celui de son père.

[18]        Le juge a sûrement perçu la possibilité que, dépassant le stade de ne pas accorder foi à cette preuve, le jury puisse conclure qu’il s’agissait d’un alibi fabriqué de toutes pièces pour l’induire en erreur. Il a choisi d’aller au-devant des coups en expliquant au jury la différence qu’il y avait entre ne pas prêter foi à une preuve d’alibi et conclure à la fabrication de la preuve et, si tel était le cas, ce qu’il pouvait en inférer.

[19]        Encore une fois, nous ne savons pas précisément quels éléments de la preuve ont amené le juge à vouloir couvrir cette hypothèse. Certaines réponses de l’appelant? Ou de son père? La rencontre de l’appelant et de son père en prison? Impossible de savoir. Chose certaine, le juge était au procès. Il a pu voir les réactions des membres du jury alors que ceux-ci entendaient la preuve. Il a pu percevoir leur incrédulité face à certaines affirmations de l’appelant, ou de son père. Il a pu ainsi entrevoir la possibilité qu’ils concluent à la fabrication de l’alibi et sentir le besoin d’encadrer leur réflexion à cet égard.

[20]        Il s’agit d’un cas où, selon nous, et ceci dit avec égards pour l’avis de notre collègue le juge Hilton, il faut faire preuve de retenue face à la décision du juge du procès d’aborder la question d’une possible défense alibi fabriquée dans ses directives au jury.

[21]        Ceci étant, nous sommes d’accord avec notre collègue que la directive contient une erreur flagrante lorsque le juge dit aux jurés que, advenant le cas qu’ils concluent à la fausseté de la défense d’alibi, ils seront « en droit de tirer une inférence que Pierre - Olivier Laliberté est coupable ».

[22]        Selon les enseignements de l’arrêt R. c. Hibbert[2], il lui aurait fallu dire qu’ils pourraient tirer de cette tentative de les induire en erreur « une inférence de conscience de culpabilité », pas plus.

[23]        Il s’agit clairement d’une erreur de droit.

[24]        Ce qui nous amène à la question de l’impact de cette erreur sur l’équité du procès et sur l’application de la disposition réparatrice prévue au sous-alinéa 686(1)b)(iii) C.cr.

La disposition réparatrice (sous-al. 686(1)b)(iii) C.cr.)

[25]        Il s’agit maintenant de déterminer si, par le recours au sous-al. 686(1)b)(iii) C.cr., le verdict de culpabilité peut être maintenu malgré l’existence d’une erreur.

[26]        Dans R. c. Van[3], s’exprimant au nom de la majorité, le juge LeBel écrit ceci :

[34] […]  Aux termes de l’al. 686(1) a) du Code criminel, un appel d’une déclaration de culpabilité ne peut être admis que dans le cas d’une erreur de droit, d’un verdict déraisonnable ou d’une erreur judiciaire.  En l’espèce, nul ne conteste que l’omission d’une directive restrictive constitue une erreur de droit visée au sous-al. 686(1) a)(ii) et que l’appel aurait donc pu être accueilli.  Toutefois, il appartient toujours à notre Cour de déterminer si, par le recours au sous-al. 686(1) b)(iii) du Code, les déclarations de culpabilité peuvent être maintenues malgré l’existence d’une erreur.  Aux termes de cette dernière disposition, une déclaration de culpabilité peut être maintenue si l’erreur n’a pas causé un tort important ni une erreur judiciaire grave.  Il incombe au ministère public de démontrer à la cour d’appel que la disposition est applicable et de la convaincre de maintenir la déclaration de culpabilité en dépit de l’erreur.  Pour ce faire, la poursuite doit établir que l’erreur de droit entre dans l’une des deux catégories suivantes.  La première catégorie est celle des erreurs inoffensives ou négligeables qui n’ont aucune incidence sur le verdict.  La seconde catégorie englobe les erreurs graves qui justifieraient la tenue d’un nouveau procès ou un acquittement n’eut été du fait que la preuve présentée contre l’accusé était à ce point accablante qu’il aurait été impossible de rendre un autre verdict […].

[27]        Un peu plus loin, dans le même arrêt, concernant la première catégorie d’erreurs, le juge LeBel explique que « l’application de la disposition réparatrice dispense une cour d’appel d’annuler une déclaration de culpabilité en raison seulement d’une erreur si négligeable qu’elle n’aurait pu causer aucun préjudice à l’accusé ni, par conséquent, influer sur le verdict » et « […] la décision quant à la qualification d’une erreur ou de son incidence comme mineure devrait être prise sans évaluer la force probante des autres éléments de preuve présentés au procès.  La question essentielle reste de déterminer si, à première vue ou du fait de son incidence, l’erreur demeurait si mineure, si dépourvue de lien avec la question au cœur du procès, ou si manifestement dépourvue d’un effet préjudiciable qu’un juge ou un jury raisonnable n’aurait pas pu rendre un verdict différent si l’erreur n’avait pas été commise »[4].

[28]        Concernant la seconde catégorie d’erreurs, le juge LeBel explique qu’« [u]ne cour d’appel peut également confirmer une déclaration de culpabilité en application du sous-al. 686(1)b)(iii) si une erreur n’est pas mineure et ne peut être considérée comme n’ayant causé aucun préjudice à l’accusé, mais lorsque la preuve contre l’accusé est à ce point accablante qu’un jury raisonnable ayant reçu des directives appropriées conclurait forcément à la culpabilité […] »[5].

[29]        Il ajoute un peu plus loin au même paragraphe qu’il s’agit d’une « norme élevée » et qu’il est « nécessaire de laisser à l’accusé le bénéfice de tout doute éventuel concernant la solidité de la preuve du ministère public […] », avant de conclure, en résumant :

[…] Ainsi, une cour d’appel demeure justifiée de rejeter un appel d’une déclaration de culpabilité en cas d’erreurs mineures qui ne pouvaient manifestement pas avoir une incidence sur le verdict et en cas d’erreurs plus graves commises alors qu’une preuve accablante a été produite contre l’accusé puisque la question sous-jacente est toujours de savoir si, n’eût été l’erreur, le verdict aurait été le même […].

[30]        Il faut donc examiner l’erreur commise par le juge et la preuve contre l’accusé.

a) l’erreur

[31]        Le juge a emprunté un raccourci qu’il ne pouvait pas emprunter. Comme l’explique notre collègue le juge Hilton (paragr. 125), la conscience de culpabilité peut servir à étayer la preuve d’un élément constitutif d’une infraction (par exemple, l’intention criminelle), alors que la culpabilité est le résultat final de l’évaluation de l’ensemble de la preuve.

[32]        Selon nous, et encore une fois ceci dit avec égards pour l’avis de notre collègue le juge Hilton, l’erreur, sans être mineure et sans conséquence défavorable possible pour l’appelant, doit être replacée dans le contexte où elle s’inscrit.

[33]        D’abord, force est de constater que le juge a considérablement atténué le risque que son erreur porte à conséquence en ajoutant, immédiatement après avoir dit aux jurés qu’ils étaient en droit de tirer une inférence de culpabilité, « Mais en soi, un faux alibi n’est pas une preuve concluante de culpabilité ». Le message est clair, la conclusion qu’il s’agit d’un alibi fabriqué ne suffit pas pour conclure à la culpabilité de l’accusé. Ce n’est pas « une preuve concluante de culpabilité ». Et un peu plus loin, « N’oubliez pas qu’une personne peut donner une fausse version dans un autre but que celui de cacher sa culpabilité. Je vous le répète, c’est à la poursuite qu’il incombe de prouver hors de tout doute raisonnable que la défense de l’alibi est mal fondée ».

[34]        Deuxièmement, l’erreur du juge ne peut avoir d’impact que si le jury conclut, après être arrivé à la conclusion qu’il ne pouvait pas prêter foi à la défense d’alibi proposée par l’appelant, que celle-ci était fabriquée. À cette étape du raisonnement du jury, du point de vue de l’accusé, le mal était déjà fait. Le jury ne retenait pas sa défense d’alibi. Il ne restait donc que la preuve à charge. Ce qui nous amène au dernier point de nos motifs.

b) la preuve contre l’accusé

[35]        Au terme du procès, le seul point véritablement en litige était l’identification de l’agresseur qui s’est présenté chez M. Cadieux et BFS aux petites heures du matin, le 12 juin 2011.

[36]        Le soir du 11 juin 2011, après avoir pris leur douche, BFS et M. Cadieux se couchent. Vers 4 h 12, ils sont réveillés par quelqu’un qui se tient dans le haut de l’escalier menant à leur appartement, à l’arrière de l’immeuble. M. Cadieux allume une lampe de chevet et demande à l’intrus de s’identifier. Celui-ci ne répond pas. Après un moment, BFS et M. Cadieux se précipitent sur l’intrus. M. Cadieux est rapidement mis hors combat, il a été frappé à 14 reprises avec une arme piquante et tranchante. BFS saute à son tour sur l’intrus, elle l’agrippe au cou pour l’étrangler. Elle le tire vers elle, sa tête à la hauteur de ses hanches, puis le repousse de toutes ses forces contre un mur. Un miroir tombe et se fracasse. L’agresseur quitte les lieux rapidement, toujours par l’escalier situé à l’arrière de l’immeuble.

[37]        Le jour même de l’agression, des prélèvements d’ADN[6] sont faits sur la personne de BFS, notamment sous les ongles de ses mains. L’analyse de l’échantillon prélevé sous les ongles de la main droite révèle la présence de deux profils génétiques complets, celui de BFS et celui de l’appelant. Les deux profils sont « complets », ce qui est « extrêmement rare » selon l’expert en biologie judiciaire Jean Bergeron; cela n’arrive « pas souvent ». De fait, il y avait autant d’ADN de l’appelant que d’ADN de BFS dans le prélèvement fait sous les ongles de la main droite. Il n’existe qu’une chance sur plusieurs centaines de milliards que les profils ne soient pas ceux de BFS et de l’appelant. La quantité d’ADN disponible dans l’ « écouvillon rougeâtre » qui lui a été remis pour analyse amène l’expert Bergeron à conclure que l’échantillon prélevé sous les ongles de la main droite de BFS était constitué de « sang » ou de « chair saignante »[7].

[38]        BFS travaillait comme plongeuse au restaurant de la Réserve navale, à Québec, à raison de 35 heures par semaine. Elle lavait la vaisselle sans gants et utilisait des produits de nettoyage. Elle a travaillé à plusieurs reprises entre le 5 et le 12 juin 2011, y compris le 11 juin 2011, de 6 h 30 à 14 h 30, la journée précédant le drame.

[39]        Il n’y a eu aucun contact entre les victimes et l’appelant entre le 5 et le 12 juin 2011.

[40]        Le caractère accablant de la preuve d’identification par ADN ne fait pas de doute.

[41]        La tenue d’un second procès ne changerait rien au caractère accablant et déterminant de cette preuve. Il ne s’agit pas ici d’une question de crédibilité des témoins à charge. Le témoignage de l’expert Jean Bergeron n’est pas contredit[8].

[42]        L’expert Bergeron explique que l’ADN résiste mal à l’humidité (« ce qui va détruire l’ADN c’est l’humidité ») et donc, à l’environnement de travail d’une plongeuse de restaurant qui travaille sans gants et fait usage de produits de nettoyage et qui, au surplus, dit avoir pris sa douche et s’être lavé les cheveux avant de se mettre au lit, un peu après minuit, le soir du 11 juin 2011.

[43]        L’expert explique également que, contrairement à la croyance populaire, l’ADN ne se transfère pas facilement sur un objet que l’on manipule brièvement et, par la suite, de cet objet vers une autre personne qui lui toucherait et que, de toute manière, même s’il y avait transfert d’ADN, cela ne donnerait pas un profil génétique complet.

[44]        Dans ses directives, le juge a rappelé aux jurés la thèse de l’appelant voulant que l’ADN prélevé sous les ongles de la main droite de BFS après l’agression provienne de leur rencontre du 5 juin 2011, soit parce qu’il y est demeuré depuis ce jour, soit parce qu’il y a été transféré à partir d’un objet qu’il aurait touché. De toute évidence, le jury n’a pas retenu cette thèse, qui, d’ailleurs, n’était appuyée par aucune preuve. Il n’a pas cru vraisemblable, à la lumière de la preuve entendue, que l’ADN prélevé sous les ongles de BFS après l’agression - et en quantité suffisante pour établir le profil génétique complet de l’appelant - provienne d’une rencontre tenue six ou sept jours plus tôt ou d’un transfert à partir d’un objet touché à cette occasion.

[45]        Selon nous, il ne fait pas de doute qu’un autre jury appelé à se pencher sur la même preuve scientifique en viendrait inévitablement et inéluctablement à la même conclusion.

[46]        L’appelant ne remet pas en cause l’admissibilité ou la fiabilité de la preuve d’ADN. Il admet que le prélèvement fait sous les ongles de la main droite de BFS contient son profil génétique, de même que celui de BFS.

[47]        Au-delà de cette preuve, il existe d’autres éléments de la preuve circonstancielle soumise au jury qui étaient susceptibles de relier l’appelant à la perpétration des crimes :

Ø  les blessures subies tant par M. Cadieux que BFS ont été causées par « une arme piquante et tranchante »[9]; or, l’appelant possédait plusieurs couteaux;

Ø  l’appelant connaissait M. Cadieux et BFS et il connaissait la disposition de leur domicile, s’y étant rendu, l’ayant visité et y étant resté pendant près de 45 minutes le 5 juin 2011, en soirée; il avait acheté de la marijuana de BFS et, ensemble, ils avaient fumé un joint assis sur le lit dans la chambre à coucher, à l’étage;

Ø  le 5 juin 2011, l’appelant était monté à l’appartement par l’escalier situé à l’arrière de l’immeuble, le même que l’agresseur a emprunté le 12 juin 2011;

Ø  BFS a repoussé l’agresseur en l’agrippant par le cou, à l’aide de ses deux mains, pour l’étrangler « de toutes ses forces »;

Ø  bien que BFS ne soit pas en mesure d’identifier l’agresseur, elle dit tout de même qu’il mesurait plus ou moins 5 pieds et 8 pouces, que ses cheveux étaient brun châtain, longs d’environ 2 ou 3 pouces et qu’il portait un chandail en coton ouaté noir, avec capuchon. Le voisin, M. Chaumette, qui a vu l’agresseur quitter les lieux, décrit son habillement de la même façon. Or, l’appelant mesure 5 pieds et 9 pouces et confirme qu’il était habillé comme la personne que BFS et M. Chaumette décrivent;

Ø  le 11 juin 2011, depuis le milieu de l’après-midi jusque tard en soirée, l’appelant avait consommé drogue et alcool et avait largement dépassé l’heure de son couvre-feu (23 heures).

[48]        Il ne s’agit pas de considérer isolément chacun de ces éléments de la preuve circonstancielle, mais de les prendre tous ensemble. Nous sommes d’avis que ces éléments de preuve, juxtaposés à la preuve d’ADN provenant de l’analyse de l’échantillon prélevé sous les ongles de main droite de BFS, mènent à la conclusion que, n’eût été l’erreur, le verdict aurait forcément été le même.

[49]        Pour ces raisons, et encore une fois avec égards pour l’opinion de notre collègue le juge Hilton, nous sommes tous les deux d’avis de rejeter l’appel.

 

 

 

 

JACQUES CHAMBERLAND, J.C.A.

 

 

 

 

 

DOMINIQUE BÉLANGER, J.C.A.


 

MOTIFS DU JUGE HILTON

 

 

I

L'INTRODUCTION

[50]        L'appelant Pierre-Olivier Laliberté se pourvoit contre des verdicts de culpabilité prononcés le 23 avril 2013 par un jury de la Cour supérieure présidé par l'honorable Richard Grenier. Voici le texte des chefs d'accusation :

1.         Le ou vers le 12 juin 2011, à Québec, district de Québec, a causé la mort de Michäel Cadieux, commettant ainsi un meurtre au premier degré, l'acte criminel prévu à l'article 235 du Code criminel;

2.         Le ou vers le 12 juin 2011, à Québec, district de Québec, a tenté de causer la mort de B.F.S. (1994-03-26), en la poignardant, commettant ainsi l'acte criminel prévu à l'article 239 (1) b) du Code criminel.

[51]        Le pourvoi soulève des questions relatives à l'admissibilité de certaines déclarations faites par B.F.S. à des tiers dans la période suivant immédiatement l'agression et qui avaient été consignées par écrit, aux directives du juge au sujet de la défense d'alibi et de la preuve d'ADN et enfin, au défaut du juge de retirer de son propre chef la possibilité pour le jury de prononcer un verdict de culpabilité pour meurtre au premier degré vu l'absence de preuve de préméditation et de propos délibéré de la part de l'appelant, à supposer que celui-ci soit l'agresseur.

II

LES FAITS

[52]        À la date du meurtre de M. Cadieux et de l'agression contre B.F.S., ces deux personnes faisaient vie commune à Québec, rue de l'Aqueduc.

[53]        M. Cadieux avait 20 ans, travaillait dans un magasin de vidéos et étudiait pour devenir soudeur. B.F.S. avait 17 ans[10], travaillait comme plongeuse et étudiait à la même école que M. Laliberté, où elle a fait sa connaissance.

[54]        M. Laliberté avait 23 ans et habitait à Sainte-Foy, chez son père, un cadre de la fonction publique de la Ville de Québec, et la conjointe de celui-ci. Il travaillait au restaurant Le Normandin et, comme B.F.S., étudiait à l'école Boudreau. Il connaissait M. Cadieux uniquement en tant que conjoint de B.F.S.

[55]        Au cours de leurs études à l'école Boudreau, M. Laliberté et B.F.S. avaient  travaillé ensemble sur un projet d'école. Leur relation n'était qu'amicale.

[56]        Pendant la soirée du 5 juin 2011, à peine six jours avant les faits, M. Laliberté et B.F.S. passent à peu près une heure ensemble, seuls à l’appartement de cette dernière. L’appelant lui achète de la marijuana et ils fument un joint ensemble, sur le lit dans la chambre à coucher.

[57]        Avant de décrire les faits qui ont donné lieu au décès de M. Cadieux et aux blessures importantes infligées à B.F.S. le 12 juin, il est important de souligner certains autres faits concernant leurs habitudes de vie et leurs fréquentations.

[58]        D'abord, la vente et la consommation de marijuana. Selon B.F.S., M. Cadieux était un ancien vendeur de drogue. De son côté, elle reconnaît avoir, à l'époque pertinente, une dette de drogue de 65 $ à l'égard de Jim Boucher-Dion. De surcroît, selon l'appelant, B.F.S. était sa fournisseuse de drogue.

[59]        Le couple Cadieux-B.F.S. avait comme colocataire Jonathan Harvey, à qui, le 1er juin, ils avaient demandé de quitter l'appartement sur-le-champ, en raison de son sérieux problème de consommation de drogue. En fait, quelques semaines plus tôt, M. Cadieux et B.F.S. étaient allés au parc Dollard avec M. Harvey et d'autres personnes, armés de bâtons, pour confronter un groupe avec lequel leur colocataire avait un problème.

[60]        La nuit du 11 au 12 juin, M. Cadieux et B.F.S. prennent une douche ensemble avant de se coucher. Ils se réveillent vers 4 h 11 lorsqu’ils entendent des pas dans l’escalier arrière qui mène à leur chambre à coucher. Dès l'entrée de l'agresseur dans la chambre, M. Cadieux est frappé à 14 reprises avec une arme piquante et tranchante. Il décède sur-le-champ d’un traumatisme thoraco-vasculaire[11]. B.F.S. se jette alors sur l’agresseur, le saisit par le cou pour l’étrangler et le repousse contre un miroir. Dans la foulée de l’agression, elle reçoit 13 coups de la même arme. L’agresseur se sauve rapidement par l’escalier arrière à la vue d'un voisin, Philippe Chaumette, qui avait été réveillé par le bruit. M. Chaumette tente de le rattraper, mais en vain. Une fois rendu dans la rue, il n'a rien vu et n'a entendu aucun véhicule.

[61]        B.F.S. appelle le 9-1-1, il est 4 h 12. Voici la transcription de la partie la plus pertinente de sa conversation avec la répartitrice :

Q :       Madame?  C'est quoi votre adresse?

R :       331 de l'Aqueduc.

Q :       331 quoi?

R :       Appartement 1.

Q :       J'ai pas le nom de la rue Madame, donnez-moi le nom de la rue.

R :       331 de l'Aqueduc.

Q :       De l'Aqueduc?

R :       Ouiiii madame.

Q :       C'est quoi l'appartement?

R :       …

Q :       Appartement?

R :       Appartement 1.

Q :       Appartement 1?

R :       Oui.

Q :       C'est quoi qui se passe madame?

R :       …

Q :       J'entends pas ce que vous me dites, c'est quoi qui se passe?  C'est quoi vous avez besoin?  Une ambulance?

R :       Oui…

Q :       Madame?  C'est tu une ambulance que vous avez besoin?  Dites oui ou non.

R :       Oui madame…

Q :       Vous vous êtes faites attaquer?

R :       Oui… mon chum…

Q :       Votre nom c'est quoi?

R :       B.F.S.

Q :       Pardon?

R :       B.F.S.

Q :       C'est où vous êtes blessée?

R :       À la tête.

Q :       À la tête?

R :       Oui.

Q :       OK, est-ce que vous voulez garder la ligne avec moi on va parler aux, aux services ambulanciers?

R :       S'il-vous-plaît…

Q :       … essayez de vous calmer quand vous me parlez parce qu'on vous comprenez pas.

R :       …

Q :       Gardez la ligne on va parler aux ambulanciers.

            … (sonnerie téléphonique)

            …

R :       Allo…

Q :       Oui, vous êtes où Madame?

R :       Au 331 de l'Aqueduc, appartement un.

Q :       Trois, trois, un…

R :       De l'Aqueduc appartement un.

Q :       L'Aqueduc…

R :       …

Q :       Numéro de téléphone pour vous rejoindre?

R :       C'est le cellulaire…

Q :       …

            … Vous saignez de où?

R :       … de la tête…

Q :       De la tête, qu'est-ce qui s'est passé exactement?

R :       Je me suis faite attaquer par un inconnu[12]

Q :       …

            …

Q :       Vous avez quel âge Madame?

R :       J'ai 17 ans.

Q :       OK, vous êtes blessée à la tête puis votre conjoint quel âge qu'il a?

R :       Il a 19 ans.

Q :       Est-ce qu'il est conscient?

R :       Non.

Q :       Est-ce qu'il respire?

R :       Nonnnnnnnnnn.

Q :       OK, Madame on va rester calme là, virez le sur le côté…

Répartitrice (911)

J'ai un policier en route là, de ce que j'ai compris c'est son conjoint qui serait blessé?

Répartitrice services ambulanciers

Oui il est inconscient il bouge plus mais si… inconscient…

Répartitrice (911)

Oui mais au début c'est elle qui me disait qu'elle était blessée.

Répartitrice services ambulanciers

Ouais c'est ça moi aussi mais elle m'a dit que son chum y'était à côté,…

            Répartitrice (911)

            Ouais j'ai manqué ce bout là c'est pas évident hein?

            Fait que c'est beau on roule nous autres aussi

            Répartitrice services ambulanciers

            OK parfait bye.

            Répartitrice (911)

            OK bye!

… twelve two thousands eleven four hours fourteen minutes twenty three seconds.

            … (appel téléphonique)

            Répartitrice 9-1-1

            Bien moi elle m'a donné 101 là.

            (Sonnerie)

R :       Allo.

Q :       B.F.S.?

R :       Oui, la porte est barrée en bas j'entends du bruit mais j'ai, je suis pas capable de descendre.

Q :       C'est qui qui est blessé c'est vous ou votre conjoint?

R :       Les deux madame.

Q :       Vous vous êtes battus?

R :       Heu oui.

Q :       OK, vous vous êtes battus ensemble?... votre conjoint il respire tu là?

R :       Non c'est pas avec mon conjoint que je me suis battue, c'est avec un gars qui est rentré dans la maison.

Q :       Êtes-vous capable d'aller ouvrir la porte?

R :       Non.

Q :       C'est tu bien l'appartement un?

R :       Oui…

Q :       C'est quoi?!

R :       … faites quelque chose parce que je vais mourir Madame.

Q :       OK, votre conjoint lui, il va comment là?

R :       Il bouge plus, il respire plus…

Q :       Il respire plus?

R :       Non.

Q :       Vous êtes pas capable d'ouvrir la porte là?

R :       Non.

Q :       C'est qui qui vous a battue?

R :       Je le sais pas Madame.

Q :       Sont entrés chez vous pour vous battre?

R :       Oui.

            …

Q :       Bien oui mais Madame … quand votre conjoint respire plus puis que vous êtes pas capable de l'ouvrir c'est sûr qu'ils vont défoncer là.

R :       C'est ça que je veux aussi…

Q :       C'est ça que vous voulez?

            C'est quoi? Vous êtes plus capable de vous lever?

R :       Non, j'ai plus de force.

Q :       OK.

            …

Q :       C'est qui qu'y on, y'ont, ils vous ont battue puis ils ont re-barré la porte pour sortir après?

R :       Je suis ici, … Je suis en haut venez vous en.

[Soulignage ajouté]

[62]        Deux ambulanciers, Steve Vézina et Marie-Pier Fournier, arrivent sur les lieux à 4 h 18. B.F.S. est transportée à l'hôpital de l'Enfant-Jésus où elle est hospitalisée pendant neuf jours consécutifs et traitée pour des blessures importantes infligées par l'agresseur.

[63]        Dans le rapport des ambulanciers versé au dossier hospitalier de l'Enfant-Jésus et signé par Mme Fournier, on note que B.F.S. n'avait pas de difficulté à communiquer ou à coopérer, qu'elle était orientée dans les trois sphères (personne, place et temps), qu'elle affirmait avoir été agressée par « un inconnu » et qu'elle répondait bien aux questions. À la fin de ce rapport, l'ambulancière écrit qu'à son arrivée sur les lieux, B.F.S. lui a dit qu'elle se souvenait des événements et a décrit l'agresseur comme étant « un homme pas très grand, avec les cheveux bruns, (…) d'un âge approximatif de 17-18 ans »[13].

[64]        André Noël, un policier, est présent au chevet de B.F.S. à l'hôpital, lorsque celle-ci reçoit ses premiers traitements. Il note les propos que B.F.S. échange avec les médecins traitants. En réponse à une question d'un médecin, elle répète qu'elle ne connaissait pas son agresseur qui était « un gars »[14].

[65]        Au procès, B.F.S. n'identifie pas M. Laliberté comme son agresseur. Elle se décrit comme « abrutie » lorsqu'elle apprend que l'appelant est accusé du meurtre de M. Cadieux et de tentative de meurtre sur sa personne. Elle se rappelle avoir eu des conversations avec les ambulanciers et les médecins au sujet de l'identité de son agresseur, mais ne se souvient pas du contenu de ces échanges.

[66]        Des prélèvements sont faits sur la scène du crime par le docteur Jean Bergeron (JB1 à JB14). D’autres prélèvements et une pièce seront transmis à son laboratoire par le Service de police de la Ville de Québec (JB15 à JB21, JB24 à JB26, JB31). Lors de l’autopsie, la docteure Caroline Tanguay a prélevé un échantillon de cheveux et de sang de M. Cadieux pour des fins d’identification (JB22 et JB23).

[67]        En attendant le résultat des analyses, le Service de police enquête sur des suspects possibles, y compris l'ancien colocataire Jonathan Harvey et Steve Marceau-Brousseau, un membre du groupe avec lequel M. Cadieux et B.F.S. s'étaient colletés au parc Dollard quelques jours plus tôt.

[68]        Quelques mois plus tard, les analyses dévoilent que les prélèvements de sang sur le plancher et sur le lit, soit JB1 à JB4, contiennent le profil génétique de M. Cadieux ainsi que des « traces de profil génétique trop partiel pour interprétation ». Le prélèvement JB17 fait « sur la surface de la main droite, paume et doigts » de B.F.S. contient le profil génétique de celle-ci ainsi que des « traces trop partielles pour permettre une identification ». Enfin, le prélèvement JB18 fait « sous les ongles de la main droite » de B.F.S. révèle la combinaison du profil génétique complet de celle-ci et de M. Laliberté.  Cependant, on ignore le nombre d'ongles de la main droite de B.F.S. sous lesquels le profil génétique de M. Laliberté a été décelé parce que le même écouvillon a été utilisé pour tous les prélèvements.

[69]        L'analyse des prélèvements sur la main gauche de B.F.S. (JB15 et JB16) révèle que le « profil prédominant » est celui de cette dernière. L’analyse de la main gauche ne réfère pas à la présence d’un profil, partiel ou complet, de M. Laliberté, ni de quelqu'un d'autre. Aucun prélèvement n’a été fait sur le corps de M. Cadieux et aucun matériel génétique provenant de M. Cadieux n’a été trouvé dans les prélèvements faits sur B.F.S.

[70]        Principalement sur la base de ces résultats, M. Laliberté est arrêté le 6 octobre 2011 et accusé du meurtre au premier degré de M. Cadieux et de la tentative de meurtre de B.F.S.[15].

[71]        Avant de décrire la théorie de chacune des parties et de procéder à l'analyse des moyens d'appel, il est important de relater sommairement la preuve d'alibi présentée en défense. C'était en effet l'objet principal de la preuve de la défense lors des témoignages de l'appelant et de son père.

[72]        Selon le témoignage de M. Laliberté, il s'est rendu à son travail au restaurant Le Normandin en après-midi le 11 juin. Un peu après son arrivée à son quart de travail, un incident s'est produit, lui faisant croire qu'il était congédié. Il a quitté en voiture et a décidé de passer la soirée à consommer du « pot » et à boire dans divers établissements, d’abord seul au Mont Saint-Sacrement et seul au Mont-Bélair, ensuite avec son cousin Marc-André Laliberté au domicile de ce dernier, puis de nouveau seul au bar de danseuses Le Folichon et enfin, avec un Américain qu'il ne connaissait pas au bar de danseuses La Broussaille. Il serait rentré chez lui se coucher entre 2 h 30 et 3 h 30 le 12 juin.

[73]        Ce dernier élément, soit l’heure approximative du retour à la maison, est corroboré par le témoignage de son père Guy Laliberté qui confirme aussi que ni la voiture que conduisait son fils ni ses vêtements ne portaient de trace de sang.

[74]        Le père de l'appelant témoigne qu'il avait imposé un couvre-feu à 23 h à son fils et n'avoir pas cessé de tenter de le joindre sur son téléphone mobile durant la soirée. L'appelant n'a pas voulu et n'a jamais répondu afin d'éviter une chicane avec son père, sachant très bien qu'il ne respectait pas le couvre-feu imposé. Sa mère, qui habitait avec un nouveau conjoint, a également échoué dans toutes ses tentatives de le joindre et son dernier appel a été fait à 4 h 32.

[75]        Certains autres faits pertinents entrent aussi en ligne de compte :

·                    B.F.S. travaillait comme plongeuse le 11 juin, la veille de l'agression aux petites heures du 12 juin.  Son travail consistait à laver la vaisselle sans gants et en utilisant des produits de nettoyage;

·                    Selon l'expert de la poursuite qui a analysé le prélèvement sous les ongles de B.F.S., celui-ci contient des chairs saignantes et non des peaux mortes, ce qui peut laisser croire que l'échantillon analysé était récent;

·                    M. Chaumette, le voisin du couple Cadieux-B.F.S., qui a vu l'agresseur quitter les lieux, a donné une description physique de celui-ci similaire à celle de B.F.S.

III

LA THÉORIE DES PARTIES

[76]        Selon la poursuite, M. Laliberté a tué M. Cadieux et a tenté de tuer B.F.S. avant de retourner chez lui en voiture. La principale preuve en est le prélèvement JB18 fait « sous les ongles de la main droite » de B.F.S. qui révèle le profil génétique complet de celle-ci et de l’appelant. La haute qualité de cette preuve d’ADN confirmerait, selon la poursuite, qu’elle s'y serait trouvée en raison du fait que B.F.S. a agrippé l'appelant par le cou, au moment de l'agression le 12 juin.

[77]        La poursuite plaide aussi que les registres téléphoniques du cellulaire de M. Laliberté tendent à démontrer qu’il était sorti la nuit du 12 juin, jusqu'à 4 h 32. La poursuite ne semble donc pas contester la séquence des sorties évoquées dans la défense d’alibi, mais plutôt leur durée et l’heure du retour à la maison. Elle prétend aussi que l'appelant avait amplement le temps de se rendre en voiture chez lui à partir de la résidence des victimes, un trajet d'environ 20 minutes.

[78]        Selon la défense, la présence de l’empreinte génétique de M. Laliberté dans le prélèvement JB18 s’explique par sa rencontre avec B.F.S. le 5 juin. Ils ont alors partagé un joint et il a pu toucher différents objets dans la chambre à coucher et y laisser son ADN. La preuve soulèverait donc un doute raisonnable en raison de la possibilité de restes d’ADN ou d’un transfert d’ADN. La défense fait aussi valoir qu'il y avait d'autres traces d'ADN présentes dans la chambre à coucher, mais en quantité insuffisante pour les rattacher à quelqu'un, et l'omission inexpliquée des enquêteurs de chercher un profil génétique quelconque sur le cadavre de M. Cadieux.

[79]        Quant à l'alibi, la défense prétend que la preuve de son existence est solide et a été dévoilée par le père de l'appelant à la première occasion alors qu'il ne savait même pas que son fils était un suspect. De surcroît, les contradictions dans les témoignages du père et du fils portent sur des éléments périphériques à l'existence même de l'alibi.

[80]        Enfin, la défense souligne l'absence totale d'une preuve de mobile qui pourrait expliquer pourquoi l'appelant aurait soudainement décidé d'agresser violemment le couple Cadieux-B.F.S.

IV

LES MOYENS D'APPEL

[81]        M. Laliberté soulève les moyens suivants :

(1)    Le juge a-t-il erré en l'empêchant de présenter au jury la preuve des propos tenus par la victime aux ambulanciers ainsi qu’aux médecins?

(2)    Le juge a-t-il erré en refusant de donner des directives spécifiques concernant le témoignage de son père au soutien de la défense d’alibi?

(3)    Le juge a-t-il erré en refusant de donner des directives spécifiques au sujet de la preuve d’ADN?

(4)    Le juge a-t-il erré en ne retirant pas l’accusation de meurtre au premier degré puisqu’il n’existait aucune preuve justifiant ce verdict?

V

L'ANALYSE

[82]        J'estime que la première question doit recevoir une réponse affirmative. Telle que l'appelant l'a formulée, la deuxième question appelle une réponse négative. Je suis cependant d'avis que le juge a erré lorsqu'il a soulevé la possibilité que l'alibi ait été fabriqué et qu'il a instruit les jurés sur les conséquences potentielles sur le verdict d'une telle détermination de leur part. Quant aux troisième et quatrième questions, le juge n'a commis aucune erreur justifiant l'intervention de la Cour. Finalement, j'estime qu'il n'y a pas lieu d'appliquer la disposition réparatrice de l'article 686(1)b)iii) C.cr. parce que l'erreur du juge, portant sur la fabrication de l'alibi dans ses directives, n'est pas bénigne ou négligeable, et que la preuve à charge n'est pas accablante.

(1)    La preuve des propos tenus par la victime aux ambulanciers ainsi qu’aux médecins

[83]        Le juge a déclaré inadmissibles en preuve les déclarations de B.F.S., contemporaines à l'agression, que l'ambulancière Mme Fournier et le policier M. Noël ont consignées par écrit[16]. Ces déclarations sont sans équivoque : l'agresseur est quelqu'un qu'elle ne connaît pas. Nécessairement, il s'agit d'une preuve potentiellement disculpatoire, puisque M. Laliberté est une personne que B.F.S. connaissait bien.

[84]        Chose certaine, au procès, B.F.S. n'a pas identifié l'appelant comme étant son agresseur. Son témoignage était plutôt équivoque quant à l'identité de ce dernier. Elle indique tout d'abord que son visage est une « grosse tache blanche » ou qu'elle a « un blanc » quant au visage, ce qui ne constitue pas une preuve inculpatoire. Elle affirme aussi qu'elle était en mesure de « voir le visage ». Plus loin lors de son interrogatoire en chef, elle reconnaît que, lors d'une rencontre avec des policiers-enquêteurs, elle a répondu à une question quant à l'identité de son agresseur en disant « je le savais pas ». Cependant, elle témoigne qu'il mesure plus ou moins 5 pi 8 po, que ses cheveux sont bruns et d'une longueur approximative de deux ou trois pouces et qu'il portait un chandail en coton ouaté noir avec capuchon.  L'appelant a confirmé l'exactitude de cette description de sa tenue vestimentaire lors de la soirée en question.

[85]        Il faut souligner que les déclarations de B.F.S. faites à l'ambulancière Marie-Pier Fournier et au médecin à son arrivée à l'hôpital[17] ne sont pas incompatibles avec son témoignage au procès. Au contraire, celui-ci semble indiquer que l'agresseur lui est inconnu. C'est la même affirmation que celle faite durant sa conversation avec la répartitrice du 9-1-1.

[86]        Lors de son contre-interrogatoire, B.F.S. se rappelle avoir parlé à l'ambulancière et au médecin à son chevet le 12 juin et avoir répondu à leurs questions, mais sans en avoir « un souvenir clair là, j'étais vraiment en état de … choc. » L'avocate de l'appelant n'a pas essayé de rafraîchir sa mémoire en lui montrant les documents pertinents.

[87]        Le lendemain, lors du témoignage de l'ambulancier Steve Vézina, l'avocat de l'appelant demande la tenue d'un voir-dire dans le but de faire la preuve des paroles de B.F.S. Le juge refuse la demande en disant ceci :

[…]

La règle, c'est que les déclarations que quelqu'un a fait auparavant, ça ne fait pas partie de la preuve.  Le grand principe, c'est ce qu'un témoin vient dire à la Cour.  Les déclarations antérieures, le législateur a prévu à l'article 9, à l'article 10, la loi de la preuve, que les parties, dépendamment de leur situation, peuvent mettre en contradiction quelqu'un avec une déclaration faite préalablement, mais c'est uniquement à ça que ça sert, à tester la crédibilité d'un témoin, mais en toute équité, même s'il y avait, la raison pour laquelle je trouve que maître Parent a raison, supposons qu'il y aurait une légère différence avec ce qu'elle a dit dans son témoignage, ça ne serait pas équitable par le témoin parce qu'elle n'aurait pas l'occasion de répondre à ça.  C'est quelque chose que vous auriez dû faire lorsqu'elle a témoigné.  Vous avez dit à l'ambulancier telle chose, est-ce que vous maintenez ce que vous avez dit là, est-ce que vous vous rappelez que vous l'avez dit?  Mais en plus, j'aurais eu tendance, plus, à les permettre, les propos, pour démontrer son état, par exemple, si elle avait déliré ou quelque chose comme ça parce que ce n'est pas nécessairement le contenu, c'est plus l'état dans lequel elle était, mais strictement parlant, c'est du ouï-dire.

[…]

Moi, je ne vois pas en vertu de quelle règle de preuve ça pourrait être introduit pour prouver son contenu.  Pour prouver l'état de madame, je le permettrais, mais pour prouver le contenu, non.

[…]

Des règles de droit, quand elle a témoigné, je lui ai interdit de parler de ce qu'on lui avait répondu quand elle avait dit qu'elle a des problèmes quant à l'identification, qu'elle avait soumis à sa psychologue parce qu'il y a une règle de droit qui empêchait de le faire.  Dans votre cas, c'est la même chose.  Si on veut mettre en preuve les déclarations de quelqu'un, dans le cas d'un témoin, c'est simple, c'est - on contre-interroge là-dessus puis s'il dit le contraire ou s'il dit différemment de ce qui est dans cette déclaration-là, on le met en contradiction.  Autrement, ce que ça risque de faire, ça risque d'essayer de s'attaquer à la crédibilité d'un témoin qui n'est pas là pour rectifier et c'est pour ça…

[88]        Ensuite, avant de débuter le contre-interrogatoire du policier Alexandre Noël, l'avocat de l’appelant demande un voir-dire pour faire la preuve de la déclaration de B.F.S. au médecin. Cependant, lors du voir-dire, l'avocat demande également l’admissibilité de la déclaration pour son contenu, malgré le fait que lors du contre-interrogatoire de B.F.S. le jour précédent, aucune question ne lui avait été posée relativement à ses souvenirs ou aux propos tenus à l’hôpital le 12 juin 2011 vers 4 h 50.

[89]        Le juge refuse encore la demande. Il s'exprime ainsi :

[…]

Mais encore une fois, ce que je vous ai dit, tout à l'heure, c'est que vous l'avez - relativement à l'ambulance, vous ne l'avez pas contre-interrogée.  Là, vous avez choisi de la faire réentendre.  C'est votre droit le plus simple puis la Cour suprême le dit, qu'on peut réentendre un témoin.  Mais le fait est qu'il faudrait que cette déclaration-là soit admissible en vertu, soit de Khelawon ou en vertu d'une des exceptions traditionnelles et je ne vois pas comment.

[…]

Mais c'est une question que la règle, c'est, je l'ai dit hier, je l'ai répété aujourd'hui, la règle, c'est qu'un témoin vient en Cour et en Cour, on a la garantie du serment ou de l'affirmation solennelle et un témoin vient à la Cour relater ce qu'il a fait, ce qu'il a dit, ce qu'il a vu, ce qu'il a entendu.  Et madame est venue témoigner.  Si vous prétendez qu'elle aurait, en d'autres occasions, fait des déclarations qui n'étaient pas semblables à celles qu'elle a faites sous serment, ici, à la Cour, votre rôle était, à ce moment-là, de tenter de la mettre en contradiction avec ces déclarations-là qui vous ont été remises lors de la divulgation de la preuve.  Vous avez choisi de ne pas le faire.  À partir de ce moment-là, il n'existe pas, dans nos règles de droit, de possibilité d'entrer en preuve une déclaration faite à des circonstances comme celles que vous mentionnez, à moins que ce soit des exceptions à la règle du ouï-dire, soit les exceptions traditionnelles ou soit encore des exceptions qui ont été reconnues dans l'arrêt Khelawon qui sont fondées, essentiellement, sur la nécessité et la fiabilité.  C'est ça, la règle de droit.

[…]

Vous ne pensez pas que votre rôle, c'était - même si elle a dit ne pas s'en souvenir, au moins de tenter de lui poser ces questions-là : « N'avez-vous pas dit telle chose, n'avez-vous pas dit telle chose? »  En prenant le contenu de ses déclarations que moi, je n'ai pas devant moi, mais que vous, vous avez depuis longtemps, vous auriez pu lui poser ces questions-là.  Si vous me dites que vous ne l'avez pas fait, en plus, peut-être que ça lui aurait rafraîchi la mémoire, peut-être que ça lui aurait - mais…

[…]

Maître Dumas, vous aviez ces déclarations-là en votre possession, ça vous a été divulgué, quand elle a témoigné, et ça, vous auriez pu lui demander : « Dans l'ambulance, est-ce que vous avez dit aux policiers : « On s'est fait attaqué, peut-être je ne m'en souviens pas. »»  Est-ce que vous avez dit : « Le connaissais-tu? » « Non.»  Réponse : « Non. »  Vous auriez pu lui demander ça, vous ne l'avez pas fait puis là, aujourd'hui, vous me demandez, moi, de mettre de côté les grands principes du droit criminel parce que vous n'avez pas fait ça.

[90]        L'avocat de l'appelant a néanmoins contre-interrogé B.F.S. une deuxième fois. Elle dit n'avoir aucun souvenir des déclarations faites à l'ambulancière et au médecin le 12 juin 2011, et ce, même après que l'avocat eut tenté de lui rafraîchir la mémoire en utilisant les déclarations. Voici l'extrait le plus important :

Q         Ma question c'est : avez-vous dit aux ambulanciers que vous avez été attaquée par un inconnu?

R         Si les ambulanciers le disent c'est que ça doit être vrai, mais je ne suis pas - je ne me rappelle pas ce que je leur ai dit!  Je ne me rappelle pas!

Q         Maintenant, quand vous arrivez à l'hôpital, l'un des médecins vous demande qu'est-ce qui s'était passé, je vous propose que vous leur avez répondu : "on s'est fait attaqué, je ne sais pas c'est qui".  Vous rappelez-vous avoir dit ça?

R         Non.

Q         Est-ce que c'est possible que vous auriez dit ça?

R         C'est possible.

Q         Et là le médecin vous demande : "est-ce que tu le connaissais?"…

R         Je ne m'en rappelle pas.

Q         Vous ne vous en rappelez pas.  Et vous avez répondu "non".  Est-ce que c'est possible que vous ayez dit ça?

R         C'est possible.

Q         Je vous remercie madame.

LA COUR :

Q         Moi j'aurais une question à vous poser.  Est-ce que vous avez dit aux membres du jury tout selon vous vous rappelez bien?

R         Hein?

Q         Est-ce que vous avez dit dans votre témoignage aux membres du jury tout ce dont vous vous rappelez bien?

R         Oui.

[91]        Dès la fin de son témoignage et de sa propre initiative, le juge donne aussitôt la directive suivante aux jurés :

LA COUR :

À ce stade-ci, je vais vous donner une directive en droit.  Je vous ai dit que les questions ne constituaient pas la preuve et que c'est la réponse aux questions qui constitue être la preuve alors… dans les circonstances, on ne saura pas si elle a prononcé ou elle n'a pas prononcé ces paroles-là.  Ce qui n'est pas étonnant compte tenu de l'état dans lequel elle était.  Je ne sais pas si elle l'a dit ou elle ne l'a pas dit, mais tout ce que je peux vous dire c'est que les questions ne constituent pas de la preuve et que vous ne devez pas retenir ça comme étant une preuve qui a été faite devant vous.  Et, de toute façon, elle a dit antérieurement qu'elle ne connaissait pas son agresseur alors… ce sera à vous autres d'apprécier, ce n'est pas à moi d'apprécier : c'est vous autres les maîtres… est-ce que c'est une contradiction si on ne reconnaît pas quelqu'un de dire qu'on ne le connaît pas?  Ce sera ça que vous aurez à décider : ce n'est pas à moi à déterminer ça, c'est à vous autres.

[92]        Dans ce contexte, il est évident que le but recherché par l'avocat de l'appelant n'était pas d'attaquer la crédibilité de B.F.S., mais de faire la preuve des notes prises par l'ambulancière et le policier quant aux déclarations de B.F.S. peu de temps après l'agression. La loi et la jurisprudence reconnaissent une distinction entre ces deux objectifs.

[93]        D'abord, le paragraphe 1 de l'article 10 de la Loi sur la preuve[18] prévoit ce qui suit :

10. (1) Lors de tout procès, un témoin peut être contre-interrogé au sujet des déclarations antérieures qu’il a faites par écrit, qui ont été prises par écrit ou qui ont été enregistrées sur bande audio ou vidéo, ou autrement, relativement au sujet de la cause, sans qu’il lui soit permis d’en prendre connaissance. Cependant, si l’on entend mettre le témoin en contradiction avec lui-même au moyen de cette pièce, l’on doit, avant de pouvoir établir cette preuve contradictoire, appeler son attention sur les parties de celle-ci qui doivent servir à le mettre ainsi en contradiction. Le juge peut toujours, au cours du procès, exiger la production de la pièce dans le but de l’examiner et en faire, dans la poursuite de la cause, l’usage qu’il croit convenable.

10. (1) On any trial a witness may be cross-examined as to previous statements that the witness made in writing, or that have been reduced to writing, or recorded on audio tape or video tape or otherwise, relative to the subject-matter of the case, without the writing being shown to the witness or the witness being given the opportunity to listen to the audio tape or view the video tape or otherwise take cognizance of the statements, but, if it is intended to contradict the witness, the witness’ attention must, before the contradictory proof can be given, be called to those parts of the statement that are to be used for the purpose of so contradicting the witness, and the judge, at any time during the trial, may require the production of the writing or tape or other medium for inspection, and thereupon make such use of it for the purposes of the trial as the judge thinks fit.

 

[94]        Bref, lorsqu’une partie cherche à tester la crédibilité d’un témoin en contre-interrogatoire, cette disposition lui permet, à certaines conditions, d’utiliser une déclaration antérieure à cette fin[19]. La règle orthodoxe de common law prévoit toutefois que la déclaration antérieure ne fait pas alors la preuve de son contenu[20]. La déclaration antérieure consiste en du ouï-dire et c’est plutôt la déposition du témoin au procès qui constitue de la preuve.

[95]        C'est à ce concept que le juge fait allusion dans l'extrait cité au paragraphe [87] ci-dessus.

[96]        Quoique la Cour suprême ait modifié la règle orthodoxe dans R. c. B. (K.G.)[21] pour permettre l'introduction en preuve, à certaines conditions, des déclarations antérieures pour établir la véracité de leur contenu, ce n'est pas cette modification qui pourrait justifier l'admissibilité en preuve des écrits constatant les déclarations contemporaines de B.F.S. Il s'agit plutôt ici d'un cas d’application simple des règles régissant l'admissibilité ou l'inadmissibilité du ouï-dire[22].

[97]        Alors que la règle générale veut que tout élément de preuve pertinent au litige soit admissible, l’exclusion de la preuve par ouï-dire est une exception reconnue[23]. Les notes consignées par l'ambulancière et le policier sont du ouï-dire, puisqu'elles rapportent les paroles de B.F.S. afin de servir comme preuve au fond. Écrivant pour la Cour suprême dans Khelawon, la juge Charron a néanmoins ouvert la porte à l'admissibilité de certaines déclarations qui consistent en du ouï-dire :

2 […] Toutefois, la difficulté de déterminer la valeur de la preuve par ouï-dire varie selon le contexte.  Dans certains cas, cette preuve présente des dangers minimes et son exclusion au lieu de son admission gênerait la constatation exacte des faits.  C’est ainsi que les tribunaux ont établi, au fil du temps, un certain nombre d’exceptions à la règle.  Tout comme les exceptions traditionnelles à la règle d’exclusion ont été largement conçues en fonction des circonstances où les dangers liés à l’admission de la preuve étaient suffisamment atténués, il doit en être de même pour l’exception générale raisonnée à la règle du ouï-dire.  Lorsqu’il est nécessaire de recourir à ce type de preuve, une déclaration relatée peut être admise si son contenu est fiable en raison de la manière dont elle a été faite ou si les circonstances permettent, en fin de compte, au juge des faits d’en déterminer suffisamment la valeur.  Si la partie qui veut présenter la preuve ne peut satisfaire au double critère de la nécessité et de la fiabilité, la règle d’exclusion générale l’emporte.  Le juge du procès joue le rôle de gardien en effectuant cette appréciation préliminaire du « seuil de fiabilité » de la déclaration relatée et laisse au juge des faits le soin d’en déterminer en fin de compte la valeur.

 

[Soulignage ajouté]

 

2 […] However, the extent to which hearsay evidence will present difficulties in assessing its worth obviously varies with the context.  In some circumstances, the evidence presents minimal dangers and its exclusion, rather than its admission, would impede accurate fact finding.  Hence, over time a number of exceptions to the rule were created by the courts.  Just as traditional exceptions to the exclusionary rule were largely crafted around those circumstances where the dangers of receiving the evidence were sufficiently alleviated, so too must be founded the overarching principled exception to hearsay.  When it is necessary to resort to evidence in this form, a hearsay statement may be admitted if, because of the way in which it came about, its contents are trustworthy, or if circumstances permit the ultimate trier of fact to sufficiently assess its worth.  If the proponent of the evidence cannot meet the twin criteria of necessity and reliability, the general exclusionary rule prevails.  The trial judge acts as a gatekeeper in making this preliminary assessment of the “threshold reliability” of the hearsay statement and leaves the ultimate determination of its worth to the fact finder.

 

[Emphasis added]

[98]        J'estime que le juge aurait dû permettre la production en preuve de ces écrits, la nécessité et la fiabilité ayant été établies[24].

[99]        Qu'en est-il de la nécessité?

[100]     Il est vrai que B.F.S. était présente au procès et a témoigné, mais pour des raisons compréhensibles, elle ne se souvenait pas du contenu de ses échanges avec, d'une part, l'ambulancière et, d'autre part, le médecin qui l'a vue à l'hôpital et qu'un policier a pris en note. Il s'ensuit que la seule façon de faire la preuve de ses déclarations était par l'entremise des auteurs des notes manuscrites et la production de celles-ci.

[101]     Les circonstances de l'arrêt R. c. F. (W.J.)[25] illustrent bien que la simple présence d'un témoin ne suffit pas pour écarter la nécessité de faire une preuve par ouï-dire des  déclarations antérieures du témoin.

[102]     Au procès d'un accusé inculpé d'agression sexuelle sur une fillette de cinq ans, l'enfant, alors âgée de six ans et huit mois, était incapable de décrire les gestes à caractère sexuel qui faisaient l'objet de l'accusation, malgré les mesures que le juge d'instance avait mises en place (témoignage à huis clos derrière un écran, présence d’une personne chargée de l’assister). Le jeune témoin ne répondant pas aux questions et ne confirmant pas le contenu d'un enregistrement mécanique fait à la police, la poursuite a demandé la permission d'introduire en preuve ses déclarations extrajudiciaires aux membres de sa famille pour faire preuve de leur contenu. Le juge d'instance a refusé et l'accusé a été acquitté. Une majorité de la Cour d'appel de la Saskatchewan a rejeté le pourvoi[26], mais la juge Jackson, dissidente, aurait accueilli l'appel et ordonné la tenue d'un nouveau procès sur la base que le premier juge avait erré en ne permettant pas l'introduction des déclarations extrajudiciaires.

[103]     Au nom de la majorité, la juge McLachlin, alors juge puînée, était d'avis d'accueillir l'appel et d'ordonner un nouveau procès. En parlant du concept de la nécessité dans les circonstances de l'espèce, elle écrivait :

33 Je cite Wigmore parce que sa conceptualisation du raisonnement sous-jacent à la règle du ouï-dire et à ses exceptions a inspiré l’adoption par notre Cour, dans les arrêts Khan et Smith, précités, du critère de nécessité et de fiabilité applicable à l’admission des déclarations extrajudiciaires.  Il est clair que, pour Wigmore, la nécessité découle de la non-disponibilité de la déposition en cour du témoin.  Les raisons pour lesquelles la déposition en cour du témoin n’est pas disponible sont fortuites et peuvent varier — le «décès» ou «une autre cause».  En cas de doute, les raisons pour lesquelles un témoin est incapable de déposer aident le juge à décider si la preuve testimoniale n’est réellement pas disponible.  Toutefois, ces raisons demeurent fortuites.  La nécessité, en dernière analyse, découle du fait que la déposition en cour du témoin n’est pas disponible.  C’est cette non-disponibilité qui engendre le dilemme qui sous-tend les exceptions à la règle du ouï-dire — interdire les déclarations extrajudiciaires sans contre-interrogatoire, ou recevoir les déclarations extrajudiciaires pourvu qu’elles soient fiables dans une certaine mesure.

 

[Soulignage ajouté]

 

33 I cite Wigmore because his conceptualization of the rationale for the hearsay rule and the exceptions to it animates this Court’s adoption of the necessity/reliability test for admission of out-of-court statements in Khan, supra, and Smith, supra.  It is clear that for Wigmore, necessity arises from the unavailability of the witness’s testimony in the courtroom.  The reasons for which the witness’s courtroom testimony is not available are incidental and flexible - “death” or “some other cause”.  The reasons for the witness’s inability to testify, in cases of doubt, help the judge decide whether testimonial evidence is truly not available.  However, the reasons remain incidental.  Necessity, in the final analysis, arises from the fact that the witness’s courtroom testimony is not available.  It is this unavailability that triggers the dilemma that underlies the exceptions to the hearsay rule - to prohibit out-of-court statements without cross-examination, or to receive the out-of-court statements provided they evince some degree of reliability.

 

[Emphasis added]

[104]     La simple présence d'un témoin n'est donc pas une garantie de la disponibilité de son témoignage si « une autre cause/some other cause » ne permet pas au témoin de répondre aux questions portant sur un fait en litige. Dans ce cas, B.S.F. n'était pas en mesure de témoigner au procès sur ses réponses aux questions posées par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions en rapport avec l'identité de son agresseur. L'arrêt majoritaire dans F. (W.J.) démontre que le juge commet une erreur de droit lorsqu’il énonce que le critère de nécessité n’est pas satisfait parce que B.F.S. est disponible comme témoin.

[105]     Quant à la fiabilité, le juge devait décider si les déclarations rencontraient le seuil de fiabilité requis pour permettre leur admissibilité[27]. Ce concept comporte deux volets[28], le premier visant les garanties intrinsèques entourant la déclaration (par exemple, l'âge du déclarant, le caractère spontané de la déclaration, l'existence d'une preuve de corroboration) et le second, les garanties extrinsèques liées à la déclaration (par exemple, le serment ou le contre-interrogatoire).

[106]     En l’espèce, ce sont des garanties intrinsèques qui permettent de conclure que le seuil de fiabilité est franchi. B.F.S. a fait une déclaration au médecin de façon contemporaine à l’agression. La question du médecin n’était pas suggestive et B.F.S. a fait une déclaration identique aux ambulanciers dans les quinze ou trente minutes précédentes.

[107]     Personne ne peut sérieusement remettre en question la fiabilité de l'ambulancière et du policier quant à l'exactitude de leurs notes respectives.  En effet, selon le témoignage de l'ambulancier Vézina, ils avaient le devoir de prendre des notes et d'administrer un questionnaire à B.F.S. Il n'y a pas de raison non plus de remettre en cause la fiabilité des déclarations faites par B.F.S. la nuit du 12 juin.

[108]     Il est également à noter que le document préparé par l'ambulancière, qui a été intégré au dossier hospitalier, indique clairement que B.F.S. n'avait pas de difficulté à communiquer ou à coopérer, qu'elle était orientée dans les trois sphères (personne, place et temps) et qu'elle répondait bien aux questions. À cet égard, les propos du juge Binnie pour la majorité de la Cour suprême dans R. c. Owen[29] sont applicables :

58  La preuve était digne de foi. Depuis plus de 30 ans, les notes des soins infirmiers et les dossiers d'hôpital sont couramment admis comme preuve prima facie de la véracité de leur contenu, en application de l'exception à l'exclusion du ouï-dire pour les dossiers d'entreprise : Ares c. Venner, [1970] R.C.S. 608, le juge Hall, p. 626 :

 

Les dossiers d'hôpitaux, y compris les notes des infirmières, rédigés au jour le jour par quelqu'un qui a une connaissance personnelle des faits et dont le travail consiste à faire les écritures ou rédiger les dossiers, doivent être reçus en preuve, comme preuve prima facie des faits qu'ils relatent.

 

58 The evidence was credible. Nursing notes and hospital records have routinely been admitted for more than 30 years as prima facie proof of the truth of their contents under the hearsay exception for business records: Ares v. Venner, [1970] S.C.R. 608, per Hall J., at p. 626:

 

Hospital records, including nurses' notes, made contemporaneously by someone having a personal knowledge of the matters then being recorded and under a duty to make the entry or record should be received in evidence as prima facie proof of the facts stated therein.

[109]     Le contenu de ces notes constitue une preuve importante des déclarations contemporaines de B.F.S. au sujet de l'identité de l'agresseur. Le juge a erré en ne permettant pas leur introduction en preuve pour les motifs qu'il a invoqués.

(2)   Les directives concernant le témoignage du père de l’appelant au soutien de la défense d’alibi

[110]     M. Laliberté reproche au juge de ne pas avoir donné une directive spécifique au jury relativement au fait que son père a donné l'information pertinente à sa défense d'alibi à la première occasion, alors même qu'il ignorait que son fils était un suspect. Dans son mémoire, l'appelant ne mentionne aucune source jurisprudentielle ou doctrinale au soutien de cette prétention.

[111]     Quant à la poursuite, elle conteste l'affirmation factuelle de l'appelant quant au moment précis de la divulgation par son père de la défense d'alibi et plaide que, de toute manière, le juge a satisfait à son obligation légale quant à l'alibi avec un résumé fidèle de la preuve.

[112]     La poursuite a raison. Il n'existe au Canada aucune obligation pour un juge de donner la directive spécifique souhaitée par l'appelant. Au contraire, la seule conséquence potentielle est lorsque la divulgation de l'alibi est faite tardivement[30] :

3     En l'espèce, il s'agit de savoir si la défense d'alibi invoquée par l'accusé au procès a été correctement communiquée au ministère public. Comme l'a expliqué mon collègue, pour être correcte, la communication de l'alibi doit réunir deux conditions: elle doit être suffisante et être présentée en temps opportun. Ce principe a récemment été réitéré dans l'arrêt R. c. Letourneau (1994), 87 C.C.C. (3d) 481 (C.A.C.-B.), où le juge Cumming a écrit au nom de la cour à l'unanimité, à la p. 532:

 

     [Traduction] Il est établi en droit que la communication de la défense d'alibi doit respecter deux conditions:

a) elle doit être faite suffisamment tôt pour permettre aux autorités de la vérifier: voir R. c. Mahoney, précité, à la p. 387, et R. c. Dunbar and Logan (1982), 68 C.C.C. (2d) 13, aux pp. 62 et 63 [. . .] (C.A. Ont.);

b) elle doit être suffisamment précise pour permettre aux autorités de la vérifier de façon utile: voir R. c. Ford (1993), 78 C.C.C. (3d) 481, aux pp. 504 et 505 [. . .] (C.A.C.-B.).

 

     Si l'omission de communiquer l'existence d'un alibi n'annule pas la défense, elle risque d'affaiblir la valeur que le juge des faits lui accordera.

 

[Soulignage ajouté]

3     At issue in this appeal is whether the alibi defence raised by the accused at trial was properly disclosed to the Crown. As outlined by my colleague, proper disclosure of an alibi has two components: adequacy and timeliness. This principle was recently reiterated in R. v. Letourneau (1994), 87 C.C.C. (3d) 481 (B.C.C.A.), where Cumming J.A. wrote for a unanimous court at p. 532:

     It is settled law that disclosure of a defence of alibi should meet two requirements:

(a) it should be given in sufficient time to permit the authorities to investigate: see R. v. Mahoney, supra, at p. 387, and R. v. Dunbar and Logan (1982), 68 C.C.C. (2d) 13 at pp. 62-3 ... (Ont. C.A.);

(b) it should be given with sufficient particularity to enable the authorities to meaningfully investigate: see R. v. Ford (1993), 78 C.C.C. (3d) 481 at pp. 504-5 ... (B.C.C.A.).

 

     Failure to give notice of alibi does not vitiate the defence, although it may result in a lessening of the weight that the trier of fact will accord it.

 

[Emphasis added]

[113]     En l'espèce, la poursuite ne prétend pas que l'alibi a été dévoilé tardivement aux enquêteurs, ou qu'il était impossible d'en faire la vérification en temps utile. Elle s'est plutôt concentrée à l'affaiblir lors des contre-interrogatoires de M. Laliberté et de son père en faisant ressortir les contradictions dans les témoignages quant aux détails et surtout quant au moment où M. Laliberté est finalement rentré à la maison.

[114]     Ceci étant, durant le délibéré, la Cour s'est demandé si le juge s'est trompé quant aux inférences que les jurés pouvaient tirer s'ils étaient d'avis que l'alibi avait été fabriqué dans le but de les induire en erreur. Voici ce qu'il disait :

Il se peut que vous ne croyiez pas les témoignages sur la défense d’alibi, en ce sens que ces témoignages peuvent vous apparaître peu crédibles, même si leur fausseté n’a pas été démontrée. Toutefois, si vous jugez que ces témoignages manquent de crédibilité, cela ne veut pas dire qu’il vous faut tirer une inférence que l’accusé est coupable. Cela signifie simplement que vous n’aurez pas à prendre la défense d’alibi en considération pour décider de la culpabilité ou de l’innocence de Pierre-Olivier Laliberté. Par contre, si vous estimez que l’alibi est faux et qu’il a été présenté pour vous induire en erreur, vous êtes alors en droit de tirer une inférence que Pierre-Olivier Laliberté est coupable. Mais en soi, un faux alibi n’est pas une preuve concluante de culpabilité. Prenez donc soin d’examiner l’ensemble de la preuve pour décider si l’alibi est simplement non crédible ou s’il a été fabriqué ou monté de toute pièce en vue de dissimuler la culpabilité. N’oubliez pas qu’une personne peut donner une fausse version dans un autre but que celui de cacher sa culpabilité.

[Soulignage ajouté]

[115]     S'agissant d'une nouvelle question et suivant les enseignements de la Cour suprême dans R. c. Mian[31], la Cour a avisé les avocats au dossier de son désir de les entendre à ce sujet.  À cet égard, une nouvelle audition a eu lieu, limitée à cette question et à l'application possible de la disposition réparatrice.

[116]     Après avoir entendu les avocats de nouveau, j'estime que l'extrait souligné n'aurait pas dû faire partie des directives dans le cas de l'alibi mis de l'avant par M. Laliberté, et ce, pour deux raisons.

[117]     D'abord, il n'y avait ici aucune preuve de fabrication d’alibi autorisant la directive. Au procès, la poursuite n'a, d'ailleurs, même pas tenté de faire une telle preuve[32] ni de soulever la fabrication lors de sa plaidoirie finale aux jurés. Or, la jurisprudence indique que le simple fait de ne pas ajouter foi à un alibi n'est pas suffisant pour étayer une preuve de fabrication.  D'autres éléments doivent figurer au dossier afin de conclure que l'alibi en question a été délibérément fabriqué et que l'accusé a participé à cette fabrication. Comme le dit le juge Proulx au nom de la Cour dans R. c. Carey :

[…] Not every alibi which is disbelieved was necessarily concocted but an alibi which is disbelieved, although not concocted, has no evidentiary value. Therefore, a proper instruction to the jury on this issue requires three things, (1) there must be some evidence from which a reasonable jury could infer that the alibi was deliberately fabricated, and if so (2) the jury should be told that a distinction has to be made between (i) proof that the alibi advanced is fabricated and (ii) mere rejection of an alibi because the jury does not believe it, and (3) that only if the jury concludes that the alibi has been deliberately fabricated by the accused can the jury draw an inference that he did so by reason of a consciousness of guilt.[33]

[118]     Dans R. c. Hibbert[34], la juge Arbour, au nom de la majorité, a très bien expliqué pourquoi la directive du juge, dans le cas sous étude, n'était pas appropriée :

59 […] Il n'est pas nécessaire, en l'espèce, de déterminer la nature et la portée de la preuve nécessaire pour établir que l'alibi a été fabriqué de façon à autoriser des directives permettant d'inférer une conscience de culpabilité. Il suffit de dire que la jurisprudence a constamment souligné qu'il doit y avoir une preuve reliant l'accusé à la fabrication, et que cette preuve ne peut découler du simple rejet de l'alibi invoqué. Plusieurs ont parlé de la nécessité d'une preuve de fabrication "indépendante" allant au-delà de la conclusion que l'alibi est faux. (Voir la juge Ryan dans Tessier, précité, p. 556.)

 

65  Par ailleurs, lors du procès, l'avocat du ministère public a suggéré — à Mme Hibbert notamment — qu'elle avait tenté d'aider ses filles et son époux à reconstituer la chronologie de leurs activités respectives pendant l'après-midi où l'agression a été commise. Vu les directives erronées, le jury pouvait avoir présumé à tort qu'il s'agissait là d'une preuve  de fabrication leur permettant non seulement de rejeter l'alibi, mais encore de tirer de ce rejet une conclusion de culpabilité. Dans l'arrêt Tessier, précité, p. 556, la juge Ryan décrit bien la fausseté et le danger de ce raisonnement :

 

     [TRADUCTION] Selon moi, la raison pour laquelle nous recherchons une preuve indépendante que l'accusé a fabriqué son histoire est double. En premier lieu, comme ma collègue la juge Rowles l'a souligné, le raisonnement est circulaire en l'absence de preuve indépendante : "La preuve du ministère public est incontestable, donc l'accusé ne dit pas la vérité. L'accusé ne dit pas la vérité, donc la preuve du ministère public est incontestable." En deuxième lieu, puisque le ministère public peut utiliser contre l'accusé la preuve qu'il a fabriqué une histoire, il faut faire montre de circonspection en concluant que l'alibi a été inventé. La fabrication doit reposer sur une preuve concluante. Il n'est pas déraisonnable d'exiger que cette preuve soit indépendante des autres éléments de preuve du crime.

 

     S'il fallait trouver la preuve de fabrication seulement dans les éléments qui prouvent l'infraction, alors dans chaque affaire où l'accusé témoigne (peu importe qu'il invoque ou non un alibi), il n'y aurait aucune raison d'interdire à un jury d'utiliser sa conclusion que l'accusé a menti comme élément de la preuve à charge qui pèse contre lui. Cela ne concorde avec aucune règle de droit que je connaisse.

 

66     Ce passage fait ressortir la gravité de la directive erronée qui a été donnée, en l'espèce, au sujet du moyen de défense fondé sur un alibi. Cette directive a ouvert au jury une voie directe et erronée vers une déclaration de culpabilité. Elle laissait entendre que le jury pouvait conclure à l'existence d'une preuve de fabrication, ce qu'il ne pouvait pas faire compte tenu du présent dossier, et qu'il lui était permis ensuite, s'il rejetait l'alibi, d'inférer que l'accusé était coupable.

 

[Soulignage ajouté]

 

59 […] It is unnecessary in this case to determine the nature and scope of evidence necessary to show concoction so as to permit the instructions inviting the inference of consciousness of guilt. Suffice it to say that the cases have consistently pointed out that there must be evidence linking the accused to fabrication and that such evidence cannot emerge from a mere rejection of the alibi tendered. Many have spoken of the need for independent evidence of fabrication above and beyond a finding that the alibi is false. (See Ryan J.A. in Tessier, supra, at p. 556.)

 

65  On the other hand, Crown counsel at trial suggested — to Mrs. Hibbert in particular — that she attempted to assist her daughters and her husband in reconstructing the time frame of their respective activities on the afternoon of the attack. In light of the erroneous instructions, the jury could have assumed, wrongly, that this was evidence of concoction which would allow them not only to reject the alibi evidence but to draw an inference of guilt from its rejection. The fallacy, and the danger, with that reasoning was well expressed by Ryan J.A. in Tessier, supra, at p. 556, where she said:

 

     It seems to me that the reason we look for independent evidence that the accused fabricated his story is two-fold. In the first place as my colleague Rowles J.A. has pointed out the reasoning is circular if there is no independent proof: "The weight of the Crown's evidence admits of no doubt therefore the accused is not telling the truth. The accused is not telling the truth therefore the Crown's case admits of no doubt." In the second place, because the evidence that the accused has fabricated a story can be used as part of the Crown's case against him, care must be taken in finding that the alibi was concocted. There must be a solid evidentiary base of fabrication. It is not unreasonable to demand that this evidence be found independently of the other evidence of the proof of the crime.

 

     If evidence of fabrication need be found only in the evidence which proves the offence then in every case where the accused testifies (alibi or not) there would be no reason not to permit a jury to use their finding that the accused has been untruthful as part of the Crown's case against him. That does not accord with any articulation of the law that I know of.

 

 

66 This highlights the seriousness of the erroneous instruction on the defence of alibi in the present case. It provided the jury with a direct, and incorrect, route to guilt. It implied that the jury could find evidence of concoction, which it could not on this record, and it then allowed the jury, if it rejected the alibi, to infer that the accused is guilty.

 

[Emphasis added]

 

[119]     En appel, le ministère public concède qu’il n’existe aucune preuve extrinsèque de fabrication d’alibi dans la présente affaire. Pour justifier la directive, il allègue plutôt la présence d’éléments de preuve intrinsèques qui pouvaient permettre raisonnablement à un jury de croire à la fabrication. En ce sens, il souligne notamment le caractère contradictoire des témoignages de l’appelant et de son père sur l’alibi, le fait que les témoignages sur l’alibi soient basés sur des registres téléphoniques, le fait que le père de l’appelant ait admis avoir consulté une partie de la preuve avant de rédiger une déclaration officielle et le fait que celui-ci soit allé voir son fils en prison.

[120]      En l’espèce, je suis plutôt d’avis que ces éléments ne suffisent pas à relier l’appelant à la fabrication d’un alibi et que dès lors, la directive du juge était erronée. En effet, seule une preuve fabriquée à l’instigation de l’accusé ou à sa connaissance et avec son approbation peut permettre d’en inférer une conscience coupable. Tel que le mentionne la juge Arbour dans Hibbert, « [s]i l’on arrivait à la conclusion que les personnes ayant témoigné à l’appui de l’alibi ont délibérément menti, leur tentative d’induire le jury en erreur ne devrait pas être imputée à l’accusé à moins que ce dernier n’ait participé à leur manège. »[35] Ici, aucun des éléments soulevés par le ministère public ne milite dans le sens d’une participation ou d’une connaissance de l’appelant à la fabrication de son alibi.

[121]     Ensuite, même à supposer qu'une directive sur la fabrication de l'alibi eût été appropriée, son contenu était néanmoins erroné.

[122]     Comme nous l'avons vu dans l'extrait des directives repris au paragraphe [114] ci-dessus, le juge mentionne que « […] si vous estimez que l’alibi est faux et qu’il a été présenté pour vous induire en erreur, vous êtes alors en droit de tirer une inférence que Pierre-Olivier Laliberté est coupable. Mais en soi, un faux alibi n’est pas une preuve concluante de culpabilité. »

[123]     Dans Hibbert, la juge Arbour précisait qu'il fallait voir dans la preuve une tentative de fabriquer « un moyen de défense … apparentée à une tentative de soudoyer ou de menacer un témoin ou un juré », ce qui « pourrait être présenté comme une preuve de conscience de culpabilité »[36] si l'accusé a participé à la tentative de fabrication.

[124]     Il y a évidemment une nette distinction entre la culpabilité et la conscience de culpabilité.

[125]     La culpabilité est le résultat final d’une évaluation de l’ensemble de la preuve pour une infraction, alors que la conscience de culpabilité tend à prouver un élément constitutif d’une infraction, par exemple l’intention criminelle. C’est ce qui amenait la juge Arbour, encore dans Hibbert, à écrire :

62  Même si l’alibi est invoqué par l’accusé lui-même et est rejeté, la conclusion que l’alibi est faux ne peut pas servir à corroborer ou à compléter la preuve de la poursuite ni, à plus forte raison, permettre d’inférer que l’accusé est coupable. »

62  Even if an alibi is advanced by the accused himself and is rejected, the finding that the alibi is untrue cannot serve to corroborate or complement the case for the prosecution, let alone permit an inference that the accused is guilty.

 

[126]     Bref, dans le cas présent, non seulement la directive sur la fabrication de l'alibi n’était point appropriée, mais son contenu était manifestement erroné. Il est par ailleurs intéressant de constater que cette directive du juge était formulée similairement à celle présente dans le recueil de modèles de directives Canadian Criminal Jury Instructions où l'on traite erronément d'une inférence de culpabilité[37]. La présente erreur illustre bien le danger de reproduire les modèles de directives intégralement. Tel que le soulignait récemment le juge Moldaver dans l’arrêt R. c. Rodgerson, « […] les recueils de modèles de directives ne se transforment pas nécessairement en directives modèles. Ils sont un outil, non le produit final. Ils sont là pour guider, non pour prescrire[38]. »

[127]     L'importance de la défense d'alibi exigeait ici une directive en droit sans faille. En l'absence d'une preuve quelconque de fabrication d'alibi, le juge aurait dû s'abstenir d'en parler dans ses directives.

(3)       Les directives au sujet de la preuve d’ADN

[128]     La preuve d'ADN avait une importance capitale pour la poursuite. En effet, c'était la preuve la plus importante qui reliait l'appelant à la perpétration des crimes à la résidence du couple Cadieux-B.F.S. le 12 juin 2011. Pour cette raison, les directives du juge au jury à ce sujet étaient d'une importance tout aussi capitale.

[129]     Contrairement à l’affaire R. c. Terceira[39], l’appelant ne remet pas en cause l’admissibilité ou la fiabilité de la preuve d’ADN : il admet que son ADN a été retrouvé sous les ongles de la victime, le 12 juin 2011. Les jurés devaient donc tenir compte de cet aveu judiciaire.

[130]     La thèse soutenue par l’appelant est que l’ADN retrouvé le 12 juin 2011 provient de sa visite effectuée le 5 juin précédent. C’est sur ce point très précis qu’il estime que les directives du juge ont été déficientes. Son reproche est que le juge aurait dû spécifier au jury : 1) que la preuve d’expert reposait sur des études publiées et non sur des études empiriques; et 2) que la preuve d’ADN se trouvant sous les ongles de la victime pouvait provenir de la visite antérieure de l’accusé au domicile de cette dernière une semaine avant les événements.

[131]     Il est vrai que, dans ses commentaires après les directives au jury, le procureur de l’appelant a demandé au juge de spécifier aux jurés que « le fondement de l’opinion de docteur Bergeron sur la possibilité que l’ADN ne reste pas sous les ongles repose sur une étude et non pas sur sa propre expérience ». À mon avis, le juge n’avait pas à le faire, la preuve sur ce sujet étant très claire.

[132]     Le témoignage de l’expert Jean Bergeron sur la question de la prévalence et de la persistance d’ADN étranger mérite d’être reproduit au long :

 

[…] Okay. Vous avez mentionné qu’il serait possible que je me retrouve avec votre ADN sous mes ongles si jamais je vous grafignais la peau, est-ce que vous avez une idée du nombre de temps que le profil, votre profil génétique, si effectivement, il se retrouve sous mes ongles, combien de temps il peut durer en dessous des ongles?

R

Bien, là-dessus, j’ai trouvé une publication scientifique.

Q

Oui.

R

Qui traite exactement de ce problème-là.

Q

Pouvez-vous nous en parler, de cette publication-là, d’abord, ça a été publié quand ce…?

R

C’est une publication qui est assez récente, c’est - qui a été publiée au début de 2012. C’est une publication qui provient du Centre of Forensic Sciences. Pardon, le laboratoire de sciences judiciaires de l’Ontario. C’est une publication qui a été faite par Mélinda Matte, Linda Williams, Roger Frappier, mais en fin de compte, c’est Roger Frappier et Jonathan Newman, il y a 2 de ces personnes-là que j’ai déjà rencontrées, Roger Frappier et Jonathan Newman. Roger Frappier, c’est le coordonnateur scientifique du département de biologie et Jonathan Newman, c’est le directeur du département de biologie du laboratoire de Toronto. Donc, c’est 2 personnes.

Q

Qui font le même travail que vous, mais…

R

Qui font le même travail que moi, qui font - qui ont peut-être un peu plus de temps de faire de la recherche que moi, mais c’est, autrement dit, ce sont des pairs, c’est - on fait le même travail.

Q

Okay. Et quel est le sujet de cette étude-là, bien précisément?

R

C’est justement la prévalence et la persistance d’ADN étranger sous les ongles, ça a été publié dans un journal international, Forensic Sciences International. C’est un journal, comme je le disais, au début, qui ne publie pas n’importe quoi. Donc, il va publier une étude scientifique sérieuse puis qui a été revue par d’autres scientifiques indépendants.

Q

Mais pouvez-vous nous dire quelle est la méthodologie qu’ils ont utilisée pour leur étude?

R

Entre autres, ce qu’ils ont fait, ils ont opéré des gens, ils ont opéré 30 personnes puis ils les ont fait se gratter, plus se gratter, tu sais, c’est -c’est gratter, comme on dit, au sang, gratter jusqu’à temps que ça soit rouge, 30 fois, chacun s’est gratté puis ensuite, ils ont vérifié si on était capable de trouver du - un profil génétique étranger sous les ongles de la - sous les ongles du gratteur, par exemple. Et ce qu’ils ont dit, ce qu’ils ont vu comme conclusion, c’est que les personnes qui grattaient, grattaient en arrivant au bureau, on se gratte, on fait une journée normale, avec ce que ça comporte comme activité normale, c’est autant se laver les mains après être allé à la toilette ou avant de manger et il n’y avait pas non plus de contrôle sur comment on se lave les mains, on se lave les mains, certains du bout des doigts, mais j’imagine personne comme pour faire une opération à cœur ouvert, avec une brosse, et cætera, des activités normales de la journée. Puis à la fin de la journée, après 6 heures, ils ont refait des prélèvements pour savoir s’il restait de l’ADN étranger encore sous les ongles et ce qu’ils ont vu, c’était que seulement 2 individus, seulement 2 individus sur les 30 avaient encore de l’ADN étranger sous les ongles. Une personne avait - eux autres, ce qu’ils ont regardé, ils ont regardé 9 sites génétiques, il y avait une personne qui avait de l’ADN étranger à 6 sites génétiques puis une personne qui avait de l’ADN étranger à un des 9 sites génétiques seulement.

Q

Après 6 heures?

R

Après 6 heures.

Q

Et est-ce qu'ils ont vérifié, par la suite, dans le temps, si le résultat se perpétuait?

R

Non, après 6 heures, déjà, il n'en reste plus après 6 heures.

Q

C'est la conclusion à laquelle…

R

C'est la conclusion, oui.

Q

Très bien.  Est-ce que le fait - on parle d'activités quotidiennes, donc se laver les mains, peut-être prendre sa douche, ça, c'est des choses qui peuvent influencer, qui peuvent faire en sorte de l'ADN disparaisse, un ADN étranger disparaisse de sous nos ongles?

R

Oui.

Q

Est-ce que le fait de travailler, par exemple, et d'utiliser des produits récurrents pour faire du nettoyage, est-ce que ça peut également faire en sorte que l'ADN disparaisse plus facilement?

R

Oui, absolument, oui.  Le fait, le fait - j'ai trouvé une autre étude où on a trouvé de l'ADN étranger sous des personnes immergées après 2 heures et après 3 heures d'immersion.  Donc, dans l'eau, ça peut rester un petit peu, mais pour 2, 3 heures et sinon, avec une activité normale, après une journée, il n'en reste plus.

Q

Okay.  Si on prend l'exemple d'une personne qui travaille comme plongeuse dans un restaurant, et qui a constamment ses mains dans de l'eau de vaisselle et qui utilise constamment des produits récurrents, est-ce que ça peut également influencer sur la durée de vie qu'aurait un ADN étranger en dessous des ongles de cette personne-là?

R

Avec ou sans gants?

Q

Sans gants.

R

Sans gants?

Q

Oui.

R

Bien, c'est juste la logique qui répond. Il n'y a pas vraiment d'étude qui a été faite sur les plongeurs.

            (Reproduction textuelle - soulignage ajouté)

[133]     Après avoir rappelé le témoignage du seul expert entendu sur la question des résidus de tissus humains pouvant se fixer sous les ongles, le juge pose la bonne question aux jurés, les invitant à se demander s’il est possible de croire que l’ADN de l’accusé soit demeuré sous les ongles de la victime durant une semaine :

[…] La preuve révèle que la journée de l’agression, B.F.S. a travaillé comme plongeuse sans gants en utilisant des produits nettoyants et qu’elle a pris sa douche avant d’aller au lit. Docteur Bergeron vous a donné différents renseignements sur la durée des résidus de tissus humains pouvant se fixer sous les ongles. Vous pouvez vous demander, à la lumière de son témoignage, de celui de B.F.S. et selon votre bon jugement s’il est possible de croire que l’ADN de l’accusé soit demeuré pendant une semaine sous les ongles de B. F.S. Compte tenu de la nature des contacts survenus entre eux le 5 juin 2011 et qui vous ont été décrits, tant par B.F.S. que par l’accusé, existe-t-il un doute raisonnable dans votre esprit vous permettant de penser qu’elle aurait conservé sous ses ongles, pendant une semaine, le profil génétique de l’accusé et vous avez le droit de vous demander comment ce profil génétique-là aurait pu se retrouver sous les ongles de B.F.S. Vous avez également le droit de vous demander si la présence du profil génétique de l’accusé sous les ongles de B.F.S. n’est pas plutôt le résultat de l’étranglement de son agresseur comme le raconte B.F.S. dans son témoignage. Il vous appartient, et à vous seuls, de déterminer, à la lumière de l’ensemble de la preuve, comment le profil de l’accusé s’est retrouvé sous les ongles de B.F.S. Les questions que je vous ai posées ne constituent en rien l’expression d’une opinion, ce sont simplement des questions que vous pourriez, et peut-être même vous devriez vous poser. […]

(Reproduction textuelle - soulignage ajouté)

[134]     Ensuite, le juge a très bien exposé la thèse de l’appelant sur la question du transfert d’ADN :

[…] Bien que la présence de l’ADN de l’accusé sous l’un des ongles de la victime soit incontestable, la défense soutient que cet ADN peut provenir de la présence de l’accusé au domicile du couple le 5 juin 2011. La Couronne affirme qu’il n’y a pas de preuve permettant de soutenir qu’il s’agit de l’ADN du 5 juin 2011. La défense soutient au contraire qu’il existe une preuve incontestable que l’accusé se soit présenté au domicile du couple et qu’il y soit demeuré pendant une heure. Pendant sa présence au domicile, il est acquis aussi que l’accusé s’est retrouvé dans la chambre à coucher du couple et qu’il a pu toucher des objets et y laisser son ADN. La Couronne se demande où est le profil génétique de l’agresseur si ce n’est pas l’accusé, invoquant alors qu’il n’y a pas d’autres profils génétiques. La défense rappelle qu’il y a des traces d’autres profils génétiques selon l’expert, mais en quantité insuffisante pour le relier à quelqu’un. Il est donc faux d’affirmer qu’il n’y a pas d’autres profils génétiques. D’autre part, on a jugé inutile et non pertinent de chercher un profil génétique concernant Michaël Cadieux. De plus, l’expert Jean Bergeron, n’a jamais affirmé qu’il était impossible que l’ADN sous l’ongle ou les ongles de B.F.S. ait pu être transmis le 5 juin 2011. […]

(Reproduction textuelle)

[135]     Il est inconcevable que les jurés aient pu être obnubilés par la preuve d’expertise, au point d’oublier la question qui leur était posée. Le juge a pris bien soin de leur dire qu’ils devaient évaluer les témoignages d’experts :

[…] Alors, les experts doivent indiquer le fondement de leurs opinions. Ils peuvent et doivent rechercher tous les renseignements ou faits nécessaires à l’élaboration de leur conclusion, même s’ils n’ont pas de connaissance personnelle des faits qui se sont déroulés et qui ont été mis en preuve. Conséquemment, leur témoignage ne sera pas invalide du seul fait qu’ils ont considéré des faits dont ils n’ont pas eu connaissance personnelle. Seule la valeur probante de leur témoignage peut être affectée. Vous devez savoir également que l’opinion d’un expert, basée en grande partie sur ouï-dire, sur du ouï-dire ou des hypothèques, doit être examinée avec beaucoup de minutie car une opinion d’expert doit être basée sur des faits admis légalement en preuve, c’est-à-dire que l’expert doit se baser sur les faits qui ont été mis en preuve devant vous, même s’il n’a pas besoin d’en avoir la connaissance personnelle. Donc, pour que l’opinion d’un expert puisse avoir une valeur probante, il faut d’abord conclure à l’existence des faits sur lesquels se fonde l’opinion. Vous avez le droit de déterminer la crédibilité d’un expert comme celle de tout autre témoin. Vous pouvez croire son témoignage ou le rejeter en tout ou en parties. Cependant, si un témoignage d’expert n’est aucunement contredit, vous ne devez pas le rejeter par simple caprice, mais pour des motifs raisonnables. Dans la présente affaire, personne ne conteste les conclusions retenues par les experts. Votre tâche est sûrement facilitée. En effet, la défense ne conteste pas que l’ADN de Pierre-Olivier Laliberté se trouvait sous les ongles de B.F.S. Elle soutient simplement que cette présence pourrait remonter au 5 juin 2011. […]

(Reproduction textuelle)

[136]     Dans le contexte précis de la preuve administrée, ce moyen est mal fondé.

(4)       Le retrait de l’accusation de meurtre au premier degré

[137]     Le juge n'a commis aucune erreur en ne retirant pas l'accusation de meurtre au premier degré.

[138]     D'abord, aucune demande en ce sens n'a été faite par l'appelant en temps utile, soit à la fin de la preuve à charge[40]. Cela dit, à supposer qu'une telle requête eût été présentée, le juge aurait eu raison de la rejeter.

[139]     Un arrêt de la Cour suprême qui illustre bien le critère à appliquer en pareilles circonstances est R. c. Monteleon[41], un dossier où la décision du juge de première instance d'imposer un verdict d'acquittement a été cassée en appel et un nouveau procès, ordonné. Écrivant pour la Cour, le juge McIntyre dit ceci :

Lorsqu'on présente au tribunal un élément de preuve admissible, directe ou circonstancielle, qui, s'il était accepté par un jury ayant reçu des directives appropriées et agissant de manière raisonnable, justifierait une déclaration de culpabilité, le juge du procès n'est pas justifié d'imposer un verdict d'acquittement. Le juge du procès n'a pas pour fonction d'évaluer la preuve en vérifiant sa force probante ou sa fiabilité lorsqu'on a décidé qu'elle était admissible. Il n'incombe pas au juge du procès de faire des inférences de fait d'après les éléments de preuve qui lui sont présentés. Ces fonctions incombent au juge des faits, le jury.

 

[Soulignage ajouté]

Where there is before the court any admissible evidence, whether direct or circumstantial, which, if believed by a properly charged jury acting reasonably, would justify a conviction, the trial judge is not justified in directing a verdict of acquittal. It is not the function of the trial judge to weigh the evidence, to test its quality or reliability once a determination of its admissibility has been made. It is not for the trial judge to draw inferences of fact from the evidence before him. These functions are for the trier of fact, the jury.

 

[Emphasis added]

[140]     L'appelant prétend que la preuve hors de tout doute raisonnable d'un propos délibéré (en anglais, « premeditation ») de sa part, un élément essentiel de l'infraction de meurtre au premier degré, était absente. Il a tort.

[141]     La question principale en litige devant le jury était l'identification de l'auteur des meurtre au premier degré et tentative de meurtre qui étaient reprochés à l'appelant, pour lesquels il n'y avait qu'une preuve circonstancielle constituée en grande partie de la preuve d'ADN. Il y avait néanmoins une preuve circonstancielle importante, indépendamment de l'identité de l'agresseur, qui laissait croire au caractère prémédité et de propos délibéré de la perpétration du meurtre, entre autres : (1) le port d’une arme tranchante et coupante, (2) l’accès à l’immeuble par l’escalier arrière, (3) le fait de se déplacer chez autrui au milieu de la nuit, (4) le fait que M. Cadieux est vulnérable puisqu'il dort, (5) le silence de l’agresseur, (6) le caractère immédiat de l’attaque, et (7) les 14 coups assenés à M. Cadieux en moins d’une minute.

[142]     Il y avait également une preuve circonstancielle qui avait le potentiel de relier M. Laliberté à la perpétration des deux infractions :

·                    Le 5 juin 2011, il s'est rendu à l'appartement de B.F.S. et M. Cadieux par la porte arrière, la même porte dont l'agresseur s'est servi pour s'y introduire par effraction le 12 juin;

·                    À l'époque, il possédait, selon son père, quatre ou cinq couteaux, le même genre d'arme que celle utilisée par l'agresseur pour commettre les infractions de meurtre et de tentative de meurtre;

·                    Il a reconnu que, l'après-midi du 12 juin, alors qu'il était à la résidence de sa mère, il a consulté le site Web Cyberpresse où un article faisait référence aux deux crimes commis dans le quartier St-Sauveur sans nommer les victimes, et il a mentionné à sa mère qu'il était presque convaincu, sur la base d'une photo de l'immeuble, que les victimes étaient M. Cadieux et B.F.S.

[143]     Cette preuve était suffisante pour permettre à un jury de conclure hors de tout doute raisonnable à la préméditation du crime et au propos délibéré de son auteur, y compris la possibilité qu'il s'agissait de l'appelant.

[144]     Ce moyen d'appel est par conséquent rejeté.

VI

LA DISPOSITION RÉPARATRICE

[145]     J'estime que le juge a erré en droit en refusant d'admettre en preuve les écrits constatant les déclarations de B.F.S. peu après les agressions menant au décès de M. Cadieux et les blessures importantes qu'elle a subies, et j'ai identifié une erreur de droit relative aux instructions du juge concernant la défense d'alibi, mais pas sur la base invoquée par l'appelant.

[146]   Il importe dès lors de déterminer si la déclaration de culpabilité peut être maintenue malgré l'existence de ces erreurs en vertu de la disposition réparatrice de l'article 686(1)b)iii) C.cr. Dans R. c. Van, au nom de la majorité de la Cour suprême, le juge LeBel a décrit le test à appliquer en deux volets. D’abord, si l’erreur est inoffensive ou négligeable, une cour d’appel peut appliquer la disposition réparatrice. Si par contre l’erreur est grave, une cour d’appel doit ordonner la tenue d’un nouveau procès à moins que « la preuve présentée contre l’accusé était à ce point accablante qu’il aurait été impossible de rendre un autre verdict ».[42]

[147]     L'élément relatif à l'admissibilité des déclarations de B.F.S. n'avait pas d’importance considérant l'ensemble de la preuve et surtout le fait que, ni durant sa conversation avec la répartitrice du 9-1-1 ni dans son témoignage, B.F.S. n'a prétendu avoir reconnu son agresseur.  Cette erreur du juge était donc mineure et sans conséquence réelle.

[148]   Il est en autrement quant à l’erreur du juge concernant sa directive sur l’alibi.

[149]     À cet égard, je ne souscris pas à la position de la poursuite lors de la nouvelle audience selon laquelle il s'agissait en réalité d'une directive « préservatrice » des droits de M. Laliberté, qui visait à empêcher le jury de tirer une inférence de culpabilité en raison du caractère hautement contradictoire de son témoignage et de celui de son père sur l'alibi.  Le fait que le juge a émis à tort une directive sur la fabrication de l'alibi - directive dont le contenu était de surcroît erroné - est plutôt de nature à ouvrir au jury une voie directe vers une déclaration de culpabilité.

[150]     Il est impossible de qualifier cette erreur comme étant « inoffensive » ou « négligeable ». La conclusion suivante de la juge Arbour dans Hibbert[43] s'applique intégralement :

70  À mon avis et en toute déférence pour l'opinion contraire de la Cour d'appel en l'espèce, on ne saurait recourir à la disposition réparatrice pour faire abstraction des directives sur l'inférence de culpabilité résultant de l'alibi rejeté qui ont à tort ouvert au jury une voie directe vers une déclaration de culpabilité.

 

[Soulignage ajouté]

 

70  In my view, and with the greatest respect for the contrary opinion of the Court of Appeal in the present appeal, the proviso cannot be used to overcome the instructions on the inference of guilt arising from the rejected alibi which erroneously provided the jury with a direct route to conviction.


[Emphasis added]

 

[151]   Peut-on néanmoins dire que la preuve à charge est accablante au point de permettre l'application de la disposition réparatrice en rapport avec les erreurs du juge lorsqu'il a instruit le jury sur la fabrication de l'alibi? Voici comment le juge LeBel s’exprime à ce sujet[44] :

[...]

 

Dans l’arrêt R. c. S. (P.L.), [1991] 1 R.C.S. 909, le juge Sopinka a avec justesse admis cette possibilité de confirmer une déclaration de culpabilité même dans le cas où une erreur grave aurait été commise au procès lorsqu’il a écrit qu’« il est justifié de priver l’accusé d’un procès régulier puisque cette privation est minime lorsque le résultat serait forcément une autre déclaration de culpabilité » (p. 916, confirmé dans Khan, par. 31).  Cette norme élevée selon laquelle une déclaration de culpabilité doit inévitablement ou inéluctablement être prononcée conserve toute sa validité parce qu’une cour d’appel, qui n’a pas entendu les témoignages ni suivi le déroulement du procès, n’évalue rétroactivement la solidité de la preuve du ministère public qu’avec difficulté (Trochym, par. 82).  Il est donc nécessaire de laisser  à l’accusé le bénéfice de tout doute éventuel concernant la solidité de la preuve du ministère public.  Cette justification du maintien d’une déclaration de culpabilité dans ces circonstances est claire; pour citer le juge Binnie dans R. c. Jolivet, 2000 CSC 29, [2000] 1 R.C.S. 751, par. 46 :

 

Si la preuve contre l’accusé est forte et qu’il n’y a aucune possibilité réaliste qu’un nouveau procès aboutisse à un verdict différent, il est manifestement dans l’intérêt public d’éviter les coûts et retards qu’entraînent des procédures supplémentaires. C’est ce que le législateur a prévu.

 

Ce raisonnement se retrouve dans mes motifs concordants dans l’arrêt Khan (par. 90).  Ainsi, une cour d’appel demeure justifiée de rejeter un appel d’une déclaration de culpabilité en cas d’erreurs mineures qui ne pouvaient manifestement pas avoir une incidence sur le verdict et en cas d’erreurs plus graves commises alors qu’une preuve accablante a été produite contre l’accusé puisque la question sous-jacente est toujours de savoir si, n’eût été l’erreur, le verdict aurait été le même : R. c. Bevan, [1993] 2 R.C.S. 599.

 

 

[…]

 

The ability to uphold a conviction in the face of a serious error at trial was aptly expressed by Sopinka J. in R. v. S. (P.L.), [1991] 1 S.C.R. 909, who wrote that “depriving the accused of a proper trial is justified on the ground that the deprivation is minimal when the invariable result would be another conviction” (p. 916, affirmed in Khan, at para. 31).  The high standard of an invariable or inevitable conviction is understandable, given the difficult task for an appellate court of evaluating the strength of the Crown’s case retroactively, without the benefit of hearing the witnesses’ testimony and experiencing the trial as it unfolded (Trochym, at para. 82).  It is thus necessary to afford any possible measure of doubt concerning the strength of the Crown’s case to the benefit of the accused person.  The rationale for upholding a conviction in these circumstances is persuasive; in the words of Binnie J. in R. v. Jolivet, 2000 SCC 29, [2000] 1 S.C.R. 751, at para. 46: 

 

 Where the evidence against an accused is powerful and there is no realistic possibility that a new trial would produce a different verdict, it is manifestly in the public interest to avoid the cost and delay of further proceedings. Parliament has so provided.

 

This reasoning was echoed in my concurring reasons in Khan (at para. 90).  Thus, an appellate court is justified in refusing to allow an appeal against a conviction in the event of minor errors that could not possibly have affected the verdict and more serious errors that were committed in the face of an overwhelming case against the accused, since the underlying question is always whether the verdict would have been the same if the error had not been committed: R. v. Bevan, [1993] 2 S.C.R. 599.

[152]     Il s'agit dès lors d'une norme plus rigoureuse que celle de la culpabilité « hors de tout doute raisonnable ». Rappelons qu'une cour d'appel, qui n'a pas entendu les témoignages ni suivi le déroulement du procès, n'évalue rétroactivement qu'avec difficulté la solidité de la preuve du ministère public. À ce sujet, la juge Deschamps écrit pour la majorité dans R. c. Trochym :

82. L'affaire qui nous est soumise appartient nettement à la seconde catégorie, soit celle des erreurs graves qui justifieront la tenue d'un nouveau procès, à moins que la preuve produite soit à ce point accablante qu'une déclaration de culpabilité est inévitable ou serait forcément prononcée.  Cette norme ne doit pas être assimilée à la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable qui s'applique ordinairement dans un procès criminel.  L'application de la disposition réparatrice aux erreurs graves répond à une norme plus rigoureuse, appropriée à une procédure d'appel.  La norme que la juridiction d'appel doit utiliser, savoir déterminer si la preuve contre un accusé est à ce point accablante qu'une déclaration de culpabilité est inévitable ou serait forcément prononcée, est beaucoup plus élevée que celle voulant que le ministère public prouve ses allégations « hors de tout doute raisonnable » lors du procès.  Cette norme plus élevée tient compte du fait qu'il est difficile pour une juridiction d'appel, surtout dans le cas d'un procès avec jury où elle ne dispose pas de conclusions détaillées sur les faits, de déterminer rétroactivement quel effet, par exemple, l'exclusion de certains éléments de preuve aurait raisonnablement pu avoir sur l'issue du procès.[45]

 

[Soulignage ajouté]

 

82. The instant case is one that falls squarely within the second category of serious errors that will justify a new trial unless the properly adduced evidence is so overwhelming that a conviction is inevitable, or would invariably result. This standard should not be equated with the ordinary standard in a criminal trial of proof beyond a reasonable doubt. The application of the proviso to serious errors reflects a higher standard appropriate to appellate review. The standard applied by an appellate court, namely that the evidence against an accused is so overwhelming that conviction is inevitable or would invariably result, is a substantially higher one than the requirement that the Crown prove its case “beyond a reasonable doubt” at trial.  This higher standard reflects the fact that it is difficult for an appellate court, in particular when considering  a jury trial, since no detailed findings of fact will have been made, to consider retroactively the effect that, for example, excluding certain evidence could reasonably have had on the outcome.

[Emphasis added]

 

[153]     Ici, la meilleure preuve contre l'appelant est une preuve circonstancielle d’ADN, possiblement retrouvé sous un seul des ongles de la main droite de B.F.S. parce que le même écouvillon a été utilisé pour tous les ongles de la main, ainsi que les faits mentionnés au paragraphe [142] pouvant lier l'appelant à la commission des deux infractions. Il importe de souligner qu’aucun prélèvement d’ADN n’a été effectué sur le corps de M. Cadieux.

[154]     Plusieurs éléments sont cependant de nature à me convaincre que la preuve du ministère public n’était pas accablante. D’abord, il n’y a aucune preuve d'un mobile pour des crimes d'une brutalité peu commune (alors que d’autres personnes pouvaient en avoir un et qu’il y a présence de profils génétiques incomplets sur la scène du crime). Quoique la poursuite ne soit pas obligée d'établir l'existence d'un mobile, l'absence de celui-ci peut soulever un doute raisonnable quant à la culpabilité d'un accusé hors de tout doute raisonnable[46]. Au procès, B.F.S. n’a pas identifié l’appelant - une personne qu’elle connaissait bien -  comme étant son agresseur malgré le fait qu’elle était en mesure de voir son visage non cagoulé. De surcroît, le voisin, M. Chaumette, qui a poursuivi l'agresseur dans la rue, n’a pas entendu de véhicule quitter les lieux, alors que la thèse de la poursuite est fondamentalement axée sur l'hypothèse que l’appelant est retourné chez lui en voiture après avoir commis les deux crimes. L’arme du crime n’a jamais été retrouvée. Enfin, le père de l’appelant a témoigné à l’effet que ni la voiture que conduisait son fils ni ses vêtements ne portaient de trace de sang, et sa crédibilité à cet égard n’a pas été sérieusement mise à l’épreuve par la poursuite.

[155]     En outre, le fait que la poursuite a fait une preuve d'ADN liant l'appelant à B.F.S. à l'endroit où les deux infractions ont été commises n'est pas en soi un motif pour appliquer la disposition réparatrice dans un dossier de meurtre au premier degré dans lequel il y a également une défense d'alibi[47].

[156]     En pareilles circonstances, la disposition réparatrice ne peut pas être invoquée pour maintenir les verdicts de culpabilité. Au contraire, la tenue d'un nouveau procès s'impose.

 

 

VII

LA CONCLUSION

[157]     En raison de ce qui précède, je propose d'accueillir l'appel, de casser les verdicts de culpabilité de meurtre au premier degré et de tentative de meurtre prononcés le 23 avril 2013 par le jury de la Cour supérieure et d'ordonner la tenue d'un nouveau procès.

 

 

 

 

 

 

ALLAN R. HILTON, J.C.A.

 

 

 

 

 



[1]     R. c. Van, [2009] 1 R.C.S. 716, 2009 CSC 22, paragr. 56.

[2]     [2002] 2 R.C.S. 445, 2002 CSC 39, paragr. 59, 62, 63 et 67; voir également R. c. Nedelcu, [2012] 3 R.C.S. 311, 2012 CSC 59, paragr. 23-24. Dans R. c. White, [1998] 2 R.C.S. 72, la Cour suprême enseigne, en référence au comportement de l’accusé après la perpétration d’un crime, que l’expression « preuve de la conscience de culpabilité » est elle-même « quelque peu trompeuse et devrait être évitée », afin de lui préférer une formule plus neutre (paragr. 20-22).

[3]     Supra, note 1, paragr. 34.

[4]     Id., paragr. 35.

[5]     Id., paragr. 36.

[6]     Acide désoxyribonucléique.

[7]     Ce que révèle également l’écoute du témoignage de l’expert Bergeron à partir de la 54e minute.

[8]     Ses rapports d’expertise en biologie sont datés des 18 novembre 2011 (préliminaire) et 17 février 2012 et il a témoigné les 5 et 8 avril 2013.

[9]     Rapport médico-légal, 24 octobre 2011 (Dr Caroline Tanguay, pathologiste judiciaire); toujours selon ce rapport, « une arme piquante et tranchante » est, par définition, une arme qui a les propriétés de couper la peau de façon nette et de pénétrer dans le corps, l’exemple le plus commun étant le couteau.

[10]     Le fait qu'elle était mineure au moment de l'agression explique pourquoi je ne mentionne pas son nom au complet.

[11]     L'arme n'a jamais été retrouvée.

[12]     La poursuite a produit comme pièce P-2 un document intitulé : « Verbatim de l'appel 911 B.F.S. ».  Le texte de cette réponse à la pièce P-2 est erronément écrit comme : « Je me suis fait attaquer pendant mon sommeil. ».

[13]     Au moment de l'agression, M. Laliberté avait 23 ans.

[14]     La décision du juge de ne pas permettre la production des documents mentionnés aux paragraphes [63] et [64] est l'objet du premier moyen d'appel.

[15]     Un chef de voies de fait graves et deux chefs de commission d’un acte criminel lors de l’introduction par effraction dans une maison d’habitation ont été subséquemment retirés.

[16]     Voir les paragraphes [63] et [64] ci-dessus.

[17]     Voir les paragraphes [63] et [64] ci-dessus.

[18]     L.R.C. (1985), ch. C-5.

[19]    Pierre Béliveau et Martin Vauclair, Traité général de preuve et de procédure pénales, 21e éd., Montréal, Yvon Blais, 2014, no 1414, p. 637 : « En principe, cette preuve ne doit pas servir à établir la véracité du contenu de cette déclaration antérieure. Son seul effet sera d’affecter la crédibilité du témoin qui se contredit ou de prouver le fait même de l’existence de la déclaration si cela est pertinent au litige. »

[20]    Deacon c. The King, [1947] R.C.S. 531.

[21]    [1993] 1 R.C.S. 740.

[22]    R. c. Evans, [1993] 3 R.C.S. 653, p. 661 le juge Sopinka pour la majorité : « Une déclaration extrajudiciaire qui est admise pour la véracité de son contenu est une preuve par ouï-dire ».

[23]    R. c. Khelawon, [2006] 2 R.C.S. 787, 2006 CSC 57, la juge Charron pour la Cour.

[24]    À cet égard, je partage l'avis du juge que l'exception ante mortem était inapplicable, non seulement parce que B.F.S. n'est pas décédée, mais également parce que la preuve n'a pas été faite qu'elle était sous l'impression au moment de prononcer les déclarations que son décès était imminent.

[25]    [1999] 3 R.C.S. 569.

[26]    [1998] S.J. No. 604, 128 C.C.C. (3d) 550.

[27]    R. c. Youvarajah, [2013] 2 R.C.S. 720, 2013 CSC 41, paragr. 25, la juge Karakatsanis pour la majorité.

[28]    David Watt, Watt's Manual of Criminal Evidence, Toronto, Carswell, 2014, no 28.01, p. 399; Pierre Béliveau et Martin Vauclair, supra, note 10, no 806-807, p. 354-355.

[29]    [2003] 1 R.C.S. 779, 2003 CSC 33.

[30]    R. c. Cleghorn, [1995] 3 R.C.S. 175.

[31]    [2014] 2 R.C.S. 689, 2014 CSC 54, paragr. 29-35.

[32]    Dans un cas où il y avait une preuve claire de fabrication d'un alibi, voir Beaulieu c. R., 2007 QCCA 402, (2009) 49 C.R. (6e) 365, aux paragraphes 67-73 motifs du juge Chamberland pour la majorité, appel à la Cour suprême du Canada rejeté, [2008] 1 R.C.S. 3, 2008 CSC 1.

[33]    (1996), 113 C.C.C. (3d) 74, p. 85 (C.A. Qué.). À cet égard, quant à la nécessité d’avoir une preuve indépendante de fabrication, voir les commentaires du juge Doherty, au nom de la Cour d’appel de l’Ontario, dans R. v. Coutts, 126 C.C.C. (3d) 545, p. 551-552 (autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, 26860 (4 mars 1999)) : « If triers of fact were routinely told that they could infer concoction from disbelief and use that finding of concoction as evidence of guilt, it would be far too easy to equate disbelief of an accused’s version of events with guilt and to proceed automatically from disbelief of an accused to a guilty verdict. That line of reasoning ignores the Crown’s obligation to prove an accused’s guilt beyond reasonable doubt. By limiting resort to concoction as a separate piece of circumstantial evidence to situations where there is evidence of concoction apart from evidence which contradicts or discredits the version of events advanced by the accused, the law seeks to avoid convictions founded ultimately on the disbelief of the accused's version of events ».

[34]    [2002] 2 R.C.S. 445, 2002 CSC 39.

[35]    Ibid., paragr. 63.

[36]    Ibid.

[37]    Gerry A. Ferguson, Michael R. Dambrot, Elizabeth A. Bennett Canadian Criminal Jury Instructions : CRIMJI, feuilles mobiles, 4e éd., Vancouver, Continuing Legal Education Society of British Columbia, 2006 (mise à jour de novembre 2014), vol. 2, § 8.04.4, p. 8.04-2 - 8.04-3.

[38]    R. c. Rodgerson, 2015 CSC 38, paragr. 51.

[39]    R. c. Terceira, [1998] O.J. No. 428 (C.A. Ont.), 123 C.C.C. (3d) 1; conf. par [1999] 3 R.C.S. 866 (CSC).

[40]    Charrette c. La Reine, 2010 QCCA 2211, au paragr. [18] des motifs du juge Doyon pour la Cour.

[41]    [1987] 2 R.C.S. 154, p. 161.

[42]    R. c. Van, [2009] 1 R.C.S. 716, 2009 CSC 22, paragr. 34.

[43]    Supra, note 25.

[44]    Supra, note 33, paragr. 36.

[45]    R. c. Trochym, [2007] 1 R.C.S. 239, 2007 CSC 6.

[46]    Lewis c. La Reine, [1979] 2 R.C.S. 821, 833-839; Proulx c. R., [1992] R.J.Q. 2047, 2080 (C.A.).

[47]    R. c. Usereau, 2010 QCCA 894, paragr. 165-169; requête pour permission d'appeler à la Cour suprême du Canada rejetée le 27 juillet 2010 (dossier 33775).

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