Décision

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COUR D'APPEL

COUR D'APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE MONTRÉAL

 

 No:

500-09-002719-961

 

(450-05-001004-908)

 

DATE: 22 mars 2000

___________________________________________________________________

 

 EN PRÉSENCE De:

LES HONORABLES

CLAUDE VALLERAND J.C.A.

RENÉ DUSSAULT J.C.A.

JACQUES CHAMBERLAND J.C.A.

___________________________________________________________________

 

YVON DOSTIE

et

RÉAL FORTIER,

APPELANTS - Défendeurs

c.

PIERRE SABOURIN,

INTIMÉ - Demandeur

et

PIERRE CHARLAND,

INTIMÉ - Défendeur

___________________________________________________________________

 

ARRÊT

___________________________________________________________________

 

[1]                LA COUR, statuant sur le pourvoi des appelants contre un jugement de la Cour supérieure, district de St-François, rendu le 6 mai 1996, par le juge Paul M. Gervais, qui les condamnait solidairement avec l'intimé Pierre Charland à payer 90 000$ à l'intimé Pierre Sabourin, avec les intérêts, l'indemnité additionnelle et les dépens;

[2]                Après étude du dossier, audition et délibéré:

[3]                Pour les motifs énoncés par le juge René Dussault dans son opinion écrite, jointe au présent arrêt, auxquels souscrit le juge Claude Vallerand;

[4]                ACCUEILLE en partie le pourvoi, avec dépens en faveur de l'appelant Réal Fortier contre l'intimé Pierre Sabourin seulement mais sans frais dans le cas de l'appelant Yvon Dostie;

[5]                MODIFIE le jugement de la Cour supérieure; et

[6]                CONDAMNE Yvon Dostie au paiement de 90 000$, dont 25 000$ in solidum avec Réal Fortier et Pierre Charland, avec les intérêts et l'indemnité additionnelle depuis l'assignation, et les dépens.

[7]                Dissident en regard de la question des dommages, le juge Jacques Chamberland, pour les motifs énoncés dans son opinion écrite, également jointe au présent arrêt, aurait rejeté le pourvoi, avec dépens, sauf pour partager la responsabilité in solidum des appelants et de l'intimé Pierre Charland, pour valoir entre eux seulement, 100% pour Yvon Dostie et 0% pour chacun de Réal Fortier et Pierre Charland.

 

 

 

 

________________________________

CLAUDE VALLERAND J.C.A.

 

 

________________________________

RENÉ DUSSAULT J.C.A.

 

 

________________________________

JACQUES CHAMBERLAND J.C.A.

 

Me André Monette

Avocat des appelants

 

Me Marc-André Martel

Avocat de l'intimé Sabourin

 

Me Jean-Laurier Demers

Avocat de l'intimé Charland

 

Date d'audience:  19 octobre 1999

 Domaine du droit:

CONTRAT

RESPONSABILITÉ

DOMMAGE (ÉVALUATION)

 


___________________________________________________________________

 

OPINION DU JUGE CHAMBERLAND

___________________________________________________________________

 

[8]                Le jugement dont appel condamne Yvon Dostie, Réal Fortier et le notaire Pierre Charland, conjointement et solidairement, à payer 90 000$ à Pierre Sabourin, avec les intérêts, l'indemnité additionnelle et les dépens.  Le jugement a donné lieu à deux pourvois; l'un par Yvon Dostie et Réal Fortier (500-09-002719-961), l'autre par le notaire Pierre Charland (500-09-002720-969).  La présente opinion vaut pour les deux pourvois.

 

Les faits

 

[9]                Dostie et Sabourin sont débosseleurs de métier.  Sabourin est marié à Nicole Dostie, la soeur de l'appelant.  Jusqu'au 20 juillet 1990, Dostie et Sabourin étaient actionnaires et administrateurs de la compagnie 2636-0115 Québec Inc.  À cette date, Sabourin achetait les actions de Dostie pour la somme de 16 000$.  Leur entente, notariée, contenait une clause de non-concurrence:

 

            9e.        CLAUSE DE NON-CONCURRENCE

Le Vendeur doit s'abstenir de tout intérêt direct ou indirect, comme propriétaire, actionnaire ou bailleur de fonds, ou autrement (sauf comme salarié) dans tout commerce ou entreprise de même nature ou s'en rapprochant dans un rayon de dix (10) milles de l'endroit où le commerce est exploité, jusqu'au trente-et-un décembre mil neuf cent quatre-vingt-onze (31 décembre 1991).

Le Vendeur paiera à l'Acheteur, à titre de dommages-intérêts liquidés, une somme de CINQ CENTS DOLLARS ($500.00) pour chaque jour d'infraction au présent engagement et l'Acheteur pourra, par injonction, obtenir la cessation immédiate de toute contravention à cet engagement.  Ces recours de l'Acheteur sont cumulatifs et non alternatifs.

 

[10]           Le 30 août 1990, Fortier achetait de Christophe Perrin un immeuble sis au 140 rue Brassard, à Magog, lequel bénéficiait de droits acquis à l'exploitation, à cet endroit, d'un commerce de débosselage.  Le prix de vente, 84 000$.  Fortier est marié à Madeleine Dostie, une autre soeur de l'appelant.  Le contrat, notarié, faisait suite à une promesse d'achat du 9 août 1990.

[11]           La veille, le 29 août 1990, Fortier avait emprunté 47 000$ de la Caisse populaire St-Patrice, de Magog.  Le même jour, il avait signé une déclaration à l'effet qu'il entendait faire commerce comme débosseleur au 140, rue Brassard, à Magog, sous la raison sociale de «Débosselage Orford Enr.»; la déclaration a été déposée au bureau du protonotaire, service des raisons sociales, le 31 août 1990.  Fortier était alors, et depuis plusieurs années, employé de Dominion Textile; il n'a pas quitté son emploi après la mise sur pied du commerce de débosselage.

[12]           Toujours le 30 août 1990, Dostie et Fortier signaient un autre document, toujours devant le notaire Pierre Charland, en vertu duquel Dostie offrait d'acheter, pour 89 000$, l'immeuble que Fortier venait d'acheter et le fonds de commerce qu'il venait d'établir, sous la raison sociale de Débosselage Orford Enrg.  Dostie remettait alors 23 000$ à Fortier, somme qui serait imputée sur le prix d'achat, si l'achat avait lieu, ou que Fortier pourrait conserver si l'achat ne se matérialisait pas au plus tard le 31 janvier 1993; de plus, si l'acte de vente n'était pas signé au plus tard le 31 janvier 1992, Dostie s'engageait à payer à Fortier 277,77$ par mois, à titre de dommages liquidés.

[13]           Toujours le même jour, le notaire Charland exigeait de ses clients qu'ils signent un document contenant l'engagement suivant:

 

Nous soussignés, reconnaissons avoir passé ce jour, une offre d'achat dûment acceptée, devant Me. Pierre Charland, notaire à Magog.

Ledit notaire nous a fait part, avant la signature dudit acte, de ce qui suit:

Aux termes d'un acte de vente reçu devant Me. Yves Gérin, notaire à Magog, sous le numéro 15,707 de ses minutes, Yvon Dostie devait s'abstenir de tout intérêt direct ou indirect, comme propriétaire, actionnaire ou bailleur de fonds, ou autrement (sauf comme salarié) dans tout commerce ou entreprise de même nature ou s'en rapprochant dans un rayon de dix (10) milles de l'endroit  où le commerce est exploité, jusqu'au trente-et-un (31) décembre mil neuf cent quatre-vingt-onze (1991).

Si pour quelque raison que ce soit, l'acquéreur nommé aux termes dudit acte, venait à prendre connaissance de la présente transaction et qu'il exerçait ses recours en dommages-intérêts ou en injonction, selon le cas, nous exonérons le notaire soussigné, de toute responsabilité à cet égard .  Nous renonçons dès à présent à tout recours contre lui.

 

[14]           Le commerce de débosselage ouvre ses portes le 4 septembre 1990.  Dostie y travaille, de même qu'un ancien employé que celui-ci a recruté chez l'intimé Sabourin.

[15]           Le 19 juin 1992, toujours devant le notaire Charland, Fortier vendait le commerce de débosselage à madame Denise Levasseur, l'épouse de Dostie, et l'immeuble à ce dernier.

[16]           Au procès, et pour tenir lieu du témoignage de Christophe Perrin, les parties ont admis 1) que celui-ci était prêt à annuler l'offre d'achat du 9 août 1990, mais que le notaire Charland l'ignorait; 2) qu'il n'a jamais vendu autre chose que l'immeuble décrit à l'acte de vente du 30 août 1990; et enfin 3) qu'il a quitté l'immeuble pour déménager son propre commerce [de débosselage] quelques bâtisses plus loin.

 

Les procédures et le jugement dont appel

 

[17]           L'action intentée par Sabourin le 28 novembre 1990 ne visait que Dostie.  L'un et l'autre ont été interrogés hors cour, le premier le 30 janvier 1991 et le second, le 11 avril 1991.

[18]           Le procès a débuté en juin 1993 et ce n'est qu'à ce moment, que l'intimé affirme avoir véritablement connu le rôle joué par chacun de Fortier et Charland.  Il a alors amendé ses procédures pour les joindre comme défendeurs et le procès a repris le 28 novembre 1995, devant le même juge.

[19]           Le jugement dont appel a été rendu le 6 mai 1996.

[20]           Le juge de première instance ne mâche pas ses mots à l'égard des appelants.  Il qualifie de «machinations» les démarches faites par Dostie et dit de celui-ci qu'il «a financé toute l'opération et [qu'il a agi] ni plus ni moins comme bailleur de fonds contrairement à la clause de non-concurrence».  Il dit que, de fait, c'est Dostie qui a acheté le garage «en se servant du nom de son beau-frère Réal Fortier».  Quant au notaire Charland, et à l'exonération de responsabilité qu'il a fait signer par ses clients, le juge affirme que «[s'il] avait certaines craintes ou doutes au niveau de sa responsabilité professionnelle, il n'y avait qu'une chose à faire, c'était de s'abstenir de toute participation aux diverses transactions intervenues entre les parties».  Le juge conclut que les appelants ont tous contrevenu à la clause de non-concurrence, y compris le notaire Charland par ses conseils à Dostie et Fortier et par sa participation à la rédaction des documents contractuels.  Il condamne les trois défendeurs, conjointement et solidairement, au paiement des dommages qu'il établit à 90 000$, soit 180 jours à raison de 500$ par jour, comme le stipule la clause pénale dont était assortie la clause de non-concurrence.  Le juge de première instance rejette l'argument voulant que le demandeur n'ait pas fait le nécessaire pour minimiser l'ampleur des dommages.  Premièrement, il doute de l'efficacité d'une demande d'injonction interlocutoire puisque, de toute façon, Dostie avait le droit de travailler comme salarié.  Deuxièmement, le juge note que l'intimé avait verbalement mis en demeure Dostie de se conformer à la clause de non-concurrence, mais en vain.

 

Les appels

 

[21]           Les trois défendeurs ont interjeté appel de ce jugement.  Leurs positions se recoupent à plusieurs égards même s'ils ont parfois, notamment le notaire Charland, des positions divergentes.

[22]           Quant à la responsabilité, les trois appelants plaident qu'il n'y a pas eu contravention à la clause de non-concurrence.  Ils rappellent que ces clauses, de par leur nature restrictive de liberté, doivent être interprétées strictement.  Tout ce que Dostie a fait, ce fut d'intéresser son beau-frère Fortier à se lancer dans le commerce du débosselage des automobiles tout en achetant un immeuble; Dostie n'était ni propriétaire, ni actionnaire, ni bailleur de fonds de l'entreprise, il n'en était qu'un salarié.  Ils soutiennent que le juge de première instance a eu tort de dire que Fortier agissait comme prête-nom pour Dostie et que c'est ce dernier qui, de fait, était propriétaire de la bâtisse et du commerce.

[23]           Dostie et Fortier plaident également avoir suivi les conseils du notaire Charland, qui a imaginé seul l'ensemble de l'opération.  Ils se sont fiés au notaire et, si ses conseils se sont avérés inexacts, ils ne sont pas responsables à l'égard de Sabourin.  Charland est donc le seul responsable, d'autant que, s'il s'était informé auprès de Perrin, il aurait appris que celui-ci était prêt à libérer Fortier de ses obligations en vertu de la promesse d'achat du 9 août 1990.

[24]           Fortier ajoute ne pas être lié contractuellement à Sabourin et par conséquent, ne pas être tenu à quelque obligation de non-concurrence que ce soit.  Il n'y avait donc rien de mal à ce qu'il crée son propre commerce de débosselage.

[25]           Charland plaide également l'absence de tout lien contractuel le liant à Sabourin.  Il nie s'être prêté à quelque manigance ou machination que ce soit.  Il a conseillé ses clients, en toute bonne foi, satisfait que les opérations juridiques envisagées ne transgressaient pas la clause de non-concurrence.  Il soutient également que ses droits fondamentaux, notamment celui de produire une défense pleine et entière, ont été bafoués dans le contexte où le processus judiciaire s'est déroulé.

[26]           Quant aux dommages, les trois appelants ont une position commune.  Ils estiment que le juge de première instance aurait dû arrêter les dommages au 28 novembre 1990, date où Sabourin a intenté son action et date où il aurait pu, en demandant l'émission d'une injonction interlocutoire, faire cesser la violation dont il se plaignait.  Il s'agirait donc de 84 jours, ou 42 000$.  Lors de l'audition, les appelants se sont également interrogés sur la légalité d'une condamnation pour un montant supérieur à celui déboursé par Sabourin pour acquérir les actions de Dostie; en somme, l'inéquité de la situation entraînerait, selon eux, l'illégalité de la condamnation.

[27]           Les pourvois posent donc les questions suivantes:

1)         Y a-t-il eu violation de la clause de non-concurrence?

 

2)         La responsabilité de Dostie est-elle engagée vis-à-vis Sabourin?

 

3)         La responsabilité de Fortier est-elle engagée vis-à-vis Sabourin?

 

4)         La responsabilité de Charland est-elle engagée vis-à-vis Sabourin?

 

5)         Le montant des dommages déterminé par le juge de première instance doit-il être révisé à la baisse?  Si oui, à quel niveau?

 

6)         S'agit-il d'une responsabilité solidaire?  Quelle proportion des dommages y a-t-il lieu d'attribuer à chacun des appelants?

 

[28]           Je me propose de discuter de chacune de ces questions dans l'ordre.

 

1)         La violation de la clause de non-concurrence

 

[29]           Il est vrai que la clause de non-concurrence limite la liberté de celui qui s'y engage; elle doit donc recevoir une interprétation stricte et rigoureuse.  Ceci étant, il ne fait aucun doute, dans mon esprit, que l'exploitation du commerce de débosselage au 140, rue Brassard, à Magog, et les diverses transactions afférentes, violaient la clause de non-concurrence.  Dostie, je le rappelle, s'engageait à «s'abstenir de tout intérêt direct ou indirect, comme propriétaire, actionnaire ou bailleur de fonds, ou autrement (sauf comme salarié) dans tout commerce ou entreprise de même nature [...]».  Or, Dostie, malgré ce qu'il en dit, était bien plus qu'un salarié dans Débosselage Orford Enr.

[30]           L'immeuble acheté par Fortier, en partie avec l'argent de Dostie, ne pouvait servir qu'à abriter un commerce de débosselage puisqu'il bénéficierait de droits acquis à l'exercice d'une telle activité.

[31]           Le 30 août 1990, le même jour où Fortier achetait l'immeuble, Dostie offrait de racheter le même immeuble et remettait à son beau-frère, en contrepartie de son accord à cette offre d'achat valable jusqu'au 31 janvier 1992 (ou 31 janvier 1993, moyennant le paiement par Dostie d'autres sommes), 23 000$.  Au procès, les parties ont admis l'usage qui fut fait de cette somme.  Or, 14 000$ ont servi à payer le comptant requis pour l'achat; 3 000$ pour compenser l'insuffisance du financement obtenu par Fortier de sa caisse populaire; 1 000$ pour payer les frais du notaire; 580$ pour des ajustements lors de l'achat; 900$ pour les frais d'étude du dossier d'emprunt à la caisse populaire; 250$ pour une évaluation de la bâtisse; 562$ pour les frais de mutation; 522$ pour deux paiements d'avance à Perrin relativement au solde du prix de vente; 2 000$ en dépôt pour les frais d'électricité; et enfin, le solde pour des réparations à la bâtisse.  En somme, Fortier ne payait rien de sa poche.

[32]           Pas étonnant que le juge de première instance ait conclu que Dostie était un bailleur de fonds du commerce ou le véritable propriétaire de Débosselage Orford Enr.  Les appelants ne me convainquent pas d'une erreur du juge de première instance à ce sujet.

 

2)   La responsabilité de Dostie

 

[33]           Inutile d'épiloguer bien longtemps sur cette question.  Dostie s'était engagé à ne pas faire ce que la clause de non-concurrence lui défendait de faire.  Il a manqué à son engagement.  Le fait qu'il ait suivi les conseils d'un juriste ne le dégage évidemment pas de sa responsabilité contractuelle vis-à-vis Sabourin, même s'il fallait tenir pour acquis qu'il agissait de bonne foi, sans se douter que ses agissements violaient la clause de non-concurrence.

[34]           De toute manière, j'ajoute que l'affaire était trop cousue de fil blanc pour que Dostie puisse ainsi se retrancher derrière les conseils reçus du notaire Charland.  Le même commentaire vaudra tantôt pour Fortier.  Il me semble clair que, dès le moment où Sabourin apprenait l'existence de l'offre d'achat du 30 août 1990 et le paiement de 23 000$ fait par Dostie à Fortier, il comprendrait le véritable rôle joué par son ex-associé dans l'arrivée de ce «nouveau» compétiteur dans le paysage commercial de Magog.  L'exonération de responsabilité que le notaire lui faisait signer le 30 août confirme, il me semble, que Dostie ne pouvait pas ignorer dans quelle situation il se plaçait.

 

3)   La responsabilité de Fortier

 

[35]           Il n'y a pas de lien contractuel entre Sabourin et Fortier.  Si la responsabilité du second existe, elle ne peut être qu'extracontractuelle.

[36]           En principe, les conventions - ici, une clause de non-concurrence - n'ont d'effet qu'entre les parties contractantes.  Néanmoins, les auteurs et la jurisprudence, sauf exceptions, s'accordent à dire que cette règle n'empêche pas d'imposer aux tiers le respect des relations que la convention a établies entre les parties.  En somme, la règle de la relativité des contrats ne signifie pas que les tiers ont toute liberté pour porter atteinte aux droits contractuels d'autrui.  Ainsi, toute personne qui, avec connaissance, aide autrui à enfreindre les obligations contractuelles pesant sur lui, par exemple celle de ne pas faire concurrence à l'acheteur de son fonds de commerce, commet une faute extracontractuelle à l'égard de la victime de cet acte.

[37]           Dans Trudel c. Clairol Inc. of Canada, [1975] 2 R.C.S. 236 , la Cour suprême du Canada confirme cette règle dans les termes suivants, à la page 241:

 

Il est certain que si le défendeur se rend complice de la violation du contrat intervenu entre la demanderesse et chacun de ses agents, il commet une faute délictuelle entraînant sa responsabilité (H. et L. Mazeaud et Tunc, Traité de la responsabilité civile, 6e éd. 1965, tome I, n. 144, page 175); car il y a faute contre l'honnêteté de s'associer sciemment à la violation d'un contrat (Labou et Azard, Traité de la responsabilité civile, 6e éd. 1962, n. 716, page 449).

 

[38]           Dans l'arrêt Boucherie Côté Inc. c. Le Fruitier d'Auteuil Inc. et autre, C.A. Montréal 500-09-005422-977, le 22 mars 1999, ma collègue la juge Deschamps à l'opinion de laquelle je souscrivais alors, reprend la même idée dans le cas d'une clause d'exclusivité insérée dans un bail commercial (à la page 3 de son opinion):

 

Dans l'affaire Mercerie Bougrine Inc. c. Les Galeries des Monts Inc. et Vêtements le Vieux Canot Inc., C.S. Montréal no 500-05-011970-970, 14 novembre 1990, j'ai déjà étudié la nature des clauses d'exclusivité contenues dans les baux commerciaux.  J'y concluais, et je suis toujours de cet avis, qu'il s'agit de droits personnels et que le seul moyen d'opposer ces droits aux tiers est de recourir à la responsabilité délictuelle (maintenant qualifiée comme extra-contractuelle).  Un tiers commet une faute s'il s'associe sciemment à la violation d'un contrat [...].  Dans le cas d'une clause d'exclusivité si un locataire viole sciemment les droits d'un autre locataire, il engage sa responsabilité.[1]

 

[39]           Les professeurs J. Pineau, D. Burman et S. Gaudet énoncent la même règle dans Théorie des obligations, 3e édition, Les Éditions Thémis, Montréal, 1996, n. 296, à la page 450:

 

Dans chacun de ces cas, le tiers est étranger au contrat exécuté, mais par sa faute, il en a rendu l'exécution impossible et même, il s'est rendu complice de la violation, par l'une des parties, de ses obligations contractuelles:  sa responsabilité extracontractuelle peut être engagée, car - étranger au contrat inexécuté - ce contrat lui était néanmoins opposable et c'est cette opposabilité qui permet au créancier de l'obligation contractuelle inexécutée d'agir en responsabilité contre le tiers.

 

[40]           En l'espèce, Fortier connaissait la clause de non-concurrence insérée au contrat de vente entre Dostie et Sabourin.  Il a aidé Dostie à enfreindre l'obligation que le contrat de vente lui faisait de ne pas concurrencer Sabourin.  Dans ce contexte, le juge de première instance avait raison de conclure à sa responsabilité.

[41]           Fortier se défend en plaidant sa bonne foi et la confiance (aveugle?) qu'il plaçait dans les conseils du notaire Charland.  Comme je le soulignais précédemment, l'affaire était trop cousue de fil blanc pour qu'il puisse se retrancher derrière cette excuse.  Dans sa décision, le juge de première instance rappelle que, dans son témoignage, Fortier a reconnu avoir agi comme «poteau» dans toute cette affaire.  Les appelants cherchent à diminuer l'impact de cet aveu en soulignant que Fortier disait cela dans le contexte d'une première transaction, proposée par l'agent d'immeuble Nicole Gagnon-Cayer; or, ajoutent-ils, la transaction proposée par le notaire Charland était bien différente de celle proposée initialement.  Je ne trouve pas l'explication bien convaincante d'autant que, quelques lignes plus loin dans le même témoignage, Fortier avoue n'avoir rencontré le notaire Charland que pour signer les actes; ce n'est pas lui qui a «demandé au notaire de préparer les papiers».  Pourtant, il était, en apparence du moins, le principal intéressé.  N'est-ce pas là le comportement d'un «poteau»!

 

4)   La responsabilité du notaire

 

[42]           Il n'y a pas de lien contractuel non plus entre le notaire Charland et Dostie.  Sa situation est, à cet égard, la même que celle de Fortier et les mêmes commentaires que je formulais tantôt valent dans son cas.  Par ailleurs, le notaire Charland n'est pas non plus partie au contrat entre Fortier et Dostie.  Il n'était que leur conseiller juridique.  Il nie s'être prêté à quelque manigance ou machination que ce soit.  Il plaide avoir conseillé ses clients en toute bonne foi, satisfait que les conseils qu'il leur prodiguait éviteraient qu'ils ne transgressent la clause de non-concurrence.  Qu'en est-il?

[43]           Tous les jours, des juristes conseillent leurs clients sur les gestes à poser face à une situation donnée.  Il arrive que ces conseils, prodigués de bonne foi, s'avèrent inexacts et qu'ils entraînent le client à poser un geste illégal, illégalité qu'un tribunal saisi de l'affaire ne prononcera souvent que plusieurs années plus tard.  Il arrive que ces gestes illégaux soient sans conséquence véritable, mais il arrive également qu'ils causent un préjudice à autrui.  Dans ce cas, la victime n'en a pas pour autant, et du simple fait que l'auteur de la faute agissait sur les conseils d'un juriste, un recours contre celui-ci.  Il faut plus que cela.  Le juriste ne sera en faute à l'égard de ce tiers que s'il connaissait, ou ne pouvait pas raisonnablement ignorer, l'illégalité du geste qu'il conseillait à son client de poser.  Autrement dit, il est responsable du préjudice causé par les conseils qu'il donne de mauvaise foi ou en faisant preuve de négligence grossière.

[44]           En l'espèce, l'appelant connaissait l'existence de la clause de non-concurrence.  Il a conseillé ses clients Dostie et Fortier sur la façon de faire les choses pour contourner l'obstacle que constituait la clause de non-concurrence.  Ses conseils étaient, on l'a vu précédemment, erronés en droit.  L'opération concoctée, puis mise à exécution, par les trois comparses était cousue de fil blanc.  Le juge de première instance a conclu que le notaire Charland connaissait, ou soupçonnait très fortement, l'illégalité du geste que ses clients allaient poser, en partie grâce à ses conseils.  C'est d'ailleurs très conscient de la fragilité juridique de toute l'opération qu'il exigeait de ses clients la signature d'un document l'exonérant de toute responsabilité advenant que Sabourin découvre le pot aux roses et que l'affaire tourne mal.  Le juge affirme que, dans ce contexte, l'appelant, un professionnel du droit, n'avait qu'à s'abstenir de toute participation aux transactions.

[45]           Le notaire Charland ne me convainc pas d'une erreur dans la conclusion du juge de première instance.  Au mieux, il ne pouvait pas raisonnablement ignorer que toute l'opération amènerait Dostie à violer la clause de non-concurrence; au pire, il le savait très bien.  Dans un cas comme dans l'autre, sa responsabilité est engagée vis-à-vis Sabourin.

[46]           Quant à l'argument voulant que ses droits fondamentaux aient été brimés étant donné la manière dont il est passé du statut de témoin dans le procès opposant Dostie et Sabourin à celui de défendeur, je suis d'avis que le juge de première instance a bien disposé de la question dans son jugement.  Je n'ai rien d'utile à y ajouter.

 

5)   Les dommages

 

[47]           La responsabilité de Dostie est contractuelle; celle de Fortier et de Charland, extracontractuelle.

[48]           À l'égard de Dostie, la preuve du préjudice est simple.  Sabourin n'a qu'à s'en remettre à la clause pénale dont était assortie la clause de non-concurrence.  Il n'a pas à prouver le préjudice qu'il a effectivement subi, les parties ayant fixé conventionnellement, et par anticipation, le dommage auquel Dostie serait tenu dans l'éventualité où il transgresserait son engagement de non-concurrence (J.-L. BAUDOUIN et P.-G. JOBIN, Les obligations, 5e édition, Les Éditions Yvon Blais Inc., Cowansville, 1998, n. 846, pages 675-677; n. 848, pages 678-680).  Appliquant les données de la clause pénale aux circonstances de l'espèce, le juge du procès a établi le préjudice à 90 000$.  Cette détermination suscite deux questions:

 

1)         Le montant des dommages doit-il être révisé à la baisse au motif que Sabourin aurait pu joindre à l'action qu'il instituait le 28 novembre 1990 une demande d'injonction interlocutoire?

 

2)         Le montant des dommages doit-il être réduit, en application de l'article 1623 C.c.Q.?

 

[49]           Mais avant d'aborder l'analyse de ces questions, il convient d'examiner la situation de Fortier et Charland et de se demander si Sabourin peut se prévaloir à leur encontre de la clause pénale insérée dans le contrat qui le liait à Dostie ou si, au contraire, il doit prouver, comme le veut la règle générale, le préjudice réel subi.  En principe, on le sait, les clauses pénales ne s'appliquent qu'entre les parties à la convention; c'est le principe de l'effet relatif des contrats, exprimé à l'article 1440 C.c.Q.  Y a-t-il lieu de faire une exception à cette règle dans le cas du tiers qui, sciemment, se rend complice de la violation, par l'une des parties, de son obligation de non-concurrence, lorsque la clause stipulant cette obligation est assortie d'une clause pénale dont il connaît également le contenu?

[50]           La question est controversée et elle a fait l'objet, en France du moins, d'une abondante littérature.  Les uns estiment que l'application de la clause pénale au tiers responsable pour avoir apporté son concours à la violation de la convention doit être écartée parce que incompatible avec la nature extracontractuelle de sa responsabilité; d'autres estiment, au contraire, qu'il y a lieu de retenir son application soit parce qu'ils préconisent l'application des règles de la responsabilité contractuelle à la situation de ce tiers, soit parce qu'ils estiment que la convention, déterminant les droits que le tiers avait le devoir de respecter, fixe aussi la mesure de sa responsabilité quand il y porte atteinte; d'autres enfin, estiment que même si, par souci d'orthodoxie, l'application directe de la clause doit être écartée, les juges ne pourraient pas éviter d'en tenir compte dans l'évaluation des dommages intérêts dus par le tiers.[2]

[51]           Il faut choisir.  À la réflexion, et même si l'orthodoxie juridique voudrait que je m'en tienne au principe de l'effet relatif du contrat ou, à tout le moins, à une position de compromis, je me range du côté de ceux qui estiment que la clause pénale doit être appliquée au tiers responsable pour avoir apporté son concours à la violation de la convention.  Il ne s'agit pas de dire que les règles de la responsabilité contractuelle s'appliquent à ce tiers; il s'agit cependant d'affirmer que la clause de non-concurrence, assortie d'une clause pénale, qui détermine les droits que ce tiers avait le devoir de respecter, et qu'il connaît, fixe aussi la mesure de sa responsabilité advenant qu'il se rende complice de sa transgression.  En somme, cette clause lui est opposable pour fixer la mesure de sa responsabilité tout comme elle lui était opposable pour déterminer l'étendue du droit du premier contractant, créancier de l'obligation de non-concurrence.  Je rejoins ainsi l'opinion du professeur Starck, dans «Des contrats conclus en violation des droits contractuels d'autrui», J.C.P. 1954. I. 1180, no 70:

 

Une constatation analogue peut être faite au sujet de l'étendue de cette responsabilité.  Supposons que le premier contrat contienne une clause pénale pour le cas d'inexécution.  S'il est vrai que les situations juridiques nées de contrats doivent être respectées par tous (sous les conditions ci-dessus exposées) il faut admettre que le premier contractant peut exiger le paiement de la clause pénale au tiers, second contractant.  Celui-ci avait le devoir de respecter les droits du contractant antérieur et l'étendue de ce droit est fixée par la convention; elle fixe aussi la mesure de la responsabilité des tiers qui y portent atteinte.

(je souligne)

 

[52]           En 1982, Le professeur Viney, op. cit., à la page 248, reprenait la même idée:

 

[…] le contractant victime de l'inexécution, en acceptant cette clause, a par là même indiqué d'avance à quel montant il estime son préjudice.  Il serait donc choquant qu'il puisse réclamer davantage au tiers qu'à son propre co-contractant et on voit mal également qu'il doive se contenter d'une somme inférieure sous prétexte que c'est par le fait d'un tiers qu'il a été privé du bénéfice de l'exécution du contrat.

            (je souligne)

 

[53]           En l'espèce, Fortier et Charland connaissaient l'existence de la clause de non-concurrence et de la pénalité associée à sa transgression.  Ils étaient donc pleinement conscients de ce que pouvaient représenter pour Sabourin sa perte et son profit manqués.  En somme, complices de la transgression d'une clause de non-concurrence assortie d'une clause pénale intégrée, dont ils connaissaient également l'existence, ils sont tenus d'indemniser Sabourin pour tous les dommages découlant de l'application de la clause pénale.  Ce dernier n'a pas à faire à leur égard une preuve différente de celle qu'il avait à faire à l'égard de son cocontractant.

[54]           Il reste donc à trancher les deux questions que je posais au début de ce chapitre.

 

1)         Le montant des dommages doit-il être révisé à la baisse au motif que Sabourin aurait pu joindre à l'action qu'il instituait le 28 novembre 1990 une demande d'injonction interlocutoire?

[55]           Si les appelants avaient raison sur ce point, cela permettrait de ramener les dommages à 42 000$, soit 84 jours (du 4 septembre au 28 novembre 1990) à 500$ par jour.  La question a été soulevée en première instance; le premier juge a rejeté l'argument des défendeurs.  Il a expliqué que, de toute manière, la clause de non-concurrence permettait à Dostie de travailler comme salarié et qu'une mise en demeure verbale de l'intimé à celui-ci n'avait pas donné de résultat.

[56]           La clause de non-concurrence prévoyait, en cas de violation, le paiement d'une pénalité et le recours à l'injonction.  Le principe qui oblige le créancier à minimiser ses dommages le force à utiliser d'abord le recours à l'injonction pour obtenir, aussitôt que possible, que cesse la contravention.  Mais encore faut-il que le remède de l'injonction puisse être efficace!

[57]           Premièrement, il faut se rappeler que Dostie s'était engagé à ne pas avoir d'intérêt, direct ou indirect, dans une entreprise de débosselage; par ailleurs, il avait tout à fait le droit d'y travailler comme salarié.  Dans ce contexte, j'ai peine à imaginer l'ordonnance qu'un juge aurait pu émettre au stade interlocutoire des procédures, et l'efficacité d'une telle ordonnance.  Deuxièmement, il faut souligner que l'intérêt de Dostie dans Débosselage Orford Inc. était camouflé sous le couvert de diverses transactions.  De fait, seule une connaissance approfondie du dossier permettait de saisir l'existence et la portée de l'intérêt de Dostie.  Or, l'intimé n'avait pas cette connaissance en novembre 1990.  De fait, ce n'est qu'en juin 1993, lors de la première phase du procès, qu'il a connu le rôle véritable joué par chacun de Dostie, Fortier et Charland.

 

2)         Le montant des dommages doit-il être réduit, en application de l'article 1623 C.c.Q.?

 

[58]           Cette question n'a pas été soulevée en première instance.  Elle l'a été à l'audience, les appelants soulevant le caractère inéquitable des dommages auxquels ils étaient condamnés par rapport à l'investissement de l'intimé et à la nature du commerce dont il s'agit.  La clause pénale stipule des dommages liquidés de 500$ pour chaque jour d'infraction; après six mois, les dommages ainsi liquidés totalisent déjà 90 000$.  Or, il s'agit d'une entreprise relativement modeste pour laquelle l'intimé n'a versé que 16 000$ en paiement des actions de Dostie, le seul autre actionnaire de l'entreprise.

[59]           L'article 1623 C.c.Q. édite:

 

Art. 1623.  Le créancier qui se prévaut de la clause pénale a droit au montant de la peine stipulée sans avoir à prouver le préjudice qu'il a subi.

Cependant, le montant de la peine stipulée peut être réduit si l'exécution partielle de l'obligation a profité au créancier ou si la clause est abusive.

[60]           Cet article permet au tribunal de réduire la peine stipulée dans la clause pénale si celle-ci est abusive.[3]  Il s'agit d'une règle d'équité introduite dans notre droit civil lors de la réforme du Code civil et dont le législateur a voulu l'application immédiate.  En effet, l'article 92 de la Loi sur l'application de la réforme du Code civil permet d'appliquer, dès son entrée en vigueur, l'article 1623 C.c.Q. «aux clauses pénales non encore exécutées, même si l'exécution de l'obligation s'est produite antérieurement».

[61]           À première vue, l'argument des appelants est donc séduisant.  Toutefois, à la réflexion, je ne crois pas qu'il s'agisse ici d'une affaire où il y a lieu d'appliquer le deuxième alinéa de l'article 1623 C.c.Q.

[62]           Dans ses commentaires, le ministre de la Justice souligne que le second alinéa de l'article 1623 C.c.Q. rend applicable la règle de l'article 1437 C.c.Q., même s'il ne s'agit pas d'un contrat de consommation ou d'adhésion (Commentaires du ministre de la Justice, Tome 1, Publications du Québec, 1994, pages 1006-1007).  Or, l'article 1437 C.c.Q. dit abusive «toute clause qui désavantage le consommateur ou l'adhérent d'une manière excessive et déraisonnable, allant ainsi à l'encontre de ce qu'exige la bonne foi» (je souligne); l'article poursuit en édictant, à titre d'exemple, qu'est abusive «la clause si éloignée des obligations essentielles qui découlent des règles gouvernant habituellement le contrat qu'elle dénature celui-ci» (je souligne encore).

[63]           En l'espèce, la clause stipule une peine de 500$ par jour de transgression.  Cette peine est possiblement élevé[4] compte tenu du commerce dont il s'agit, mais il ne faut pas oublier qu'elle était conçue non seulement pour disposer par anticipation des dommages découlant d'une éventuelle violation de la clause de non-concurrence mais aussi pour inciter Dostie à ne pas faire concurrence à son acheteur.[5]  La pénalité était donc à la fois compensatoire et comminatoire, pour reprendre une distinction développée par la jurisprudence et la doctrine françaises à propos de dispositions du Code civil français semblables à notre article 1623 C.c.Q. et qui, selon les cas, pourrait s'avérer pertinente en droit québécois.[6]

[64]           Dans le cas sous étude, et avec l'absence quasi totale de preuve dont nous disposons, j'aurais beaucoup de peine à conclure que la peine stipulée est excessive et déraisonnable, va à l'encontre des exigences de la bonne foi, dénature la clause de non-concurrence dans laquelle elle est insérée ou constitue un cas d'injustice grave.

[65]           J'ajoute, même si cela n'est pas absolument nécessaire au raisonnement, que la preuve minimaliste au dossier démontre que, de fait, la concurrence de Dostie a causé des dommages considérables à Sabourin.  Nicole, son épouse, a fait état de dépenses totalisant plus de 85 000$ liées au départ de Dostie.  Même si une bonne part de ces dépenses est étrangère à l'ouverture du commerce de débosselage du tandem Dostie-Fortier, il n'en reste pas moins que l'arrivée de ce nouveau, et inattendu, compétiteur dans le marché de Magog a causé un préjudice important à l'intimé.  Au procès, Nicole Sabourin affirmait que les affaires avaient repris depuis le début du printemps 1993, après quelques années difficiles.

 

6)   La responsabilité solidaire

 

[66]           Le juge de première instance a conclu, sans toutefois exposer le pourquoi de cette conclusion, à la responsabilité solidaire de tous les défendeurs.  Pourtant, la responsabilité de Dostie est contractuelle; celle de Fortier et de Charland, extracontractuelle.

[67]           En France, la jurisprudence conclut à une faute partagée de la partie qui manque à son engagement et de celle qui, avec connaissance, l'aide à enfreindre son engagement et condamne in solidum les deux coupables au paiement de dommages-intérêts.  Le professeur Yves Serra, dans La non-concurrence en matière commerciale, sociale et civile, Dalloz, Paris, 1991, écrit, à la page 294:

 

Le tiers complice de la violation de l'obligation de non-concurrence est déclaré solidairement responsable avec le débiteur de non-concurrence des conséquences dommageables qui résultent de l'inexécution de l'interdiction de concurrence:  condamnation in solidum au paiement des dommages-intérêts […] ou condamnation in solidum au paiement de la clause pénale prévue par les parties à la convention de non-concurrence […].  La constatation que la responsabilité du débiteur de non-concurrence est de nature contractuelle alors que celle du tiers complice relève du domaine de la responsabilité délictuelle ne constituant nullement un obstacle à une condamnation in solidum.

(je souligne)

 

[68]           Étonnamment, je n'ai pas trouvé de décisions traitant de cette question au Québec.  Par ailleurs, la jurisprudence française est abondante sur ce point.  Par exemple, dans l'arrêt Jacquemoz c. époux Dunand, Com., 3 janvier 1964, Bull. 1964, III, no. 4, la Cour de cassation française (chambre commerciale) confirme la condamnation solidaire de Jacquemoz et des époux de Martin au paiement d'une astreinte[7] définitive chiffrée à 160 000 (anciens) francs, à raison de 20 000 (anciens) francs pour chacun des huit transports effectués en violation de la clause de non-concurrence insérée dans le bail que les époux de Martin avaient conclu avec les époux Dunand, s'exprimant ainsi, à la page 4:

 

Sur le deuxième moyen:

Attendu qu'il est encore fait grief à l'arrêt attaqué d'avoir condamné Jacquemoz à payer solidairement avec les époux de Martin une astreinte définitive  de 160.000 (anciens) francs ordonnée par un arrêt auquel il n'a pas été partie, au motif qu'il s'était rendu coupable de complicité dans la violation des obligations contractuelles des époux de Martin sanctionnée par ladite astreinte, alors qu'une astreinte est une mesure de coercition qui ne peut qu'être personnelle à celui contre lequel elle est prononcée, l'autorité relative de la décision qui l'ordonne ne permettant pas d'en imposer le payement, en tant que telle, à un tiers;

Mais attendu que le jugement, dont la Cour d'appel adopte les motifs, déclare «qu'il y a lieu de condamner in solidum les défendeurs au payement de la somme de 160.000 (anciens) francs, montant des huit indemnités dues pour les transports dont il a été constaté qu'ils ont été effectués en violation de la clause de non-concurrence»; qu'en statuant ainsi, les juges du fond, qui n'ont fait qu'user de leur pouvoir souverain d'apprécier l'étendue du préjudice, ont prononcé à bon droit la condamnation in solidum des auteurs du dommage au payement des indemnités destinées à le réparer;

Que le moyen ne peut donc pas davantage être accueilli;

 

[69]           Il s'agit bien sûr de solidarité imparfaite, ou d'obligation in solidum.  Déjà, dans le cadre de l'article 1106 C.C.B.-C., la Cour suprême du Canada faisait la distinction entre l'obligation solidaire et l'obligation in solidum.  Certains auteurs ont nié l'existence au Québec de cette obligation in solidum, d'autres ont été favorables à la reconnaissance de cette catégorie d'obligations.

[70]           Dans leur ouvrage récent, Les obligations, 5e édition, Les Éditions Yvon Blais Inc., Cowansville, 1998, les auteurs J.-L. BAUDOUIN et P.-G. JOBIN écrivent, à propos de l'obligation in solidum, à la page 478:

 

Il ne paraît donc pas inopportun d'invoquer cette notion dans les cas appropriés.  Parfois, les tribunaux devront décider si elle convient à certaines règles plus ou moins claires, telles que la responsabilité de plusieurs cautions d'une même dette ayant renoncé au bénéfice de division.

[71]           Favorables à cette notion, les professeurs PINEAU, BURMAN et GAUDET dans la Théorie des obligations, précité, publié en 1996, écrivaient déjà, aux pages 572-573:

 

[…] le recours à la notion d'obligation in solidum est tout à fait opportun toutes les fois qu'est mise en cause une responsabilité collective qui découle de la nature des choses et permet de rendre justice à un créancier qui risquerait, autrement, de recevoir seulement une partie de ce qui lui est dû.

 

et un peu plus loin:

 

En cette hypothèse, en effet, on l'a déjà dit, les débiteurs sont tenus responsables de l'entier dommage pour des causes différentes.  Il devrait en être de même entre coauteurs d'un dommage, l'un tenu contractuellement, l'autre extracontractuellement:  c'est d'ailleurs ce qu'a reconnu la Cour d'appel, condamnant in solidum un hôpital et un médecin, tenus à la réparation d'un même préjudice, l'un sur le plan contractuel, l'autre sur le plan extracontractuel [Lapointe c. Hôpital LeGardeur, [1989] R.J.Q. 2619 , infirmé pour d'autres motifs par [1992] 1 R.C.S. 351 ];

(j'ai souligné)

 

et finalement, aux pages 573-574:

 

On constate donc que cette notion d'obligation in solidum répond de façon adéquate aux situations qui présentent à la fois pluralité d'objets et pluralité de biens, ou plusieurs dettes distinctes éventuellement de nature différente.

 

[72]           En l'espèce, les trois appelants ont été les coauteurs du préjudice subi par Sabourin.  Dostie est tenu contractuellement, alors que Fortier et Charland le sont extracontractuellement.  Ils ont contribué, chacun à leur manière, au même dommage.  Ils doivent être tenus responsables in solidum du préjudice causé à Sabourin.  Je suis donc d'avis que le premier juge avait raison de conclure à leur responsabilité solidaire même s'il est opportun de préciser qu'il s'agit ici d'une obligation in solidum, de solidarité imparfaite.

[73]           Pour valoir entre les appelants seulement, je proposerais que Dostie assume la totalité de la responsabilité puisqu'en définitive, il devait être le seul à profiter de la mise en scène.  En effet, il était le seul débiteur de l'obligation de non-concurrence et le scénario juridique imaginé par Charland, et dans lequel Fortier ne jouait qu'un rôle de «poteau», n'avait pour but que de lui permettre de faire concurrence quand même à Sabourin.  Dans ce contexte, et au-delà des engagements qu'il a pu prendre à l'endroit de ses deux complices - un engagement écrit dans le cas du notaire (voir le paragraphe [13] - il est juste qu'ultimement, Dostie assume l'entière responsabilité.

[74]           Pour toutes ces raisons, je propose de rejeter les deux pourvois, avec dépens, sauf pour partager la responsabilité solidaire des appelants, pour valoir entre eux seulement, 100% pour Dostie et 0% pour chacun de Fortier et Charland.

 

 

 

 

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JACQUES CHAMBERLAND J.C.A.

 


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OPINION DU JUGE DUSSAULT

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[75]           J'ai lu avec grand intérêt l'opinion de mon collègue Chamberland.  Comme lui, je retiens la responsabilité contractuelle de Dostie, qui a violé la clause de non - concurrence à laquelle il s’était astreint, et la responsabilité délictuelle de Fortier et Charland, qui ont sciemment aidé Dostie à contrevenir à ses obligations.  Dans les circonstances de l'espèce, je ne peux toutefois, comme il le fait, me résoudre à conclure que les pénalités quotidiennes prévues par cette clause sont opposables à Fortier et Charland et à condamner solidairement les trois hommes au dommage de 90 000 $ qui en résulte.  J’estime qu’à cet égard, la proposition de mon collègue Chamberland constitue une entorse inacceptable au principe de l'effet relatif du contrat que consacre l’article 1023 du Code civil du Bas‑Canada applicable en l’espèce.

[76]           Le principe de l’effet relatif des contrats participe de la logique même de notre droit civil.  Toute personne est libre de s’engager elle‑même, mais ne peut le faire pour autrui (Jean‑Louis Baudouin et Pierre‑Gabriel Jobin, Les obligations, 5e édition, Yvon Blais, Cowansville, 1998, p. 376, no 456):

Pour être lié par une convention, soit comme débiteur, soit comme créancier, une entente, c’est-à-dire une volonté de s’obliger, est indispensable.  Conséquemment, celui qui n’a pas posé cet acte de volonté contractuelle ne peut ni se prétendre créancier d’une obligation qui n’a pas été assumée à son endroit, ni être tenu d’exécuter une obligation provenant d’un contrat auquel il n’a pas été partie.

[77]           Fortier et Charland n’ont contracté aucune obligation à l’endroit de Sabourin.  Ils ne sont pas signataires de la clause de non‑concurrence qu’il invoque.  Ils sont néanmoins tenus, comme toute personne, de respecter les droits d’autrui, y compris les droits découlant d’un contrat auquel ils ne sont pas parties, mais dont ils connaissent fort bien l’existence (id., p. 377, no 457).

[78]           Cela étant, les pénalités quotidiennes prévues à la clause de non‑concurrence déterminent‑elles le montant des dommages auxquels doivent être tenus Fortier et Charland en raison de leur faute délictuelle?  Mon collègue Chamberland répond affirmativement à cette question.  Partant du principe qu’une clause de non‑concurrence assortie d’une clause pénale détermine à la fois l’étendue des droits des parties et le montant des dommages dus en cas de contravention, il affirme que cette clause est opposable aux tiers tant pour déterminer les droits qu’ils avaient le devoir de respecter que pour fixer la mesure de leur responsabilité.

[79]           Je ne suis pas de cet avis.  Certes, je conviens que la clause de non‑concurrence détermine les droits des parties au contrat, que les tiers ont indubitablement le devoir de respecter.  Mais à cet égard, il importe peu que la clause de non‑concurrence soit assortie ou non d’une clause pénale puisque le tribunal l’étudie dans l’unique but de déterminer quels sont les droits contractuels des parties que le tiers aurait bafoués.  La teneur de cette clause est donc d’une pertinence indéniable dans le cadre de la détermination de la faute du tiers et me paraît incontournable à cet égard.  Je m’empresse toutefois d’ajouter qu’elle ne me semble certainement pas un passage obligé en matière d’évaluation des dommages.

[80]           En effet, à partir du moment où le tribunal conclut à la faute du tiers, il doit s’en remettre au principe bien connu du dommage compensatoire pour déterminer à quelle réparation la victime a droit.  Cette dernière devra faire la preuve de ses dommages et l’auteur de la faute devra compenser le préjudice subi.  Ainsi, selon moi, le tribunal ne peut pas se reposer systématiquement sur la pénalité convenue entre les parties pour fixer la mesure de la responsabilité d’un tiers pour la simple et bonne raison que cette pénalité n’est généralement pas de nature compensatoire seulement.

[81]           Il arrive que les dommages découlant de l’application d’une clause pénale soient purement compensatoires; ils servent alors à compenser le préjudice subi selon un montant convenu à l’avance et équivalent à toutes fins utiles au montant des dommages-intérêts qu’obtiendrait la victime en l’absence d’une telle clause. En pareil cas, la clause pénale peut être utilisée comme élément d’appréciation du préjudice (voir en ce sens l’arrêt Laverdière c. St‑Georges, C.A. Montréal, no 500-09-001659-903, 15 février 1996 (J.E. 96‑489).

[82]           Dans bien des cas, toutefois, ces dommages sont de nature comminatoire et « visent non seulement à compenser le préjudice subi, mais aussi à punir le cocontractant récalcitrant; alors la pénalité excède largement le montant des dommages-intérêts que recevrait la victime en l’absence de clause pénale » (Pierre‑Gabriel Jobin, « Équité et sévérité dans la sanction d’une faute contractuelle », [1999] 78 R. du B. can. 220, à la page 225).  C’est manifestement le cas en l’espèce, comme le reconnaît d’ailleurs mon collègue Chamberland au paragraphe [63] de son opinion.  Dans ces circonstances, je vois mal comment Fortier et Charland pourraient être tenus à la pénalité convenue entre les parties puisqu’ils auraient à assumer des dommages-intérêts pour un montant nettement hors de proportion avec le tort causé.

[83]           À l’égard de Fortier et de Charland, il faut donc s’en tenir au principe du dommage compensatoire.  En l’espèce, les dommages résultant de la perte de clientèle subie par Sabourin peuvent être arbitrés à 25 000 $.  En effet, comme la perte de clientèle est, par définition, un dommage difficile à chiffrer, j’estime que la preuve au dossier supporte cette conclusion.

[84]           Dostie, Fortier et Charland ayant contribué au préjudice subi par Sabourin, le premier par sa faute contractuelle et les deux autres par leurs fautes délictuelles, je conclus, comme mon collègue Chamberland, sans me prononcer autrement que sous le Code civil du Bas‑Canada, qu’il en découle une obligation in solidum, mais je suis d’avis qu’elle n’existe qu’à l’égard de la réparation du préjudice effectivement subi par Sabourin, soit une perte évaluée à 25 000 $.  Or, les dommages contractuels découlant des pénalités quotidiennes prévues à la clause de non‑concurrence s’élèvent à 90 000 $.  Dostie, seul signataire de cette clause, devra donc assumer entièrement la pénalité de 65 000 $ qui subsiste.

[85]           Pour ces motifs, je retiendrais la responsabilité contractuelle de Dostie et le condamnerais sur cette base au paiement de la somme de 65 000 $ à titre de pénalité comminatoire, et au paiement de la somme de 25 000 $ à titre de pénalité compensatoire in solidum avec Fortier et Charland, tous deux responsables sur le plan délictuel.

 

 

 

________________________________

RENÉ DUSSAULT J.C.A

 

 

 

 



[1]          La situation est la même en France.  Par exemple, dans un arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 13 mars 1979 (Dlle Pedelmas et autres c. Epoux Morin et autre, D. 1980 1), où il s'agissait de la vente d'un fonds de commerce de lingerie assortie d'une clause de non-rétablissement, on mentionne «Toute personne qui, avec connaissance, aide autrui à enfreindre les obligations contractuelles pesant sur elle, commet une faute délictuelle à l'égard de la victime de l'infraction»; la note du professeur Yves Serra commentant cet arrêt est particulièrement intéressante.

 

[2]          Cette dernière thèse est celle soutenue par le professeur Geneviève VINEY dans Traité de Droit civil, Paris, L.G.D.J., 1982, au chapitre «Les obligations / La responsabilité:  conditions», pages 247-248; l'auteur y expose également, avec de nombreuses citations à l'appui, les deux autres écoles.  Madame Viney reprend cette idée dans une version plus récente du même ouvrage, après avoir souligné que l'«application du principe de la relativité de l'effet obligatoire est contestable»; voir Jacques Ghestin (dir.) Traité de droit civil, Tome V, Les obligations.  La responsabilité:  effets, Paris, L.G.D.J., 1988, chapitre II:  «Les clauses pénales et forfaits conventionnels d'indemnisation», 319, à la page 331.

[3]          Voir, sur cette question, l'article du professeur P.-G. JOBIN, «Équité et sévérité dans la sanction d'une faute contractuelle», [1999] 78 R. du B. Can. 220 , aux pages 222-226.

[4]          À cet égard, je note qu'aucun des appelants n'a cherché à faire quelque preuve que ce soit concernant soit le chiffre d'affaires de l'entreprise, soit le préjudice réel subi par Sabourin…

[5]          Voir, sur ce point, l'opinion de la juge Rousseau-Houle dans Lavallée c. 135425 Canada Inc., [1993] R.D.J. 599, 603.

[6]          Voir, au sujet de cette distinction et sur la manière d'exercer cette forme de contrôle judiciaire l'article du professeur JOBIN, «Équité et sévérité dans la sanction d'une faute contractuelle», précité, aux pages 225-226.

[7]           La définition donnée à ce mot par Le Nouveau Petit Robert (1994):  «Condamnation au paiement d'une certaine somme d'argent pour chaque jour de retard dans l'exécution d'un acte ordonné par une juridiction civile»; voir également la définition de ce mot dans Vocabulaire juridique, Association Henri Capitant, publié sous la direction de Gérard Cornu, P.U.F. 1992, pages 77-78.

 

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