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DÉCISION RELATIVE À UNE REQUÊTE EN RÉVISION OU EN RÉVOCATION
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[1] Le 16 juillet 2004, Kraft Canada inc., l’employeur, dépose une requête par laquelle il demande la révision de deux décisions rendues par la Commission des lésions professionnelles le 15 juin 2004.
[2] Par la première décision (dossier 167264-71-0108), la Commission des lésions professionnelles confirme une décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) rendue le 23 juillet 2001 à la suite d'une révision administrative et déclare que madame Ghislaine Forget (la travailleuse) a subi une lésion professionnelle le 30 juillet 2000.
[3] Par la deuxième décision (dossier 167265-71-0108), la Commission des lésions professionnelles confirme une décision de la CSST rendue le 30 juillet 2001 à la suite d'une révision administrative et déclare que la lésion professionnelle a entraîné une atteinte permanente à l’intégrité physique de 3,30 %.
[4] Les parties étaient présentes et représentées à l’audience que la Commission des lésions professionnelles a tenue à Montréal le 13 janvier 2005.
L’OBJET DE LA REQUÊTE
[5] L’employeur prétend que la première décision rendue par la Commission des lésions professionnelles comporte une interprétation manifestement déraisonnable des dispositions de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[1] (la loi). Il demande de la réviser et de déclarer que madame Forget n’a pas contracté une maladie professionnelle le 31 juillet 2000.
[6] En conséquence, il demande de réviser la seconde décision et de déclarer que la décision rendue par la CSST sur l’atteinte permanente à l’intégrité physique n’a plus d’effet.
LES FAITS
[7] Pour les fins de la présente décision, le tribunal retient les éléments suivants du dossier.
[8] Madame Forget occupe un emploi d’emballeuse de biscuits chez l’employeur depuis 1995. Le 31 juillet 2000, le docteur Marc Bissonnette, plasticien, diagnostique un syndrome du canal carpien bilatéral. Il effectue une première intervention chirurgicale au poignet droit le 14 novembre 2000 et une seconde, au poignet gauche, le 4 décembre 2000. Il consolide la lésion le 18 avril 2001 et conclut à l’existence d’une atteinte permanente à l’intégrité physique de 3,30 % (en incluant le pourcentage pour douleurs et perte de jouissance de la vie) et de limitations fonctionnelles. Madame Forget a repris son travail régulier le 24 mars 2001.
[9] Dans l’annexe à la réclamation qu’elle présente à la CSST, elle décrit comme suit ses tâches :
Ligne 4 Social Thé : Prendre rangées de biscuits sur un convoyeur et les placer dans les dallos + inspection à l’arrière enlever et remettre cartouches de biscuits sur un convoyeur.
Sachets : former les boites de cartons, prendre sachets et deposer dans la boite (50 g) 20 (illisible) : Former les boites, déposer la boite sur une tablette et quand la boite est pleine je la souleve (4 kg et je la transporte sur une distance de 6 pieds et depose sur un convoyeur à 22 po du sol.
Girl Guide emballage de biscuits avec mes deux mains
Soda - Placer cartouches dans des pelles avec mes deux mains ect.
Toujours serré les biscuits (rangées) avec les deux mains donc on force Toujours avec les poignets que l’on emballe des biscuits ou que l’on forme des boites.
Prendre les biscuits sur la toile et les placer dans les dallos.
Prendre cartouches et les placer dans les pelles.
Former des boites, pousser des cartouches dans des boites, placer biscuits dans des séparateurs, mettre biscuits dans des coffres. [sic]
[10] Le 20 octobre 2000, la CSST accepte sa réclamation en se fondant sur l’opinion de son médecin-conseil, lequel considère que les tâches de madame Forget comporte des mouvements fréquents d’hyperflexion des poignets.
[11] L’employeur demande la révision de cette décision en soumettant que le travail d’emballeuse n’implique pas de mouvements d’hyperflexion des poignets et qu’il n’y avait eu aucun cas de syndrome de canal carpien chez les emballeuses de son entreprise qui avait été accepté par la CSST.
[12] Le 23 juillet 2001, à la suite d’une révision administrative, la CSST confirme sa décision initiale. La réviseure convient que le travail de madame Forget n’implique pas de mouvements d’hyperflexion des poignets, mais elle retient, après avoir visionné des vidéocassettes sur le poste de travail d’emballeuse chez l’employeur, qu’il comporte « des mouvements de préhension et de manutention répétés avec hypersollicitation des poignets combinés à des mouvements de préhension fine ».
[13] L’employeur conteste cette décision à la Commission des lésions professionnelles et au soutien de sa contestation, il a produit une expertise du docteur André Chollet, plasticien. Après avoir visionné des vidéocassettes sur les postes de travail, ce médecin émet l’opinion suivante :
Considérant que madame Forget est droitière et a présenté un syndrome du canal carpien bilatéral et plus marqué à gauche;
Considérant que l’examen physique de madame Forget n’a pas démontré d’autre signe ou symptôme pathognomonique d’atteinte tendineuse;
Considérant que le travail visionné sur les vidéocassettes ne démontre aucune exposition ou vibration, aucune position anormale prolongée des poignets et aucune prise forcées avec les doigts de façon répétée et soutenue; [sic]
Considérant que le travail d’emballeuse consiste en une rotation de poste de travail bien différent avec des pauses fréquentes et changement de rythme;
Considérant que madame Forget a fait ce travail sans problème au niveau de ses poignets et de ses mains pendant 5 ans;
Considérant qu’il n’y a pas eu de modification ou de changement dans le poste de travail au cours des derniers 5 ans;
Considérant que madame Forget a augmenté son poids de 40 livres depuis quatre ans, qu’elle ne fait pas d’activité physique “vacationnelle” et n’a pas d’antécédents médicaux;
Je crois qu’il est peu probable voire impossible que le syndrome du canal carpien bilatéral qu’a présenté madame Forget eut été causé par son travail. En effet, considérant les raisons mentionnées plus haut il est beaucoup plus probable que la condition physique personnelle de madame Forget ait pu causer l’apparition du syndrome de canal carpien.
[14] Pour sa part, madame Forget dépose au dossier une expertise du docteur Normand Taillefer dans laquelle ce médecin formule les conclusions suivantes :
J’ai fait une analyse attentive des cassettes-vidéo qui m’ont été transmises. À la lumière des explications et démonstration de Mme Forget et suite à l’examen des cassettes-vidéo, je suis d’avis qu’elle exécutait un travail qui nécessitait des gestes des mains et des poignets pour saisir des centaines de boîtes, de sachets ou de biscuits, sur les lignes de production, à cadence continue. Il est fort probable que ce travail a joué un rôle significatif et déterminant dans la genèse d’un syndrome du tunnel carpien de ses 2 poignets, ce qui a nécessité une décompression chirurgicale. Je suis d’avis que n’eut été ce type de travail manuel hautement répétitif, il est probable qu’elle n’aurait pas présenté de syndrome du tunnel carpien et qu’elle n’aurait pas requis une décompression chirurgicale des 2 poignets.
Les gestes répétitifs de façon isolés et indépendants de la posture ou de la force mise en jeu, sont reconnus pour être reliés au développement d’un syndrome du tunnel carpien, selon l’étude du NIOSH, mentionné précédemment (voir Annexe 4).
[15] Les docteurs Chollet et Taillefer ont témoigné lors de l’audience initiale. Les vidéocassettes sur le poste de travail d’emballeuse ont été visionnées. De plus, l’employeur a déposé en preuve des extraits du registre des réclamations faites à la CSST par des emballeurs à son emploi pour établir qu’il n’y avait pas eu de réclamations pour un syndrome du canal carpien.
[16] Après avoir fait état des articles 29 et 30 de la loi et écarté l’application de l’article 29, le premier commissaire en vient à la conclusion que madame Forget a contracté une maladie professionnelle, au sens de l’article 30, pour les raisons suivantes :
[37] Dans un premier temps, il y a lieu de dire que la preuve ne démontre aucunement que le syndrome du canal carpien dont souffre la travailleuse soit caractéristique du travail d’emballeuse. Il faut donc voir si la travailleuse a fourni une preuve prépondérante établissant que sa condition est reliée aux risques particuliers du travail.
[38] La preuve à ce sujet, et particulièrement le témoignage des docteurs Chollet et Taillefer, indiquent que le syndrome du canal carpien est généralement d’origine inconnue « idiopatique ». La littérature médicale identifie cependant plusieurs conditions prédisposantes ou contribuantes au développement de cette pathologie, qui est plus courante chez les femmes. Ainsi, il est question d’arthrite rhumatoïde, de diabète, de la goutte, de la grossesse, de la ménopause, de l’hypothyroïdie, etc. Par ailleurs, il est vrai que la littérature médicale déposée en preuve relie aussi cette pathologie au travail, soit à des tâches impliquant des mouvements répétitifs de flexion et d’extension forcées (hyperflexion et hyperextension du poignet et de la main combinés ou non avec d’autres mouvements de la main [préhension] et certains mouvements des doigts [pinces]).
[39] La documentation médicale identifie plusieurs facteurs de risques afférents aux lésions musculo-squelettiques, dont le syndrome du canal carpien. Le National Institute for Occupational Safety and Health, suite à une revue critique des preuves épidémiologiques2, reconnaît que les facteurs de risques du milieu de travail sont une cause importante du syndrome du tunnel carpien. Les principaux facteurs ayant été étudiés dans les études épidémiologiques sont la posture, la force et la répétition, ainsi que l’exposition aux vibrations. Les facteurs individuels ont également été pris en considération.
[40] Dans la présente cause, ces facteurs de risques ont été examinés et analysés de façon subjective, après lecture du dossier, visionnement des vidéocassettes et étude des témoignages.
[41] La répétitivité, il est vrai, est un concept ambigu et difficile à définir. Elle implique l’utilisation répétée des mêmes structures anatomiques. En l’instance, la répétitivité est établie en fonction de la fréquence des mouvements ou sollicitations et du rapport entre la durée du travail et le temps de récupération. La travailleuse change de tâches mais les mêmes mouvements ou postures reviennent.
[42] La répartition du temps de travail a été examinée afin d’estimer si le temps de repos entre les sollicitations permet aux structures de revenir à leur état initial.
[43] Par ailleurs, selon la jurisprudence de la Commission d’appel, des mouvements répétitifs ou de pressions répétitives impliquent qu’il doit s’agir de mouvements ou de pression semblables, sinon identiques, qui doivent se succéder de façon continue, prolongée et à rythme assez rapide. Évidemment, ces mouvements doivent nécessairement concerner la structure anatomique visée.
[44] Qu'en est-il à cet égard du travail de préposée à l’emballage de la travailleuse? La Commission des lésions professionnelles a attentivement écouté son témoignage, notamment la description de ses mouvements au travail. Elle a aussi porté une attention particulière au vidéo déposé.
[45] Il en ressort clairement que la travailleuse doit effectuer des mouvements répétitifs sur des lignes de production à cadence continue. Les gestes des doigts et des poignets gauches et droits sont multiples pour, entre autres, former des boîtes et appliquer du ruban adhésif. Les préhensions sont répétitives. Il appert du vidéo que la saisie des boîtes implique de l’effort pour saisir la charge avec une pince pouce-index des deux mains et la mettre sur le convoyeur. Il s’agit de la ligne de production des sachets. Sur la ligne de production Thé social, les fléchisseurs des doigts sont sollicités avec une répétitivité élevée. Les biscuits sont saisis plusieurs centaines de fois avec une pince pouce-index des deux mains.
[46] En conséquence, lorsqu’on étudie le genre de travail qui nous a été présenté, il y a suffisamment d’éléments qui permettent à la Commission des lésions professionnelles d’impliquer le travail comme cause probable de l’apparition d’un syndrome du canal carpien.
[47] Le tribunal est d’accord avec le docteur Chollet lorsqu’il dit, entre autres, qu’il n’y a pas de vibration. Il n’y a pas non plus de position anormale prolongée des poignets. Il y a rotation des postes de travail. Il n’y a pas d’hyperflexion fréquente dans les mouvements exécutés par les emballeuses.
[48] Toutefois, il demeure que le travail nécessitait des gestes des mains, des poignets et des doigts pour saisir des centaines de boîtes, de sachets et de biscuits, sur des lignes de production à cadence continue. Ce travail a fort probablement joué un rôle significatif et déterminant dans la genèse du syndrome du canal carpien des deux poignets.
[49] À la lumière de ce qui précède, la Commission des lésions professionnelles conclut que le syndrome du canal carpien dont souffre la travailleuse est une maladie professionnelle reliée directement aux risques particuliers de son travail.
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2 Règlement sur le barème des dommages corporels, (1987) 119 G.O. II, 5576. [sic]
[17] L’employeur soumet les arguments suivants dans la requête en révision qu’il a déposée à la Commission des lésions professionnelles ;
4. La requérante soumet respectueusement que la décision rendue par le commissaire (…) contient une interprétation manifestement déraisonnable des dispositions de la loi applicable, le tout constituant un vice de fond ou de procédure de nature à invalider la décision du 15 juin 2004, au sens de l’article 429.56 de la LATMP;
5. Plus particulièrement, et sans limiter les autres motifs de faits et de droit que la requérante soulèvera lors de l’audition de la présente requête, la décision du commissaire reflète une interprétation manifestement déraisonnable des dispositions de la loi et de la jurisprudence applicable en ce que :
i. le commissaire (…) donne une interprétation manifestement déraisonnable à l’article 2 et à l’article 30 de la LATMP, dispositions qui comprennent les mots « ou » « reliée directement » « aux risques » « particuliers » et « de ce travai ». En anglais on se rappelle que le législateur indique les mots suivants aux articles 2 et 30 de la LATMP : « or » « directly related » « to the risks » « peculiar » « to that work »;
ii. le commissaire (…) donne une interprétation manifestement déraisonnable des dispositions législatives ci-haut mentionnées en ce qu’on ne peut prétendre qu’une (1) seule réclamation CSST de tunnel carpien sur 65 à 70 employés pendant une période de cinq (5) ans constitue un « risque » au sens prévu par le législateur;
iii. Selon la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Lawson c. Laferrière [1991] 1 RCS 541 à la page 609 « (…) La causalité en droit doit être établie selon la prépondérance des probabilités, compte tenu de toute la preuve, c’est-à-dire la preuve factuelle, la preuve statistique et les présomptions » (Nos soulignements). Or, le commissaire a commis une erreur manifestement déraisonnable en omettant de considérer la « preuve statistique » ainsi que la « prépondérance » dans son analyse de la causalité, ce qui est à l’encontre des principes établis par la Cour suprême du Canada.
6. N’eut été de ces erreurs et de cette interprétation manifestement déraisonnable des dispositions de la loi applicable, la requérante soumet respectueusement, que le résultat de la décision aurait été différent;
[18] Lors de l’audience, la représentante de l’employeur réitère que le premier commissaire a donné une interprétation manifestement déraisonnable au mot « risques » contenu à l’article 30 de la loi.
[19] Au soutien de sa prétention, elle dépose les définitions données par différents dictionnaires aux mots « caractéristique » et « risque », l’article 41.1 de la Loi d’interprétation[2], selon lequel les dispositions d’une loi s’interprètent les unes par les autres, un extrait de l’ouvrage Rédaction et interprétation des lois[3], portant sur la règle ejusdem generis, un extrait de l’ouvrage Interprétation des lois[4], portant sur la cohérence des lois entre elles et les articles 49 et 51 de la Loi sur la santé et la sécurité du travail[5].
[20] Selon son argumentation, le mot « risque » implique la notion de danger prévisible dont l’existence ne peut être établi qu’en tenant compte de statistiques.
[21] À cet effet, la représentante de l’employeur soumet que l’article 30 de la loi comporte une énumération de deux catégories de maladies professionnelles, soit la maladie caractéristique du travail et celle reliée directement aux risques particuliers du travail, et qu’en vertu de l’article 41.1 de la Loi d’interprétation et la règle ejusdem generis, ces deux catégories doivent être interprétées ensemble, l’une par l’autre. Dans la mesure où une maladie est considérée caractéristique du travail à partir d’études statistiques, elle prétend que la maladie reliée aux risques particuliers du travail doit également l’être.
[22] Elle appuie également sa prétention sur l’extrait suivant de l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Laferrière c. Lawson (l’arrêt Laferrière) :
. La causalité en droit doit être établie selon la prépondérance des probabilités, compte tenu de toute la preuve, c’est-à-dire la preuve factuelle, la preuve statistique et les présomptions.[6]
[23] Dans cette perspective, elle soumet que la conclusion du premier commissaire voulant que la maladie contractée par madame Forget soit reliée aux risques particuliers de son travail alors qu’il s’agit de la seule réclamation faite à la CSST, en cinq ans, chez les 65 à 70 assembleurs à son emploi, est manifestement déraisonnable puisqu’elle ne tient pas compte de la preuve statistique.
[24] La représentante de l’employeur reproche de plus au premier commissaire de ne pas avoir apprécié la preuve selon le critère de la prépondérance de la preuve, mais plutôt de façon subjective, selon un critère de la preuve probable. Elle fait référence à cet égard aux deux extraits suivants de la décision :
[40] Dans la présente cause, ces facteurs de risques ont été examinés et analysés de façon subjective, après lecture du dossier, visionnement des vidéocassettes et étude des témoignages.
[46] En conséquence, lorsqu’on étudie le genre de travail qui nous a été présenté, il y a suffisamment d’éléments qui permettent à la Commission des lésions professionnelles d’impliquer le travail comme cause probable de l’apparition d’un syndrome du canal carpien.
(Les caractères gras sont du soussigné.)
[25] Elle considère que la conclusion à laquelle en vient le premier commissaire est subjective et arbitraire. Invoquant l’article 23 de la Charte des droits et libertés de la personne[7], elle prétend que l’employeur a été privé de son droit à l’égalité devant la loi puisque le premier commissaire s’est satisfait d’une preuve probable de l’existence d’un risque alors qu’un autre commissaire aurait exigé une preuve prépondérante, conformément au principe posé par la jurisprudence.
L’AVIS DES MEMBRES
[26] Le membre issu des associations d’employeurs et le membre issu des associations syndicales sont d’avis que la requête doit être rejetée.
[27] Ils estiment que la conclusion à laquelle en vient le premier commissaire résulte de son appréciation de la preuve et ne comporte aucune erreur de fait ou de droit qui justifierait la révision de la décision.
LES MOTIFS DE LA DÉCISION
[28] La Commission des lésions professionnelles doit décider s’il y a lieu de réviser les décisions rendues le 15 juin 2004.
[29] Le pouvoir de la Commission des lésions professionnelles de réviser ou révoquer une décision qu'elle a rendue est prévu par l'article 429.56 de la loi, lequel se lit comme suit :
429.56. La Commission des lésions professionnelles peut, sur demande, réviser ou révoquer une décision, un ordre ou une ordonnance qu'elle a rendu:
1° lorsqu'est découvert un fait nouveau qui, s'il avait été connu en temps utile, aurait pu justifier une décision différente;
2° lorsqu'une partie n'a pu, pour des raisons jugées suffisantes, se faire entendre;
3° lorsqu'un vice de fond ou de procédure est de nature à invalider la décision.
Dans le cas visé au paragraphe 3°, la décision, l'ordre ou l'ordonnance ne peut être révisé ou révoqué par le commissaire qui l'a rendu.
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1997, c. 27, a. 24.
[30] Cet article apporte une dérogation au principe général énoncé par l'article 429.49 de la loi voulant qu’une décision de la Commission des lésions professionnelles soit finale et sans appel. La décision ne peut être révisée ou révoquée que si l’un de motifs prévus par l’article 429.56 est établi.
[31] Les arguments soumis par la représentante de l’employeur visent à établir l’existence du troisième motif, à savoir que la décision rendue le 15 juin 2004 comporte un vice de fond qui est de nature à l’invalider.
[32] La jurisprudence assimile cette notion de « vice de fond qui est de nature à invalider une décision » à une erreur manifeste de fait ou de droit qui a un effet déterminant sur le sort du litige[8]. Elle précise de plus qu’il ne peut s'agir d'une simple question d'appréciation de la preuve ou d’interprétation des règles de droit, parce que le recours en révision n'est pas un second appel[9]. Dans l’affaire Bourassa et Commission des lésions professionnelles[10], la Cour d’appel rappelle cette règle dans les termes suivants :
[21] La notion (de vice de fond de nature à invalider une décision) est suffisamment large pour permettre la révocation de toute décision entachée d'une erreur manifeste de droit ou de fait qui a un effet déterminant sur le litige. Ainsi, une décision qui ne rencontre pas les conditions de fond requises par la loi peut constituer un vice de fond.
[22] Sous prétexte d'un vice de fond, le recours en révision ne doit cependant pas être un appel sur la base des mêmes faits. Il ne saurait non plus être une invitation faite à un commissaire de substituer son opinion et son appréciation de la preuve à celle de la première formation ou encore une occasion pour une partie d'ajouter de nouveaux arguments1.
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1 Voir: Y. OUELLETTE, Les tribunaux administratifs au Canada, Procédure et Preuve, Montréal, Les Éditions Thémis, 1997, p. 506-508. J.P. VILLAGI, dans Droit public et administratif, Vol. 7, Collection de droit 2002-2003, Éditions Yvon Blais, 2002, p. 127-129.
[33] Dans le présent cas, l’employeur adresse essentiellement deux reproches au premier commissaire, soit de ne pas avoir tenu compte de la preuve statistique et de ne pas avoir évalué la preuve en fonction du critère de la prépondérance de la preuve.
[34] En ce qui concerne le premier reproche, l’argument que tire la représentante de l’employeur de la règle ejusdem generis n’est pas fondée. Dans l’ouvrage Interprétation des lois[11], le professeur Pierre-André Côté expose cette règle comme suit :
Cette règle est en réalité une application particulière de la règle noscitur a sociis au cas d’un terme général venant à la suite de plusieurs termes spécifiques35. « La règle ejusdem generis signifie que le terme générique ou collectif qui complète une énumération se restreint à des choses de même genre que celles qui sont énumérées, même si, de par sa nature, ce terme générique ou collectif, cette expression générale, est susceptible d’embrasser beaucoup plus. »36. Par exemple, un avion ne serait pas un « véhicule » au sens de l’énumération « voiture, camionnette, camions et autres véhicules » parce qu’il n’appartient pas à la même catégorie que les véhicules énumérés.
La popularité de cette règle est en grande partie attribuable à la pratique de rédaction, tout à fait caractéristique du style législatif anglais, qui consiste à éviter les termes généraux et abstraits et qui favorise plutôt la description détaillée des objets concrets que l’on veut évoquer, et donc leur énumération. Comme on peut craindre qu’une énumération ne soit pas exhaustive, la pratique s’est développée de la compléter d’une expression générale fourre-tout destinée à rattraper les espèces particulières que le rédacteur aurait pu oublier. Compte tenu de cet objet, il paraît normal de restreindre l’extension du concept signifié par l’expression générale à des choses de même catégorie que celles qui sont énumérées.
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35 Les deux règles sont d’ailleurs souvent utilisées de manière interchangeable en jurisprudence. Par exemple : Re Lawrence Customs Brokers (1979) Lt.d and the Queen, [1986) 21 D.L.R. (4th) 462 (Alta. C.A.).
36 Renault c. Bell Asbestos Mines Ltd., [1980] C.A. 370 , 372 (j. Turgeon).
[35] La règle ejusdem generis n’a donc pas d’application en l’espèce puisque l’article 30 de la loi ne comporte pas une énumération de catégories de maladies professionnelles suivie d’un terme générique. Cet article ne fait que prévoir deux modes distincts d’établissement de l’existence d’une maladie professionnelle.
[36] Comme l’indique le professeur Côté dans son ouvrage[12], le législateur «ne parle pas pour ne rien dire » :
En lisant un texte de loi, on doit en outre présumer que chaque terme, chaque phrase, chaque alinéa, chaque paragraphe ont été rédigés délibérément en vue de produire quelque effet. Le législateur est économe de ses paroles : il ne « parle pas pour ne rien dire ».
Ce principe, appelé principe de l’effet utile, est repris à l’article 41.1 de la Loi d’interprétation du Québec. (…)
[37] Si la démonstration qu’une maladie est caractéristique d’un travail donné, doit être faite, selon la jurisprudence, à l’aide d’études épidémiologiques fondées sur des données statistiques, il n’en va pas nécessairement ainsi en ce qui a trait la maladie reliée aux risques particuliers du travail.
[38] L’extrait de l’arrêt Laferrière[13] auquel réfère la représentante de l’employeur ne supporte pas sa prétention puisque la Cour suprême ne donne pas à la preuve statistique l’importance qu’elle veut y voir.
La causalité en droit n’est pas identique à la causalité scientifique.
. La causalité en droit doit être établie selon la prépondérance des probabilités, compte tenu de toute la preuve, c’est-à-dire la preuve factuelle, la preuve statistique et les présomptions.
. Dans certains cas, lorsqu’une faute comporte un danger manifeste et que ce danger se réalise, il peut être raisonnable de présumer l’existence d’un lien de causalité, sous réserve d’une démonstration ou d’une indication contraire.
. Une preuve statistique peut être utile à titre indicatif, mais elle n’est pas déterminante. Plus précisément, lorsqu’une preuve statistique n’établit pas la causalité selon la prépondérance des probabilités, la causalité en droit peut quand même exister lorsque l’ensemble de la preuve étaye une telle conclusion.
[…]
[39] Si des statistiques peuvent ajouter un élément additionnel à la preuve de l’existence d’une maladie reliée aux risques particuliers d’un travail, la jurisprudence n’exige pas une telle preuve. Il suffit que la preuve démontre, d’une manière prépondérante, que la maladie contractée par le travailleur est reliée à des activités, à des mouvements ou à des gestes qu’il accomplit dans l’exercice de son travail et qui sont associés, par la doctrine médicale, à l’apparition de cette maladie[14].
[40] En l’espèce, c’est la démarche qu’a suivie le premier commissaire pour en venir à la conclusion que le syndrome du canal carpien bilatéral contracté par madame Forget était relié aux risques particuliers de son travail d’emballeuse de biscuits.
[41] Pour ces raisons, le premier argument soumis par la représentante de l’employeur ne peut être retenu.
[42] Son deuxième argument ne peut davantage être retenu. Les termes « analysés de façon subjective » employés par le premier commissaire, au paragraphe 40 de la décision, ne sont certainement pas appropriés. Cependant, le tribunal ne peut en déduire pour autant que la conclusion à laquelle il en vient est arbitraire, comme le prétend la représentante de l’employeur, et qu’elle ne résulte pas de l’appréciation qu’il a faite de la preuve au dossier.
[43] Au contraire, à la lecture des motifs de la décision, on comprend que le premier commissaire prend en considération les facteurs de risques qui sont associés au syndrome du canal carpien et qu’il fonde sa conclusion sur une analyse des tâches que comporte le travail de madame Forget et des mouvements qu’elles impliquent.
[44] L’argument de la représentante de l’employeur voulant qu’il n’ait pas évalué la preuve selon le critère de la prépondérance établi par la jurisprudence, mais plutôt selon un critère de la preuve probable, n’est pas davantage fondé.
[45] Comme l’indique l’article 2804 du Code civil du Québec, la règle de la prépondérance de la preuve, connue également sous le nom de règle de la balance des probabilités, réfère à la notion même de « cause probable » :
Art. 2804. La preuve qui rend l’existence d’un fait plus probable que son inexistence est suffisante, à moins que la loi n’exige une preuve plus convaincante.
[46] Dans l’ouvrage La preuve civile[15], le professeur Jean-Claude Royer écrit sur cette question ce qui suit :
174 - Appréciation de la prépondérance - Pour remplir son obligation de convaincre, un plaideur doit faire une preuve qui rend l’existence d’un fait plus probable que son inexistence, à moins que la loi n’exige une preuve plus convaincante100. Le degré de preuve requis ne réfère pas à son caractère quantitatif, mais bien qualitatif. La preuve produite n’est pas évaluée en fonction du nombre de témoins présentés par chacune des parties, mais en fonction de leur capacité de convaincre101. Ainsi, le plaideur doit démontrer que le fait litigieux est non seulement possible, mais probable. (…)
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100 Art. 2804 C.c.Q
101 Infra, no 178; J. BROOK traduit par C. CONNER, «Des erreurs inévitables : le principe de prépondérance de la preuve en matière civile», (1984) 15 R.D.U.S. 79, 82; J. SOPINKA, S.N. LEDERMAN et A.W. BRYANT, op. cit., note 4, no 5.44, p. 155.
[47] Deux thèses étaient soumises au premier commissaire : celle de l’employeur, soutenue par le docteur Chollet, voulant que la maladie contractée par madame Forget soit d’origine personnelle et celle de madame Forget, soutenue par le docteur Taillefer, voulant que sa maladie résulte des mouvements des poignets et des doigts qu’elle effectuait dans l’exercice du travail.
[48] Il ressort clairement des motifs exposés que le premier commissaire a retenu celle de madame Forget comme étant la plus probable en expliquant les raisons de son choix. La conclusion à laquelle il en vient s’appuie sur la preuve au dossier et résulte de l’appréciation qu’il en a faite. Le tribunal ne peut y déceler aucune erreur manifeste et déterminante.
[49] Après considération des arguments soumis au soutien de la requête, la Commission des lésions professionnelles en vient donc à la conclusion que l’employeur n’a pas démontré l’existence d’un vice de fond qui justifierait la révision des deux décisions rendues le 15 juin 2004 et que sa requête doit être rejetée.
PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :
REJETTE la requête en révision, déposée le 16 juillet 2004 par Kraft Canada inc., des décisions rendues dans les dossiers 167264-71-0108 et 167265-71-0108.
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Claude-André Ducharme |
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Commissaire |
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Me Anne M. Moreau, avocate |
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Représentante de la partie requérante |
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Madame Nicole Bernèche |
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T.U.A.C. (LOCAL 502) |
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Représentante de la partie intéressée |
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[1] L.R.Q., c. A-3.001.
[2] L.R.Q., c. I-16.
[3] Louis-Philippe PIGEON, Rédaction et interprétation des lois, 3e éd., Québec, Publications du Québec, 1986, p. 104.
[4] Pierre-André CÔTÉ, Interprétation des lois, 3e éd., Montréal, Éditions Thémis, 1999, p. 433.
[5] L.R.Q., c. S-2.1.
[6] [1991] 1 R.C.S. 541 , p. 609.
[7] L.R.Q., c. C-12, art 23 : « Toute personne a droit, en pleine égalité, à une audition publique et impartiale de sa cause par un tribunal indépendant et qui ne soit pas préjugé, qu’il s’agisse de la détermination de ses droits et obligations ou du bien-fondé de toute accusation contre elle. »
[8] Produits forestiers Donohue inc. et Villeneuve, [1998] C.L.P. 733 ; Franchellini et Sousa, [1998] C.L.P. 783 .
[9] Sivaco et C.A.L.P., [1998] C.L.P. 180 ; Charrette et Jeno Neuman & fils inc., C.L.P. 87190-71-9703, 26 mars 1999, N. Lacroix.
[10] C.A. Montréal, 500-09-011014-016, 28 août 2003, jj. Mailhot, Rousseau-Houle, Rayle.
[11] Précité, note 4, p. 397.
[12] Précité, note 4, p. 350.
[13] Précité, note 6, p. 609
[14] Lepage et Bas de nylon Doris ltée, C.L.P. 94319-60E-9802, 15 janvier 1999, C. Demers; C.S. Brooks Canada inc. et Lizotte, C.L.P. 89168-05-9706, 18 janvier 1999, F. Ranger; Fogette et Sérigraphie SSP, C.L.P. 12654-62-9909, 15 mai 2000, S. Mathieu; Lebel et Duchesnes auto ltée, C.L.P. 103512-02-9808, 15 mars 2001, J.-M. Dubois; Rivest et Bombardier inc. Aéronautique, C.L.P. 154654-63-0102, R. Brassard.
[15] Jean-Claude ROYER, La preuve civile, 3e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2003, p. 113.
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