P.R. et Anciens combattants Canada |
2014 QCCLP 4698 |
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[1] Le 3 juin 2013, madame P... R... (la travailleuse) dépose à la Commission des lésions professionnelles une requête par laquelle elle conteste une décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) rendue le 16 mai 2013, à la suite d’une révision administrative.
[2] Par cette décision, l’instance de révision confirme la décision initiale rendue le 4 mars 2013 et déclare que la travailleuse n’a pas subi de lésion professionnelle le 25 octobre 2012.
[3] Une audience est tenue à Montréal le 16 janvier 2014. La travailleuse est présente et représentée. Anciens Combattants Canada (l’employeur) est présent et représenté. Des délais sont consentis afin de compléter la preuve et de produire notes et autorités. À la réception du dernier document, le 29 avril 2014, la cause est mise en délibéré.
L’OBJET DE LA REQUÊTE
[4] La travailleuse demande de reconnaître qu’elle a subi une lésion professionnelle, d’ordre psychique, le 25 octobre 2012. Elle invoque la notion d’accident du travail et demande de retenir les diagnostics de trouble de l’adaptation avec humeur dépressive, trouble obsessionnel compulsif connu et exacerbé et dépression majeure.
LA PREUVE
[5] Le tribunal rapportera la version des faits de la travailleuse en fonction de la preuve versée au dossier, celle déposée à l’audience ainsi que de son témoignage. Le tribunal rapportera ensuite celle de l’employeur en fonction de la preuve versée au dossier, celle déposée à l’audience et le témoignage du supérieur hiérarchique de la travailleuse. Puis, le tribunal rapportera la contre-preuve de la travailleuse. Enfin, le tribunal rapportera la preuve médicale.
La version de la travailleuse
Le contexte
[6] La travailleuse réclame à la CSST à la suite d’un événement survenu au travail le 25 octobre 2012. Elle occupe un poste de gestionnaire de cas chez l’employeur au bureau de Ville A. Elle traite les cas des anciens combattants ainsi que les cas des ex-militaires libérés des Forces armées canadiennes qui effectuent leur transition vers la vie civile.
[7] Au moment de cette réclamation, la travailleuse est âgée de 59 ans. Voici un résumé de son cheminement professionnel de même que certains éléments personnels qui sont pertinents au litige.
[8] De 1980 à 1986, la travailleuse occupe un poste chez l’employeur puis elle quitte pour retourner aux études. Elle devient avocate et travaille en pratique privée.
[9] En 1999, elle est embauchée par l’employeur en tant qu’agente de services aux clients. Peu après, elle occupe un poste de conseillère de secteur à Ville B. De la fin de l’année 2002 à la fin de l’été 2008, elle occupe un poste de gestionnaire de cas à la base militaire A. Parallèlement, à compter de 2003, elle s’inscrit à la maîtrise en droit et politiques de la santé, étudiant les soirs et les fins de semaine.
[10] La travailleuse témoigne que son travail et la culture des militaires la passionnent.
[11] À l’époque où elle travaille à la base militaire A, le directeur, monsieur J... T..., l’encourage à faire du réseautage afin de mieux servir la clientèle. À cette fin, la travailleuse établit beaucoup de contacts dans différents domaines. Elle donne des présentations afin d’expliquer à la clientèle leurs droits et les ressources offertes. On lui réfère d’anciens militaires avec confiance et elle est appréciée des clients. Elle reçoit des lettres de remerciements et de félicitations pour la qualité de son travail. Elle dépose plusieurs lettres datant de 2004 à 2011 (pièce T-1 en liasse). La travailleuse affirme qu’à [la base militaire A], elle « porte plusieurs chapeaux » en ce sens qu’elle fait différentes tâches, assume différents rôles. Elle affirme qu’à cette époque elle n’a pas de problèmes avec les gestionnaires de cette région sauf un peu en 2006, ce qui ne l’empêche pas de continuer son travail par la suite. Elle n’a jamais eu de mesures disciplinaires durant sa carrière.
[12] La travailleuse témoigne qu’à [la base militaire A], la clientèle est jeune et majoritairement composée d’ex-militaires libérés des Forces armées canadiennes, aux prises avec des difficultés d’ordre psychique, souvent avec une dépendance à la drogue et à l’alcool. Elle affirme avoir développé une aptitude à entrer en contact avec cette clientèle en raison de sa propre expérience, ayant elle-même vécu ces dépendances. Elle se dit alcoolique et toxicomane en rétablissement, ayant cessé de prendre de la drogue en 1990 et de l’alcool en 2005.
[13] À compter de la fin de l’été 2008, la travailleuse occupe un poste de gestionnaire de cas à Ville A. Monsieur R... C..., nommé directeur [du secteur A] au début de l’année 2008, devient son supérieur hiérarchique. Madame N... P... devient sa gestionnaire d’équipe jusqu’en 2009. Toutefois, du mois d’avril 2009 jusqu’au printemps 2010, madame P... sera gestionnaire à [la base militaire A] pour la mise en place d’une nouvelle équipe[1]. Durant cette période, la travailleuse affirme avoir eu, à Ville A, plusieurs gestionnaires avec qui elle n’a pas eu de problèmes. Au printemps 2010, madame P... revient à Ville A et redevient sa gestionnaire d’équipe.
[14] Encore au moment de l’audience, madame P... et monsieur C... sont les supérieurs de la travailleuse avec qui cette dernière relate avoir des relations difficiles.
Les tâches d’un gestionnaire de cas
[15] Avant de relater les différentes situations alléguées par la travailleuse au soutien de sa réclamation, il convient de décrire brièvement les tâches d’un gestionnaire de cas.
[16] Le gestionnaire de cas gère de 30 à 35 dossiers. Un jour par semaine, il est de garde et traite les besoins ponctuels ou urgents des cas attitrés à un autre gestionnaire de cas qui est alors absent.
[17] Le gestionnaire de cas effectue des entrevues de transition, rédige des plans d’intervention, voit à leur mise en application et rend des décisions en conséquence.
[18] L’entrevue de transition est effectuée notamment dans le cas du militaire libéré des Forces armées canadiennes sur avis médical, car il est désormais incapable de remplir l’universalité des services.
[19] Dans les six mois qui précèdent la fin de son contrat, le militaire doit se présenter chez l’employeur pour une entrevue de transition. Le gestionnaire de cas lui explique ses droits et avantages ainsi que ses obligations à titre d’ex-militaire. Il vérifie les besoins de ce militaire libéré et les démarches à initier dans l’immédiat, par exemple une demande de rente d’invalidité, une évaluation psychiatrique à l’Hôpital Sainte-Anne[2].
[20] À la suite de l’entrevue de transition, le militaire doit être attitré à un gestionnaire de cas par un gestionnaire d’équipe. En cas de besoin, il peut être immédiatement référé pour des services.
[21] Le gestionnaire de cas procède à une évaluation du client et dresse un plan d’intervention comportant des objectifs à atteindre dans le but d’effectuer une transition harmonieuse entre la vie militaire et le retour à la vie civile.
Les différentes situations alléguées par la travailleuse
[22] La travailleuse invoque différentes situations impliquant ses supérieurs, décrit ce qu’elle vit dans le cadre d’une procédure de formation et d’évaluation de rendement et relate la survenance d’un événement le 25 octobre 2012.
‒ lors d’une réunion, la travailleuse n’est pas autorisée à parler d’une problématique vécue au travail
[23] En janvier 2009, la travailleuse est gestionnaire de cas à Ville A depuis peu et madame P... est la gestionnaire de son équipe. Cette dernière préside une réunion. Au moment des sujets divers, la travailleuse veut ajouter un point à l’ordre du jour et soumettre une problématique de retard de la transmission des documents à l’Hôpital Sainte-Anne et donc des évaluations psychiatriques.
[24] Madame P... refuse catégoriquement que ce sujet soit discuté et la travailleuse se sent empêchée de s’exprimer de façon indue. Elle ne se sent ni entendue, ni écoutée, ni respectée. Elle quitte la réunion, se rend chez elle et pleure beaucoup.
[25] À son retour au travail quelques jours plus tard, madame P... est très distante et pointilleuse.
[26] La travailleuse remarque qu’à partir de ce moment, madame P... qui la saluait tous les matins, ne vient plus la saluer.
[27] D’autre part, madame P... lui assigne cinq dossiers de santé précaire, des cas de gérontologie pour lesquels, elle n’a aucune expérience et n’a reçu aucune formation. Arrivée depuis peu de la base militaire A où la clientèle est beaucoup plus jeune, elle n’a pas eu à traiter de tels cas. Ainsi, pour être en mesure de traiter ces cas de gérontologie, la travailleuse doit obtenir de l’aide de ses collègues.
‒ la rencontre du 16 mars 2009 avec ses supérieurs
[28] Le 16 mars 2009, madame P... vient chercher la travailleuse et l’amène au bureau de monsieur C... qui, dit-elle, lui donne une « volée verbale ». La travailleuse affirme qu’en criant, monsieur C... lui dit qu’elle a de grosses lacunes dans son travail, qu’elle ne connaît rien, qu’elle n’est pas bonne et que, pour ces raisons, elle ne peut faire partie de la nouvelle équipe de [la base militaire A] qui doit être efficace et dont les membres ne doivent pas avoir besoin de formation.
[29] La travailleuse dit s’être excusée auprès de madame P... de son comportement à la fin de la réunion précédemment rapportée, expliquant qu’elle ne se sentait pas bien et que, pour cette raison, elle était partie chez elle. Madame P... ne lui répond pas.
[30] Rappelons que madame P... quitte le bureau de Ville A en avril 2009 et revient au printemps 2010.
‒ les frais pour du temps de déplacement durant le service commandé
[31] En 2008, la travailleuse apprend d’un représentant syndical qu’elle a le droit de réclamer le remboursement de frais pour le temps de déplacement durant le service commandé. Jusqu’alors, elle ne réclamait que les frais de déplacement.
[32] Monsieur C... lui confirme que la convention collective permet de payer le temps de déplacement en service commandé. La travailleuse est perturbée d’apprendre que, pendant tout ce temps, ses gestionnaires qui ont signé les formulaires de réclamation de frais ne l’ont pas informée de ses droits. La travailleuse tarde à en faire la demande, car elle pleure chaque fois qu’elle tente d’écrire la lettre.
[33] Après un an et demi, avec l’aide d’un ami, elle rédige une lettre demandant le remboursement de ces frais à compter de 2004. Monsieur C... refuse sa demande au motif qu’elle est logée hors délai. La travailleuse demande la révision.
[34] En février 2012, monsieur C... accompagné d’une personne des ressources humaines refuse la demande de révision. La travailleuse fait appel et la supérieure hiérarchique de monsieur C... qui, selon la travailleuse, est « outrée » du traitement que lui a réservé ce dernier. Une « entente hors cour » est conclue en mars 2012 et la travailleuse reçoit tout ce à quoi elle aurait eu droit n’eût été le hors délai.
[35] Après le règlement de cette affaire, en 2012, la travailleuse remarque que lorsqu’elle rencontre monsieur C... et le salue, il la regarde, mais ne lui répond pas.
‒ le transfert d’un dossier à Québec
[36] La travailleuse s’occupe durant une année ou deux du cas d’un client de Québec dont le dossier a été transféré à Ville A. Ce client a fait des menaces et on lui a interdit de téléphoner et de se présenter chez l’employeur. La travailleuse réussit à établir un lien de confiance avec lui. Il est très malade, mais la psychologue en a une opinion favorable.
[37] La travailleuse explique que monsieur C... et madame P... veulent que ce dossier soit fermé et retourné à Québec. Au cours d’une réunion interdisciplinaire portant sur ce point, monsieur C... est très tranchant en demandant qui présente le cas alors que cette tâche revient à la travailleuse en tant que gestionnaire de ce cas. Elle note que peu importe ce qu’elle dit et la façon dont elle le dit, monsieur C... est très indisposé. Il fait taire le médecin de façon cavalière. La psychologue tente de dire ce qu’il faudrait faire pour s’assurer que le client reçoive les soins appropriés.
[38] La travailleuse explique que, même si la décision du transfert du dossier relève de son rôle de gestionnaire de cas, ses supérieurs, madame P... et monsieur C..., peuvent et sont intervenus. Le dossier a été transféré.
[39] La travailleuse relate cette situation pour montrer comment elle est alors traitée par ses gestionnaires. Elle ne sent pas écoutée, mais jugée. La travailleuse compare ce traitement à celui qu’elle recevait auparavant. À la base militaire A, le directeur, monsieur T... ainsi que les gestionnaires la traitaient en « héroïne », alors qu’à Ville A, madame P... et monsieur C... la traitent en « zéroïne », comme si elle n’a plus d’aptitudes à faire le travail et comme si rien n’est jamais comme il faut.
‒ le suivi à des fins de formation puis à titre d’évaluation du rendement
[40] La travailleuse témoigne que la Nouvelle Chartre des anciens combattants[3] adoptée en 2006 et amendée à quelques reprises par la suite prévoit la réadaptation médicale, psychosociale et professionnelle des anciens combattants et qu’à cette fin le plan d’intervention doit répondre à certaines exigences. Travaillant seule à [la base militaire A] de 2003 à 2008, elle n’a pas autant l’occasion de rédiger des plans d’intervention que ses collègues de Ville A qui sont nombreux et qui peuvent échanger entre eux.
[41] Par contre, la travailleuse souligne que de 2003 à 2008, ses évaluations de rendement sont excellentes. À la suite de son transfert à Ville A en 2008, on lui reproche que ses évaluations manquent de concisions et qu’elle mentionne trop d’informations dans ses plans. Les infirmières, ergothérapeutes et psychologues qui travaillent en équipe multidisciplinaire avec elle apprécient toutefois ces informations.
[42] La travailleuse explique que la situation la plus difficile au travail débute avec la gestion par madame P... durant l’année 2010-2011 (1er avril 2010 au 31 mars 2011) dont l’évaluation de rendement lui est remise en juin 2011 ainsi que ce qui s’ensuit.
[43] Avant cette évaluation en juin 2011, la travailleuse reçoit de la formation individualisée et de l’accompagnement. Cette période sera qualifiée par monsieur C... de « suivi informel ».
[44] Après cette évaluation, la travailleuse fait l’objet d’un « suivi formel de rendement » auquel s’ajoutera en août 2012 une « entente de rendement », processus qui peut éventuellement mener à des mesures disciplinaires.
‒ le suivi formel de juin 2011 à août 2012
[45] Pour expliquer le contexte, la travailleuse témoignage que, durant l’été 2010, une collègue de travail lui donne de la formation, durant deux heures le mercredi, concernant la clientèle gériatrique et ses besoins, mais cette formation ne comprend pas spécifiquement la rédaction de plans d’intervention.
[46] La travailleuse constate que cette collègue est expérimentée dans la rédaction des plans d’intervention et elle demande à madame P... de recevoir une formation de cette collègue. Madame P... lui répond que c’est plutôt elle qui va la former.
[47] En octobre 2010, la travailleuse envoie un courriel à madame P... demandant son aide pour de la formation sur le plan d’intervention et l’outil utilisé pour rédiger ce plan (pièce T-1 en liasse, page 107). La travailleuse affirme n’avoir jamais reçu de réponse et rapporte que madame P... lui a dit ne pas avoir reçu ce courriel.
[48] C’est dans ce contexte qu’en juin 2011, la travailleuse reçoit son évaluation de rendement pour l’année 2010-2011, préparé par madame P..., qui conclut notamment à des lacunes dans la rédaction des plans d’intervention.
[49] Dans ses commentaires, la travailleuse demande de pouvoir bénéficier de la rétroaction de madame P... dès maintenant et réitère la demande de mentorat qu’elle lui avait faite l’automne précédent (pièce T-1 en liasse, page 106).
[50] Par la suite, madame P... exige de la travailleuse qu’elle rédige d’abord un brouillon de ses plans d’intervention et qu’elle le lui soumette pour tous les dossiers qu’elle traite. Elle doit aussi produire un brouillon pour toutes les « feuilles de décision » identifiant la demande du client, l’admissibilité de cette demande, si elle est supportée par le plan d’intervention et conforme légalement.
[51] À la même époque, un processus national pour la conformité des décisions est instauré impliquant une étape préalable de remplir une feuille de décision. Ce processus dure deux mois pour les autres employés, mais se poursuit encore pour la travailleuse.
[52] Dans le cadre de ce suivi, madame P... lit tous les brouillons rédigés par la travailleuse et y suggère des corrections. Elle retourne le tout à la travailleuse qui rédige alors les documents officiels en les insérant dans le système informatique.
[53] Afin de pallier aux lacunes qu’on lui souligne, essentiellement la formulation des différents items du plan d’intervention, la travailleuse utilise les lignes directrices énoncées dans un Guide sur les plans d’intervention et en copie les exemples dans ses brouillons de plans d’intervention. Même ces formulations ne satisfont pas madame P.... Par contre, la travailleuse s’aperçoit, en traitant des dossiers antérieurement traités par des collègues, que les mêmes exigences ne leur sont pas appliquées et que leurs plans d’intervention sont très incomplets.
[54] Donc, ce suivi a pour but de faire bénéficier à la travailleuse de la « rétroaction » de madame P.... Cette dernière effectue des commentaires et la travailleuse corrige ses documents en conséquence. Toutefois, la travailleuse constate assez rapidement que madame P... est incapable « de la fournir ». Madame P... accuse des délais de deux semaines, un mois et demi, deux mois, trois mois, quatre mois pour remettre à la travailleuse ses rétroactions.
[55] Afin d’étayer sa preuve, la travailleuse a tenté d’obtenir de son employeur, avant l’audience, sa feuille de décisions individuelle et le registre mensuel des décisions pour l’année 2011-2012, ce que l’employeur a refusé, lui suggérant de faire une demande d’accès à l’information puisque ces documents contiennent des données confidentielles concernant des clients. À l’audience, la travailleuse détient des copies de courriels envoyés à sa gestionnaire. Plutôt que de produire les documents, les parties s’entendent pour faire les admissions suivantes :
· Dossier numéro 1 : courriel envoyé par la travailleuse le 30 août 2011 à 13 h 20 à madame P... présentant une ébauche pour la terminaison d’un plan d’intervention; la réponse de cette dernière est datée du 14 octobre 2011 et mentionne « Je suis désolée pour le délai. Si tu as des questions, viens me voir ».
· Dossier numéro 2 : courriel envoyé par la travailleuse le 29 septembre 2011 à madame P... présentant une ébauche pour la terminaison d’un plan d’intervention; la réponse de cette dernière est datée du 13 octobre 2011 et mentionne « Il s’agit d’information qui peut être partagée avec la gestion des cas qui prendra la relève du dossier. La vue d’ensemble et le RRIT seront utiles ».
[56] Or, sans la rétroaction de madame P..., la travailleuse ne peut rien inscrire au système informatique, ne peut mettre en marche aucun plan d’intervention ou aucune étape à l’intérieur d’un plan et ne peut rendre aucune décision.
[57] La travailleuse doit quand même assumer sa charge de travail régulière. Elle souligne les difficultés engendrées par ce suivi effectué par madame P....
[58] D’abord, ce suivi implique un dédoublement du travail de rédaction : le document doit d’abord être rédigé en brouillon dans le traitement de texte Word, puis rédigé de nouveau dans le système informatique de l’employeur en tenant compte des corrections de madame P....
[59] Durant l’attente de la rétroaction, la travailleuse doit conserver en double les brouillons qu’elle a soumis à madame P... afin de se souvenir de ce qu’elle a fait et être en mesure de faire le suivi car, durant cette attente, le travail qu’elle a fait dans ces brouillons n’est pas saisi dans le système informatique.
[60] Durant l’attente de la rétroaction, la travailleuse reçoit des appels téléphoniques des clients et des fournisseurs.
[61] Les clients attendent pour recevoir des services et téléphonent à la travailleuse pour savoir, par exemple, quand ils pourront être évalués à l’Hôpital Sainte-Anne ou quand ils pourront recevoir les services d’un psychologue. Les fournisseurs de services et les partenaires aussi lui téléphonent. Par exemple, l’Hôpital Sainte-Anne lui demande si elle peut inscrire tel client tout de suite ou si elle doit attendre à la prochaine session.
[62] La travailleuse ne peut leur répondre et ne peut rien autoriser, car elle doit attendre les rétroactions de madame P.... À plusieurs reprises, la travailleuse va voir madame P... pour lui signifier qu’elle attend ses réponses dans plusieurs cas et madame P... lui dit d’attendre.
[63] La travailleuse développe une stratégie pour les cas d’urgence. Elle met un carré rouge sur le document et y inscrit la date. Dans ces cas, madame P... lui répond le jour même ou le lendemain.
[64] Par contre, lorsque madame P... est absente et que la travailleuse doit obtenir une rétroaction, pas nécessairement un cas d’urgence, elle s’adresse à d’autres gestionnaires qui, eux, signent le document sur-le-champ et le lui remettent pour action.
[65] Cette situation d’attente pour obtenir les rétroactions de madame P... est une source de stress et de frustration pour la travailleuse qui a le sentiment de ne pas pouvoir donner un service adéquat en temps opportun.
[66] La travailleuse reçoit ensuite son évaluation de rendement pour l’année 2011-2012 dans laquelle madame P... lui reproche les délais encourus pour les plans d’intervention. La travailleuse fait valoir que ces délais sont, pour la plupart, attribuables à madame P... elle-même puisqu’elle tardait à lui remettre ses rétroactions.
‒ le suivi formel avec entente de rendement à compter d’août 2012
[67] Au début du mois d’août 2012, une réunion a lieu concernant le rendement de travail. Madame P... remet à la travailleuse une « entente de rendement » qui détermine tout le travail que cette dernière doit accomplir et les délais qu’elle doit rencontrer. Il est prévu qu’elle doit faire 100 % de son travail d’ici au 31 mars 2013.
[68] La travailleuse est en désaccord de devoir faire 100 % de sa charge de travail en sept mois et demi plutôt qu’en douze mois. Elle ne signe pas le document lors de cette réunion. Par la suite, madame P... vient lui demander, à plusieurs reprises, de signer. Finalement, de guerre lasse, la travailleuse signe l’entente avant de quitter pour ses vacances à la mi-août 2012.
[69] Au retour, madame P... lui dit que l’exigence est plutôt des deux tiers, mais le 24 ou le 25 octobre 2012, elle lui dit que l’exigence est de 100 % comme prévu dans l’entente de rendement.
[70] La travailleuse est de plus en plus stressée de la situation. Elle doit toujours soumettre tout son travail à madame P... dont les rétroactions continuent de tarder. Elle ne peut rien démarrer ou autoriser seule, tout doit être contresigné par madame P....
‒ l’événement du 25 octobre 2012
[71] Deux semaines avant le 25 octobre 2012, la travailleuse est de garde et reçoit l’appel téléphonique d’un ex-militaire récemment déménagé dans la région. Il est en réadaptation, mais son cas n’a pas encore été attribué à un gestionnaire de cas.
[72] La travailleuse évalue la situation et informe le client des services dont il peut bénéficier, notamment une évaluation à l’Hôpital Sainte-Anne et un suivi psychologique. Après consultation de l’Ordre des psychologues, la travailleuse transmet au client les noms de trois psychologues dans sa région, lui demande de consulter un médecin généraliste pour qu’un suivi psychologique lui soit prescrit et lui demande de faire parvenir les documents pour que les soins soient autorisés.
[73] Constatant que le client présente des idées suicidaires, la travailleuse lui dit qu’elle verra à ce que son dossier soit attribué d’urgence à un gestionnaire de cas. Elle lui conseille, au pire, de se présenter à l’urgence ou d’appeler le 9-1-1.
[74] Après cet entretien téléphonique avec le client, la travailleuse envoie un message à madame P... et à monsieur S... T... qui est gestionnaire temporaire, demandant d’attribuer d’urgence un gestionnaire de cas à ce client. Monsieur T... répond en avoir parlé avec madame P... qui s’occupera d’assigner un gestionnaire de cas à ce client.
[75] Deux semaines plus tard, soit le 25 octobre 2012, ce client rappelle la travailleuse. Il lui dit qu’il a trouvé un psychologue et a envoyé sa prescription par télécopieur. La travailleuse vérifie, mais ne retrouve pas la prescription. Le client ayant conservé sa copie originale, elle le rassure en lui disant que les choses pourront s’arranger et que les traitements seront payés. Il demande que des frais pour une situation personnelle (un divorce) soient payés. La travailleuse lui explique que ce n’est pas possible. Il se fâche.
[76] La travailleuse constate, au système informatique, qu’aucun gestionnaire de cas n’est encore attribué à ce client. Elle lui dit qu’elle fera le nécessaire pour que cela soit fait, mais le client est en colère et l’escalade commence, il veut parler à son supérieur.
[77] La travailleuse prévient monsieur T... qui rappelle le client. Monsieur T... revient ensuite voir la travailleuse et lui dit que le client est à l’urgence d’un hôpital. Sur le coup, elle est soulagée, c’est ce qu’elle lui avait dit de faire. Puis, elle commence à s’inquiéter à l’idée qu’il se suicide car, même après être allé à l’urgence, il peut passer à l’acte. Il y a beaucoup de suicides chez cette clientèle.
[78] Monsieur T... la rassure sur le fait que, dans cette situation, elle a tout fait ce qui pouvait être fait dans ce dossier, que ses notes sont très claires et que quelqu’un sera assigné au dossier. Il lui dit de prendre soin d’elle.
[79] De plus, la travailleuse est choquée de constater que sa demande, effectuée deux semaines auparavant, pour que soit attribué d’urgence un gestionnaire de cas à ce client n’ait pas encore été traitée. Monsieur T... retourne voir madame P... qui transfère le dossier à une autre chef d’équipe. Cette dernière attribue immédiatement un gestionnaire de cas à ce client.
[80] La travailleuse explique que cet événement du 25 octobre 2012 est la goutte qui a fait déborder le vase. Encore une fois, en raison de l’inaction de madame P..., la travailleuse ne peut répondre au client et ce dernier se retrouve à l’urgence alors qu’elle lui a dit que quelqu’un s’occuperait de lui. La travailleuse est incapable d’accepter qu’un client subisse un tel délai. Elle est d’autre part incapable d’accepter que des délais soient encore encourus en raison des délais de rétroaction dans ses propres dossiers et que la situation retombe ensuite sur son rendement au travail. Elle en a assez de vivre de la pression de la part de madame P... avec l’entente de rendement, sous prétexte d’un besoin de formation. Elle sent qu’elle a une épée de Damoclès au-dessus de la tête.
[81] Le 25 octobre 2012, après cet événement, la travailleuse effectue des démarches auprès du Programme d’aide aux employés (PAE) et on lui attribue un psychologue le 29 octobre 2012.
[82] Le 25 octobre 2012, la travailleuse téléphone à la secrétaire de son médecin de famille, la docteure Julie Troye, demandant pour la rencontrer d’urgence. Elle pense qu’elle présente des symptômes de dépression. Depuis deux ou trois semaines, elle ne dort pas bien, a des réveils fréquents, ressent de la fatigue, a de la difficulté de concentration, est impatiente pour les dossiers traités en garde et non comptabilisés dans l’entente de rendement, situation qui la rend nerveuse et qui est très difficile à vivre.
[83] Le 31 octobre 2012, elle consulte la docteure Troye et est mise en arrêt de travail.
La version de l’employeur
Le témoignage de monsieur C...
[84] Directeur du secteur A depuis le mois de janvier 2008, monsieur C... est le supérieur hiérarchique de la travailleuse et madame P... se rapporte à lui. Il dépose à l’audience la version de l’employeur qu’il a lui-même rédigée (pièce E-1) et dont il sera question plus loin.
[85] Monsieur C... témoigne que la région de Ville A dessert 15 000 clients dont 700 ont des besoins complexes tant physiques que psychiques. Il reconnaît que les gestionnaires de cas s’occupent de clients très affectés ayant souvent des problèmes de dépendance et de comorbidité, des idées suicidaires et qui font des tentatives de suicide.
[86] Il explique qu’un gestionnaire de cas gère entre 30 à 35 dossiers. Il procède à l’évaluation des besoins du client et élabore un plan d’intervention qui vise ultimement le fonctionnement optimal de ce dernier en tenant compte de ses limites. Le gestionnaire de cas dirige le client vers les bonnes ressources et l’accompagne dans l’accomplissement des objectifs prévus à son plan.
[87] Le plan d’intervention doit comprendre des objectifs, des résultats visés et des activités de suivi. Il doit être rédigé de façon claire, directe et précise, dans un langage facile à comprendre pour le client. Il doit s’en dégager une logique, de façon à ce qu’un autre gestionnaire de cas puisse être en mesure d’en continuer l’application simplement après en avoir pris connaissance, d’où l’importance de la précision et de la concision.
[88] Monsieur C... témoigne que la Nouvelle Chartre des anciens combattants[4] prévoit de nouveaux avantages pour les clients. Le rôle du gestionnaire de cas a subi des changements et le poste a fait l’objet d’une reclassification à la hausse. La gestion des cas fut précisée et les attentes de l’employeur envers les gestionnaires de cas vont dans le même sens que la hausse de la reclassification du poste.
[89] Appelé à expliquer le contexte de l’approche de rétroaction faite par madame P... auprès de la travailleuse, monsieur C... témoigne qu’après son arrivée à Ville A en 2008, il constate que la travailleuse qui provient de [la base militaire A] n’effectue pas toutes les tâches d’une gestionnaire de cas. L’employeur entreprend donc une approche « informelle » pour que la travailleuse soit en mesure d’effectuer toutes les tâches dont celles auprès de la clientèle gériatrique. Cette approche comprend du support, de l’accompagnement, des ressources pour aider et former la travailleuse.
[90] Concernant la rencontre à son bureau, le 16 mars 2009, en présence de madame P... et de la travailleuse, monsieur C... explique qu’elle a pour but de faire part à la travailleuse de leurs observations concernant les lacunes de son travail. Il reconnaît que cette réunion est alors difficile, mais nie avoir crié ou s’être emporté.
[91] Malgré cette approche informelle, l’employeur constate encore des lacunes et entreprend, en juin 2011, un processus « formel » de suivi de rendement auquel s’ajoute, en août 2012, une « entente de rendement » élaborée avec des objectifs précis, des délais précis, des rencontres avec le gestionnaire et un suivi plus serré. Les lacunes remarquées sont : la difficulté à produire un plan efficace, à orienter un dossier, à fixer des objectifs et à différencier ce qui est important de ce qui l’est moins.
[92] Monsieur C... affirme qu’avant ce processus, la travailleuse a reçu de la formation, comme tous les autres employés, concernant les plans d’intervention. Durant ce processus, la travailleuse bénéficie notamment du support de madame P... à qui il a donné le mandat de vérifier les plans d’intervention et de proposer les modifications appropriées. La rétroaction vise la forme et le fond. La travailleuse doit apprendre à bien orienter un plan et à y transposer l’essentiel.
[93] Appelé à commenter les allégations de la travailleuse quant aux délais encourus par madame P... pour lui remettre ses rétroactions, monsieur C... répond qu’il lui est difficile de confirmer le nombre de dossiers dans lesquels les délais de rétroaction sont démesurés.
[94] À l’époque, madame P... lui rend compte du suivi qu’elle effectue auprès de la travailleuse et reconnaît que, dans certains cas, elle accuse des délais à faire ses rétroactions. Toutefois, madame P... lui dit que ces délais sont attribuables au fait que la travailleuse écrit tellement d’informations dans ses plans et ses décisions, qu’elle a besoin de temps pour prendre connaissance de ce volume important d’informations et déterminer ce qui est pertinent ou non et faire une rétroaction pertinente.
[95] Monsieur C... témoigne que la rétroaction demande énormément de temps à madame P... qui effectue parallèlement ses tâches de chef d’une équipe de douze personnes. Il sait que, dans certains dossiers, elle accuse des retards de quelques semaines pour remettre ses rétroactions, mais il ne peut préciser le nombre de cas.
[96] Monsieur C... ajoute qu’après avoir constaté l’absence d’amélioration au niveau de la concision, les plans contenant toujours trop d’informations non pertinentes, ils ont maintenu l’exigence de remettre tous les plans et toutes les décisions à madame P... pour fins de rétroaction. Il ne peut préciser le nombre de pages que contiennent ces plans, mais affirme qu’ils contiennent beaucoup d’informations non pertinentes.
[97] Il insiste sur le fait qu’un plan d’intervention est censé être un outil très concis et très succinct. L’objectif n’étant pas d’écrire un paragraphe ou une page, mais une seule phrase. Cet objectif a pour but de faciliter la compréhension par le client du plan d’intervention auquel il participe et d’en déceler facilement l’orientation.
[98] En contre-interrogatoire, il sera demandé à monsieur C... d’expliquer comment, dans un cas complexe, il est possible de n’écrire qu’une seule phrase. Ce dernier répond qu’un cas complexe est un cas qui a des besoins complexes et que, pour être efficace, la concision et la clarté sont nécessaires afin de savoir dans quelle direction emmener le client petit à petit à un fonctionnement optimal. Il lui est demandé si la travailleuse est la seule gestionnaire de cas à n’être pas concise. Monsieur C... répond qu’au point où cela devient un problème, oui. Il lui est demandé de préciser, le volume des documents produits par la travailleuse. Monsieur C... ne peut dire le nombre de pages que comportent ces documents, mais il soutient qu’ils sont démesurés par rapport à ce qui est attendu par l’employeur.
[99] Monsieur C... est en désaccord avec l’interprétation faite par la travailleuse concernant l’entente de rendement selon laquelle l’employeur exige qu’elle accomplisse en neuf mois la charge de travail de douze mois. Il s’agit plutôt d’accomplir toutes les tâches de gestion de cas selon les normes pour tous les dossiers qui sont à sa charge au moment de l’entente. Cette charge est de gérer 30 à 35 dossiers, lesquels évoluent quotidiennement, en ce sens que lorsqu’un dossier est fermé[5], un autre est assigné. Il confirme que les délais normaux de suivi sont de 90 jours.
[100] Concernant les délais encourus pour la rétroaction dans les dossiers faisant l’objet des admissions précitées, monsieur C... fait les commentaires suivants. Dans le premier dossier, la travailleuse remet le plan à madame P... le 31 août 2011 et cette dernière lui remet sa rétroaction le 14 octobre 2011. Monsieur C... reconnaît que ce délai est long, mais souligne que ce fait, pris isolément, ne tient pas compte du contexte de la gestion de trente dossiers. Dans le second dossier, le délai encouru par madame P... est de deux semaines. Monsieur C... convient que, dans un monde idéal, il ne devrait pas y avoir de délai puis il finit par considérer ce délai comme étant normal.
[101] Contre-interrogé pour savoir s’il trouve normal que madame P... encoure de tels délais pour faire ses rétroactions et reproche ensuite à la travailleuse, dans son évaluation de rendement, de ne pas respecter les délais, monsieur C... répond qu’il ne s’agit pas du même délai. Celui de rétroaction de la gestionnaire n’est pas le même que celui reproché à la travailleuse de ne pas respecter le délai de trois mois pour faire un suivi.
[102] Monsieur C... affirme que, durant l’attente de la rétroaction, la travailleuse peut rendre des décisions et faire des actions dans les dossiers.
[103] Interrogé par le tribunal, monsieur C... confirme que, durant ce suivi formel, il ne fait aucune intervention auprès de la travailleuse. Madame P... lui parle souvent du travail important occasionné par ces rétroactions en plus des tâches régulières de chef d’équipe de douze personnes. Il explique qu’il ne peut alors lui enlever des tâches et qu’elle doit effectivement faire ces rétroactions en plus du reste.
[104] Monsieur C... est confronté aux versions contradictoires : pour sa part, il affirme que, durant la période de suivi de rendement, la travailleuse peut continuer de prendre des décisions, de faire des actions en attendant les rétroactions alors que cette dernière affirme qu’elle doit attendre les rétroactions et la contre-signature de madame P.... Monsieur C... répond que la contre-signature sert à permettre que les informations soient versées au dossier électronique du client, car une fois les informations versées, les corrections sont très difficiles à effectuer. C’est pourquoi l’employeur veut s’assurer que la présentation et le contenu sont exacts, notamment que la décision est conforme.
[105] Questionné spécifiquement à savoir si, après avoir soumis un plan d’intervention à madame P..., la travailleuse peut autoriser des traitements durant l’attente de la rétroaction ou si elle doit attendre cette rétroaction et la contre-signature de madame P... pour pouvoir le faire, monsieur C... répond que, dans certains cas, par exemple des traitements déjà autorisés peuvent être prolongés. Selon lui, la travailleuse peut, sans l’aval de madame P..., prolonger les autorisations faites auparavant (exemples : suivi psychologique, équipement, fauteuil roulant). La travailleuse peut continuer de les autoriser, car il s’agit d’actions ponctuelles qui ne sont pas toujours consignées dans le plan d’intervention, lequel n’englobe pas toutes les actions.
[106] Le tribunal vérifie alors que le sens de la réponse de monsieur C... est bien que la travailleuse peut continuer d’agir seule pour des questions de renouvellements, mais que pour de nouveaux plans d’intervention, de nouvelles demandes, elle doit attendre la rétroaction de madame P.... Monsieur C... répond avoir l’impression que pendant les discussions de rétroaction entre madame P... et la travailleuse, ces dernières peuvent convenir que certaines actions ponctuelles peuvent être faites même si madame P... n’a pas encore remis sa rétroaction.
[107] Monsieur C... ajoute qu’il ne peut confirmer ou infirmer la prétention de la travailleuse selon laquelle madame P... exige, avant de faire toute action, que la travailleuse obtienne sa rétroaction et sa contre-signature.
[108] Au cours de toute cette période de suivi, monsieur C... n’est pas lui-même intervenu auprès de la travailleuse et cette dernière ne s’est pas adressée à lui concernant ses difficultés avec madame P.... Il confirme que la travailleuse n’a pas déposé de grief concernant ces évaluations de rendement 2010-2011 et 2011-2012.
[109] Enfin, concernant l’événement du 25 octobre 2012, monsieur C... témoigne que monsieur T... lui rapporte verbalement les faits suivants. Le client s’attend à recevoir un service et apprend que sa prescription n’a pas été reçue. Il devient frustré et stressé et se présente à l’urgence, mais il n’est pas question d’idées suicidaires. Le client déclare avoir l’intention de déposer une plainte, mais ne le fera pas. Il commente la situation, en affirmant qu’un client qui n’est pas satisfait d’un service offert et qui s’emporte est une situation faisant partie du quotidien des gestionnaires de cas et ceux-ci doivent être capables de transiger avec pareils comportements de la clientèle.
[110] En contre-interrogatoire, monsieur C... sera confronté à sa version écrite selon laquelle, lors de la conversation téléphonique avec monsieur T..., le client se trouve à l’urgence, mais ne dit pas pour quelle raison il s’y est présenté. Monsieur C... admet, au cours de son témoignage, qu’il a peut-être interprété.
[111] Dans sa version écrite, monsieur C... mentionne que, deux semaines avant le 25 octobre 2012, le client fait parvenir une ordonnance, mais pour des raisons inconnues, celle-ci n’est pas reçue ou la travailleuse ne réussit pas à la retrouver. Plus loin, il fait référence à l’ordonnance égarée. En contre-interrogatoire, monsieur C... fera valoir que de nombreuses ordonnances sont expédiées par des clients chaque semaine et donc le fait qu’une ordonnance ne se soit pas rendue à la bonne place, dans ce cas, ne peut être reproché à la travailleuse. Une telle situation peut survenir au quotidien.
La travailleuse répond à certains éléments de la version écrite de l’employeur et du témoignage de monsieur C...
[112] Dans la version écrite de l’employeur, monsieur C... mentionne que le 25 octobre 2012, le client a déclaré à monsieur T... être déçu de la façon dont la travailleuse s’est occupée de son dossier, qu’il voulait déposer une plainte et que monsieur T... a informé la travailleuse de ce fait. Or, cette dernière témoigne qu’elle ne le savait pas, qu’elle ne se souvient pas que monsieur T... lui ait parlé de plainte. Il l’a plutôt rassurée sur le fait qu’elle avait correctement exécuté son travail.
[113] Encore dans la version écrite, monsieur C... mentionne que le client a envoyé une ordonnance, laquelle a été égarée et qu’à ce sujet, il voulait faire une plainte. La travailleuse explique que le client a envoyé cette ordonnance sans l’adresser à son nom. De plus, il n’avait pas encore de gestionnaire de cas qui lui était attitré, ce qui explique que le document était difficile à retrouver le 25 octobre 2012.
[114] Toujours dans la version écrite de l’employeur, monsieur C... mentionne que « Malgré tous ces efforts, la travailleuse a encore de la difficulté à assumer le rôle de gestionnaire de cas, à collaborer avec les clients dont le cas est complexe et à gérer le nombre de cas requis ».
[115] La travailleuse témoigne qu’au contraire, elle n’a jamais eu de difficulté à traiter les cas complexes, ayant reçu de la formation en santé mentale et consultant au besoin les autres professionnels de l’équipe, médecin, psychologue. Elle souligne même qu’au sein de l’équipe, elle est connue pour sa compétence à traiter des cas de maladie mentale et de dépendance et elle est régulièrement consultée par ses collègues à ce sujet. La travailleuse affirme, à plusieurs reprises, que non seulement elle a la compétence pour traiter ces cas, mais qu’elle aime cela et que la culture des militaires a toujours été pour elle une passion.
[116] La travailleuse témoigne avoir eu connaissance de cas qui n’ont pu débuter une session en santé mentale à l’Hôpital Sainte-Anne, leur inscription devant être reportée à la session suivante parce que madame P... tardait à contresigner ses décisions.
[117] Après avoir entendu le témoignage de monsieur C..., la travailleuse réaffirme qu’elle ne peut rien faire dans un dossier sans la rétroaction et la contre-signature de madame P.... Il lui est défendu d’inscrire un plan d’intervention ou une décision dans le système informatique et de de l’envoyer au client sans la rétroaction et la contre-signature de madame P....
[118] La travailleuse contredit l’affirmation de monsieur C... selon laquelle elle peut autoriser le renouvellement de services, car chaque action requiert une nouvelle décision. Pour chaque décision, elle doit rédiger un brouillon et le soumettre à madame P... pour rétroaction et contre-signature, selon les exigences de cette dernière.
[119] La travailleuse explique de nouveau qu’elle ne peut, par exemple, rédiger un plan d’intervention directement dans le dossier électronique du client. Madame P... exige qu’elle lui rédige un brouillon dans le traitement de texte (Word), lui soumette le document et, après la rétroaction, la travailleuse doit saisir le plan d’intervention dans le dossier électronique, ce qui « double » sa tâche.
[120] La travailleuse précise que ses documents ne sont pas aussi volumineux que le prétend monsieur C.... Par exemple, un plan d’intervention est un formulaire avec texte standardisé qui tient sur une page de format lettre 8 ½ par 11 pouces, recto-verso. La travailleuse y ajoute les informations. Elle souligne que ses documents ne sont pas volumineux, mais qu’elle traite un grand nombre de cas.
[121] La travailleuse explique qu’elle n’a pas été capable d’aller discuter avec monsieur C... des difficultés qu’elle vivait avec madame P..., car elle en vivait aussi avec lui depuis le règlement du grief en 2012. Elle le saluait, mais il ne lui répondait pas.
La preuve médicale
‒ les antécédents
[122] La travailleuse témoigne qu’en raison d’une surcharge de travail en 2006, elle cesse de travailler durant une période de trois mois. Un diagnostic de trouble obsessionnel compulsif (TOC) est alors posé[6]. Cette condition est documentée dans une évaluation psychiatrique effectuée le 5 février 2007 par la docteure Maya Jalbert, psychiatre. La travailleuse témoigne qu’avant l’événement du 25 octobre 2012, elle est suivie pour cette condition et prend des médicaments. Elle affirme que cette condition est stable et que ce fait est confirmé dans son bilan de santé annuel de juin 2012.
[123] Les notes cliniques de la docteure Troye versées au dossier au moment de l’audience sont incomplètes et sont complétées après l’audience, tel que convenu.
[124] Les notes cliniques qui précèdent immédiatement celles du 31 octobre 2012 (la première consultation médicale au présent dossier) sont plutôt datées du 30 avril 2012 et sont effectivement rédigées dans le cadre d’un examen médical périodique (EMP) portant sur la condition globale de santé de la travailleuse. Au niveau psychique, la docteure Troye rapporte à l’examen subjectif que le TOC est stable, qu’il y a occasionnellement une augmentation de l’anxiété liée à de la rénovation, qu’elle travaille (illisible), dort bien, que l’appétit est normal, qu’elle marche ++, qu’elle prend ses médicaments. La docteure Troye conclut dans son impression diagnostique que le TOC est stable.
La preuve médicale à la suite de l’événement du 25 octobre 2012
‒ subjective
[125] La travailleuse témoigne que sa condition psychique a commencé à se détériorer progressivement à compter de son évaluation de rendement en juin 2011, s’est aggravée au moment de l’entente de rendement en août 2012 et l’événement du 25 octobre 2012 a été la goutte qui a fait déborder le vase, la rendant incapable d’en supporter davantage.
‒ objective
[126] À la suite de cet événement, la travailleuse obtient un rendez-vous avec un psychologue grâce au programme d’aide aux employés (PAE) et obtient aussi un rendez-vous d’urgence avec son médecin de famille, la docteure Troye, le 31 octobre 2012.
[127] Les notes cliniques de la docteure Troye en date du 31 octobre 2012 mentionnent qu’il s’agit d’un rendez-vous d’urgence en raison d’un trouble de l’humeur. La travailleuse rapporte qu’elle dort mal depuis trois semaines, rumine et rêve ++, a une diminution de la concentration et fait des erreurs, que la semaine précédente elle a eu un client difficile, qu’elle ne se sent pas appréciée au travail, est triste ++, elle a des problèmes avec sa superviseure et a de l’anxiété +++, mais pas d’idée noire, a vu un psychologue, a manqué vendredi dernier, que le TOC est augmenté au travail. À l’examen objectif, la docteure Troye constate de l’anxiété, une légère tristesse (illisible) circonstancielle. Elle conclut à un trouble de l’adaptation secondaire à du stress au travail et prescrit un arrêt de travail ainsi que la prise de nouveaux médicaments. Elle ne produit pas de rapport médical sur un formulaire de la CSST. Les 13 novembre et le 5 décembre 2012, elle prolonge l’arrêt de travail. La médication est changée. Elle réfère la travailleuse en psychiatrie.
[128] La travailleuse témoigne qu’à compter de cette consultation, sa médication, au niveau psychique, est modifiée par la docteure Troye et que différentes molécules sont essayées. Sa médication sera aussi modifiée lors des consultations en psychiatrie en raison de l’instabilité de sa condition. Ces allégations de la travailleuse sont appuyées par la preuve médicale versée au dossier.
[129] Le 19 décembre 2012, la docteure Troye émet un premier rapport médical sur un formulaire de la CSST comportant les diagnostics de trouble de l’adaptation avec humeur anxio-dépressive secondaire à des conflits au travail ainsi qu’un TOC connu et exacerbé.
[130] La preuve au dossier permet de constater que de façon parallèle à la réclamation à la CSST, qui sera éventuellement refusée, la travailleuse fait une demande de prestations d’assurance-invalidité et des formulaires sont remplis à cette fin par ses médecins. Puisqu’il s’agit d’éléments de preuve médicale contemporains à la réclamation à la CSST portant sur la condition psychique de la travailleuse, cette preuve est pertinente à l’objet en litige et le tribunal en tient compte.
[131] Ainsi, le 19 décembre 2012, la docteure Troye remplit aussi un formulaire pour les assurances. À la question à savoir si l’état est attribuable à une blessure ou à une maladie professionnelle, la docteure Troye coche « oui » et « ne sais pas » et écrit : « anxiété exacerbée directement en lien avec problématique avec sa gestionnaire au travail ». Concernant le diagnostic établi selon le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-IV), elle inscrit à l’axe I « trouble anxieux trouble obsessionnel compulsif », à l’axe II « personnalité obsessionnelle compulsive » et à l’axe IV « stress travail ». Dans la rubrique portant sur les traitements, elle mentionne que la patiente est très compliante.
[132] Dans un formulaire complété le 8 janvier 2013 pour l’assurance-crédit en cas d’invalidité, la docteure Troye ajoute au diagnostic de trouble obsessionnel compulsif, celui de dépression majeure. À l’axe IV, elle inscrit encore « stress au travail ».
[133] Dans le rapport médical émis sur un formulaire CSST, le 20 février 2013, la docteure Troye retient les diagnostics de TOC et dépression majeure.
[134] Le 27 mars 2013, la travailleuse est examinée à la demande de la docteure Troye par le docteur Than-Lan Ngo, psychiatre au Pavillon Albert-Prévost de l’Hôpital du Sacré-Cœur de Montréal. Le docteur Ngo rédige un rapport d’évaluation détaillé. Au niveau de l’histoire de la maladie actuelle, il écrit :
Au mois d’octobre, pendant deux ou trois semaines, madame se plaignait d’insomnie intermittente. Elle se couchait vers 21h00 et se réveillait à toutes les heures. Elle sortait du lit vers 5h00. Depuis le début octobre, madame avait tendance à perdre ses effets et à avoir des oublis. Elle pouvait être plus irritable, impatiente, criée. Le 25 octobre 2012, madame a répondu à un client qui n’avait pas été assigné à un agent. Il s’agissait d’un cas lourd. Il souffrait d’un trouble de stress post traumatique (TSPT) et n’avait pas de médecin généraliste, de psychiatre, de médicaments, de psychothérapeute. Madame était de garde. Elle lui avait fait parvenir une liste de psychologues et lui recommandait d’en choisir un. Elle lui disait que le Ministère allait payer la thérapie sans problème. Il réclamait de l’argent pour l’aider dans ses procédures de divorce. Madame a eu un mouvement de recul, elle lui aurait dit qu’elle ne savait pas si c’est elle qui allait traiter son dossier. Il se serait senti rejeté. Par la suite, il lui aurait dit qu’elle ne pouvait pas l’aider. Elle avait déjà demandé au gestionnaire de statuer d’urgence sur ce patient et essayait de recontacter le gestionnaire qui était à sa pause le midi. Entretemps, le patient s’était présenté à l’urgence car il était suicidaire. Depuis deux semaines, madame lui suggérait de consulter à l’urgence psychiatrique. Madame a eu peur qu’il passe à l’acte. Elle s’est sentie impuissante, se culpabilisait. Madame a contacté le programme d’aide aux employés pour avoir accès à une psychothérapie et a demandé un rendez-vous d’urgence auprès de son médecin. Par la suite, madame note une tristesse quotidienne presque toute la journée avec perte d’intérêt, diminution de l’appétit. Elle perdait cinq à sept livres en semaine et reprenait le poids en fin de semaine. Elle avait des idées de mort sans intention de passer à l’’acte à cause de sa famille. Elle connaît les impacts du suicide sur la famille.
[...]
En janvier 2009, elle a eu un différend avec le gestionnaire et le directeur. Lors d’une réunion, elle avait parlé d’un sujet que son gestionnaire et son directeur voulaient éviter. On ne l’a pas laissée finir de parler. Elle rapporte qu’elle était revendicatrice, plutôt agressive par l’effort. Depuis, elle a l’impression qu’on monte un dossier contre elle pour lui faire perdre son emploi. Elle ne se sent pas suivie dans la rue, ni surveillée par des caméras.
Madame rapporte qu’elle a toujours pu s’inquiéter de façon excessive pour la sécurité de ses petits-enfants et de sa fille. [...] Elle peut s’inquiéter de façon excessive au sujet de son travail également. Les inquiétudes ne sont pas hors de contrôle surtout depuis la psychothérapie. Madame n’a jamais présenté de crises d’angoisse qui surviennent de façon subite ou inattendue. Il y a toujours un facteur déclenchant. [...]
[135] Le docteur Ngo retient à l’axe I les diagnostics de dépression majeure, TAG et TOC et mentionne un diagnostic différentiel possible, mais non objectivé. À l’axe IV, il mentionne « Travail, enfant, problèmes d’argent ».
[136] Le 24 avril 2013, dans le cadre du suivi au Pavillon Albert-Prévost, le docteur Olivier Costicella écrit au niveau de l’histoire de la maladie actuelle que la travailleuse est en arrêt de travail depuis octobre 2012 dans le contexte de difficultés relationnelles avec sa supérieure, qu’elle présente des symptômes dépressifs avec insomnie, irritabilité, tristesse, anhédonie, diminution de l’appétit, idées de mort sans intention suicidaire. La travailleuse lui explique que l’arrêt de travail fait suite à un stresseur, à savoir qu’un client était allé à l’urgence pour idées suicidaires alors qu’elle n’arrivait pas à lui faire attribuer un agent pour traiter son dossier. Elle s’était sentie impuissante et culpabilisait. Le docteur Costicella rencontre aussi la fille de la travailleuse en entrevue.
[137] Lors de l’examen mental de la travailleuse, le médecin remarque que le discours de cette dernière est centré sur ses difficultés relationnelles avec sa supérieure. Il retient à l’axe I le diagnostic de trouble dépressif majeur versus trouble de l’humeur non spécifique. Il mentionne des antécédents de dépendance à l’alcool et de l’abus de cocaïne. À l’axe II, il mentionne des traits versus un trouble de personnalité limite. À l’axe IV, il identifie des difficultés relationnelles avec sa supérieure.
L’AVIS DES MEMBRES
[138] Le membre issu des associations syndicales est d’avis d’accueillir la requête au motif que la preuve démontre plusieurs événements assimilables à un accident du travail qui ont aggravé la condition préexistante de la travailleuse dont le témoignage est davantage crédible que celui de son supérieur.
[139] Le membre issu des associations d’employeurs est d’avis de rejeter la requête au motif que la preuve ne démontre pas d’événement traumatique au plan psychique, mais plutôt des interventions portant sur la qualité du travail de la travailleuse effectuées par l’employeur dans le cadre de son droit de gérance.
LES MOTIFS DE LA DÉCISION
[140] La travailleuse invoque la notion d’accident du travail. Elle est assujettie à la Loi sur l’indemnisation des agents de l’État[7] (la LIAE) qui prévoit aux articles 2 et 4 :
2. Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.
« accident » Sont assimilés à un accident tout fait résultant d’un acte délibéré accompli par une autre personne que l’agent de l’État ainsi que tout événement fortuit ayant une cause physique ou naturelle.
[…]
4. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, il est versé une indemnité :
a) aux agents de l’État qui sont :
(i) soit blessés dans un accident survenu par le fait ou à l’occasion de leur travail
[…]
[141] En application de l'article 17 de la LIAE et de l'entente fédérale-provinciale de 1989, les questions relatives à l'admissibilité des réclamations et à l’indemnisation des employés du gouvernement du Canada visés par cette loi sont couvertes par la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[8] (la loi), laquelle prévoit une définition similaire de la notion d’accident du travail :
2. Dans la présente loi, à moins que le contexte n'indique un sens différent, on entend par:
« accident du travail » : un événement imprévu et soudain attribuable à toute cause, survenant à une personne par le fait ou à l'occasion de son travail et qui entraîne pour elle une lésion professionnelle;
__________
1985, c. 6, a. 2; 1997, c. 27, a. 1; 1999, c. 14, a. 2; 1999, c. 40, a. 4; 1999, c. 89, a. 53; 2002, c. 6, a. 76; 2002, c. 76, a. 27; 2006, c. 53, a. 1; 2009, c. 24, a. 72.
[142] La jurisprudence établie en vertu de la présente loi est donc applicable.
[143] La travailleuse prétend que sa lésion psychique est reliée à des situations vécues au travail, impliquant sa gestionnaire et son supérieur hiérarchique.
[144] Cette réclamation doit effectivement être étudiée sous l’angle de la notion d’accident du travail, car la jurisprudence[9] reconnaît depuis longtemps, à ce titre, la série d’événements pouvant paraître bénins lorsque pris isolément, mais qui deviennent significatifs par leur superposition et objectivement traumatisants au plan psychique. La jurisprudence[10] exige la preuve d’une situation qui déborde du cadre normal, habituel et prévisible de ce qui est susceptible de se produire dans le milieu de travail en cause ou dans le monde du travail en général. Cette situation peut se manifester par un événement unique ou par une série d’événements.
[145] D’autre part, la jurisprudence a balisé les situations survenant dans le cadre de l’exercice du droit de gérance de l’employeur, lequel n’est pas une prérogative absolue.
[146] De façon générale, l’exercice du droit de gérance et les relations de travail ne relèvent pas de la compétence du présent tribunal. Toutefois, l’abus de droit de la part de l’employeur qui a pour conséquence d’entraîner une lésion chez un travailleur relève de la compétence du tribunal.
[147] Dans Sukara et Hôtel Station Mont-Tremblant[11], la Commission des lésions professionnelles traite du droit de gérance de l’employeur :
Le droit de gérance de l’employeur
[19] De plus, les éléments rapportés ne peuvent s’inscrire dans le cadre de l’usage normal du pouvoir de gestion de l’employeur à l’égard d’un employé13. De même, les problèmes de relations de travail14, de difficultés relationnelles avec des collègues de travail et qui ne possèdent pas un caractère traumatisant et qui ne sortent pas du cadre normal et prévisible du travail15 et des conflits de personnalités, y compris avec un supérieur16, ne peuvent en soi constituer un accident du travail au sens de la Loi. On peut toutefois pousser l’analyse dans les cas de conflits de personnalités et se demander si les relations conflictuelles dépassent le cadre normal et prévisible du travail.
[20] Il faut se demander si le comportement de l’employeur constitue un abus de son droit de gérance et ceci, que ce soit intentionnel ou non, qu’il y ait eu faute ou intention de nuire ou non, puisque le seul exercice déraisonnable d’un droit constitue un abus de droit17. Il suffit que l’employeur ou le détenteur de l’autorité agisse sans prendre les précautions nécessaires à l’exercice normal d’un droit ou excède la mesure ordinaire de son droit, et ceci, même en étant de bonne foi18.
[21] C’est ce que rappelait le tribunal dans l’affaire Théroux et Sécurité des incendies de Montréal19, affaire invoquée par l’employeur en l’instance. Une revue appréciable de la jurisprudence portant sur le droit de gérance avait été faite dans cette décision.
[22] Ainsi, citant la doctrine20, le tribunal soulignait le fait qu’il y a un exercice déraisonnable du droit de gérance dans un contexte de relations de travail, notamment lorsqu’il y a un abus de son droit de gérance de façon malicieuse, déraisonnable ou en l’absence de bonne foi, et lorsque les motifs de ces agissements ne sont pas liés au fonctionnement de l’entreprise. On peut aussi avoir recours au concept de « l’employeur compétent qui dirige son entreprise avec bon sens et dans le respect de l’équité ». Le caractère déraisonnable du comportement ou d’un geste de l’employeur peut aussi faire référence au fait de ne pas agir de façon prudente et diligente, et au concept de l’esprit de loyauté, d’équité ou « fair play »21.
[23] Ceci dit, le droit de gérance confère un pouvoir de nature discrétionnaire à l’employeur dans la direction et le contrôle des activités de l’entreprise, ce qui lui permet une liberté d’action assez large. Cette liberté inclut le droit à l’erreur tant que celle-ci n’est pas abusive ou déraisonnable. Elle implique aussi une discrétion étendue dans l’imposition de règles, de procédures de travail, et l’évaluation du rendement des employés et le contrôle de la qualité du travail qu’ils accomplissent. Ce n’est qu’en cas d’exercice déraisonnable du droit de direction qu’on peut parler d’abus de droit22 :
[249] Rappelons que le traditionnel droit de direction de l'employeur, qui lui confère le pouvoir de diriger et de contrôler les activités de son entreprise, est un pouvoir de nature discrétionnaire et qu'à ce titre, la doctrine et la jurisprudence reconnaissent une liberté d'action assez large à l'employeur qui inclut le droit à l'erreur à la condition que celle-ci ne soit pas abusive ou déraisonnable.
[250] C'est ainsi que dans la direction et le contrôle de son personnel, l'employeur possède une discrétion étendue lorsqu'il s'agit d'établir et de faire respecter les procédures de travail, les règles et les usages du milieu de travail, d'évaluer le rendement des salariés et de contrôler la qualité du travail qu'ils accomplissent : tout cela fait partie de l'exercice normal du droit de direction et il est entendu qu'il peut en résulter du stress et des désagréments. Tout cela fait partie de la normalité des choses. Ce n'est donc qu'en cas d'exercice déraisonnable du droit de direction que l'on peut parler d'abus de droit.
[24] Vu le pouvoir discrétionnaire assez large de l’employeur conféré par l’exercice du droit de gérance, il a été souligné le fait suivant au sujet de ce droit et des erreurs possibles23:
Dans ce contexte, l’employeur peut l’exercer avec fermeté et commettre des erreurs dans la mesure où cet exercice n’est ni abusif ou déraisonnable.
[25] Après avoir inclus quelques extraits de décisions portant sur le droit de gérance et le caractère raisonnable de l’exercice du droit de gérance, la Commission des lésions professionnelles conclut, dans l’affaire Théroux et Sécurité des incendies de Montréal24, en retenant trois éléments à analyser pour déterminer si un employeur a exercé son droit de gérance de façon déraisonnable, abusive ou discriminatoire :
La Commission des lésions professionnelles considère que pour déterminer si l’employeur a exercé de façon déraisonnable, abusive ou discriminatoire son droit gérance, elle doit apprécier si les gestes ou actes posés par celui-ci :
· sont en lien et justifiés avec le fonctionnement de l’entreprise;
· s’ils sont justes et équitables compte tenu des circonstances;
· et si un employeur raisonnable et compétent avait agi de la même façon.
[26] De plus, dans cette affaire, il avait aussi été souligné le fait qu’il faut aussi tenir compte du comportement du travailleur dans l’appréciation des gestes posés par l’employeur :
[73] De plus, le tribunal doit tenir compte dans son analyse, du comportement du travailleur. Bien que l’article 25 de la loi consacre que le régime d’indemnisation des lésions professionnelles est un régime de responsabilité sans faute, le tribunal doit tenir compte du comportement du travailleur non pas pour lui imputer une quelconque responsabilité, mais plutôt pour apprécier si les gestes ou actes posés par l’employeur correspondent à la conduite du travailleur.
[27] Par ailleurs, dans l’affaire invoquée par l’employeur, soit J…T… et Commission scolaire A25, la Commission des lésions professionnelles soulignait que le seul fait pour un nouveau gestionnaire d’introduire une approche différente dans la gestion du personnel ou qu’il impose des modifications à la répartition des tâches ou réorganise le travail relève de l’exercice du droit de gérance de l’employeur et, à moins de circonstances exceptionnelles, cela ne peut être assimilé à un événement imprévu et soudain puisque cela fait partie du cadre normal des relations de travail. De même, puisque le statut de travailleur implique forcément certaines contraintes, il serait abusif d’assimiler à une lésion professionnelle la non-adaptation d’un travailleur à de telles contraintes26. Un travailleur doit s’attendre à ce que l’employeur qui l’embauche exerce sur lui un droit de gérance qui comprend des exigences d’efficacité, de rendement, de discipline et d’encadrement. Il doit aussi s’attendre à ce que leur non-respect devienne susceptible de mesures qui peuvent être appliquées à son égard si elles sont prises dans le respect des droits du travailleur et des lois et conventions en vigueur dans le milieu concerné27. Une réaction d’angoisse ou de stress qui serait générée par l’exercice normal du droit de gérance et même l’octroi de mesures disciplinaires ne permettrait pas de qualifier de « harcèlement » un exercice normal du droit de gérance28.
[28] Dans certaines décisions29, la Commission des lésions professionnelles a traité de la difficulté d’un travailleur de s’adapter au style de gestion de ses supérieurs se traduisant par des demandes constantes de précisions ou des remises en question du droit du supérieur de prendre des décisions et a conclu que cela ne constituait pas un événement imprévu et soudain générateur de lésion professionnelle. Il s’agit de l’exercice normal du droit de gérance de l’employeur.
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13 Longtin et Ville de Longueuil, [2004] C.L.P. 149.
14 Darveau et STRSM, [1993] CALP, 1397.
15 St-Martin et Commission scolaire de la Capitale, 195077-31-0211, 30 septembre 2004, M. Carignan.
16 Lavoie et Hôpital d'Amqui, [1992] C.A.L.P. 228, révision rejetée, [1992] C.A.L.P. 200, requête en révision judiciaire rejetée, [1992] C.A.L.P. 298 (C.S.); Charland et Ministère de l'Environnement, 173919-04-0111, 22 mars 2004, A. Gauthier; Aubin et 2950-8942 Québec inc., précitée note 8.
17 Houle c. Banque canadienne nationale, [1990] 3. R.C.S. 122, citée dans Théroux et Sécurité des incendies de Montréal, précitée note 10.
18 Syndicat de l’enseignement des Deux-Rives et Commission scolaire des Découvreurs, SAE, 29 mai 2006, Jean-Pierre Villaggi, arbitre.
19 Hallée et RRSSS Montérégie et CSST, [2006] CLP 378 (cité dans Théroux et Sécurité des incendies de Montréal, 384834-63-0907, 26 janvier 2011, P. Bouvier, invoqué par l’employeur en l’instance).
20 BÉCHARD, Anne-Marie et LAVOIE, Linda, Barreau du Québec, Développements récents en droit du travail en éducation 2007 : L’abus de droit en milieu syndiqué : évolution jurisprudentielle, 2007, vol. 279, p. 137.
21 Syndicat de l’enseignement des Deux-Rives et Commission scolaire des Découvreurs, précitée note 18.
22 Centre hospitalier régional de Trois-Rivières et Syndicat des infirmiers et infirmières de Trois-Rivières, T.A., [2006] R.J.D.T., p. 397.
23 Research House inc. (Québec recherches) c. Denis, 2007 QCCS 1802.
24 Id., note 19.
25 309601-04-0702, 3 novembre 2010, R. Napert, requête en révision pendante, précitée note 4, voir aussi la doctrine citée : LAFOND, Reine, l’indemnisation des lésions psychologiques liée au travail : Barreau du Québec, service de la formation permanente; développement récent en droit de la santé et sécurité au travail 1997, Cowansville, Yvon Blais, pages 245 à 295.
26 Tremblay et Hydro-Québec, 101447-32-9806, 11 juin 1999, J.-G. Roy.
27 Id., note 19.
28 Verville et Messagerie ADP inc., 176751-72-0201, 13 juin 2003, A. Vaillancourt.
29 Rhéaume et CSST, [1996] C.A.L.P. 139, révision rejetée, 43091-62-9208, 16 août 1996, A. Archambault ; V...A... et N... G..., 300103-63-0610, 7 février 2008, J.-P. Arsenault, (07LP-289), Aubin et 2950-8942 Québec inc., précitée note 8.
[148] Dans le présent cas, la preuve démontre une situation qui survient au travail en date du 25 octobre 2012 et qui amène la travailleuse à cesser de travailler et à consulter un psychologue et un médecin. Cependant, la preuve révèle que depuis 2009, la travailleuse fait l’objection d’un encadrement de la part de son employeur, d’abord dans un but informel de formation, puis dans un but formel d’évaluation du rendement.
[149] L’encadrement d’un employé pour des fins de formation et/ou d’évaluation de rendement relève du droit de gérance de l’employeur. Tel que précisé précédemment, le tribunal n’intervient pas dans ce domaine appartenant aux relations de travail qui ne sont pas de sa compétence, à moins d’un abus de pouvoir de la part de l’employeur dans l’exercice de ce droit et qui mène à une lésion chez la travailleuse.
[150] Dans l’analyse qui suit, le tribunal ne juge pas de l’opportunité pour l’employeur de procéder au suivi informel puis formel de la travailleuse dans ses tâches de gestionnaire de cas ni du bien-fondé du principal moyen utilisé pour y parvenir, soit la rétroaction par la chef d’équipe.
[151] Dans un premier temps, le tribunal tente, en toute objectivité, de dégager de la preuve les circonstances de cet encadrement.
[152] Selon la preuve, ce suivi de rendement oblige la travailleuse à soumettre à madame P... les brouillons des documents qu’elle droit produire, à tenir compte de la rétroaction de cette dernière et à obtenir sa contre-signature avant de pouvoir les saisir dans le système informatique et autoriser les services.
[153] L’étendue des exigences de madame P... envers la travailleuse au cours de ce suivi fait l’objet d’une preuve contradictoire. La travailleuse affirme que tout son travail doit faire l’objet de la rétroaction et de la contre-signature de madame P.... Monsieur C... prétend que la travailleuse peut faire des tâches qui ne le requièrent pas.
[154] Le tribunal accorde sur ce point une plus grande valeur probante au témoignage de la travailleuse qui apparaît crédible et fiable. Crédible parce que livré de façon ferme, directe et sans contradiction apparente lorsqu’elle affirme ne pouvoir inscrire aucun plan d’intervention, aucune décision au système informatique sans la rétroaction et la contre-signature de madame P... et que les prolongations et les renouvellements constituent en soi des décisions qui doivent subir le même sort. Fiable parce qu’étant directement impliquée dans la situation, la travailleuse est en mesure de décrire l’étendue des exigences de madame P... alors que le témoignage hésitant de monsieur C... laisse croire qu’il ne sait de la situation que ce que madame P... lui a dit, n’étant lui-même jamais intervenu auprès de la travailleuse pour valider. Madame P..., qui aurait pu être l’autre témoin habile à témoigner sur ces faits, n’a pas été assignée à témoigner.
[155] Donc, le tribunal retient de cette preuve que la travailleuse doit soumettre tout son travail à madame P... pour rétroaction et contre-signature. À ce stade, si la preuve ne révélait que ces éléments quant au suivi de rendement, le tribunal n’interviendrait pas. Si la preuve ne révélait que les inconvénients vécus par la travailleuse de devoir soumettre son travail à sa chef d’équipe, incluant le dédoublement des tâches par la rédaction d’un brouillon et par la saisie du document par la suite, le tribunal n’interviendrait pas. Il ne s’agirait que de la méthode d’encadrement utilisée par la chef d’équipe mandatée pour faire le suivi de rendement et donc de l’exercice du droit de gérance de l’employeur sans preuve prépondérante d’un usage abusif de ce droit.
[156] Toutefois, la preuve démontre, de façon prépondérante, que l’exercice de ce droit de gérance est devenu abusif et, anormalement préjudiciable pour la travailleuse d’un point de vue psychique, lorsqu’à compter de 2011, la chef d’équipe, madame P..., accuse des retards dans la remise de ses rétroactions à la travailleuse. Avec le temps, les difficultés engendrées par ces retards deviennent intenables pour cette dernière.
[157] Monsieur C... reconnaît lui-même que les gestionnaires de cas doivent s’occuper de clients qui ont des problèmes complexes d’ordre physique et psychique avec dépendance et comorbidité.
[158] Or, la travailleuse doit directement composer avec ces clients qui la relancent pour savoir s’ils peuvent recevoir des services ou quand ils pourront les recevoir. Elle doit directement composer avec les fournisseurs de services et les partenaires qui, eux aussi, attendent. La travailleuse ne peut leur répondre, ne peut rien faire, faute d’avoir obtenu la rétroaction de madame P... et sa contre-signature. La situation est telle que la travailleuse doit même user de stratégies pour les urgences. Elle qui aime son travail et la clientèle qu’elle dessert en vient à développer le sentiment que la situation ne lui permet plus de donner un service adéquat en temps opportun.
[159] Le climat de ce suivi effectué par madame P... apparaît fort tendu et difficile et la travailleuse ne peut en parler à monsieur C... avec qui la relation semble aussi tendue depuis le règlement d’un grief en 2012. Ce dernier n’a pas réellement contredit les affirmations de la travailleuse quant à la tension qui existe entre elle, madame P... et lui sauf pour préciser qu’il n’a pas crié et ne s’est pas emporté lors de la rencontre du 16 mars 2009 qui s’est avérée tout de même difficile.
[160] De plus, monsieur C... était au courant du fait que madame P... accusait du retard dans ses rétroactions auprès de la travailleuse, mais il n’est pas intervenu pour corriger la situation. Il n’est pas intervenu auprès de la travailleuse pour vérifier si ce retard de madame P... avait des conséquences sur son travail.
[161] Monsieur C... affirme à l’audience qu’il ne pouvait dégager madame P... de ses tâches de rétroaction ou de chef d’équipe. Or, il n’est pas du ressort du tribunal d’évaluer la marge de manœuvre dont dispose monsieur C... pour régler les situations qui se présentent dans le cadre de sa gestion. La situation des retards de madame P... dans ses rétroactions est survenue, a perduré et a eu des conséquences pour la travailleuse dans l’accomplissement de son travail.
[162] Monsieur C... tente de faire porter à la travailleuse le retard de madame P... dans ses rétroactions en prétendant que la cause de ce retard est le volumineux travail de la travailleuse qui écrirait trop d’informations. La travailleuse se défend en soutenant que ses documents ne sont pas si volumineux, mais, étant donné qu’elle traite beaucoup de dossiers, elle produit beaucoup de documents. Le tribunal n’a pas à discuter du bien-fondé des explications de la travailleuse et de monsieur C... quant à la longueur des documents produits par cette dernière et quant à la pertinence de ce qu’elle écrit. Le tribunal réitère qu’il n’est pas le forum approprié pour se saisir de la question de fond du rendement de travail.
[163] Toutefois, peu importe la cause du retard, la preuve démontre que madame P..., mandatée par l’employeur pour procéder au suivi de rendement de la travailleuse, accuse du retard dans ses rétroactions, que ces retards placent la travailleuse dans une situation de plus en plus difficile pour l’exécution de ses tâches de travail auprès de la clientèle, des fournisseurs et des partenaires, une situation qui perdure durant des mois dans un climat tendu entre la travailleuse, sa chef d’équipe et son supérieur hiérarchique.
[164] Tel que l’établit la jurisprudence précitée, l’exercice déraisonnable d’un droit constitue un abus de droit.
[165] L’employeur n’est pas sans savoir qu’un suivi de rendement peut être une situation stressante pour un employé. Dans le cas de la travailleuse, l’employeur sait que madame P... accuse du retard dans ses rétroactions et, malgré cette connaissance, il n’intervient pas pour s’assurer que le suivi formel de rendement qu’il impose à la travailleuse soit fait sans retard ou dans un délai sans incidence. Ici, la preuve démontre que les délais encourus par madame P... nuisent à la travailleuse dans l’accomplissement même de son travail, lequel fait en même temps, l’objet d’une évaluation spécifique. Cette omission de l’employeur d’intervenir pour régler ce problème dans le processus de rétroaction est déraisonnable, eu égard au concept de l’employeur compétent et diligent qui exerce son autorité avec équité.
[166] En terminant sur ce point et avant d’entreprendre l’analyse de la relation causale entre ces faits et les diagnostics posés, le tribunal doit préciser que la preuve des retards de madame P... repose en bonne partie sur le témoignage de la travailleuse qui n’a pu obtenir la collaboration de l’employeur avant l’audience afin d’obtenir la preuve écrite des délais encourus par madame P... pour lui remettre ses rétroactions. Selon les représentations à l’audience, l’employeur opposait la protection des renseignements personnels des clients alors que le but recherché par la travailleuse n’était que d’obtenir les dates de remise de ses documents à madame P... et les dates de remise par madame P... de ses rétroactions. À l’audience, la travailleuse qui détenait deux courriels a réussi à s’entendre avec l’employeur pour faire des admissions quant aux dates pertinentes.
[167] Dans un tel contexte, le témoignage crédible de la travailleuse concernant la persistance des retards indus de madame P... à lui remettre ses rétroactions, l’admission dans le dossier numéro 1 d’un délai du 30 août au 14 octobre 2011 pour lequel madame P... s’est même excusée, le témoignage de monsieur C... qui n’est pas en mesure de contredire la travailleuse, mais qui au contraire corrobore en partie le témoignage de cette dernière en relatant que madame P... lui a fait part de ses retards et le fait que l’employeur n’a pas assigné madame P... à témoigner et n’a demandé aucun ajournement pour ce faire après avoir entendu le témoignage de la travailleuse, sont autant d’éléments qui permettent au tribunal de retenir la thèse de la travailleuse qui apparaît davantage probante.
[168] Ainsi, en appliquant les principes élaborés en jurisprudence, le tribunal considère que les retards des rétroactions de madame P... qui s’accumulent avec le temps, entraînent des difficultés pour la travailleuse dans l’accomplissement de son travail et pour lesquels l’employeur omet d’intervenir, répondent à la notion de série d’événements qui apparaissent bénins pris isolément, mais qui deviennent significatifs par leur superposition. Le tout culmine par un événement qui fait déborder la goutte du vase, pour reprendre l’expression utilisée par la travailleuse.
[169] En effet, le 25 octobre 2012, la travailleuse ne peut plus s’adapter à cette situation lorsqu’elle apprend que le client présentant des idées suicidaires deux semaines auparavant, pour qui elle a demandé qu’un gestionnaire de cas soit assigné d’urgence, n’en a toujours pas parce que madame P... n’a pas encore procédé à cette assignation. La travailleuse se met alors à craindre qu’il ne passe à l’acte.
[170] Lors de son témoignage, monsieur C... tente de tempérer. Pour lui, il s’agit de situations courantes dans ce milieu de travail et que la travailleuse ne peut être blâmée pour une prescription égarée dans un contexte où de nombreux documents sont reçus.
[171] Le tribunal ne fait pas la même lecture de l’événement. Il faut comprendre que pour la travailleuse cet événement s’inscrit dans un continuum. La goutte qui fait déborder le vase est encore l’inaction de madame P..., son retard à traiter une assignation jugée urgente compte tenu de l’état du client. Depuis longtemps, la travailleuse vit de la frustration et de l’impuissance face aux retards de madame P... puisque la situation perdure et n’est pas réglée. L’événement du 25 octobre 2012 devient en quelque sorte l’élément déclencheur d’une décompensation psychique.
[172] La preuve révèle que la travailleuse a des antécédents au niveau psychiatrique. Le tribunal rappelle que la présence d’une condition personnelle préexistante[12] ne fait pas en soi échec à la reconnaissance d’une lésion professionnelle comme le souligne la Cour d’appel dans Chaput c. S.T.C.U.M.[13] :
[...]
Par ailleurs, que l'appelant ait eu certaines prédispositions physiques pouvant favoriser l'entorse lombaire alors subie, n'est pas, en l'espèce, un élément qui puisse conduire à la négation de la survenance d'une lésion professionnelle par le fait ou à l'occasion d'un accident du travail.
À moins de circonstances particulières, il faut prendre la personne humaine comme elle est, avec son âge, avec ses faiblesses, avec ses vicissitudes.
Autrement, il faudrait juger suivant une norme de la personne en parfaite santé et condition physique, ce qui ne correspondrait sûrement pas aux objectifs de la Loi.
[...]
[173] Par ailleurs, l’aggravation d’une condition personnelle préexistante n’est pas une catégorie de lésion professionnelle prévue à la loi. Cette aggravation peut être reconnue dans la mesure où la preuve démontre qu’elle découle de la survenance d’un accident du travail ou de la présence de risques particuliers du travail, tel que le confirme la Cour d’appel dans PPG Canada inc. c. C.A.L.P.[14].
[174] Le médecin qui a charge de la travailleuse, la docteure Troye, pose d’abord le diagnostic de trouble de l’adaptation avec humeur anxio-dépressive puis constate qu’il mène à une dépression majeure. La docteure Troye constate aussi que le trouble obsessionnel compulsif qui était connu, suivi et stable est exacerbé.
[175] La preuve démontre qu’avant l’événement du 25 octobre 2012, la travailleuse effectue un travail complexe, dans un cadre d’évaluation de rendement exigeant et qu’elle est fonctionnelle. À la suite de cet événement, la travailleuse doit consulter un psychologue, consulter son médecin et cesser de travailler.
[176] La travailleuse ne peut plus s’adapter à la situation au travail dans le cadre du suivi effectué par madame P... dont les retards affectent son travail et la docteure Troye détecte un trouble de l’adaptation avec humeur anxio-dépressive. La comparaison des notes cliniques de la docteure Troye du 30 avril 2012 et du 31 octobre 2012 permettent de constater objectivement qu’avant l’événement du 25 octobre 2012, le trouble obsessionnel compulsif est stable et qu’après, il est exacerbé.
[177] L’opinion de la docteure Troye est prépondérante puisqu’elle est le médecin de famille de la travailleuse, la connaît et la suit, entre autres, pour sa condition psychique. Elle écrit que l’exacerbation de l’anxiété est en lien direct avec la problématique que la travailleuse a avec sa gestionnaire au travail. De plus, les stresseurs rapportés par les psychiatres dans l’histoire de la maladie actuelle ou à l’axe IV, sont principalement en lien avec le travail, la gestionnaire de la travailleuse, l’événement du 25 octobre 2012 et la réunion de janvier 2009. Sauf pour quelques éléments personnels, tout tourne autour de cette situation au travail et de la relation avec madame P....
[178] Le témoignage crédible de la travailleuse ainsi que la preuve médicale soumise forme un tout cohérent et démontrent, de façon prépondérante, l’existence d’une relation causale entre les diagnostics posés par la docteure Troye et l’événement survenue le 25 octobre 2012, lequel est l’aboutissement d’une série d’événements imprévus et soudains survenus par le fait du travail, tel que rapporté précédemment.
[179] Cet événement a causé le trouble de l’adaptation avec humeur anxio-dépressive suivi d’une dépression majeure et a aggravé la condition personnelle préexistante d’un trouble obsessionnel compulsif qui était auparavant stable et qui a été exacerbé. L’employeur n’a soumis aucune preuve médicale au contraire.
[180] En conséquence de tout ce qui précède, le tribunal fait droit à la requête de la travailleuse et reconnaît qu’elle a subi une lésion professionnelle sous la forme d’un accident du travail le 25 octobre 2012.
PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :
ACCUEILLE la requête de la travailleuse, madame P... R...;
INFIRME la décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail rendue le 16 mai 2013, à la suite d’une révision administrative;
DÉCLARE que la travailleuse a subi une lésion professionnelle le 25 octobre 2012 et a en conséquence droit aux prestations prévues à la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles.
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Lina Crochetière |
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Monsieur Wesney Duclervil |
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ALLIANCE DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA |
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Représentant de la partie requérante |
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Madame Sylvie Maziade |
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ANCIENS COMBATTANTS CANADA |
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Représentante de la partie intéressée |
[1] La travailleuse affirme avoir postulé pour faire partie de cette nouvelle équipe, mais que sa candidature n’a pas été retenue.
[2] Centre hospitalier affilié à l’Université McGill, desservant les militaires et les anciens combattants.
[3] Loi sur les mesures de réinsertion et d’indemnisation des militaires et vétérans des Forces canadiennes (L.C. 2005, ch. 21).
[4] Précitée, note 3.
[5] Monsieur C... utilise le terme « désengagé ».
[6] La travailleuse n’ayant formulé aucune réclamation à la CSST, ces conditions doivent être considérées comme des conditions personnelles préexistantes.
[7] L.R.C. (1985), ch. G-5.
[8] RLRQ, c. A-3.001.
[9] Anglade et CUM, C.A.L.P. 00837-60-8609, 17 juin 1988, G. Godin; Gagnon et CARRA, [1989] C.A.L.P. 769; Blagoeva et Commission contrôle énergie atomique, [1992] C.A.L.P. 898, révision judiciaire rejetée, [1993] C.A.L.P. 60 (C.S.); Welch et Groupe pharmaceutique Bristol Myers, [1993] C.A.L.P. 1470, révision judiciaire rejetée, [1993] C.A.L.P. 1490 (C.S.), appel rejeté, [1998] C.A.L.P. 553 C.A; Centre hospitalier Robert-Giffard et Gosselin, C.L.P. 194-32-0211, 3 novembre 2003, G. Tardif
[10] Pour de nombreuses références sur le sujet, voir : Chrétien et Société canadienne des Postes, C.L.P. 232023-01B-0403-2, 17 octobre 2007, L. Desbois.
[11] 2011 QCCLP 6514.
[12] Ce principe est applicable tant au niveau des conditions physiques que psychiques.
[13] [1992] C.A.L.P. 1253 (C.A.) autorisation pourvoi Cour Suprême rejetée, 4 mars 1993 (23265).
[14] [2000] C.L.P. 1213 (C.A.).
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