C A N A D A |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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COMITÉ D’ENQUÊTE DU CONSEIL DE LA MAGISTRATURE __________________________________________ |
2019-CMQC-113
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Québec, le 17 juin 2020 |
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PLAINTE DE : |
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Madame Audrey Potvin |
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À L’ÉGARD DE : |
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Monsieur le juge Pierre G. Geoffroy, juge en titre aux cours municipales des villes d’Asbestos, de Granby et de la MRC Val-Saint-François, et juge à titre intérimaire aux cours municipales des villes de Coaticook, d’East Angus, de Lac-Mégantic et de Magog |
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EN PRÉSENCE DE : |
Madame la juge Chantale Pelletier, présidente Monsieur le juge Scott Hughes Monsieur le juge Bernard Mandeville Maître Odette Jobin-Laberge, Ad. E. Madame Jocelyne Lecavalier |
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RAPPORT D’ENQUÊTE
[1] Madame Audrey Potvin, greffière à la Cour municipale de la ville de Saint-Georges, porte plainte au Conseil de la magistrature à l’égard du juge Pierre G. Geoffroy, juge municipal suppléant désigné à cette cour.
[2] Le 10 septembre 2019, à la suite d’une audience qu’il préside, il tient des propos à la plaignante qui suscitent chez elle un malaise quant à son impartialité.
LES QUESTIONS EN LITIGE
[3] La conduite du juge constitue-t-elle un manquement à son obligation de prévenir tout conflit d’intérêts, édicté à l’article 4 du Code de déontologie des juges municipaux du Québec[1] (le Code)?
[4] Le juge a-t-il manqué à son obligation d’être, de façon manifeste, impartial et objectif, édicté à l’article 5 du Code?
LE CONTEXTE
[5] Le juge Geoffroy est originaire de la région de Sherbrooke et est reçu avocat en 1978. Il exerce en cabinet dans cette région. En 1998, il est nommé juge municipal, rémunéré à la séance, dans certaines cours. En mars 2014, il est désigné juge suppléant à la cour municipale de la ville de Saint-Georges.
[6] Le 10 septembre 2019, deux dossiers d’infractions de course de rue, liés au même évènement, sont sur le rôle. Un des défendeurs est représenté par Me Michel Dussault et l’autre par Me Julie Beauchemin.
[7] Une déclaration de culpabilité pour ces infractions au Code de la sécurité routière entraîne une amende de 1 000 à 3 000 $ et un cumul de 12 points d’inaptitude.
[8] Le dossier du défendeur représenté par Me Dussault est reporté parce que cet avocat est un bon ami du juge Geoffroy.
[9] Dans l’autre dossier, l’audience est tenue.
[10] Le procès se termine en 20 minutes et le juge reporte le dossier en soirée pour rendre le jugement. Le défendeur est acquitté.
[11] À la fin de la séance, après le départ des parties, le juge dit à la greffière qu’il trouve la procureure de la poursuite « pas vite », dans le sens qu’elle prend beaucoup trop de temps à faire sa preuve; trop de témoins, trop de questions.
[12] En parlant de Me Beauchemin, l’avocate du défendeur, il affirme :
· Elle est très bonne.
· Ce n’est pas la première fois qu’il l’entend.
· Elle est toujours rapide et claire.
· Ça ne niaise pas avec elle.
· Elle est aussi bonne que son père; mon ami qui est juge et avec qui je possède une terre de 98,5 acres.
[13] Les propos du juge ont suscité un malaise chez la greffière quant à son impartialité et l’ont amenée à porter plainte au Conseil de la magistrature.
[14] Le juge et le père de l’avocate de la défense sont actionnaires et administrateurs, depuis le 31 décembre 1999, d’une compagnie inscrite au registre des entreprises[2]. Cette compagnie est propriétaire d’une terre dont l’activité est l’exploitation forestière. Le registre des entreprises démontre que le juge Beauchemin est président et le juge Geoffroy, secrétaire et trésorier.
[15] Le juge Geoffroy n’a pas dénoncé aux parties les liens avec son associé, père de l’avocate du défendeur.
[16] Lors de l’audience du comité d’enquête, le juge Geoffroy explique qu’il voit son associé une fois par année et qu’il ne le fréquente pas. C’est son adjointe qui règle les questions financières avec lui. Il savait que l’avocate était la fille de son associé.
[17] Dénoncer ses liens ne lui a pas effleuré l’esprit.
[18] Il a entendu l’affaire et décidé en toute impartialité.
L’ANALYSE
[19] Les articles 4 et 5 du Code prévoient :
4. Le juge doit prévenir tout conflit d’intérêts et éviter de se placer dans une situation telle qu’il ne peut remplir utilement ses fonctions.
5. Le juge doit, de façon manifeste, être impartial et objectif.
[20] Le juge doit « éviter non seulement les conflits réels mais encore les conflits qui ne seraient qu’apparents »[3].
[21] Quant à l’obligation d’impartialité, la jurisprudence fait également état de l’importance qu’une affaire soit jugée « non seulement avec justice, mais également d’une manière qui paraît juste »[4].
[22] La Cour d’appel du Québec dans Ruffo[5] souligne :
Dans Dufour c. 99516 Canada inc., la juge Lyse Lemieux, alors juge en chef de la Cour supérieure, écrit :
L’obligation de divulguer s’avère essentielle afin de préserver l’intégrité de notre système de justice. Lorsqu’un juge est d’avis qu’un intérêt ou une autre cause valable de récusation serait de nature à soulever une crainte raisonnable de partialité dans l’esprit d’une personne raisonnable, il se doit de la divulguer.
[23] La Cour d’appel précise[6] :
La Cour partage cet avis, ajoutant qu’en ces matières, il est préférable pour le juge d’être plus prudent que moins sans pour autant être trop scrupuleux.
[24] Le respect de la déontologie judiciaire demande une vigilance constante de la part du juge puisqu’elle est la garantie que les parties seront jugées de manière juste et impartiale.
[25] La question n’est pas de savoir si le juge se sent capable personnellement d’être impartial. Le juge doit plutôt s’interroger sur son obligation de divulguer un conflit réel ou apparent qui conduirait « une personne sensée et raisonnable à penser que le juge privilégie une partie ou un résultat particulier »[7].
[26] L’avocat du juge soutient que l’écoute de l’enregistrement de l’audience démontre que le juge a agi de manière impartiale.
[27] En l’espèce, ce n’est pas l’impartialité du juge qui est en cause, mais le conflit d’intérêts apparent que le juge n’a pas dénoncé. Les paroles prononcées à la greffière nourrissent les préoccupations qu’une personne raisonnable pourrait avoir quant à son impartialité.
[28] Lors de son témoignage devant le comité d’enquête, le juge a tenté de minimiser la relation avec son associé. Il affirme que ce n’est pas une relation d’affaires et qu’il le voit à peine une fois par année. Les questions financières sont gérées par son adjointe, soutient-il.
[29] Il est manifeste que le lien avec le père de l’avocate est significatif : coactionnaires depuis 20 ans. De plus, à la greffière, il affirme « mon ami qui est juge et avec qui je possède une terre ».
[30] Il dit qu’il savait qu’elle était la fille de son associé parce que Sherbrooke est « petit ». Cette affirmation est difficilement compatible avec sa prétention selon laquelle il ignorait que Me Beauchemin a exercé le droit pendant neuf mois au bureau de Me Dussault dont il refuse d’entendre les dossiers vu le lien d’amitié qui les unit. Il est par ailleurs tout aussi difficile d’accorder foi à sa version voulant qu’il ne savait pas que Me Dussault et le père de Me Beauchemin ont été, avant la nomination de ce dernier comme juge, associés dans le même bureau d’avocats.
[31] Lors de son témoignage, il dit qu’il a déjà entendu des dossiers avec Me Beauchemin et que certains de ses clients ont été acquittés et d’autres trouvés coupables. Il est manifeste que le juge croit que l’apparence d’impartialité ne concerne que cette avocate. Or, elle existe à l’égard de toutes les parties et du public.
[32] La transparence est une garantie de la confiance du public dans l’institution.
[33] Le comité conclut que le juge Geoffroy a manqué aux obligations déontologiques prévues aux articles 4 et 5 du Code.
LA SANCTION APPROPRIÉE
[34] L’avocat du juge Geoffroy plaide que si le comité conclut à un manquement déontologique, aucune sanction n’est nécessaire. Il rappelle cet extrait de la Cour d’appel[8] :
Tout manquement disciplinaire n'emporte pas que son auteur doit être nécessairement puni. Par exemple, une faute mineure, isolée et regrettée, peut justifier le Conseil de passer l'éponge. Le recours à la réprimande doit être exercé avec prudence et dans les cas qui le méritent uniquement.
[35] L’avocate-conseil du comité recommande plutôt une réprimande.
[36] L’objectif de la réprimande n’est pas simplement de punir le juge. Elle « doit permettre de rétablir la confiance que les citoyens doivent entretenir à l’endroit du juge et du système judiciaire »[9].
[37] Lors de son témoignage, le juge Geoffroy persiste à ne pas reconnaître l’apparence de conflit d’intérêts, en minimisant ses liens avec le père de l’avocate. Il continue d’être convaincu qu’il n’avait aucune obligation de transparence dans cette situation.
[38] Le juge a mentionné plusieurs fois que Sherbrooke est « un petit milieu et que tout le monde se connaît ». Dans un tel contexte, cette situation de promiscuité commande une plus grande vigilance de la part du juge quant à l’apparence d’impartialité.
[39] Pour le comité, il est important que la sanction suscite la réflexion chez le juge et l’ensemble de la magistrature. La réprimande est la mesure appropriée en l’espèce.
[40] Le comité prend en considération que le juge Geoffroy agit à titre de juge municipal depuis 20 ans et qu’il n’a pas d’antécédents déontologiques.
POUR CES MOTIFS, le comité d’enquête conclut que le juge Geoffroy a enfreint les articles 4 et 5 du Code de déontologie des juges municipaux du Québec et recommande au Conseil de la magistrature une réprimande.
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Madame la juge Chantale Pelletier, présidente
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Monsieur le juge Scott Hughes
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Monsieur le juge Bernard Mandeville
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Maître Odette Jobin-Laberge, Ad. E.
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Madame Jocelyne Lecavalier
Me Lucie Joncas, Ad. E.
Desrosiers, Joncas, Nouraie, Massicotte
Avocate-conseil du comité d'enquête
Me Giuseppe Battista, Ad. E.
Battista, Turcot, Israel, s.e.n.c.
Avocat du juge Pierre G. Geoffroy
[1] Loi sur les tribunaux judiciaires, c. T-16, r. 2.
[2] Pièce AC-02 - Registre de l’entreprise 2853-6282 Québec inc.
[3] R. c. Cloutier, [1999] RJQ 1533 (CQ), citant Succession MacDonald c. Martin [1990] 3 RCS 1235.
[4] Couvrette et Provost, 2007 CMQC 96, (04-02-2009), par. 84 (enquête).
[5] 2005 QCCA 1197, par. 161.
[6] Id., par. 162.
[7] Id., par. 53.
[8] Id., par. 21.
[9] Madame A c. Turgeon, 2011 CMQC 37, par. 67.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.