Décision

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C A N A D A

Société de transport de Montréal c. Joubert

2016 QCCM 161

 

COUR MUNICIPALE DE MONTRÉAL

 

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE MONTRÉAL

 

No :   308-870-752

         308-902-694

308-440-020

 

DATE :  7 septembre 2016

 

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE L’HONORABLE RANDALL RICHMOND, j.c.m.m.

 

 

 

SOCIÉTÉ DE TRANSPORT DE MONTRÉAL

Poursuivante-Intimée

                              

c.

 

JEAN-PHILIPPE JOUBERT (308-870-752)

NATHANIEL BELL-ROY (308-902-694)

MONIQUE KHALIL (308-440-020)

                Défendeurs-Requérants

 

 

 

JUGEMENT SUR REQUÊTE

POUR FAIRE DÉCLARER INCONSTITUTIONNELS

LES ARTICLES 6 ET 9 DU RÈGLEMENT R-105 DE LA

SOCIÉTÉ DE TRANSPORT DE MONTRÉAL

 

 

 

 

Me Mark Paci et

Me Chantal-Andrée Morin

pour la Société de transport de Montréal.

 

Me Xuan Nguyen pour Jean-Philippe Joubert;

Me Pierre-Luc Milord pour Nathaniel Bell-Roy;

Me Germain Caponi-Champagne pour Monique Khalil.

 


 

 

TABLE DES MATIÈRES

page

 

I.          APERÇU.......................................................................................................4

 

II.          LES FAITS...................................................................................................5

Jean-Philippe Joubert (dossier n° 308-870-752)..........................................5

Nathaniel Bell-Roy (dossier n° 308-902-694)...............................................6

Monique Khalil (dossier n° 308-440-020)......................................................6

III.           DISPOSITIONS PERTINENTES..................................................................7

Charte canadienne des droits et libertés.......................................................7

Règlement R-105..........................................................................................8

Loi sur les sociétés de transport en commun..............................................10

IV.       QUESTIONS EN LITIGE............................................................................11

v.        Position des parties..........................................................................12

A.  Défendeurs-requérants.......................................................................12

1.    Présomption d’innocence...........................................................12

2.    Détention arbitraire....................................................................13

3.    L’article premier de la Charte.....................................................13

B.  Poursuivante-intimée (STM)...............................................................14

1.    Présomption d’innocence...........................................................14

2.    Détention arbitraire....................................................................14

3.    L’article premier de la Charte.....................................................15

VI.       ANALYSE...................................................................................................16

A.   Le sens des articles 6 et 9 du Règlement R-105..............................16

B.   La présomption d’innocence.............................................................20

1.    Caractère statutaire de l’infraction.............................................20

 

2.    Application des principes...........................................................23

C.   La détention arbitraire........................................................................26

1.    Détention....................................................................................26

 

2.    Arbitraire....................................................................................29

 

D.   L’article premier de la Charte.............................................................32

1.    Objectif suffisamment important................................................34

2.   Moyens raisonnables dont la justification peut se démontrer....46

a) Soigneusement conçues (lien rationnel)...........................47

b) Atteinte minimale au droit ou à la liberté...........................47

c) Proportionnalité entre les effets et l'objectif.......................50

VII.      CONCLUSIONS..........................................................................................54

VIII.     RÉPONSES AUX QUESTIONS EN LITIGE...............................................55

IX.       DISPOSITIF................................................................................................55


 

JUGEMENT SUR REQUÊTE

POUR FAIRE DÉCLARER INCONSTITUTIONNELS

LES ARTICLES 6 ET 9 DU RÈGLEMENT R-105 DE LA

SOCIÉTÉ DE TRANSPORT DE MONTRÉAL

 

 

I.       APERÇU

[1]           Depuis ses origines, la Société de transport de Montréal (ci-après « STM ») administre un système de transport où l’accès n’est accordé qu’à ceux qui acquittent le tarif en entrant. Ainsi, la STM exige qu’un usager paye pour son passage avant d’entrer dans le métro ou de monter dans un autobus. Mais en 2008, la STM a modifié son règlement pour autoriser ses inspecteurs à interpeller n’importe quel usager dans le métro ou dans un autobus et exiger qu’il produise la preuve qu’il a payé pour son passage, à défaut de quoi il devra payer la même amende que celui qui entre sans payer. Les défendeurs-requérants ont tous acquitté leur droit de passage en entrant dans le métro, mais n’ont pas conservé le ticket après avoir franchi les tourniquets. Avant de sortir du métro, ils ont été interpellés au hasard par des inspecteurs qui ont exigé qu’ils produisent la preuve de l’acquittement de leur droit de passage. N’étant pas en mesure de produire le ticket utilisé à l’entrée, ils ont tous été accusés d’avoir contrevenu à l’article 6 du Règlement R-105 (Règlement concernant les conditions au regard de la possession et de l’utilisation de tout titre de transport émis par la Société de transport de Montréal, ci-après « le Règlement »). Ils demandent au Tribunal de déclarer inconstitutionnels et inopérants à leur égard les articles 6 et 9 du Règlement en raison de leur atteinte à des droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés, soit la présomption d’innocence (al. 11d) et art. 7) et la protection contre la détention arbitraire (art. 9), et parce que ces dispositions du Règlement ne sont pas sauvegardées par l’article premier de la Charte.

[2]           Pour les motifs qui suivent, le Tribunal donne raison aux défendeurs-requérants. Les articles 6 et 9 du Règlement sont incompatibles avec le droit à la présomption d’innocence ainsi que la protection contre la détention arbitraire, et les restrictions qu’ils imposent à ces droits ne sont pas dans des limites raisonnables dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. Ils doivent donc être déclarés inopérants à l’égard des défendeurs-requérants.

 

II.      LES FAITS

Jean-Philippe Joubert (dossier n° 308-870-752)

[3]           Le 5 décembre 2009, un résident de Chambly, Jean-Philippe Joubert, et sa conjointe Caroline Massé-Bouchard ont décidé d’aller passer la journée à Montréal et de prendre le transport en commun pour s’y rendre. À la station de métro de Longueuil, ils ont acheté des billets individuels (pour un passage unique) et ont pris le métro jusqu’à Montréal. À la fin de l’après-midi, ils ont entrepris leur voyage de retour, entrant dans le métro à la station Bonaventure en insérant d’autres billets individuels dans les machines à tourniquet. Après avoir passé les tourniquets, n’étant pas au courant du nouveau règlement, ils ont jeté leurs billets à la poubelle et ont pris la ligne orange jusqu’à la station Berri-UQAM où ils devaient descendre du train et changer de ligne. Sans sortir de la station Berri-UQAM, ils ont marché jusqu’au quai de la ligne jaune pour prendre le métro en direction de Longueuil.

[4]           C’est sur ce « Quai Longueuil » de la station Berri-UQAM que des inspecteurs en uniforme les ont interpellés vers 16 h et ont exigé qu’ils produisent une preuve de paiement pour leur voyage. Monsieur Joubert et Mme Massé-Bouchard ont expliqué qu’ils avaient acheté des billets pour passage unique et les avaient jetés après les avoir utilisés pour entrer aux tourniquets. Mme Massé- Bouchard, une enseignante qui se dit soucieuse de respecter la loi, a longuement protesté auprès des inspecteurs. Elle a expliqué que sur leurs billets il était écrit : « conserver jusqu’à échéance » et que ce n’était pas clair à quel moment venait cette échéance.

[5]           Les inspecteurs ont exigé que M. Joubert et Mme Massé-Bouchard les suivent. Puisque les inspecteurs ne lui ont pas donné de choix, Joubert s’est senti « arrêté ». Les inspecteurs les ont emmenés dans un local où ils ont dû rester entre 15 et 30 minutes sans que les inspecteurs ne leur permettent de partir. Un inspecteur a exigé que M. Joubert s’identifie (ce qu’il a fait avec son permis de conduire) et lui a remis un constat d’infraction l’accusant d’avoir contrevenu à l’article 6 du Règlement R-105 « en ne récupérant pas ou conservant pas le support faisant preuve de l’acquittement de son droit de passage. » Le constat réclamait le paiement d’une amende de 150 $ et des frais de 64 $, pour un total de 214 $.

[6]           Dans son témoignage à la cour, M. Joubert a dit que cette expérience lui avait fait se sentir « trahi par une société qui nous demande d’être verts. »

Nathaniel Bell-Roy (dossier n° 308-902-694)

[7]           Le 21 janvier 2010, Nathaniel Bell-Roy, sa conjointe et la cousine de celle-ci se sont rendus à la station de métro Langelier. Les deux dames avaient des passes mensuelles, mais M. Bell-Roy n’en avait pas. Alors il s’est acheté un carnet de six billets individuels. Il a utilisé un des ces billets pour franchir le tourniquet et entrer dans le métro à la station Langelier, après quoi il a jeté le billet.

[8]           Arrivés à destination à la station de métro Champs-de-Mars, les trois compagnons sont descendus du train, ont monté les escaliers et ont marché en direction de la sortie. Avant de franchir les tourniquets de sortie, ils ont été interpellés par des inspecteurs en uniforme qui ont exigé qu’ils montrent leurs titres de transport. M. Bell-Roy a expliqué aux inspecteurs qu’il avait jeté son billet après l’avoir utilisé pour entrer. Pour appuyer ses dires, il a montré aux inspecteurs le carnet avec les cinq autres billets qui restaient. Malgré ces explications, un inspecteur a exigé qu’il s’identifie (ce qu’il a fait avec son permis de conduire) et lui a remis un constat d’infraction l’accusant d’avoir contrevenu à l’article 6 du Règlement R-105 « en ne récupérant pas ou conservant pas le support faisant preuve de l’acquittement de son droit de passage. » Le constat réclamait le paiement d’une amende de 150 $ et des frais de 64 $, pour un total de 214 $.

Monique Khalil (dossier n° 308-440-020)

[9]           Le 4 janvier 2011, Monique Khalil a pris le métro pour se rendre à son travail, amenant avec elle des équipements de travail dans une valise. Elle avait déjà payé pour une passe mensuelle, mais elle l’avait oubliée chez elle ce jour-là. Elle s’est donc acheté un billet individuel pour pouvoir entrer à la station. En raison de la valise qu’elle traînait sur des roues, elle ne pouvait pas entrer par un tourniquet ordinaire. Elle devait entrer par une porte plus large qui se situe devant la loge du changeur, à la vue et sous le contrôle de celui-ci. Puisqu’elle n’aurait pas besoin de transférer sur un autobus en sortant du métro, elle ne voyait pas l’importance de conserver son billet et elle l’a jeté dans une poubelle.

[10]        Elle a effectué son trajet en métro et, arrivée à la station Beaudry, elle est sortie du wagon. Avec la valise dans une main et sa sacoche dans l’autre, elle a monté les escaliers en direction de la sortie. Arrivée en haut des escaliers, mais avant de franchir les tourniquets de sortie, Mme Khalil a été interceptée par deux inspecteurs de la STM qui exigeaient des gens qu’ils montrent leur titre de transport avant de sortir. Mme Khalil a informé l’inspecteur qu’elle avait jeté son billet. L’inspecteur a donc exigé qu’elle s’identifie (ce qu’elle a fait avec sa carte d’assurance maladie) et lui a remis un constat d’infraction l’accusant d’avoir contrevenu à l’article 6 du Règlement R-105 « en ne récupérant pas ou conservant pas avec vous le support conforme faisant preuve de l’acquittement de votre droit de passage ». Le constat réclamait le paiement d’une amende de 150 $ et des frais de 64 $, pour un total de 214 $.

[11]        Mme Khalil a trouvé cette accusation injuste parce qu’elle avait véritablement payé pour son passage et, avec sa grosse valise dans une main et une sacoche dans l’autre, elle ne ressemblait vraiment pas au genre de personne qui sauterait par dessus un tourniquet.

 

III.     DISPOSITIONS PERTINENTES

[12]        Au moment des infractions alléguées, les dispositions législatives pertinentes se lisaient comme suit :

          Charte canadienne des droits et libertés

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

[...]

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

[...]

9. Chacun a droit à la protection contre la détention ou l’emprisonnement arbitraires.

[...]

11. Tout inculpé a le droit :

[...]

d) d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l’issue d’un procès public et équitable;

[...]

24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

[...]

52. (1) La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit.

Règlement concernant les conditions au regard de la possession et de l’utilisation de tout titre de transport émis par la Société de transport de Montréal (R-105)

SECTION I - DÉFINITIONS

1.  Dans le présent règlement, à moins que le contexte n’indique un sens différent, on entend par :

 

[...]

 

b) « CM » : une carte magnétique sur laquelle peut être encodé un ou des titres de transport reconnus valides au sens du présent règlement;

 

c) « CPCT » : une carte à puce commune transport, nommée « OPUS », sur laquelle est intégrée une puce pouvant contenir un ou des titres de transport reconnus valides au sens du présent règlement; 

 

d) « CPO » : une carte à puce occasionnelle sur laquelle est intégrée une puce pouvant contenir un ou des titres de transport reconnus valides au sens du présent règlement;

 

[...]

 

f) « préposé » :

i) un employé ou un représentant de la Société;

ii) une personne autorisée à agir comme inspecteur en vertu des dispositions des chapitres VI et VII de la Loi sur les sociétés  de transport en commun (L.R.Q., c. S-30.01); 

 

[...]

 

k) « support conforme » : moyennant le paiement des frais exigés et pour la période d’usage qui y sera prescrite par résolution du conseil d’administration de la Société, la CM, la CPCT ou la CPO lorsque émise par la Société, de même qu’une CM, CPCT ou une CPO émise conformément aux termes et conditions de la STL, du RTL, du RTC ou de l’AMT ainsi que tout autre support reconnu conforme par résolution du conseil d’administration de la Société;

 

[...]

 

o) « zone de contrôle d’une station » : les quais, corridors, escaliers, aires d’attente ou tout autre espace à l’intérieur des limites formées par les tourniquets d’accès ou de sortie d’une station de métro.

 

[...]

 

SECTION III - DISPOSITIONS GÉNÉRALES

 

6.  Tout usager des services de transport offerts par ou pour le compte de la Société, doit, selon le tarif applicable et de la manière prévue, acquitter son droit de passage en payant ou en utilisant un titre de transport reconnu valide par la Société. Suite à l’acquittement de son droit de passage, l’usager doit récupérer et conserver avec lui le support conforme faisant preuve de cet acquittement aux fins de l’article 9. 

 

7.  À moins d’indications à l’effet contraire, l’acquittement du droit de passage pour un service de transport en surface s’effectue de la manière prévue au moment de monter dans le véhicule ou, pour le métro, au moment de franchir les tourniquets des équipements de perception ou autres systèmes d’accès à une station.

 

[...]

 

9.  Sous réserve de l’article 11, en tout temps, à bord d’un autobus, d’un wagon de métro ou lorsqu’il se trouve à tout endroit d’une zone de contrôle d’une station, l’usager doit démontrer qu’il a dûment acquitté son droit de passage conformément au présent règlement. 

 

Il doit, sur demande, permettre à un préposé de vérifier s’il a acquitté son droit de passage conformément à la tarification et à la réglementation en vigueur ainsi que la validité du titre et la conformité du support utilisé.

 

[...]

 

SECTION IV - TITRES DE TRANSPORT

 

[...]

 

Sous-section IV - Droit de correspondre et preuve d’acquittement

 

[...]

 

32. Le support conforme sur lequel est encodé un droit de correspondre doit être récupéré et conservé par l’usager suite à l’acquittement au comptant de son droit de passage ou suite à la validation de celui-ci par les équipements de  perception. Il sert de preuve d’acquittement du droit de passage aux fins de l’article 9.

 

[...]

SECTION VI - INTERDICTIONS

 

[...]

 

57. Il est interdit d’obtenir ou de tenter d’obtenir un voyage sans en avoir acquitté le droit de passage de la façon prévue à l’article 6. 

 

[...]

 

SECTION VII - DISPOSITIONS PÉNALES

 

[...]

 

62. Quiconque contrevient à l’un des articles 6, 56 a), 56 c), 57 ou 58 du présent règlement commet une infraction et est passible d'une amende de 150 $ à 500 $ dans le cas d’une personne physique et de 300 $ à 1 000 $ dans le cas d’une personne morale.  

 

[...]

 

65. Quiconque contrevient à toute autre disposition du  présent règlement commet une infraction et est passible d’une amende de 75 $ à 500 $ dans le cas d’une personne physique et de 300 $ à 1 000 $ dans le cas d’une personne morale.

 

Loi sur les sociétés de transport en commun (RlRQ, c. S-30.01)

 

1. Sont instituées les sociétés de transport en commun suivantes, personnes morales de droit public:

 

 1° la « Société de transport de Montréal », dont le territoire correspond à l'agglomération de Montréal prévue à l'article 4 de la Loi sur l'exercice de certaines compétences municipales dans certaines agglomérations (chapitre E-20.001);

 

[...]

 

3. Une société a pour mission d’assurer, par des modes de transport collectif, la mobilité des personnes dans son territoire et, dans la mesure où le prévoit une disposition législative, hors de celui-ci.

 

À cette fin, elle soutient le transport en commun et, le cas échéant, favorise l’intégration de ses différents modes de transport collectif avec ceux de toute autre personne morale de droit public à qui la loi ou un acte constitutif accorde l’autorité d’exploiter une entreprise de transport en commun.

 

[...]

 

CHAPITRE VI 
INSPECTION

 

140. Une ville, qui adopte le budget d'une société, autorise généralement ou spécialement toute personne désignée par la société à agir comme inspecteur pour l'application des règlements pris en vertu de l'article 144. Un inspecteur peut exiger la communication pour examen de tout titre de transport ou de stationnement émis par une société.

 

Une société peut désigner l'un de ses employés ou ceux d'une entreprise avec qui elle est liée par contrat pour les fins de l'application des chapitres VI et VII. Un agent de la paix relevant de l'autorité de la ville qui approuve le budget d'une société est d'office un inspecteur de cette société.

 

[...]

 

CHAPITRE VII 
DISPOSITIONS RÉGLEMENTAIRES ET PÉNALES

 

144. Une société peut, par règlement approuvé par la ville qui adopte son budget, édicter:

 

 1° des normes de sécurité et de comportement des personnes dans le matériel roulant et les immeubles qu'elle exploite;

 

 2° des conditions au regard de la possession et de l'utilisation de tout titre de transport émis sous son autorité;

 

 3° des conditions au regard des immeubles qu'elle exploite et des personnes qui y circulent.

 

Un règlement d'une société doit être publié dans un journal diffusé dans son territoire et peut déterminer, parmi ses dispositions, celles dont la violation constitue une infraction qui est sanctionnée par une amende dont le montant peut, selon le cas, être fixe ou se situer entre un minimum et un maximum.

 

Un montant fixe ou maximum ne peut excéder, pour une première infraction, 500 $ si le contrevenant est une personne physique ou 1 000 $ s'il est une personne morale. En cas de récidive, ces montants sont portés au double. Un montant minimum ne peut être inférieur à 25 $.

 

[...]

 

146. Quiconque [...] entrave ou tente d'entraver de quelque façon que ce soit l'exercice des fonctions d'un inspecteur, le trompe par réticence ou fausse déclaration, refuse de lui fournir un document ou un renseignement qu'il peut exiger ou examiner ou cache ou détruit un tel document commet une infraction et est passible d'une amende d'au moins 250 $ et d'au plus 500 $.

 

147. Une société peut intenter une poursuite pénale pour la sanction d'une infraction visée au présent chapitre.

 

148. Toute cour municipale du territoire d'une société a compétence à l'égard de toute infraction visée au présent chapitre.

 

149. L'amende appartient à la société qui a intenté la poursuite pénale.

 

Les frais relatifs à une poursuite intentée devant une cour municipale appartiennent à la ville dont dépend cette cour [...]

 

IV.    QUESTIONS EN LITIGE

[13]        Il y a trois questions en litige :

1.   Les articles 6 et 9 du Règlement R-105 portent-ils atteinte à la présomption d’innocence garantie par l’al. 11d) et l’art. 7 de la Charte?

2.   L’article 9 du Règlement R-105 porte-t-il atteinte à la protection contre la détention arbitraire garantie par l’art. 9 de la Charte ?

3.   Si la réponse est oui à la question 1 ou 2, les articles 6 et 9 du Règlement R-105 sont-ils sauvegardés par l’article premier de la Charte ?

 

v.     Position des parties

A.      Défendeurs-requérants

1.         Présomption d’innocence

[14]        Les défendeurs-requérants soutiennent que l’article 6 du Règlement crée, d’une part, l’obligation pour l’usager d’acquitter son droit de passage, et d’autre part, la manière dont il devra prouver qu’il a rempli son obligation, soit en permettant à un préposé de la STM de vérifier le support conforme. Les requérants s’appuient sur le texte de l’art. 6 qui utilise l'expression « faisant preuve de cet acquittement » en référant à l'art. 9 pour appuyer leur argument que le fardeau de la preuve est renversé, et qu’il y a violation de la présomption d’innocence garantie à l’al. 11d) de la Charte.

[15]        L’argument des défendeurs est donc fondé sur la présence du mot « preuve » dans l’art. 6. (Il se trouve également dans l’art. 32 et dans le titre de la sous-section IV).

[16]        Ils soutiennent que la présomption créée par les dispositions contestées est une « présomption impérative irréfutable » (par. 17 de leur mémoire) parce que le support conforme constitue la seule preuve admissible de l’acquittement du droit de passage, et il n'y a aucune façon de prouver que l’usager a tout de même acquitté son droit de passage. Donc, dès l’absence d’un « support conforme », le tribunal devrait impérativement conclure que l’usager n’a pas acquitté son droit de passage, bien qu’il puisse exister un doute raisonnable quant à cet acquittement. Ils plaident que cette présomption irréfutable est déraisonnable puisque l'existence du fait substitué, soit l'absence de « support conforme », ne mène pas nécessairement à la conclusion du non-acquittement du droit de passage.

2.         Détention arbitraire

 

[17]      Les défendeurs soutiennent que l’article 9 du Règlement confère aux agents de la STM le pouvoir de restreindre de manière aléatoire et arbitraire la liberté de mouvement des usagers afin de vérifier s’ils ont en leur possession un support conforme faisant preuve de l’acquittement de leur droit de passage. Les défendeurs soutiennent que le Règlement autorise cette suspension du droit à la liberté sans exiger quelque motif ou soupçon. Cette suspension constitue donc une détention arbitraire. 

 

[18]      Selon les défendeurs, l’article 9 du Règlement crée des obligations pour l’usager, soit : l’obligation de démontrer qu’il a acquitté son droit de passage et l’obligation d’en permettre la vérification sur demande. L’usager qui ne se conforme pas à ces obligations commet ainsi une infraction, ce qui entraîne une obligation de s’identifier pour l’émission d’un constat d’infraction. Si l’usager refuse de s’identifier, il s’expose en plus à une accusation d’entrave à un agent de la paix ou fonctionnaire public sous l’article 129 du Code Criminel. L’usager est privé de sa liberté de choisir de coopérer avec les agents de la STM; il est donc détenu au sens de la Charte.

 

[19]      Les défendeurs soutiennent également que les interpellations faites par les inspecteurs de la STM sont aléatoires, car elles n’exigent pas de motif raisonnable, ni même de soupçon raisonnable, de la part des inspecteurs avant d’intercepter des usagers. L’article 9 du Règlement R-105 permet donc des interceptions capricieuses, au bon vouloir des inspecteurs de la STM. Par conséquent, le fait de demander à un usager de montrer sa preuve d’acquittement constitue une détention arbitraire qui viole l’article 9 de la Charte.

 

3.         L’article premier de la Charte

 

[20]      Les défendeurs soutiennent que les articles 6 et 9 du Règlement imposent des limites déraisonnables sur les droits protégés par la Charte et que ces limites ne peuvent être justifiées dans une société libre et démocratique en vertu de l’article 1 de la Charte.

 

[21]      Ils soutiennent que l’objectif réel de ces articles est d’ordre économique et que les produits des amendes seraient utilisés avant tout comme source de revenu pour la STM.

 

[22]      Subsidiairement, les défendeurs soutiennent qu’en l’absence de preuves convaincantes à cet égard, l’existence d’une fraude systémique du système de transport en commun ne peut constituer un objectif réel et urgent de la part de la STM.

 

[23]      Advenant la reconnaissance par le Tribunal d’un objectif réel et urgent, ils soutiennent que les articles attaqués n’atteignent pas soigneusement l’objectif, parce qu’ils permettent de trouver coupables des usagers qui ne sont pas des fraudeurs.

 

[24]      De plus, ils soutiennent que ces articles sont de nature à porter inutilement atteinte aux droits des usagers et que d’autres méthodes de vérification permettraient d’atteindre cet objectif sans violer les droits protégés par la Charte.

 

[25]      Finalement, ils affirment que l’atteinte aux droits n’est pas proportionnelle à l’objectif recherché, soit de contrer la fraude.

 

B.      Poursuivante-intimée (STM)

1.         Présomption d’innocence

[26]      La STM soutient que les articles 6 et 9 du Règlement R-105 ne portent pas atteinte à la présomption d’innocence, car l’infraction prévue à l’article 62 du dit Règlement ne constitue pas une offense criminelle mais plutôt une infraction statutaire. Elle affirme qu’une interprétation différente peut être donnée aux droits garantis par la Charte dans un contexte règlementaire. En s’appuyant sur l’arrêt R. c. Wholesale Travel Group Inc., [1991] 3 RCS 154, elle plaide qu’un transfert du fardeau de la preuve dans le contexte d’infractions statutaires ne viole pas la présomption d’innocence prévue à l’al. 11d) de la Charte.

 

[27]      Selon la STM, l’art. 6 du Règlement crée deux infractions distinctes. La première est « d’entrer dans le système de transport sans avoir payé le tarif approprié en achetant un billet ou un titre de transport valide pour une certaine période de temps ». La deuxième est « de se trouver dans une zone de contrôle sans avoir la preuve de cet acquittement du droit de passage en sa possession » (voir le par. 48 du mémoire de la STM).  

 

[28]      Selon la STM, il n’est pas déraisonnable de demander à l’usager de faire la preuve de son titre de transport puisqu’il est dans la meilleure position pour faire cette preuve.

 

2.         Détention arbitraire

[29]    La STM soutient que les articles 6 et 9 du Règlement permettent à ses agents de vérifier si un individu a en sa possession le support conforme faisant preuve de paiement. Cette obligation est imposée à toute personne qui décide volontairement d’utiliser le système de transport de la STM et qui est donc assujettie à la législation gouvernant cette utilisation.

[30]    La STM soutient qu’il n’y a pas de détention s’il est simplement demandé à l’usager de présenter son titre de transport pendant qu’il est dans le système de transport. Considérant que le terme « détention » vise un large éventail de contacts entre les policiers et les citoyens, la STM soutient qu’il n’est pas possible d’affirmer que ses inspecteurs « détiennent » au sens de la Charte une personne qu’ils interceptent à cette fin.

[31]    De plus, la STM plaide que ses inspecteurs sont autorisés par l’art. 140 de la Loi sur les sociétés de transport en commun, RLRQ, c. S-30.01, à demander aux usagers de montrer qu’ils sont en possession du support faisant preuve de paiement. La STM soumet que lorsque la preuve du support est demandée, les usagers ne sont pas détenus arbitrairement, parce que les inspecteurs sont autorisés par la loi. Ainsi, lorsqu’un usager se trouve dans le système de transport de la STM, il entre volontairement dans une zone d’activité réglementée. Cet usager sait donc que pendant la période où il est sur les lieux de la STM, il est soumis aux règles qui gouvernent cette zone.

[32]    Selon la STM, un usager ne sera détenu que s’il n’a pas en sa possession la documentation nécessaire pour faire la preuve de son acquittement, et en conséquence, sera accusé de l’infraction à l’article pertinent du Règlement. La STM soumet donc que cette détention n’est pas arbitraire au sens de l’art. 9 de la Charte.

3.         L’article premier de la Charte

 

[33]      La STM plaide que même si les articles 6 et 9 du Règlement contreviennent aux droits protégés par la Charte, ils imposent des limites raisonnables sur ces droits, et que la justification de ces limites peut être démontrée dans le cadre d’une société libre et démocratique.

 

[34]      D’une part, la STM soutient que ces articles visent à promouvoir un objectif suffisamment important pour justifier la suppression d’un droit garanti par la Charte, soit de contrer la fraude dans le système de transport en commun. Selon la STM, le système de contrôle cherche à assurer qu’il y ait le moins de fraude possible dans le transport en commun.

 

[35]      Ainsi, les articles attaqués chercheraient à contrer la fraude, évaluée à plusieurs millions de dollars, commise par des individus qui utilisent le système de transport en commun sans payer le tarif requis. Dans un contexte de saine gestion des fonds publics et de performance administrative, la STM a le devoir de percevoir de ses clients les sommes dues et de protéger ces dernières contre le risque de vol et de perte. La législation contestée par les requérants serait donc nécessaire pour assurer la saine gestion du système de transport commun pour l’île de Montréal et ses environs.

 

[36]      D’autre part, la STM soutient que les moyens choisis pour atteindre cet objectif sont proportionnels à cet objectif.

 

VI.    ANALYSE

A.      Le sens des articles 6 et 9 du Règlement R-105

 

[37]      Avant de pouvoir trancher les questions constitutionnelles, il faut déterminer le sens des articles 6 et 9 du Règlement R-105. Pour ce faire, il faut les analyser ensemble, car ils sont intimement liés : l’article 6 fait textuellement référence à l’article 9.

 

[38]      À première vue, la tentation est forte de conclure que ni l’article 6, ni l’article 9, ne sont créateurs d’infractions, car ils se trouvent tous les deux dans la Section III du Règlement, intitulée « Dispositions générales », alors que l’interdiction d’obtenir ou de tenter d’obtenir un voyage « sans en avoir acquitté le droit de passage de la façon prévue à l’article 6 » est énoncée à l’article 57 dans la Section VI intitulée « Interdictions ». Mais aucune des parties en cause n’a soutenu une telle thèse. De toute façon, une telle thèse ne pourrait pas tenir la route, car la STM a clairement exprimé son désir de créer une infraction à l’article 6 lorsqu’elle a rédigé à l’article 62 que « quiconque contrevient à l’ [...] article [...] 6 [...] commet une infraction.... »

 

[39]      Mais quelle est l’infraction créée par l’article 6? Les défendeurs-requérants soutiennent que « l’infraction ou l’actus réus à l’article 6 [...] est de ne pas avoir acquitté son droit de passage » (Requête amendée, par. 7a)). La STM a d’abord plaidé que l’article 6 ne crée qu’une seule infraction : celle de ne pas avoir récupéré et conservé le support conforme. Plus tard, la STM a changé d’avis et a plaidé que l’article 6 crée deux infractions : celle de ne pas acquitter son droit de passage et celle de « se trouver dans une zone de contrôle sans avoir la preuve de cet acquittement du droit de passage en sa possession » (mémoire de la STM, par. 48). Aucune des parties n’a plaidé que l’article 57 est le seul qui crée l’infraction de ne pas payer son passage ou que l’interdiction claire de l’article 57 occupe le champ et enlève ce rôle à l’article 6.

 

[40]      Par conséquent, à la fin des plaidoiries, les deux parties étaient d’accord que l’article 6 crée l’infraction de ne pas acquitter son droit de passage. Mais la STM soutient qu’en plus, l’article 6 crée une deuxième infraction : de ne pas avoir la preuve de cet acquittement en sa possession. Les défendeurs-requérants sont d’avis que la deuxième phrase de l’article 6 crée non pas une infraction, mais plutôt une règle de preuve ou, plus précisément, une présomption.

 

[41]      Pour décider qui a raison, il est utile de regarder l’historique de cette législation.

 

[42]      Avant 2008, l’usager n’avait que l’obligation de payer son passage au moment de son entrée dans le métro ou l’autobus. Une fois à l’intérieur, il était présumé avoir payé. Cette présomption était explicitement mentionnée dans l’ancien art. 14 du Règlement R-037 :

 

14.  L’usager du métro ayant franchi les tourniquets ou autres systèmes d’accès d’une station à la suite d’une saisie mécanique d’un billet de correspondance d’autobus est réputé avoir acquitté son droit de passage au sens de l’article 12 et peut alors prendre un billet de correspondance du métro à une distributrice de cette station, conformément aux termes de l’article 13.

 

[soulignements ajoutés]

 

[43]      En mai 2008, par résolution d’une assemblée de son conseil d’administration, la STM a adopté le Règlement R-105 intitulé « Règlement concernant les conditions au regard de la possession et de l’utilisation de tout titre de transport émis par la Société de transport de Montréal ». Ce nouveau règlement est entré en vigueur le 1er juillet 2008 et a remplaçé l’ancien Règlement R-037.

 

[44]      Bien que légèrement modifié en 2009 et par la suite, le Règlement R-105 de 2008 est essentiellement le règlement encore en vigueur aujourd’hui.

 

[45]      C’est avec l’adoption du nouveau Règlement R-105 en 2008 que la STM a imposé à l’usager cette nouvelle obligation de récupérer et conserver avec lui le support conforme « faisant preuve » qu’il a payé son passage. Ainsi, au moment des infractions imputées aux défendeurs-requérants, l’art. 6 du Règlement leur imposait une obligation qui est définie sans ambages comme une obligation de « preuve » :

 

6.  Tout usager des services de transport offerts par ou pour le compte de la Société, doit, selon le tarif applicable et de la manière prévue, acquitter son droit de passage en payant ou en utilisant un titre de transport reconnu valide par la Société. Suite à l’acquittement de son droit de passage, l’usager doit récupérer et conserver avec lui le support conforme faisant preuve de cet acquittement aux fins de l’article 9. 

 

[soulignement ajouté]

 

[46]      La STM a également exprimé cette obligation des usagers de fournir une preuve qu’ils ont payé leur passage à l’article 32 :

 

32. Le support conforme sur lequel est encodé un droit de correspondre doit être récupéré et conservé par l’usager suite à l’acquittement au comptant de son droit de passage ou suite à la validation de celui-ci par les équipements de perception. Il sert de preuve d’acquittement du droit de passage aux fins de l’article 9.

 

[soulignement ajouté]

 

[47]      Les articles 6 et 32 font tous les deux référence à l’article 9, une autre nouvelle disposition qui permet aux préposés de la STM d’exiger « en tout temps » que l’usager « démontre » qu’il a acquitté son droit de passage :

 

9.  Sous réserve de l’article 11, en tout temps, à bord d’un autobus, d’un wagon de métro ou lorsqu’il se trouve à tout endroit d’une zone de contrôle d’une station, l’usager doit démontrer qu’il a dûment acquitté son droit de passage conformément au présent règlement. 

 

Il doit, sur demande, permettre à un préposé de vérifier s’il a acquitté son droit de passage conformément à la tarification et à la réglementation en vigueur ainsi que la validité du titre et la conformité du support utilisé.

 

[soulignements ajoutés]

 

[48]      Cette obligation imposée à l’usager de prouver en tout temps qu’il a payé son passage était nouvelle en 2008. Il y a donc eu un renversement du fardeau de preuve en 2008. Depuis cette année, l’usager se trouvant à l’intérieur d’une station de métro ou dans un autobus n’est plus « réputé avoir acquitté son droit de passage ». Il lui incombe désormais d’en faire la « preuve ».

 

[49]      Non seulement la STM a-t-elle exigé que tout usager du métro ou d’un autobus fasse la preuve qu’il a payé, elle a également limité les façons dont il peut faire cette preuve. Il doit désormais produire le titre de transport utilisé, c’est-à-dire le support conforme. Aucune autre preuve, aussi convaincante qu’elle soit, ne peut éviter à l’usager de recevoir une contravention. Désormais, ni la preuve testimoniale ni les preuves circonstancielles ne peuvent éviter à l’usager de recevoir une contravention et d’être condamné.

 

[50]      Par conséquent, si on applique cette nouvelle législation, la preuve testimoniale de paiement présentée à l’audience par les trois défendeurs et le témoin Massé-Bouchard — une preuve dont la véracité est admise par la STM — n’est d’aucun secours pour les défendeurs.

 

[51]      Les preuves circonstancielles de paiement ne leur sont d’aucun secours non plus. Comme exemple de preuve circonstancielle en l’espèce, on peut mentionner le fait que Mme Khalil traînait avec elle une valise trop lourde pour permettre le saut d’un tourniquet et qui l’obligeait à passer devant le changeur. On peut penser aussi au carnet avec cinq billets sur six montré par M. Bell-Roy à l’inspecteur.

 

[52]      Si on applique cette nouvelle législation, aucune de ces preuves d’innocence ne peut servir aux défendeurs parce que la STM a coupé court à toute possibilité de défense en les accusant de ne pas avoir conservé « le support faisant preuve ».

 

[53]      Les défendeurs auraient peut-être pu se défendre avec leurs preuves testimoniales et circonstancielles si la STM les avait accusés d’avoir obtenu ou tenté d’obtenir un voyage sans payer. Le Règlement R-105 contient justement une telle infraction à son article 57 :

 

57. Il est interdit d’obtenir ou de tenter d’obtenir un voyage sans en avoir acquitté le droit de passage de la façon prévue à l’article 6. 

 

[54]      Mais en les accusant de ne pas avoir conservé « le support conforme » — la seule preuve acceptable selon le Règlement R-105 — la STM a imposé un fardeau insurmontable aux trois défendeurs qui avaient tous jeté leurs billets.

 

[55]      La STM plaide que les défendeurs ne sont pas accusés de ne pas avoir payé, mais seulement de ne pas avoir conservé le support. Avec égards, cette nuance ressemble à un sophisme lorsqu’on constate que l’article 62 du Règlement R-105 impose exactement la même peine à ceux qui ne conservent pas le support (art. 6) qu’à ceux qui ne payent pas du tout (art. 57) :

 

62. Quiconque contrevient à l’un des articles 6, 56 a), 56 c), 57 ou 58 du présent règlement commet une infraction et est passible d'une amende de 150 $ à 500 $ dans le cas d’une personne physique et de 300 $ à 1 000 $ dans le cas d’une personne morale.

 

[soulignements ajoutés]

 

[56]      En accusant les défendeurs Joubert, Bell-Roy et Khalil de ne pas avoir conservé le support, la STM leur a imposé la même peine minimale que celle prévue au Règlement pour les sauteurs de tourniquets. Les gens accusés en vertu de l’art. 57 ont au moins la possibilité de se défendre en soulevant un doute raisonnable sur l’absence de paiement. Mais les défendeurs Joubert, Bell-Roy et Khalil n’ont pas cette possibilité, car toutes les méthodes de preuve normalement admissibles en matière pénale ont été écartées par l’article 6 du Règlement R-105. N’ayant pas la seule et unique preuve que le Règlement permet, toute possibilité d’acquittement est écartée.

 

[57]      La STM plaide que l’art. 6 crée deux infractions distinctes, dont la deuxième est de ne pas avoir conservé avec soi le « support conforme » ou, dans les termes de son avocat, « être dans le système » sans le support conforme. La faiblesse de cet argument se trouve dans la présence, à l’intérieur de l’article 6, des mots « faisant preuve de cet acquittement aux fins de l’article 9 ». Si la STM voulait obliger les usagers à conserver le « support conforme » pour des raisons distincts de la preuve de paiement, elle aurait pu se passer des mots « faisant preuve de cet acquittement aux fins de l’article 9 » et l’exprimer tout simplement comme suit : « Suite à l’acquittement de son droit de passage, l’usager doit récupérer et conserver avec lui le support conforme. »

 

[58]      Un législateur est présumé ne pas parler pour ne rien dire. La présence des mots « faisant preuve de cet acquittement aux fins de l’article 9 » doit donc être interprétée comme ayant une importance. Les mots doivent avoir une raison d’être. Il faut donc conclure que la conservation du support conforme a comme fonction de faire la preuve du paiement.

 

[59]      D’autres facteurs appuient cette conclusion. À l’audience, pour justifier les nouvelles dispositions du Règlement, la STM a mis considérablement de temps à plaider et à faire la preuve de l’importance d’assurer que les usagers paient pour leurs passages. Aucun autre motif n’a été avancé pour justifier l’adoption des nouveaux articles 6 et 9 du Règlement R-105.

 

[60]      De plus, il faut noter que le nouveau système de la STM ne prévoit pas la réutilisation du support pour sortir du métro (comme le fait, par exemple, le métro de Londres). Par conséquent, la STM ne peut pas soutenir que la conservation du support jusqu’à la sortie du métro sert à recueillir des statistiques sur les trajets des usagers.

 

[61]      Le Tribunal conclut que l’adoption des articles 6 et 9 n’a pas d’autre objectif que d’améliorer la perception des droits et la rentabilité du métro et du service de transport par autobus. Il en découle que la nouvelle obligation de conserver le support conforme n’a pas d’autre raison d’être que de faire la preuve de l’acquittement du droit de passage. Par conséquent, le Tribunal conclut que les mots « faisant preuve de cet acquittement » signifient exactement ce qu’ils disent et que la deuxième phrase de l’article 6 crée une règle de preuve relative à la question de savoir si l’usager a acquitté ou non son droit de passage. Si la deuxième phrase de l’article 6 est une règle de preuve, l’article 6 ne crée qu’une seule infraction : le non-acquittement du droit de passage.

 

[62]      Il est maintenant nécessaire de décider si ces articles portent atteinte aux droits garantis par la Charte.

 

B.      La présomption d’innocence

 

[63]      Les défendeurs plaident que ce nouveau régime créé par les articles 6 et 9 du Règlement R-105 porte atteinte au droit à la présomption d’innocence garanti par la Charte canadienne des droits et libertés. La STM soutient que les articles 6 et 9 ne portent pas atteinte à la présomption d’innocence, car l’infraction alléguée ne constitue pas une offense criminelle mais plutôt une infraction statutaire. Elle affirme que « dans un contexte réglementaire », le renversement du fardeau de la preuve ne viole pas l’al. 11d) de la Charte.

 

1.         Caractère statutaire de l’infraction

 

[64]      La présomption d'innocence est garantie expressément par l'al. 11d) de la Charte et implicitement par l'article 7. Elle est, pour utiliser les mots du juge en chef Dickson, « l’expression de notre croyance que, jusqu’à preuve contraire, les gens sont honnêtes et respectueux des lois. » (R. c. Oakes, [1986] 1 RCS 103, au par. 29)

 

[65]      L’article 11 de la Charte garantit ces droits à « tout inculpé » (en anglais : « any person charged with an offence »). Il en découle que l’article 11 garantit ces droits non seulement en matière criminelle, mais aussi en matière pénale statutaire, fédérale ou provinciale. C’est ce qu’a décidé la Cour suprême du Canada à l’unanimité dans R. c. Wigglesworth, [1987] 2 RCS 541, où la juge Wilson a écrit (au par. 16) :

 

Les droits garantis par l'art. 11 de la Charte peuvent être invoqués par les personnes que l'état poursuit pour des infractions publiques comportant des sanctions punitives, c.-à-d. des infractions criminelles, quasi criminelles et de nature réglementaire, qu'elles aient été édictées par le gouvernement fédéral ou par les provinces. 

 

[soulignements ajoutés]

 

[66]      La juge Wilson a précisé (aux pars. 22-23), que l’application de l’art. 11 en matière pénale statutaire découle de la nature même des poursuites publiques, peu importe que la conséquence ne soit qu’une légère amende :

 

22.  Il y a de nombreux exemples d'infractions qui sont de nature criminelle mais qui entraînent des conséquences relativement mineures par suite d'une déclaration de culpabilité. Les procédures relatives à ces infractions seraient néanmoins assujetties à la protection de l'art. 11 de la Charte. On ne peut sérieusement soutenir que du seul fait qu'une infraction mineure en matière de circulation entraîne une conséquence très négligeable, voire une légère amende seulement, cette infraction ne relève pas de l'art. 11. Il s'agit d'une procédure criminelle ou quasi criminelle. C'est le genre d'infraction qui, de par sa nature même, doit relever de l'art. 11. Par conséquent, je suis d'accord avec les observations du juge Linden dans Re McCutcheon and City of Toronto (1983), 147 D.L.R. (3d) 193 (H.C.) Dans cette affaire, l'accusée a réclamé l'application de l'art. 11 par suite d'une prétendue infraction en matière de stationnement. À la page 205, le juge Linden a dit:

 

[TRADUCTION]  Seuls les inculpés peuvent invoquer cette disposition de la Charte. Selon mon interprétation du règlement et de la loi en question, la requérante est une telle personne, ayant été accusée d'avoir commis des infractions lorsque les sommations ont été délivrées contre elle.

         (...)                                                       

Il est incontestable que les infractions de stationnement sont des "infractions" au sens de l'art. 11 de la Charte. Les intimés soutiennent que l'art. 11 de la Charte ne vise pas ce genre de fautes contre la société puisqu'un billet de stationnement ne laisse pratiquement aucun stigmate. Toutefois, j'estime que la gravité des conséquences n'est pas importante.

 

23.  À mon avis, si une affaire en particulier est de nature publique et vise à promouvoir l'ordre et le bien-être publics dans une sphère d'activité publique, alors cette affaire est du genre de celles qui relèvent de l'art. 11. Elle relève de cet article de par sa nature même.

 

[soulignements ajoutés]

 

[67]      La STM admet (au par. 32 de son mémoire) que « dans les affaires purement criminelles » un renversement du fardeau de la preuve porte atteinte à la présomption d’innocence garantie par l’al. 11d) de la Charte. Mais elle a longuement insisté, autant dans son mémoire (pars. 33 à 39) que dans ses représentations orales, que « dans un contexte réglementaire », le renversement du fardeau de la preuve ne viole pas l’al. 11d) de la Charte. Elle a affirmé (au par. 33) que « lorsqu’il s’agit d’une infraction statutaire, la Cour suprême du Canada a adopté une interprétation moins stricte des droits protégés par les articles 7 et 11d) de la Charte. »

 

[68]      Pour soutenir cette affirmation, la STM s’appuie sur un arrêt de la Cour suprême du Canada qui est plus récent que Wigglesworth. Il s’agit de l’arrêt R. c. Wholesale Travel Group Inc., [1991] 3 RCS 154.

 

[69]      La STM écrit (au par. 34 de son mémoire) que dans Wholesale Travel, le « juge Cory, pour la majorité, a décidé que » le renversement du fardeau de la preuve ne viole pas l’al. 11d) de la Charte « dans un contexte réglementaire ». Avec égards, il s’agit d’une erreur de la part de la STM. Certes, cette affirmation représente bien l’opinion des juges Cory et L’Heureux-Dubé, mais elle n’est pas l’opinion de « la majorité ». Au contraire, l’opinion majoritaire du juge en chef Lamer, des juges La Forest, Sopinka, Gonthier, McLachlin, Stevenson et Iacobucci est à l’effet que la disposition portant inversion de la charge de la preuve contrevenait à l’al. 11d) de la Charte. Ce n’est qu’à l’étape de l’analyse relative à l’article premier de la Charte que la disposition en litige a été sauvegardée par la majorité des juges.

 

[70]      La STM écrit (au par. 38 de son mémoire) que « les principes décrits dans le jugement [Wholesale Travel] ont été confirmés dans des jugements rendus subséquemment par la Cour suprême du Canada : R. c. Martin, [1992] 1 R.C.S. 838 et R. c. Ellis-Don Ltd. [1992] 1 R.C.S. 840. » C’est vrai. Encore faut-il bien comprendre ce que la majorité a dit au sujet de l’al. 11d) dans Wholesale Travel. De plus, dans Martin comme dans Ellis-Don Ltd., la Cour a souligné que c’était l’analyse fondée sur l’article premier de la Charte dans Wholesale qui était applicable en l’espèce. L’analyse fondée sur l’article premier n’aurait jamais été nécessaire s’il n’y avait pas eu de conclusion à l’existence d’une atteinte à l’al. 11d).

 

[71]      Il est donc clair que la garantie de l’al. 11d) de la Charte s’applique aux personnes accusées d’infractions statutaires réglementaires provinciales, y compris le Règlement R-105, et qu’une disposition portant inversion de la charge de la preuve contrevient à cette garantie. Il reste à savoir si les articles 6 et 9 du Règlement R-105 portent atteinte à l’al. 11d) de la Charte et, si oui, si elles peuvent être sauvegardées par l’article premier de la Charte.

 

2.         Application des principes

 

[72]      La règle de preuve dans l’article 6, les défendeurs-requérants la qualifient de « présomption irréfragable de culpabilité ». La disposition n’est pas rédigée d’une manière à ressembler à une présomption légale comme nous sommes habitués à les voir, mais son effet est le même, sinon plus fort.

 

[73]      Le choix du mot « doit » au lieu de « peut » (dans la deuxième phrase de l’article 6) doit aussi recevoir considération lors de l’interprétation de l’article 6. Les deux parties considèrent que le mot « doit » rend le support conforme obligatoire et élimine la possibilité de faire la preuve de paiement par tout autre moyen. Le Tribunal est d’accord avec cette interprétation. Mais l’effet pratique est d’enlever aux défendeurs tous les autres moyens de preuve et leur enlève la possibilité d’éviter une condamnation en présentant une autre forme de preuve de paiement.

 

[74]      Ce nouveau régime créé par les articles 6 et 9 du Règlement, on pourrait être tenté de le qualifier de « responsabilité absolue ». Mais ce serait une erreur de le qualifier ainsi, car ce régime va encore plus loin que la responsabilité absolue. La responsabilité absolue existe lorsque la preuve de l’acte prohibé (l’actus reus) entraîne automatiquement une déclaration de culpabilité, sans qu’il ne soit possible de se défendre en prouvant sa bonne foi ou sa diligence raisonnable. Mais les articles 6 et 9 du Règlement vont encore plus loin. Ils dispensent la STM de l’obligation de prouver l’acte prohibé (le non-paiement du prix du passage) et empêchent le défendeur de faire la preuve qu’il a payé. Les défendeurs-requérants ont raison de dire que l’article 6 crée une présomption irréfragable de culpabilité.

 

[75]      Dans un tel contexte, il devient impossible de considérer les défendeurs Joubert, Bell-Roy et Khalil comme autre chose que des dommages collatéraux dans une nouvelle stratégie de perception des droits de passage. Pour donner plus de force à cette stratégie, la STM a coupé court à toute possibilité pour les gens ayant jeté ou perdu leur billet de se disculper. Au lieu de les accuser de ne pas avoir payé, la STM les accuse de ne pas avoir la preuve de leur paiement et leur impose le fardeau de produire cette preuve disculpatoire sans que le moindre soupçon n’existe à leur endroit. En d’autres mots, les gens interpellés par les préposés via l’article 9 sont présumés coupables à moins qu’ils ne prouvent leur innocence, et la preuve de cette innocence ne peut être faite que d’une seule façon : en produisant le « support conforme». Toute autre preuve, quelque soit sa valeur probante, est inadmissible ― par décision de la STM.

 

[76]      C’est comme si, pour lutter contre le vol, on mettait fin à la présomption découlant de la possession paisible d’un bien et on exigeait que chaque personne en possession d’un bien porte sur elle, en tout temps, le reçu du magasin « faisant preuve de l’acquittement » du prix de vente. La personne qui ne serait pas en mesure de produire le reçu « sur demande » serait accusée de ne pas avoir conservé avec elle le reçu et serait assujettie aux mêmes conséquences et à la même peine que si elle avait volé le bien, sans qu’il ne lui soit permis de prouver, par quelque moyen de preuve que ce soit, qu’elle avait véritablement payé pour le bien.

 

[77]      Il faut donc voir plus loin que la surface du nouveau règlement. Le véritable effet des articles 6 et 9 est de mettre sur les épaules des gens interpellés le fardeau de prouver leur innocence — sur le champ. S’ils ne peuvent pas le faire sur le champ et de la manière exigée par la STM, l’affaire est réglée : ils devront payer la même amende et les frais que s’ils avaient sauté les tourniquets. La STM n’aura jamais à prouver qu’ils n’ont pas payé. En termes d’efficacité de poursuite, la STM pourrait difficilement imaginer mieux.

 

[78]      Je conclus donc que les articles 6 et 9 du Règlement R-105 contiennent une disposition qui inverse la charge de la preuve en imposant à l’accusé la charge ultime de prouver qu’il n’est pas entré dans le métro (ou monté dans un autobus) sans payer.

 

[79]      Dans Oakes, la Cour suprême a affirmé que la présomption d'innocence exige (1) que la culpabilité soit établie hors de tout doute raisonnable, (2) que ce soit à l'État qu'incombe la charge de présenter sa preuve contre l’accusé avant que celui-ci n’ait besoin de répondre et (3) que les poursuites se déroulent d'une manière conforme aux procédures légales et à l'équité. Le juge en chef Dickson l’a exprimé au par. 32 :

 

Compte tenu de ce qui précède, le droit, prévu par l'al. 11d), d'être présumé innocent tant qu'on n'est pas déclaré coupable exige à tout le moins que, premièrement, la culpabilité soit établie hors de tout doute raisonnable et, deuxièmement, que ce soit à l'état qu'incombe la charge de la preuve. Comme l'affirme le juge Lamer dans l'arrêt Dubois c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 350, à la p. 357:

 

L'alinéa 11d) impose à la poursuite le fardeau de démontrer la culpabilité de l'accusé hors de tout doute raisonnable ainsi que de présenter sa preuve contre l'accusé avant que celui-ci n'ait besoin de répondre, soit en témoignant soit en citant d'autres témoins.

 

Troisièmement, les poursuites criminelles doivent se dérouler d'une manière conforme aux procédures légales et à l'équité. L'importance de ces dernières ressort de la dernière partie de l'al. 11d) qui pose comme exigence que la culpabilité soit établie "conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l'issue d'un procès public et équitable".

 

[soulignements ajoutés]

 

[80]      La Cour suprême a réitéré ces principes dans R. c. St-Onge Lamoureux, 2012 CSC 57, où la juge Deschamps (au par. 24) a confirmé qu’une disposition législative a pour effet de limiter le droit à la présomption d’innocence garantie par l’al. 11d) de la Charte lorsqu’elle décharge le ministère public de son obligation de présenter une preuve complète contre l’accusé avant que celui-ci n’ait besoin de répondre ou lorsqu’elle crée un risque de déclaration de culpabilité alors que le juge des faits entretient un doute raisonnable :

 

  Une présomption légale porte atteinte à la présomption d’innocence si elle fait en sorte qu’une personne accusée peut être déclarée coupable alors qu’il subsiste un doute raisonnable dans l’esprit du juge des faits (R. c. Vaillancourt, [1987] 2 R.C.S. 636, p. 654-656; Downey, p. 21). Dans R. c. Whyte, [1988] 2 R.C.S. 3, la Cour a souligné que la distinction entre les éléments de l’infraction et d’autres aspects de l’accusation n’avait pas d’effet sur l’analyse de la présomption d’innocence. « Si une disposition oblige un accusé à démontrer certains faits suivant la prépondérance des probabilités pour éviter d’être déclaré coupable, elle viole la présomption d’innocence parce qu’elle permet une déclaration de culpabilité malgré l’existence d’un doute raisonnable dans l’esprit du juge des faits quant à la culpabilité de l’accusé » (p. 18). Ce qui importe pour les besoins de l’analyse de l’atteinte à la présomption d’innocence n’est pas de savoir si la présomption légale a trait à un élément essentiel de l’infraction, mais plutôt de déterminer si elle dispense la poursuite d’établir hors de tout doute raisonnable la culpabilité de la personne accusée avant que celle-ci n’ait à répondre (Oakes, p. 121; Dubois c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 350, p. 357). Par conséquent, tout comme la présomption contestée dans Oakes, les présomptions de l’al. 258(1)c) porteront atteinte à la présomption d’innocence si elles peuvent entraîner la condamnation d’une personne accusée malgré l’existence d’un doute raisonnable quant à sa culpabilité.

 

[soulignements ajoutés]

 

[81]      En appliquant ces principes aux dispositions attaquées en l’espèce, le Tribunal conclut que les articles 6 et 9 du Règlement R-105 portent atteinte aux trois exigences mentionnées dans Oakes.

 

[82]      Premièrement, ces dispositions permettent la déclaration de culpabilité alors qu’il y a un doute raisonnable. En fait, même un tribunal convaincu que le défendeur a payé son passage ne pourra l’acquitter à partir du moment où il est établi que le défendeur n’avait pas le « support conforme » en sa possession lorsque sommé de le produire par un agent.

 

[83]      Deuxièmement, ces dispositions déchargent le ministère public de son obligation de présenter une preuve complète contre l’accusé avant que celui-ci n’ait besoin de répondre. Elles obligent le défendeur à présenter sa preuve avant le poursuivant. En fait, le défendeur doit présenter sa preuve avant même d’aller à la cour (en la présentant à l’agent qui l’interpelle).

 

[84]      Troisièmement, ces dispositions font en sorte que les poursuites ne se déroulent pas d'une manière conforme aux procédures légales et à l'équité, parce qu’elles enlèvent aux défendeurs toute possibilité de faire une défense par le biais des moyens de preuve normalement reconnus, comme la preuve testimoniale et la preuve circonstancielle. Même un reçu pour le paiement d’un billet ne pourrait pas satisfaire à l’exigence créée par le Règlement.

 

[85]      Cette situation n’est pas sans rappeler les propos exprimés par la juge Cohen dans R. c. Scott, 2014 QCCS 4806. Bien qu’elle rendît jugement sur un appel pour une infraction complètement différente (un excès de vitesse), la juge a déclaré (au par. 25) qu’une règle de droit qui fait en sorte que toute personne accusée sera automatiquement trouvée coupable est contraire à la présomption d’innocence :

 

[...] Aucun accusé ne peut rencontrer un tel fardeau, soit d'établir sa vitesse au moment précis de sa captation par l'appareil radar — les accusés ne peuvent qu'estimer la distance du policier, s'ils le voient au moment clé. Accepter un tel raisonnement fera en sorte que toute personne faisant face à une accusation d'avoir circulé à une vitesse excessive captée par un appareil laser sera automatiquement trouvée coupable, ce qui est clairement contraire à la jurisprudence, à la règle d'une preuve hors de tout doute raisonnable et à la présomption d'innocence.

[soulignements ajoutés]

 

[86]      Par conséquent, le Tribunal conclut que les articles 6 et 9 du Règlement R-105 portent atteinte à la présomption d'innocence garantie par l'al. 11d) de la Charte.

 

[87]      En raison de cette conclusion, il n’est pas nécessaire de décider si les articles 6 et 9 du Règlement portent atteinte à l'article 7 de la Charte.

 

C.      Détention arbitraire

 

[88]      La détention arbitraire a deux composantes : la détention et le caractère arbitraire de celle-ci.

 

1.         Détention

 

[89]      La première question qui se pose est donc de savoir, lorsqu’un préposé de la STM interpelle un usager déjà à l’intérieur du « zone de contrôle » afin d’exiger le support conforme, s’il exerce un contrôle sur l’usager de manière à ce que celui-ci soit détenu au sens de l’article 9 de la Charte.

 

[90]      La Cour Suprême du Canada s’est prononcée à maintes reprises sur la notion de détention. Dans R. c. Grant, 2009 CSC 32, les juges McLachlin et Charron, dans leur opinion majoritaire, ont noté que l’interprétation de l’article 9 de la Charte doit être libérale plutôt que formaliste, afin d’assurer que les citoyens puissent bénéficier pleinement de la protection accordée par la Charte (par. 16). Elles ont reconnu qu’un citoyen ne fait pas automatiquement l’objet d’une détention dans chacune de ses interactions avec un agent de l’État (par. 26). Mais elles ont conclu (au par. 44) que la détention visée à l’article 9 de la Charte s’entend de la suspension du droit à la liberté d’une personne par suite d’une contrainte physique ou psychologique considérable, et qu’il y a deux situations possibles de détention psychologique : (1) lorsqu’un citoyen est légalement tenu d’obtempérer à une demande ou à une sommation, ou (2) lorsqu’une personne raisonnable conclurait, dans les circonstances, qu’elle n’a d’autre choix que d’obtempérer à la demande des agents :

 

La détention visée aux art. 9 et 10 de la Charte s’entend de la suspension du droit à la liberté d’une personne par suite d’une contrainte physique ou psychologique considérable. Il y a détention psychologique quand l’individu est légalement tenu d’obtempérer à une demande contraignante ou à une sommation, ou quand une personne raisonnable conclurait, compte tenu de la conduite de l’État, qu’elle n’a d’autre choix que d’obtempérer.

 

[soulignements ajoutés]

 

[91]      Les cas les plus difficiles à décider sont les cas de détention psychologique dans la deuxième catégorie, comme c’était le cas de monsieur Grant (que la Cour suprême a malgré tout jugé détenu). Mais lorsque la détention tombe dans la première catégorie, c’est-à-dire lorsqu’il y a une obligation légale d’obtempérer, c’est beaucoup plus simple. Il s’agit alors d’un cas manifeste de détention au sens de l’article 9 de la Charte (Grant, par. 34). Comme les juges McLachlin et Charron l’ont répété dans R. c. Suberu, 2009 CSC 33, au par. 4 :

 

Lorsqu’une personne est légalement tenue d’obtempérer à une sommation ou à une directive qui entrave sa liberté, il est habituellement facile d’établir la détention.

 

[soulignements ajoutés]

 

[92]      Les cas de Joubert, Bell-Roy et Khalil tombent dans cette première catégorie, parce que l’art. 9 du Règlement crée une obligation d’obtempérer. Les trois défendeurs étaient légalement tenus d’obtempérer à une demande contraignante :

 

9.  Sous réserve de l’article 11, en tout temps, à bord d’un autobus, d’un wagon de métro ou lorsqu’il se trouve à tout endroit d’une zone de contrôle d’une station, l’usager doit démontrer qu’il a dûment acquitté son droit de passage conformément au présent règlement. 

 

Il doit, sur demande, permettre à un préposé de vérifier s’il a acquitté son droit de passage conformément à la tarification et à la réglementation en vigueur ainsi que la validité du titre et la conformité du support utilisé.

 

[soulignements ajoutés]

 

[93]      Une obligation prévue expressément par une loi et qui confère à un agent le pouvoir d’exiger d’un citoyen une action positive, telle que lui remettre un document ou une pièce d’identité, fait en sorte que l’interpellation par l’agent cause une détention psychologique.

 

[94]      Selon le cadre légal prévu aux articles 6 et 9 du Règlement R-105, l’usager est légalement tenu d’obtempérer à la directive du préposé de la STM. L’article 9, s’applique « en tout temps, à bord d’un autobus, d’un wagon de métro » ou « à tout endroit d’une zone de contrôle d’une station » (al. 1). De plus, l’article 9 impose un devoir à l’usager de « permettre à un préposé de vérifier s’il a acquitté son droit de passage conformément à la tarification et à la réglementation en vigueur ainsi que la validité du titre et la conformité du support utilisé » (al. 2). Ce devoir est accompli en présentant « le support conforme faisant preuve de cet acquittement » (art. 6).

 

[95]      L’usager qui se fait interpeller par un préposé de la STM aux fins de l’art. 6 est tenu, à tout moment, d’obtempérer à une demande ou à une sommation. Le préposé exerce alors un contrôle sur l’usager et restreint son droit à la liberté.

 

[96]      La STM plaide que la détention ne débute que lorsqu’un usager n’est pas en mesure de produire le support conforme, et non au moment de l’interpellation des inspecteurs. Cet argument est mal fondé compte tenu du fait que le texte même de l’alinéa second de l’art. 9 du Règlement impose une obligation à l’usager de permettre à un préposé de la STM de vérifier s’il a acquitté son droit de passage. L’usager s’expose à une sanction pénale s’il refuse de permettre cette vérification, peu importe ce qu’il en résulte.

 

[97]      Dans R. c. Leitch, [1992] A.J. No. 1073, le juge Pepler de la Cour provinciale en Alberta a décidé que le défendeur intercepté dans des circonstances similaires aux nôtres et en application d'un règlement semblable à Calgary était détenu au sens de la Charte.

 

[98]      Depuis que les parties ont plaidé la présente requête, un autre juge de la Cour municipale de Montréal a rendu jugement dans une cause qui impliquait également une intervention par un inspecteur de la STM en application des art. 6 et 9 du Règlement R-105. Dans STM c. Gauthier (C.M.Mtl. N° 309-336-414, 29 mars 2016), l’inspecteur de la STM effectuait un contrôle de perception a posteriori en demandant à la défenderesse de lui laisser vérifier son titre de transport. Le juge a décidé qu’en l’espèce l’intervention ne constituait pas une détention au sens de l’art. 9 de la Charte, mais plutôt une vérification administrative. Pour arriver à cette conclusion, il a souligné que l’intervention n’entraînait aucune conséquence juridique appréciable pour la défenderesse ― seulement les conséquences de nature monétaire d’un constat d’infraction (amende et frais) ― sans privation de liberté.

 

[99]      Il faut noter, cependant, que dans STM c. Gauthier, il s’agissait d’une application par la STM de son service de transport adapté — un service qui fonctionne avec un système de perception et de contrôle distinct parce que ses usagers ne voyagent ni dans le métro ni dans les autobus réguliers. Ils voyagent pour la plupart dans des véhicules taxi qui n’ont pas l’équipement pour faire la perception comme les tourniquets du métro ou les boites de perception des autobus. Le service de transport adapté fonctionne surtout sur un système d’honneur. De plus, lorsqu’il s’agit d’un client du service de transport adapté, la procédure de contrôle a posteriori est plus rapide que pour les autres usagers, car la STM détient des dossiers sur tous les usagers du transport adapté avec toutes les informations nécessaires. La STM a une politique spéciale pour les usagers du transport adapté par laquelle aucune contravention n’est remise sur place. Pour éviter de retarder les clients du transport adapté, la STM rédige les constats après les interventions et les envoie aux contrevenants par la poste. Dans le cas de Mme Gauthier, par exemple, l’inspecteur connaissait l’identité de la défenderesse avant même de lui parler; il l’attendait et connaissait d’avance l’heure et l’endroit où elle arriverait, car les voyages fournis par le service de transport adapté doivent être réservés au préalable par les usagers.

 

[100]   De plus, dans STM c. Gauthier, le juge a conclu qu’il n’y avait eu aucune contrainte physique ou psychologique considérable et que l’intervention aurait duré bien moins longtemps, n’eussent été les représentations mensongères faites par la défenderesse à l’inspecteur.

 

[101]   Finalement, il faut souligner que la validité constitutionnelle du Règlement R-105 n’a pas été attaquée ni débattue dans STM c. Gauthier.

 

[102]    En raison de toutes ces différences, le Tribunal ne croit pas que le jugement dans STM c. Gauthier soit applicable ou déterminant dans les trois dossiers en l’espèce.

 

[103]   Par conséquent, le Tribunal conclut qu’en l’espèce, les trois défendeurs-requérants ont été détenus aux sens de l’article 9 de la Charte au moment de leur interpellation par les inspecteurs.

 

2.         Arbitraire

 

[104]   Une fois la détention établie, la question qui se pose est de savoir si cette détention est arbitraire au sens de l’article 9 de la Charte.

 

[105]   La STM plaide que lorsque la preuve du support est demandée, les usagers ne sont pas détenus arbitrairement, parce que les inspecteurs sont autorisés par la loi à demander aux usagers de montrer qu’ils sont en possession du support faisant preuve de paiement. Il est vrai que l’art. 140 de la Loi sur les sociétés de transport en commun leur donne ce pouvoir. Mais le simple fait d’être autorisée par une loi ne fait pas en sorte que la détention ne peut pas être arbitraire.

 

[106]   Dans l’arrêt R. c. Hufsky, [1988] 1 SCR 621, la Cour suprême a décidé (au par. 16) qu’une détention, bien qu’autorisée par une loi et exécutée pour des fins légitimes, est arbitraire s’il n’y a aucun critère, norme, directive ou procédure de sélection et si la sélection est laissée à l’entière discrétion des agents:

 

   La question qui se pose ensuite relativement à l'argument de l'appelant fondé sur l'art. 9 de la Charte est de savoir si la détention qui s'ensuit, lorsque l'on arrête des véhicules au hasard afin de procéder à un contrôle routier ponctuel, est arbitraire au sens de l'art. 9. Le paragraphe 189a(1) du Code de la route habilite l'agent de police, dans l'exercice légitime de ses fonctions, à exiger du conducteur d'un véhicule automobile qu'il s'arrête. Il ne précise pas qu'il doit y avoir des raisons ou une cause pour demander à un automobiliste en particulier de s'arrêter mais, comme sa simple lecture l'indique, il laisse à l'agent le pouvoir discrétionnaire de choisir à quel automobiliste il va demander de s'arrêter. En réalisant les fins visées par la procédure de contrôles routiers ponctuels, dont la vérification de l'état ou de la "sobriété" du conducteur, l'agent était clairement dans l'exercice légitime de ses fonctions. Bien qu'autorisé par la loi et exécuté pour des fins légitimes, l'arrêt au hasard, effectué dans le but de procéder à un contrôle routier ponctuel, a néanmoins entraîné, à mon avis, une détention arbitraire parce qu'il n'y avait aucun critère de sélection des conducteurs à qui on demanderait de s'arrêter et de se soumettre au contrôle routier ponctuel. La sélection était laissée à l'entière discrétion de l'agent de police. Un pouvoir discrétionnaire est arbitraire s'il n'y a pas de critère, exprès ou tacite, qui en régit l'exercice. En l'espèce il n'y en avait aucun. L'appelant a donc été détenu arbitrairement, au sens de l'art. 9 de la Charte, par suite de l'arrêt au hasard effectué dans le but de procéder à un contrôle routier ponctuel, et la seconde question constitutionnelle doit, par conséquent, recevoir une réponse affirmative.

 

[soulignements ajoutés]

 

[107]    La Cour suprême a réaffirmé ces principes dans l’arrêt R. c. Ladouceur, [1990] 1 RCS 1257, lorsque le juge Cory a écrit :

 

Les conclusions auxquelles on est arrivé dans l'arrêt Hufsky, précité, répondent à la question de la détention arbitraire soulevée en l'espèce.  Bien que les policiers aient exprimé des opinions divergentes quant à savoir si l'appelant aurait été arrêté s'il avait tenté de s'enfuir, il est évident qu'il était détenu.  Les agents de police avaient restreint la liberté d'action de l'appelant au moyen d'une sommation ou d'un ordre.  De plus, bien que la détention n'ait visé que des infractions en matière de circulation plutôt que des violations du Code criminel, les peines maximales de 2 000 $ d'amende ou de six mois d'emprisonnement démontrent que les conséquences juridiques de la détention étaient sérieuses.  La détention était arbitraire, étant donné que la décision d'effectuer l'interpellation relevait du pouvoir discrétionnaire absolu des agents de police.  Par conséquent il n'y a aucun doute que l'interpellation au hasard pour une vérification de routine constituait une détention arbitraire contrairement à l'art. 9 de la Charte.

 

[soulignements ajoutés]

 

[108]   En l’espèce, les interpellations faites par les inspecteurs de la STM étaient complètement aléatoires et constituaient l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire absolu. La STM n’a fait preuve d’aucun critère de sélection utilisé par ses inspecteurs pour interpeller un usager afin de lui demander de faire la preuve du paiement de son titre de transport.

 

[109]   La STM plaide que lorsqu’un usager entre dans le système de transport de la STM, il entre volontairement dans une zone d’activité réglementée. Il sait donc que pendant la période où il est sur les lieux de la STM, il est soumis aux règles qui gouvernent cette zone.

 

[110]   Cet argument suggère implicitement que l’usager accepte les conditions d’utilisation du réseau de la STM parce qu’il entre volontairement sur les lieux appartenant à la STM ou parce qu’il choisit librement de participer à une activité réglementée.

 

[111]   Cette comparaison à une activité réglementée est boiteuse, parce que contrairement à la personne qui choisit de s’engager dans une activité industrielle ou commerciale, l’usager du transport en commun ne tire aucun profit monétaire de son activité. Et contrairement à la chasse ou la pêche, le déplacement en métro ou en autobus de la STM n’est pas une activité de loisir. La réalité du transport en commun est qu’il s’agit d’un service public essentiel qui appartient à tous et dont l’utilisation est un droit. Le paiement du tarif n’est qu’une façon de financer le service et de répartir ce financement équitablement entre les usagers en fonction de leur utilisation. Mais l’utilisation de ce service reste un droit et le quai du métro reste un espace public qui appartient à tous.

 

[112]   Il ne faut pas comparer le quai du métro à une propriété privée que le propriétaire peut gérer à sa guise. Il ne faut pas non plus le comparer à un immeuble à bureaux de la fonction publique où l’accès peut de façon légitime être limité aux fonctionnaires qui y travaillent.

 

[113]   Moyennant le paiement du droit au moment de son entrée, et dans la mesure qu’il respecte les règles de sécurité et ne dérange pas les autres, l’usager du métro a le droit d’être sur le quai et à tout endroit appelé « zone de contrôle » sans craindre d’être « contrôlé » ou appelé à justifier sa présence. L’usager du métro ou d’un autobus a les mêmes droits que toute personne sur un espace public et cela comprend le droit de ne pas être interpellé sans raison par un agent de l’État, en uniforme ou non, qui exige qu’il produise des papiers. Ce genre de contrôle par un agent de l’État est contraire à nos traditions de liberté publique et évoque des mauvais souvenirs d’autres pays au siècle dernier. Il ne doit pas être toléré lorsqu’il existe d’autres moyens, moins répugnants, pour atteindre le même objectif.

 

[114]   Pour ces raisons, le Tribunal conclut que l’interpellation des défendeurs-requérants par les inspecteurs de la STM constituait une détention arbitraire qui portait atteinte à l’article 9 de la Charte. Puisque ces actions étaient autorisées par l’article 9 du Règlement R-105, le Tribunal conclut que l’article 9 du Règlement R-105 porte atteinte à l’article 9 de la Charte.

 

 

D.      L’article premier de la Charte

[115]     Malgré les atteintes à la présomption d’innocence et à la protection contre la détention arbitraire, les articles 6 et 9 du Règlement R-105 sont-ils sauvegardés par l’article premier de la Charte ?

[116]   Seule une « règle de droit » peut restreindre les droits protégés par la Charte. Une règle édictée par règlement se qualifie comme règle de droit : Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, 2009 CSC 37, par. 40. Par conséquent, les articles 6 et 9 du Règlement R-105 peuvent être sauvegardés par l’article premier, mais seulement si les restrictions qu’ils imposent sont « dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. » Pour décider si c’est le cas, il faut appliquer les règles établies par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 RCS 103.

[117]   Dans Oakes, le juge en chef Dickson a commencé en établissant les principes. D'abord, c'est la partie qui demande le maintien de la disposition qui a la charge de prouver qu'elle est raisonnable et que sa justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique :

66.   La charge de prouver qu'une restriction apportée à un droit ou à une liberté garantis par la Charte est raisonnable et que sa justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique incombe à la partie qui demande le maintien de cette restriction. Il ressort nettement du texte de l'article premier que les restrictions apportées aux droits et libertés énoncés dans la Charte constituent des exceptions à la garantie générale dont ceux-ci font l'objet. On présume que les droits et libertés sont garantis, à moins que la partie qui invoque l'article premier ne puisse satisfaire aux critères exceptionnels qui justifient leur restriction. C'est ce que confirme l'emploi de l'expression "puisse se démontrer" qui indique clairement qu'il appartient à la partie qui cherche à apporter la restriction de démontrer qu'elle est justifiéeHunter c. Southam Inc., précité.

[soulignements ajoutés]

[118]   Deuxièmement, la partie qui demande le maintien de la disposition doit faire cette preuve selon la norme de la balance des probabilités, une norme qui, dans les circonstances, exige un degré très élevé de probabilité:

 

67.    La norme de preuve aux fins de l'article premier est celle qui s'applique en matière civile, savoir la preuve selon la prépondérance des probabilités. L'autre possibilité, la preuve hors de tout doute raisonnable qui s'applique en matière criminelle, imposerait selon moi une charge trop lourde à la partie qui cherche à apporter la restriction. Des concepts comme "le caractère raisonnable", "le caractère justifiable" et "une société libre et démocratique" ne se prêtent tout simplement pas à l'application d'une telle norme. Néanmoins, le critère de la prépondérance des probabilités doit être appliqué rigoureusement. En fait, l'expression "dont la justification puisse se démontrer", que l'on trouve à l'article premier de la Charte, étaye cette conclusion. La norme générale applicable en matière civile comporte différents degrés de probabilité qui varient en fonction de la nature de chaque espèce: voir Sopinka et Lederman, The Law of Evidence in Civil Cases (Toronto: 1974), à la p. 385. Comme l'explique lord Denning dans Bater v. Bater, [1950] 2 All E.R. 458 (C.A.), à la p. 459:

 

[TRADUCTION]  La preuve peut être faite selon la prépondérance des probabilités, mais cette norme peut comporter des degrés de probabilité. Ce degré dépend de l'objet du litige. Une cour civile, saisie d'une accusation de fraude, exigera naturellement un degré de probabilité plus élevé que celui qu'elle exigerait en examinant si la faute a été établie. Elle n'adopte pas une norme aussi sévère que le ferait une cour criminelle, même en examinant une accusation de nature criminelle, mais il reste qu'elle exige un degré de probabilité proportionné aux circonstances.

 

Ce passage a été cité et approuvé dans l'arrêt Hanes v. Wawanesa Mutual Insurance Co., [1963] R.C.S. 154, à la p. 161. Un point de vue semblable a été exprimé par le juge Cartwright dans l'arrêt Smith v. Smith, [1952] 2 R.C.S. 312, aux pp. 331 et 332:

 

[TRADUCTION]  Je tiens toutefois à souligner que, dans toute action civile, pour pouvoir conclure sans risque à l'exactitude d'une question de fait qui doit être établie, le tribunal doit être convaincu d'une manière raisonnable qui dépendra de l'ensemble des circonstances à partir desquelles il formera son jugement, y compris la gravité des conséquences ...

 

68.   Compte tenu du fait que l'article premier est invoqué afin de justifier une violation des droits et libertés constitutionnels que la Charte vise à protéger, un degré très élevé de probabilité sera, pour reprendre l'expression de lord Denning, "proportionné aux circonstances". Lorsqu'une preuve est nécessaire pour établir les éléments constitutifs d'une analyse en vertu de l'article premier, ce qui est généralement le cas, elle doit être forte et persuasive et faire ressortir nettement à la cour les conséquences d'une décision d'imposer ou de ne pas imposer la restriction. Voir: Law Society of Upper Canada c. Skapinker, précité, à la p. 384; Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, précité, à la p. 217. La cour devra aussi connaître les autres moyens dont disposait le législateur, au moment de prendre sa décision, pour réaliser l'objectif en question. Je dois cependant ajouter qu'il peut arriver que certains éléments constitutifs d'une analyse en vertu de l'article premier soient manifestes ou évidents en soi.

 

[soulignements ajoutés]

 

[119]   Ces principes doivent être appliqués à un test comportant deux critères fondamentaux: (1) un objectif suffisamment important qui se rapporte à des préoccupations urgentes et réelles, et (2) des moyens raisonnables dont la justification peut se démontrer. Ce deuxième critère comporte trois éléments: (1) des mesures soigneusement conçues ayant un lien rationnel avec l'objectif, (2) une atteinte minimale au droit ou à la liberté en question, et (3) une proportionnalité entre les effets et l'objectif :

 

69.   Pour établir qu'une restriction est raisonnable et que sa justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique, il faut satisfaire à deux critères fondamentaux. En premier lieu, l'objectif que visent à servir les mesures qui apportent une restriction à un droit ou à une liberté garantis par la Charte, doit être "suffisamment important pour justifier la suppression d'un droit ou d'une liberté garantis par la Constitution": R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, à la p. 352. La norme doit être sévère afin que les objectifs peu importants ou contraires aux principes qui constituent l'essence même d'une société libre et démocratique ne bénéficient pas de la protection de l'article premier. Il faut à tout le moins qu'un objectif se rapporte à des préoccupations urgentes et réelles dans une société libre et démocratique, pour qu'on puisse le qualifier de suffisamment important.

 

70.   En deuxième lieu, dès qu'il est reconnu qu'un objectif est suffisamment important, la partie qui invoque l'article premier doit alors démontrer que les moyens choisis sont raisonnables et que leur justification peut se démontrer. Cela nécessite l'application d'"une sorte de critère de proportionnalité" : R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, à la p. 352. Même si la nature du critère de proportionnalité pourra varier selon les circonstances, les tribunaux devront, dans chaque cas, soupeser les intérêts de la société et ceux de particuliers et de groupes. À mon avis, un critère de proportionnalité comporte trois éléments importants. Premièrement, les mesures adoptées doivent être soigneusement conçues pour atteindre l'objectif en question. Elles ne doivent être ni arbitraires, ni inéquitables, ni fondées sur des considérations irrationnelles. Bref, elles doivent avoir un lien rationnel avec l'objectif en question. Deuxièmement, même à supposer qu'il y ait un tel lien rationnel, le moyen choisi doit être de nature à porter "le moins possible" atteinte au droit ou à la liberté en question: R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, à la p. 352. Troisièmement, il doit y avoir proportionnalité entre les effets des mesures restreignant un droit ou une liberté garantis par la Charte et l'objectif reconnu comme "suffisamment important".

 

[soulignements ajoutés]

 

1.         Objectif suffisamment important

[120]   L’objectif de la règle de droit doit être suffisamment important pour justifier la suppression du droit constitutionnel et doit se rapporter « à des préoccupations urgentes et réelles dans une société libre et démocratique » (Oakes, par. 69). L’objectif d’un règlement peut se distinguer de ceux tirés de sa loi habilitante, et comprendre les « considérations accessoires qui découlent des mesures adoptées pour atteindre cet objectif » (Hutterian, par. 44). En analysant l’objectif d’une règle de droit, il faut chercher à « savoir si l’intérêt public général justifie l’atteinte aux droits individuels » (Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, par. 126).

[121]   La mission de la STM est d’assurer la mobilité des personnes dans son territoire par des modes de transport collectif (art. 3 de la Loi sur les Sociétés de transport en commun). Les règlements qui encadrent son fonctionnement cherchent principalement à atteindre cet objectif.

[122]   Mais dans le cas particulier des articles 6 et 9 du Règlement R-105, la STM plaide que leur objet est de contrer la fraude. La STM exprime cette proposition aux paragraphes 75 et 77 de son mémoire :

(...) Depuis plusieurs années, la STM a perdu des millions de dollars par la faute d’individus qui utilisaient le système de transport sans payer le tarif requis. Comme résultat de ce fléau, la STM a procédé à des études relativement aux systèmes de transport opérés à travers le monde qui étaient confrontés aux mêmes genres de problèmes. Après avoir examiné les divers systèmes de perception opérés ailleurs, il a été décidé d’adopter le présent système qui est utilisé couramment à travers L’Europe, le reste du Canada et les États-Unis.

(...) L’implantation du présent système de perception a débuté en 2008 et a été complétée en 2009. Après cette implantation du système, les pertes dues aux fraudes ont diminué de plus de 50%.

[123]   Aucune preuve n’a été présentée par la STM pour soutenir l’allégation d’une diminution des fraudes après l’implantation du nouveau système.

[124]   En ce qui concerne l’allégation que le nouveau système « est utilisé couramment à travers l’Europe, le reste du Canada et les États-Unis », la preuve présentée est mince. Le seul endroit mentionné dans la preuve comme ayant un contrôle a posteriori des titres de transport était Paris — et encore là, une bonne partie du réseau contiendrait des tourniquets de sortie exigeant la réutilisation du ticket d’entrée, une option qui n’a pas été choisie par la STM. Il y a un nombre très limité d’autres endroits qui ont été mentionnés dans la preuve, et ces villes n’ont pas adopté le contrôle a posteriori des titres de transport. En effet, le rapport intitulé Proposition de renouvellement du système de perception (RP-1) qui a été présenté en décembre 2000 au Conseil d’administration de la STCUM (ancêtre de la STM) afin de le convaincre d’accepter le projet de renouvellement du système de perception, ne mentionne que trois villes ― toutes américaines — et dans aucune de ces villes le transporteur public ne fait un contrôle a posteriori des titres de transport (p.17) :

Une recherche auprès de transporteurs nord-américains de grande envergure, ayant changé ou étant en voie de changer leur équipements de perception, révèle que ces entreprises ont opté pour le magnétique en mode lecture/écriture. Le résultat des recherches auprès des entreprises de transport desservant les villes de New-York, Chicago, et Washington est présenté ci-après.

Il faut noter que le système de perception en usage chez ces trois transporteurs ne prévoit pas un contrôle à posteriori de l’entrée; ainsi la notion de preuve de paiement requise en tout temps ne fait pas partie de la définition de leur système. A Washington, le titre est requis pour franchir le tourniquer de sortie, la tarification étant en fonction de la distance parcourue.

[soulignements ajoutés]

[125]   Dans ce rapport, la comparaison avec d’autres grandes villes ne semble avoir soutenu que l’importance d’évoluer vers « le magnétique en mode lecture/écriture » — un changement qui n’est nullement remis en question par les requérants en l’espèce.

[126]   Par contre, dans la jurisprudence soumise au Tribunal lors du présent débat, il y a la cause de Leitch qui démontre qu'une disposition réglementaire à Calgary était semblable à celle qui nous concerne, sans toutefois prévoir une peine minimale.

[127]   La STM a produit une preuve volumineuse dans le but de soutenir son allégation de « millions de dollars [perdus] par la faute d’individus qui utilisaient le système de transport sans payer ». Une partie de cette preuve a fait l'objet d'admissions (AD-1) dont les plus pertinentes sont les suivantes:

 

HISTORIQUE DU PROJET VENTE ET PERCEPTION (OPUS)

7.  Le remplacement des équipements de vente et de perception à la Société de transport de Montréal (STM) entre 2005 et 2008 est le résultat d’une longue démarche de réflexion et de nombreuses analyses réalisées, notamment durant les années 1990.

8.  En 1996, des représentations ont été faites auprès du conseil d’administration de la STM de l’époque suite à des études de préfaisabilité. Dès lors, le projet proposé reposait sur des principes directeurs et les objectifs suivants (regroupés en deux axes) :

- Permettre une plus grande flexibilité tarifaire afin de mieux répondre aux besoins d’utilisation du transport en commun par la clientèle, de simplifier le processus d’achat des titres et afin d’offrir la possibilité à la STM d’établir une tarification plus performante (optimisation des revenus tarifaires) ;

- Améliorer la perception, accroître la performance opérationnelle, réduire les coûts d’exploitation, accroître la sécurité des recettes ainsi que réduire la fraude et les erreurs humaines et ce, autant du point de vue de la clientèle que par les employés (réduction des dépenses et des pertes financières).

[...]

RAPPORT : CALCUL DU MANQUE À GAGNER ATTRIBUABLE AUX DÉFICIENCES DU SYSTÈME DE PERCEPTION À LA STM - OCTOBRE 2001

25.  En 2001, le projet Vente et perception demandait une mise à jour des données sur le coût de la fraude à la STCUM pour inclure cette information dans son rapport de préfaisabilité.

26.  Afin d’assurer toute impartialité et neutralité à l’égard de ce sujet, un appel a été fait à un spécialiste statisticien reconnu afin d’accompagner la STCUM dans cette analyse.

27.  Étant donné le court échéancier accordé pour cette étude, la tenue d’une enquête pour évaluer le manque à gagner en 2001 attribuable à la fraude dans le réseau de bus et de métro de la STCUM n’était pas possible. Il a alors été recommandé de se baser sur les données existantes recueillies dans le passé et les informations manquantes ont été complétées en posant des hypothèses considérées comme raisonnables. En complément, le visionnement de cassettes vidéos a permis d’évaluer la fraude potentielle associée à la non-disponibilité du changeur à sa loge.

28.  Le rapport énonce des conclusions et place les limites qui y sont reliées. Les données utilisées ne sont pas toutes récentes et certaines sources de fraude n’ayant jamais été estimées ont nécessité des hypothèses.

[128]   Par la suite, la STM a fait entendre quatre témoins: M. Marc-André Gatien, Mme Isabelle Trottier, Mme Micheline Dubé et M. Victor Tremblay.

[129]   M. Marc-André Gatien, chef de division à la STM et employé de longue date, a expliqué qu'en l'an 2000, la Société a formé un projet pour modifier son système de perception et a lancé deux appels d'offres. Les contrats ont été donnés en 2003 et l'installation du nouvel équipement s'est faite entre 2005 et 2008. Il était sur l'équipe d'implantation et ensuite gestionnaire responsable du nouveau système.

[130]   Lors de son témoignage, M. Gatien a identifié quatre facteurs qui ont motivé ce changement de système. Premièrement, les équipements de perception étaient jugés caducs, surtout dans les autobus où les augmentations tarifaires rendaient plus difficile le décompte visuel de l'argent par les chauffeurs. Par conséquent, dans les autobus, les boites de perception ont été remplacées par des boites à compteur électronique de pièces de monnaie, ce qui libérait les chauffeurs de la tâche de compter la monnaie déposée. Le deuxième facteur qu'il a identifié pour motiver ce nouveau système était le manque de flexibilité tarifaire. La STM voulait attirer des nouvelles clientèles avec des nouveaux plans tarifaires. Par conséquent, pour le métro, la STM a installé sur les tourniquets des lecteurs permettant de lire une plus grande variété de titres de transport, comme des titres valides pour un jour, trois jours, une semaine, soirs illimités, fins de semaine illimitées etc. Le troisième facteur motivant les modifications était ce que M. Gatien a appelé un problème de pertes monétaires causées par le non-paiement des usagers et par les vols internes (par les employés) des recettes. Ainsi, des nouvelles boites de perception ont permis de rapidement mettre le contenu monétaire dans un coffre-fort. Selon lui, différentes études avaient démontré des millions de dollars de pertes par année. Le quatrième facteur motivant le changement de système était la recherche d'une plus grande efficience, c'est-à-dire des gains de productivité.

[131]   M. Gatien a parlé aussi du système de carte Opus qui est maintenant utilisé en collaboration avec les sociétés de transport sur la Rive-sud, à Laval et dans d'autres villes en périphérie de Montréal, ainsi que dans les villes de Québec et Lévis. Paradoxalement, les Sociétés de transport à Longueuil et à Québec ont jugé que le non-paiement n'était pas un problème pour elles et n'ont pas adopté le contrôle a posteriori du paiement.

[132]   M. Gatien a déposé à titre d'exemple un titre de transport sur lequel il est écrit : « Correspondance et preuve de paiement. À conserver. Ne pas plier. »

[133]   Questionné pourquoi le contrôle à l'entrée du métro par les changeurs assistés des agents ne pourrait pas suffire pour régler le problème de perception, il a répété que le nouveau système a été mis en place pour des raisons d'efficience et que la présence d'agents de surveillance à toutes les entrées serait extrêmement onéreux et ne serait pas efficace. Il a dit qu'avec le nouveau système, il était nécessaire d'instaurer un contrôle a posteriori en raison du nombre de non-paiements, mais il a rejeté l'idée d'un contrôle a posteriori de tout le monde en expliquant qu'avec une telle procédure, « on ferait présomption de culpabilité ». Il a acquiescé au fait que les gens qui entrent au métro en payant mais qui ne conservent pas leur titre de transport ne causent aucune perte ou préjudice à la STM, mais, dit-il, « on n'a pas les moyens de le vérifier. »

[134]   La STM a fait entendre Mme Isabelle Trottier, une employée de la STM depuis 1987 et très impliquée dans l'implantation du nouveau système de perception. En 2001, elle était responsable des enquêtes et recherches, et c'est elle qui a donné le contrat « pour l'évaluation de la fraude ». Pour elle, « la fraude » c'est quelqu'un qui n'a pas payé son service. Lorsque la STM a voulu implanter son nouveau système, la Société prévoyait devoir investir 200 M$. Il fallait convaincre le Ministère des transports pour obtenir les fonds, et « la fraude » était un facteur important pour justifier le nouveau système.

[135]   Lors de l'implantation du nouveau système en 2008, Mme Trottier était chef du marketing, mais puisque l'équipe de perception était composée de beaucoup de gens de l'externe qui ne connaissaient ni les clients ni le fonctionnement interne de la STM, elle a été envoyée pour les aider. L'implantation du nouveau système devait être faite dans un délai de 18 mois. Des « brigades » ont été déployées pour informer les usagers des nouvelles règles. Un plan de communication a été développé et plusieurs moyens de communication ont été utilisés pour informer les gens des changements. À la fin de mai 2009, les derniers des anciens équipements ont été enlevés et, pendant le mois de juin, un blitz a été effectué par « les brigades » en vue d'informer les gens de l'importance de garder leurs preuves de paiement. C'est à l'automne 2009 que la STM a commencé à faire régulièrement des contrôles a posteriori. Elle se rappelle qu'« il y a eu des cas tristes où les gens ont jeté les cartes sans savoir » et que cela a fait une « mauvaise presse » pour la STM. Elle souligne que « notre but n'était pas de prendre les gens de bonne foi — seulement les fraudeurs. » Alors la STM a ajouté plus d'affiches d'information et de messages au sol.

[136]   Mme Trottier a informé le Tribunal qu'en novembre 2014, chaque station de métro avait au moins un changeur. Cependant, il y avait plusieurs stations où une partie seulement des postes de changeur étaient en opération. Avant l'implantation du système, il y avait déjà quatre stations où seulement la moitié des postes de changeur étaient en opération (Jean-Talon, Fabre, Laurier et Iberville). En 2014, la STM était « en déficit budgétaire ». Par conséquent, la Société a réduit le nombre de changeurs de 2 à 1 dans cinq autres stations (Du Collège, Plamondon, De L'église, Henri-Bourassa, et Place d'Armes). Par contre, chaque station a maintenant une machine distributrice de titres de transport. Quant aux tourniquets, elles sont encore aux mêmes endroits qu'avant.

[137]   Interrogée sur la question de savoir ce que la STM avait fait pour distinguer les gens de bonne foi des gens de mauvaise foi, Mme Trottier a dit que la Société avait demandé aux chauffeurs d'autobus de donner un choix aux usagers n'ayant pas la monnaie exacte: descendre du bus et acheter un titre ou rester et risquer d'être contrôlé. Comme complément de réponse, elle a raconté une anecdote concernant sa propre expérience lors d'un voyage à Paris. Elle avait embarqué de bonne foi dans un car de 1ère classe alors qu'elle avait un billet de 2e classe. Elle a été contrôlée et obligée de sortir du train et de prendre le train suivant. Interrogée pourquoi une telle conséquence ou celle de devoir acheter un nouveau billet n'est pas utilisée par la STM, Mme Trottier a dit : « Parce que tout le monde va dire : "J'ai jeté mon billet." Il y a de très bons menteurs. »  La STM avait décidé qu'il fallait y avoir une conséquence dissuasive pour ne pas que les gens « s'essayent » en calculant que le montant d'argent épargné (en ne jamais payant de billet) dépasse le peu d'argent qu'il faudrait payer pour acheter un nouveau billet de temps en temps.

[138]   La STM a déposé en preuve cinq rapports pour soutenir son argument relatif à l’ampleur de la fraude commise par les usagers. Ces rapports, dans l’ordre chronologique de leur confection, sont les suivants :

TITRE

DATE

COTE

Évaluation de la fraude clientèle en surface

12 avril 1996

R-P-2

Évaluation de la qualité de la perception - Réseau de surface

21 nov. 1997

R-P-3

Rapport de vérification - Évaluation de la qualité de la perception - Réseau du métro

juillet 1998

R-P-4

Proposition de renouvellement du système de perception

15 déc. 2000

R-P-1

Calcul du manque-à-gagner attribuable aux déficiences du système de perception à la STCUM

octobre 2001

R-P-5

[139]   Ces rapports jettent une lumière sur les réflexions ayant amené la Société de transport à modifier son Règlement. En 1995, la STCUM (prédécesseur de la STM) a entrepris une étude de la perception sur son réseau de surface (autobus) par le biais d’enquêtes (R-P-2). En 1997 une autre étude a tenté de mesurer la tolérance des chauffeurs d’autobus face à des situations de fraude (R-P-3). En 1998, une enquête similaire aux deux précédentes fut effectuée dans le réseau du métro, afin de mesurer la tolérance des changeurs des stations face à la fraude, ainsi que la qualité du système de perception de ce réseau (R-P-4). Se justifiant avec les conclusions de ces trois études, parmi d’autres, la STCUM a développé un projet pour modifier son système de perception et l’a présenté au Conseil d’administration en décembre 2000 (R-P-1).

[140]   Ce rapport a suggéré, parmi d’autres réformes, l’introduction d’un « contrôle aléatoire à posteriori [sic] de l’entrée » (p. 11). Ce contrôle imposerait à l’utilisateur l’obligation de conserver sa preuve de paiement et « de démontrer au personnel de la Société qu’il a effectivement acquitté le juste montant de sa course ». Ces contrôles s’effectueraient dans un système fermé où le contrôle à l’entrée demeurerait en vigueur.

[141]   Le cinquième rapport (R-P-5), intitulé Calcul du manque-à-gagner attribuable aux déficiences du système de perception à la STCUM, a été rédigé en 2001 par un consultant externe avec un « échéancier fort contraignant ». Il s’agit vraisemblablement du contrat « pour l'évaluation de la fraude » qu’Isabelle Trottier affirme avoir donné. Le rapport fait bien comprendre l’affirmation de Mme Trottier que lorsque la STM a voulu implanter son nouveau système, la Société prévoyait devoir investir 200 M$, qu’il fallait convaincre le Ministère des transports pour obtenir les fonds, et que « la fraude » était un facteur important pour justifier le nouveau système. Nous y reviendrons.

[142]   La STM a fait entendre Mme Micheline Dubé, comptable professionnelle agréée à l’emploi de la STCUM et la STM de 1977 à 2014, notamment au Service de la comptabilité, à la Vérification générale et à la Direction générale. En 1999, elle a reçu le mandat d’élaborer des solutions pour les « vulnérabilités » du système, dont la fraude — incluant les fraudes externes (au niveau de la perception) et les fraudes internes (par les employés). Parmi les problèmes de perception, il y en avait un qui était majeur et qui résultait du désengagement des chauffeurs d’autobus. Les boites de perception ne permettaient pas aux chauffeurs de bien voir les montants d’argent déposés et l’information écrite sur les transferts était difficile à lire. De plus, certains chauffeurs avaient été agressés lorsqu’ils sont intervenus pour exiger le paiement. Par conséquent, les chauffeurs se sont désengagés du processus.

[143]   Pour donner suite à son mandat, Mme Dubé a préparé le rapport intitulé Proposition de renouvellement du système de perception (R-P-1) présenté au Directeur général et au Conseil d’administration de la STCUM en décembre 2000. Ce rapport « s’inscrit dans le cadre d’une démarche visant à renouveler les équipements de perception ». Il présente le projet de renouvellement et (p.1) :

[...] propose un nouveau système de perception qui permet de solutionner les vulnérabilités [...] au meilleur coût possible, tout en permettant l’intégration éventuelle de la carte à puce.

[144]   Pour justifier cette proposition, le rapport invoque les « problématiques et vulnérabilités » du système existant en l’an 2000. La première problématique se situe au niveau de la perception.

[145]   Dans le cas des autobus, le rapport explique la « problématique en regard à la qualité de la perception effectuée par les chauffeurs » (p. 5-6). Il mentionne des études ayant démontré que lorsque les chauffeurs sont confrontés à des situations de fraude provoquées et détectables, ils n’interviennent que dans 14% des cas, c’est-à-dire une tolérance à la fraude par les chauffeurs de 86%.

[146]   Au niveau du métro, le rapport explique que la problématique de perception est différente. Malgré des équipements automatisés de contrôle de titres et de verrouillage d’accès, et malgré un contexte de perception propice à l’exercice d’un juste contrôle, des études ont démontré un taux de tolérance des changeurs, lorsque confrontés à une situation de fraude, de l’ordre de 49%. Il a été noté que « le personnel outrepassait volontairement les contrôles automatisés prévus dans le système. »

[147]   La deuxième problématique invoquée pour justifier le projet se situe au niveau de la « fraude interne et [la] sécurité des recettes ». Le rapport invoque le vol des recettes par les employés de la Société, principalement dans les boîtes de perception des autobus. Au niveau du métro, le rapport blâme les changeurs : certains ne remettaient pas au client le ticket lors de la vente d’un passage au comptant ; ils conservaient l’argent et indiquaient au client qu’il pouvait franchir le tourniquet débarré. Le rapport accuse les changeurs aussi de voler les tickets des tirelires de perception et d’en faire la revente.

[148]   La troisième problématique invoquée dans le rapport est un problème d’uniformité dans l’application des règles tarifaires par les chauffeurs et les changeurs.

[149]   La quatrième problématique est le « comportement laxiste » des clients qui bénéficient du tarif réduit. Leur comportement est qualifié de « laxiste » parce qu’une étude a montré que parmi cette clientèle, 50% de ceux qui payaient comptant ou utilisaient un ticket et 20% des détenteurs de la carte CAM ne présentaient pas « d’eux-mêmes » la carte d’identité au chauffeur d’autobus, et lorsque celui-ci demandait à la voir, « plusieurs » ne l’avaient pas à leur portée ou en leur possession. Le rapport suggère qu’« il est probable que la faiblesse des contrôles de perception ait contribué au développement de comportements laxistes de la part des clients ».

[150]   Les autres problématiques invoquées dans le rapport se rapportent à une technologie jugée désuète dans les équipements de perception et les lecteurs à la volée, ainsi que les fils d’attente aux points de vente au début de chaque mois.

[151]   Le rapport poursuit en déclarant qu’« il devient essentiel que des actions soient prises pour assurer la juste perception des revenus et leur protection contre le vol. » Le rapport (p. 11) propose de conserver un « système fermé avec contrôle à l’entrée », mais d’y ajouter le « contrôle aléatoire a posteriori de l’entrée ». Ainsi, le client devra, « en tout temps, être en mesure de démontrer au personnel de la Société qu’il a effectivement acquitté le juste montant de sa course. »

[152]   Étonnamment, le rapport affirme que le contrôle a posteriori des usagers devrait réduire la fraude interne commise par les changeurs :

Au niveau du paiement comptant au métro, l'introduction du concept de preuve de paiement et de contrôle a posteriori de l'entrée, devrait contribuer à réduire la fraude associée à la non-émission du ticket unitaire, puisque le client fera pression pour obtenir du changeur la preuve du paiement de son passage.

[153]   En d'autres mots, les contrôles aléatoires des usagers du métro étaient proposés comme moyen indirect pour réduire les vols d'argent par les changeurs, en incitant les usagers à mettre de la pression sur les changeurs pour qu'ils ne volent pas!

[154]   Parmi les autres changements proposés dans le rapport, il y a l'élimination de la « boîte à perception à la loge du changeur » (p.16) et l'installation de distributeurs automatiques de titres dans les stations (p.19).

[155]   Les autres changements proposés dans le rapport sont essentiellement techniques et visent la modernisation technologique des équipements — des choses qui ne sont nullement contestées par la présente requête.

[156]   Le rapport conclut (p. 21) en annonçant que le coût du projet sera de 86 M$, mais que cette dépense est justifiée pour les raisons suivantes:

L'enjeu du projet de renouvellement des équipements de perception déborde du seul cadre économique, et sa portée, du simple cadre du renouvellement des équipements. En effet, malgré que les nouveaux équipements aient pour effet de réduire le manque à gagner provenant de la fraude interne et externe, lequel est difficilement quantifiable à sa juste valeur compte tenu des limites d'évaluation possible, la valeur de ce projet repose sur l'effet que la mise en place d'un tel système, supporté par des équipements de contrôles automatisés et des processus modernisés et optimisés, aura sur les employés, les clients, les partenaires financiers et la performance de l'entreprise.

Dans un contexte de saine gestion des fonds publics et de performance administrative, la Société se doit de percevoir de ses clients les sommes dues, et de les protéger contre le risque de vol et de perte. [...]

En plus de la réduction du manque à gagner dû à la fraude, des retombées financières positives découleront de la mise en service d'équipements plus performants. [...]

[157]   Lors de son témoignage, Mme Dubé a ajouté que le système de contrôle a posteriori a été développé pour enlever la charge du changeur aux heures de pointe, pour contrer la fraude interne des changeurs qui gardaient l'argent payé par les usagers, et « aussi pour les stations sans changeur. » Sur ce dernier point, elle a précisé que la STM étudiait un changement de rôle pour le changeur vers une fonction d’agent de service à la clientèle. Aussi, a-t-elle dit, il y a des stations avec peu d'achalandage et « on savait qu'on prévoyait enlever les changeurs. » De là l'importance des agents-inspecteurs pour faire des contrôles a posteriori. Elle a dit qu'il y avait maintenant 6 stations sans aucun changeur une partie de la journée, et que dans toutes les autres stations, les changeurs étaient autorisés à quitter leurs loges et à se déplacer et accomplir d'autres tâches. Elle a dit: « On m'a demandé d'élaborer des systèmes de perception qui pourraient exister dans cette optique-là. »

[158]   Finalement, la STM a fait entendre M. Victor Tremblay, expert en mathématiques et statistiques. Il a été mandaté par la Société, à deux reprises, pour agir comme expert-conseil lors d’études visant à estimer les pertes monétaires encourues en raison de faiblesses dans le système de perception (R-P-2 et R-P-5) Dans chaque cas, son rôle était de conseiller sur la méthodologie et authentifier la démarche mathématique. Dans le cas de R-P-5, il a rédigé le rapport.

[159]   C’est ce dernier rapport (R-P-5), rédigé à la hâte en 2001, qui a servi à justifier les demandes financières de la STCUM et qui sert aujourd’hui à justifier les modifications portées au Règlement. Sa conclusion la plus importante est son estimation d’une « perte totale de revenu se situant entre 8,8 et 10,4 millions $ » par année, attribuable aux déficiences du système de perception (p. 11).

[160]   Mais il faut être très prudent avec ces chiffres. L’auteur du rapport, Victor Tremblay, l’a écrit lui même (p.11) :

Les estimations produites dans ce rapport doivent être interprétées avec prudence pour plusieurs raisons. Les taux de fraude les plus récents mesurées avec une méthodologie acceptable datent de six ans et ne couvrent que le réseau de surface. Leur généralisation à l’ensemble du réseau peut se justifier au niveau de l’attitude des individus mais se heurte aux moyens de contrôle plus rigides dans les station de métro. [...]

[161]   En d’autre mots, on ne peut pas extrapoler au métro les estimés de fraude concernant les autobus parce que le métro est entièrement circonscrit par des tourniquets qui ne tournent pas si un ticket valable n’y est pas inséré. Comme l’auteur Tremblay a écrit (p. 2) : « une plus grande proportion de fraudeurs risquent de se faire intercepter dans le métro là où la tolérance est moins élevée. »

[162]   Mais même en supposant qu’on pouvait faire une telle extrapolation, il faudrait d’abord que les données sur la fraude au réseau de surface (autobus) soit fiables. Or, elles ne le sont pas. Voici pourquoi.

[163]   La première étude (R-P-2) a eu lieu en 1995-96 et visait à estimer les pertes de revenu causées par une perception incomplète. Des observateurs ont été déployés dans des autobus pour s'asseoir discrètement parmi les passagers en avant et observer le comportement des usagers qui montaient dans les autobus. Ils notaient le nombre de personnes qui montaient, leur méthode de paiement (comptant, ticket, carte, etc.) et s'ils correspondaient à une catégorie de personnes bénéficiant d'un tarif réduit. À la fin de la journée, ils comptaient l'argent dans la boite de perception et comparaient ce montant avec ce qui aurait dû s'y trouver si tout le monde avait bien payé son passage. Le résultat était le manque à gagner.

[164]   Mais il y avait une faiblesse majeure dans cette méthodologie : les chauffeurs des autobus sous observation ont reçu l'instruction de ne pas intervenir auprès des usagers. Cette information ne ressort pas clairement du rapport de 1996 (R-P-2, p. 4). Mais dans le rapport d’octobre 2001 (R-P-5), Victor Tremblay a été clair et transparent (p. 2) :

[...] Les taux de fraude estimés lors de l’enquête de 1995 ont été mesurés sous la consigne générale demandant aux chauffeurs participants aux enquêtes de ne pas intervenir auprès des usagers fraudeurs; on peut donc interpréter les manque-à-gagner résultants comme des estimations brutes découlant de fraude, sans correction pour les sommes récupérées grâce à l’intervention ponctuelle des chauffeurs.

 

[soulignements ajoutés]

 

[165]   En d'autres mots, les chauffeurs ont reçu l'instruction de ne rien dire et ne rien faire si l'usager ne payait pas le bon montant ou ne payait pas du tout, ou s’il utilisait une correspondance échue ou un tarif réduit auquel il n'avait manifestement pas droit. Autrement dit, les chauffeurs ont reçu l'instruction de ne pas faire leur travail au niveau de la perception. Par conséquent, on peut aussi bien interpréter les résultats de cette étude comme démontrant que lorsque les usagers sont complètement laissés à eux-mêmes, sans contrôle du chauffeur, ils vont néanmoins acquitter le prix du passage dans 94% des cas! Mais la perte encourue quand les chauffeurs font correctement leur travail, on ne peut pas la connaître avec cette étude.

[166]   En résumé, l’estimé de la fraude sur le réseau de surface en 1996 était vicié en partant. L’extrapolation de cet estimé au réseau du métro était encore viciée et a réduit davantage la fiabilité de l’estimé. Mais ce n’est pas tout. Pour arriver à la « perte totale » entre 8,8 et 10,4 millions $ par année, on a ajouté un autre montant entre 2,7 et 4,4 millions $ en raison d’une nouvelle étude effectuée en 2001.

[167]   Cette fois-ci, l'étude visait le métro et tentait d'estimer le manque à gagner dû aux absences des changeurs de leur poste de travail. En visionnant les enregistrements vidéo faits par les caméras devant des loges de changeurs, des commis ont calculé le pourcentage du temps où les changeurs n'étaient pas à leur poste. En extrapolant ces données, M. Tremblay a estimé un manque à gagner entre 2,7 et 4,4 millions $ par année dans le métro.

[168]   Le problème avec la méthodologie dans cette deuxième étude est le fait qu'il repose sur la présomption que lorsque le changeur est absent, les utilisateurs de tickets en lisière ne vont pas payer. Le chiffre de 2,7 M$ est basé sur l’hypothèse que 25% des gens ne vont pas payer. Le chiffre de 4,4 M$ est basé sur l’hypothèse que 100% des gens ne vont pas payer. Mais il ne s’agit que d’hypothèses sans fondement scientifique. Et on présume la malhonnêteté des gens. M. Tremblay a reconnu que cette étude aurait pu être meilleure, mais, a-t-il dit, il y avait des contraintes de temps imposées dans son mandat et « il fallait produire quelque chose dans un court laps de temps. »

[169]   Au delà des problèmes de méthodologie, il y a, selon le Tribunal, un sérieux problème avec l'utilisation par la STM des ces deux rapports dans le cadre de la présente requête. C'est le fait que les deux études ont estimé le manque à gagner causé non pas par les usagers, mais par les employés de la STM qui ne font pas leur travail! La première étude a estimé ce qui arrive quand les chauffeurs d’autobus ne font pas leur travail de perception. La deuxième étude a estimé ce qui arrive quand les changeurs du métro ne font pas leur travail. Et au lieu de sévir contre les chauffeurs et changeurs qui ne font pas leur travail, la STM utilise ces données pour blâmer les usagers et justifier des méthodes plus répressives contre eux.

[170]    Par conséquent, la « fraude » invoquée par la STM pour justifier les articles 6 et 9 de son Règlement est essentiellement une perte d'argent causée par l'incurie de ses propres employés — quand ce n'est pas carrément des vols commis par ses employés!

[171]   Le Tribunal en tire la conclusion que le projet de contrôles a posteriori avait comme principal objectif d'enlever le travail de contrôle des mains des chauffeurs et des changeurs en qui la STM avait perdu confiance, et de le mettre entre les mains d'agents-inspecteurs qui feraient des interpellations aléatoires des usagers.

[172]   Le système de transport en commun représente un service essentiel pour le public. Lutter contre la fraude représente, selon le Tribunal, un objectif important. Mais la preuve n’a pas été faite que la pérennité du service de transport en commun était menacée par la fraude. La preuve n’a pas été faite que la fraude est plus importante aujourd’hui qu’autrefois, ni que les gens sont moins honnêtes qu’autrefois.

[173]   De plus, il faut distinguer les dispositions en litige de celles qui ont été sauvegardées par l'article premier dans R. c. Hufsky, et R. c. Ladouceur. Dans ces deux cas, la Cour suprême a déclaré que la disposition d'une loi provinciale permettant l'interception au hasard de véhicules automobiles (afin de vérifier l'état du conducteur, son permis de conduire etc.) portait atteinte à la garantie de l'article 9 de la Charte contre la détention arbitraire. Mais la Cour a décidé que ces dispositions étaient sauvegardées par l'article premier en raison des décès et blessures qualifiés de « carnage sur les routes ». C'est le terme utilisé par le juge Cory dans son opinion majoritaire dans Ladouceur (p. 1279-1280) :

    On ne peut sérieusement douter que la mesure législative en question répond à une préoccupation urgente et réelle. Les statistiques projettent une image déprimante des décès et des blessures qui résultent de la conduite de véhicules automobiles sur les rues et les routes du pays. Les éléments de preuve déposés démontrent de façon frappante à quel point la préoccupation est urgente et réelle.

    Il en ressort que, de 1980 à 1984, le nombre d'accidents rapportés en Ontario est passé d'environ 182 000 à près de 200 000. Ces accidents ont entraîné le décès de plus de 1 000 personnes et ont causé des blessures à plus de 90 000 autres au cours de chacune de ces années. En 1984 seulement, on évalue le montant des dommages causés aux biens à près de 500 millions de dollars  (Ontario Motor Vehicle Accident Facts: 1980, 1982, 1982, 1983 et 1984). Ces extraits soulignent les risques de décès, de blessures et de dommages matériels qui sont associés à la conduite des automobiles. Il est normal que le gouvernement prenne des mesures pour empêcher ou du moins réduire ce carnage sur nos routes. Des lois et des règlements adéquats sont nécessaires pour régir le privilège de la conduite automobile sur les voies publiques.

[soulignements ajoutés]

[174]   Les dispositions en litige dans Hufsky et Ladouceur se trouvaient donc dans un contexte très différent de celui de la présente requête. En l’espèce, il n’y a aucune preuve, ni même une allégation, que les articles 6 et 9 du Règlement R-105 répondent à un problème de sécurité publique. Il n'y a pas de quoi s'étonner, car les usagers du transport en commun ne créent pas de risques pour la sécurité publique comme le peuvent les conducteurs d'automobiles.

[175]   Puisque les articles 6 et 9 visent à lutter contre la fraude dans le système de transport en commun, le Tribunal est d’avis qu’ils œuvrent vers un objectif important, certes, mais cet objectif est-il suffisamment important pour justifier la suppression des droits constitutionnels d’individus dans une société libre et démocratique ? La preuve n’a pas été faite selon la norme d’un degré très élevé de probabilité, ni même sur la balance des probabilités tout court.

[176]   Par conséquent, la STM ne s’est pas déchargée de son fardeau de preuve du premier critère fondamental. Cela est suffisant pour décider du sort de la requête. Mais puisque le deuxième critère a fait l’objet d’un débat complet par les parties, le Tribunal se penchera aussi sur l’examen du deuxième critère fondamental.

2.         Moyens raisonnables dont la justification peut se démontrer

[177]   Si une règle de droit restreint des droits constitutionnels en raison d’un objectif urgent et réel, il incombe alors de vérifier « que les moyens choisis sont raisonnables et que leur justification peut se démontrer » (Oakes, p. 139). Lors de l’analyse de ce deuxième critère, le Tribunal doit faire preuve d’une « grande retenue » envers le législateur dans l’approche qu’il aura choisi : Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Whatcott,  2013 CSC 11, par. 78. Une plus grande retenue est d’ailleurs de mise en présence « d’une mesure réglementaire complexe visant à remédier un problème social » (Hutterian, par. 37).

[178]   La STM gère un système de transport en commun vaste et complexe. Les mesures qu’elle adopte pour réglementer l’utilisation de ses services méritent une grande déférence de la part du Tribunal.

[179]   Selon l’arrêt Oakes, le critère des « moyens raisonnables dont la justification peut se démontrer » comporte trois éléments importants: (1) les mesures doivent être soigneusement conçues pour atteindre l'objectif, (2) le moyen doit porter le moins possible atteinte au droit ou à la liberté en question, et (3) il doit y avoir proportionnalité entre les effets des mesures et l'objectif :

70.   En deuxième lieu, dès qu'il est reconnu qu'un objectif est suffisamment important, la partie qui invoque l'article premier doit alors démontrer que les moyens choisis sont raisonnables et que leur justification peut se démontrer. Cela nécessite l'application d'"une sorte de critère de proportionnalité" : R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, à la p. 352. Même si la nature du critère de proportionnalité pourra varier selon les circonstances, les tribunaux devront, dans chaque cas, soupeser les intérêts de la société et ceux de particuliers et de groupes. À mon avis, un critère de proportionnalité comporte trois éléments importants. Premièrement, les mesures adoptées doivent être soigneusement conçues pour atteindre l'objectif en question. Elles ne doivent être ni arbitraires, ni inéquitables, ni fondées sur des considérations irrationnelles. Bref, elles doivent avoir un lien rationnel avec l'objectif en question. Deuxièmement, même à supposer qu'il y ait un tel lien rationnel, le moyen choisi doit être de nature à porter "le moins possible" atteinte au droit ou à la liberté en question: R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, à la p. 352. Troisièmement, il doit y avoir proportionnalité entre les effets des mesures restreignant un droit ou une liberté garantis par la Charte et l'objectif reconnu comme "suffisamment important".

 

[soulignements ajoutés]

a)         Soigneusement conçues (lien rationnel)

[180]   Pour satisfaire son obligation de prouver ce premier élément, la STM a le fardeau de démontrer selon la prépondérance des probabilités l’existence d’un « lien rationnel entre l’objectif poursuivi par le législateur et la restriction que la loi impose au droit en cause. » (R. c. Appulonappa, 2015 CSC 59, par. 80). Pour ce faire, la STM doit « établir un lien causal, fondé sur la raison ou la logique » entre l’objectif et le règlement (RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 RCS 199, par. 153). Il suffit à cette étape de démontrer que « la restriction peut contribuer à la réalisation de l'objectif, et non qu'elle y contribuera effectivement. » (Hutterian, par. 48).

[181]   La STM impose aux usagers l’obligation de prouver qu’ils ont acquitté leur droit de passage, portant atteinte à leur droit à la présomption d’innocence, et de permettre à un préposé de vérifier la conformité de leur titre, portant atteinte à leur droit contre la détention arbitraire. Ces deux atteintes aux droits individuels peuvent contribuer à la réalisation de l’objectif de la STM de contrer la fraude. Il est raisonnable de conclure que la STM pourra appréhender des fraudeurs plus aisément en ayant recours à l’article 9 du Règlement.

[182]   Il y a donc un lien rationnel entre l’objectif de contrer la fraude de la STM et l’article attentatoire aux droits des utilisateurs.

b)        Atteinte minimale au droit ou à la liberté en question

[183]   Alors que la première partie de l’étape de la proportionnalité « vise à empêcher l’imposition arbitraire de restrictions aux droits » (Hutterian, par. 48), la deuxième partie cherche à vérifier qu’il n’existe pas « un autre moyen moins attentatoire d’atteindre l’objectif de façon réelle et substantielle. » (Hutterian, par. 55). L’analyse que doit faire le Tribunal à cette étape ne doit pas être trop exigeante envers le législateur (RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, p. 342-3):

Si la loi se situe à l'intérieur d'une gamme de mesures raisonnables, les tribunaux ne concluront pas qu'elle a une portée trop générale simplement parce qu'ils peuvent envisager une solution de rechange qui pourrait être mieux adaptée à l'objectif et à la violation.

[184]   La Cour suprême a réaffirmé l’importance de ne pas rejeter un moyen privilégié par le législateur pour atteindre un objectif urgent et réel, si ce moyen est jugé raisonnable, dans Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Whatcott, 2012 CSC 11, par. 101 et Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, par. 102.

[185]   Selon le Tribunal, malgré la déférence qu’il doit à la STM, les articles 6 et 9 du Règlement ne présentent pas une atteinte minimale aux droits des usagers.

[186]   Les mesures adoptées par la STM punissent indistinctement les gens malhonnêtes et les gens honnêtes. En l’espèce, les trois défendeurs-requérants avaient bel et bien acquitté leur droit de passage ― un fait admis par la STM. Ils sont donc les « dommages collatéraux » du nouveau système. Les articles 6 et 9 du Règlement ont donc comme effet de punir des utilisateurs honnêtes (qui contribuent au bon fonctionnement de la STM) au même titre que les fraudeurs.

[187]   En ce qui concerne la présomption d’innocence, il y avait des alternatives au régime choisi par la STM qui auraient porté moins atteinte à ce droit. Il aurait été possible de créer une présomption réfutable au lieu d’une présomption irréfragable. Il aurait été possible de laisser aux usagers la possibilité de se défendre en cour en faisant la preuve qu’ils avaient bel et bien payé leur passage.

[188]   En ce qui concerne la détention arbitraire, il y avait aussi des alternatives qui auraient porté moins atteinte à ce droit. Un système de contrôle existait déjà pour limiter la fraude, soit le contrôle à l’entrée. Il portait beaucoup moins atteinte aux droits garantis par la Charte et il ne punissait pas les gens honnêtes.

[189]   Selon la preuve présentée par la STM, celle-ci gère un système « fermé », c'est-à-dire que l'accès au réseau est contrôlé à tous les points d'entrée, soit par des tourniquets, soit par les changeurs ou les conducteurs d'autobus. C'est très différent d'un système fondé sur l'honneur où il n'y a aucun contrôle aux points d'entrée. Il existe certains réseaux de transport où il n'y aucun contrôle à l'entrée et où le système de perception est entièrement fondé sur l'honneur. Mais la STM n'est pas un de ceux-là. Malgré les modifications apportées à son règlement, la STM a choisi de maintenir le caractère fermé de son système. Elle maintient le contrôle effectué par le chauffeur d'autobus à l'entrée des autobus et elle conserve les tourniquets à l'entrée des stations de métro. D'ailleurs, le Règlement R-105 définit le « zone de contrôle » où les articles 6 et 9 s'appliquent en fonction des « tourniquets » (voir l'art. 1(o) du Règlement).

[190]   Ce système « fermé » de la STM est également très différent de la situation des automobilistes sur les routes où le nombre de points d'entrée est sans limite. Le problème de sécurité sur les routes invoqué par la Cour suprême dans Hufsky et Ladouceur ne pouvait pas faire l'objet d'un contrôle aux points d'entrée, parce que n'importe qui peut entrer n'importe quand et n'importe où sur le réseau routier avec son véhicule à moteur. Il n'y a pas d'autre moyen que l'interception des véhicules après leur entrée au réseau routier pour vérifier si les conducteurs d’automobiles sont détenteurs d’un permis de conduire.

[191]   Mais un système avec contrôle à l’entrée rend non-essentiel le contrôle aléatoire des usagers. Le contrôle a posteriori est redondant. Un contrôle plus juste de leur paiement peut être effectué au moment où ils accèdent au réseau. La preuve démontre que le manque à gagner est surtout causé par des employés qui volent ou qui ne font pas leur travail de perception. C’est donc vers les employés que la STM devrait orienter ses mesures correctives.

[192]   Or, la preuve démontre que les dirigeants de la STM voulaient réduire sinon éliminer les changeurs du métro pour les remplacer par des machines distributrices. C’est un objectif qui a été donné à Micheline Dubé comme un point de départ — un incontournable — dans son mandat d’élaborer des systèmes de perception (R-P-1). On ne semble même pas lui avoir donné l’option d’élaborer des systèmes de perception impliquant la conservation des changeurs — et encore moins l’amélioration de leur travail. Il est donc clair que la mobilisation des changeurs pour qu’ils fassent leur travail n’a pas été considéré sérieusement comme une option en l’an 2000. Malgré une ligne dans le rapport R-P-1 (à la p. 10) qui inclut la mobilisation des chauffeurs et des changeurs dans une « perception de qualité » parmi les objectifs du projet, l’ensemble du rapport confirme ce que Micheline Dubé a dit dans son témoignage concernant le désir de la direction de la STM de réduire sinon éliminer les changeurs du métro. Trois paragraphes de la page 19 sont très convaincants à ce sujet. Ils annoncent subtilement mais clairement « l’indisponibilité des loges pour la vente de titres » :

Comme mentionné, les systèmes de vente doivent être adaptés pour supporter les orientations en matière de perception. Puisqu’une preuve de paiement est exigée, il est essentiel que le client soit en mesure de se procurer un titre dans le métro, en tout temps. Compte tenu de facteurs impondérables, il se peut que certaines loges ne soient pas disponibles pour la vente.

Au niveau des équipements de perception, la programmation des lecteurs de carte d’abonnement pour accepter un passage au crédit, et la perception du paiement exact avec émission de la preuve de paiement réduisent l’impact de l’indisponibilité des loges pour la vente de titres.

Ainsi seuls les clients qui n’ont pas la carte de la période précédente ou le montant exact du passage, seront touchés par l’indisponibilité de la vente. Par contre il faut noter que la mise en opération du SIVL (Système Intégré de vente en loge) aura pour effet de réduire considérablement l’indisponibilité du changeur dû aux opérations de vérification et conciliation de l’actuel bon adapté. Dans ce contexte il faudra évaluer dans quelle mesure il serait avantageux, pour assurer la disponibilité des titres en tout temps, de prévoir des distributeurs automatiques de titres dans les stations. L’évaluation du bien-fondé d’équiper les stations de distributeurs automatiques de titre (DAT) sera réalisée au cours de la prochaine étape.

[soulignements ajoutés]

[193]   Selon la STM, un meilleur contrôle à l'entrée est déraisonnable et ne peut pas servir de point de comparaison dans l’analyse de la proportionnalité des articles 6 et 9. La vérification systématique des titres de transport, notamment des titres à tarif réduit, imposerait des délais majeurs et déraisonnables dans le traitement des preuves de paiement des utilisateurs à l’entrée des deux types de réseaux. Le contrôle a posteriori s’avèrerait donc nécessaire pour diminuer la fraude envers le système de transport et pour maintenir l’efficacité du service de transport offert par la STM. 

[194]   Avec égards, le Tribunal ne peut accepter ce raisonnement. En effet, la méthode de contrôle a posteriori adoptée par la STM s’écarte des méthodes privilégiées par les autres villes qui ont servi de modèles dans l’élaboration de cette réforme.

[195]   Selon son rapport sur le remplacement et l’amélioration de son système de perception (RP-1), la STM s’est inspirée des systèmes de transport des villes de Washington, New York et Chicago (p. 17-19). La STM note que « le système de perception en usage chez [les] trois transporteurs [de Washington, New York et Chicago] ne prévoit pas un contrôle a posteriori de l’entrée ; ainsi la notion de preuve de paiement requise en tout temps ne fait pas partie de la définition de leur système » (p. 17).

[196]   Si ces villes qui ont inspiré la réforme du système de perception de la STM, ainsi que les villes de Longueuil et Québec, peuvent contrer la fraude sans avoir recours à un système de contrôle a posteriori, un système fermé sans contrôle a posteriori peut constituer une alternative raisonnable à l’approche proposée par la STM. En somme, la STM aurait pu exiger que ses changeurs et chauffeurs fassent leur devoir en matière de perception.

[197]   En raison de l’existence d’alternatives raisonnables pour contrôler la fraude, la STM n’a pas démontré que les articles 6 et 9 du Règlement portent une atteinte minimale aux droits prévus à l’article 9 et à l’al. 11d) de la Charte.

c)         Proportionnalité entre les effets et l'objectif

[198]   Le Règlement ne répond pas non plus à l’exigence de proportionnalité.

[199]   Les effets des violations de la Charte causées par les articles 6 et 9 du Règlement sont les suivants : (1) condamner des personnes n’ayant rien fait de mal ; (2) les assujettir à la même peine que les véritables fraudeurs après leur avoir enlevé toute possibilité de se défendre de l’accusation ; (3) assujettir les usagers du transport public à la crainte constante d’être accostés par un agent en uniforme qui exige un papier, faute de quoi ils seront amenés dans un local pour répondre à des questions. Cette idée est anathème pour une société libre et démocratique.

[200]   Puisque les articles 6 et 9 du Règlement R-105 rendent automatique la condamnation de toute personne qui paie son passage mais qui jette ou perd son ticket, on peut considérer la peine minimale comme un des effets des violations de la Charte. Il y a donc lieu de se demander si cette peine est proportionnelle avec l’objectif.

[201]   Dans la détermination de la peine, l’art. 718.1 C.cr. définit le principe de la proportionnalité de la manière suivante : « La peine est proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant. »

[202]   Dans R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13, la Cour suprême a qualifié la proportionnalité de la peine comme un principe de justice fondamentale au sens de l’art. 7 de la Charte et prend en considération la culpabilité morale du délinquant :

[36]    Le Code criminel énumère ensuite un certain nombre de principes pour guider les juges dans la détermination de la peine.  Le principe fondamental de détermination de la peine exige que la peine soit proportionnelle à la fois à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant.  Comme notre Cour l’a déjà affirmé, ce principe ne découle pas des modifications apportées au Code en 1996; il s’agit depuis longtemps d’un précepte central de la détermination de la peine (voir notamment R. c. Wilmott (1966), 58 D.L.R. (2d) 33 (C.A. Ont.), et, plus récemment, R. c. Solowan, 2008 CSC 62, [2008] 3 R.C.S. 309, par. 12, et R. c. Nasogaluak, 2010 CSC 6, [2010] 1 R.C.S. 206, par. 40-42).  Ce principe possède aussi une dimension constitutionnelle, puisque l’art. 12 de la Charte canadienne des droits et libertés interdit l’infliction d’une peine qui serait exagérément disproportionnée au point de ne pas être compatible avec le principe de la dignité humaine propre à la société canadienne.  Dans le même ordre d’idées, on peut décrire à juste titre la proportionnalité de la peine comme un principe de justice fondamentale au sens de l’art. 7 de la Charte .

 

[37]     Le principe fondamental de la détermination de la peine — la proportionnalité — est intimement lié à son objectif essentiel — le maintien d’une société juste, paisible et sûre par l’imposition de sanctions justes.  Quel que soit le poids qu’un juge souhaite accorder aux différents objectifs et aux autres principes énoncés dans le Code, la peine qu’il inflige doit respecter le principe fondamental de proportionnalité.  La proportionnalité représente la condition sine qua non d’une sanction juste.  Premièrement, la reconnaissance de ce principe garantit que la peine reflète la gravité de l’infraction et crée ainsi un lien étroit avec l’objectif de dénonciation.  La proportionnalité favorise ainsi la justice envers les victimes et assure la confiance du public dans le système de justice.  La juge Wilson a exprimé ce principe de la manière suivante dans ses motifs concordants, dans le Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486, p. 533 :

 

Il est essentiel, dans toute théorie des peines, que la sentence imposée ait un certain rapport avec l’infraction. Il faut que la sentence soit appropriée et proportionnelle à la gravité de l’infraction. Ce n’est que dans ce cas que le public peut être convaincu que le contrevenant « méritait » la punition qui lui a été infligée et avoir confiance dans l’équité et la rationalité du système.

 

Deuxièmement, le principe de proportionnalité garantit que la peine n’excède pas ce qui est approprié compte tenu de la culpabilité morale du délinquant.  En ce sens, il joue un rôle restrictif et assure la justice de la peine envers le délinquant.  En droit pénal canadien, une sanction juste prend en compte les deux optiques de la proportionnalité et n’en privilégie aucune par rapport à l’autre.

 

[soulignements ajoutés]

 

[203]   Dès le début de son opinion majoritaire dans Renvoi : Motor Vehicle Act, le juge Lamer écrit que « Une loi qui permet de déclarer coupable une personne qui n'a véritablement rien fait de mal viole les principes de justice fondamentale ».

[204]   La juge Wilson a ajouté (au par. 129) que la peine doit être proportionnelle à la gravité de l’infraction :

Il est essentiel, dans toute théorie des peines, que la sentence imposée ait un certain rapport avec l'infraction. Il faut que la sentence soit appropriée et proportionnelle à la gravité de l'infraction. Ce n'est que dans ce cas que le public peut être convaincu que le contrevenant "méritait" la punition qui lui a été infligée et avoir confiance dans l'équité et la rationalité du système.

[soulignements ajoutés]

[205]   Même si la juge Wilson ne s’exprimait que pour elle même dans Renvoi : Motor Vehicle Act, on constate que cette partie de son opinion a été plus tard adoptée par la majorité de la Cour suprême dans Ipeelee.

[206]   La notion de proportionnalité présuppose que la peine est proportionnelle à la faute commise. Or, le Règlement ne fait aucune nuance et punit avec la même sévérité sans tenir compte du degré de la faute. La peine pour celui qui paie son passage, mais qui a jeté ou perdu son billet, est la même que pour celui qui ne paie pas du tout (art. 62). 

[207]   Il aurait été possible pour la STM d’adopter un règlement plus nuancé qui tient compte des degrés de faute différents. Pour trouver des exemples où d’autres rédacteurs de législation l’ont fait, on n’a qu’à regarder ce que le législateur québécois a fait dans le Code de la sécurité routière (RLRQ, c. C-24.2) et la Loi sur l’assurance automobile (RLRQ, c. A-25) :

         Permis de conduire

Infraction

Amende

Articles du C.s.r.

Conduire alors que son permis est révoqué en raison d’une condamnation criminelle

1500$ à 3000$

105 et 144

Conduire alors que son permis est révoqué en raison de points d’inaptitude

600$ à 2000$

105 et 143.1

Conduire sans être titulaire d’un permis de conduire

300$ à 600$

65 et 141

Refuser de remettre le permis à un agent de la paix

100$ à 200$

102 et 139

Ne pas avoir avec soi le permis

30$ à 60$

97 et 137

 

Immatriculation

Infraction

Amende

Articles du C.s.r.

Ne pas immatriculer son véhicule

300$ à 600$

6 et 58

Refuser de remettre le certificat d’immatriculation à un agent de la paix

100$ à 200$

36 et 53

Ne pas avoir avec soi le certificat d’immatriculation

30$ à 60$

35 et 49

 

Assurance

Infraction

Amende

Articles de loi

Ne pas assurer son véhicule ou conduire un véhicule non assuré

325$ à 2800$

84, 186 et 187 L.a.a.

 

Refuser de remettre l’attestation d’assurance à un agent de la paix

100$ à 200$

36 et 53 C.s.r .

Ne pas avoir avec soi l’attestation d’assurance

30$ à 60$

35 et 49 C.s.r.

 

[208]   On voit donc qu’en matière de conduite automobile, la loi prévoit des amendes bien inférieures pour les conducteurs qui, par mégarde, n’ont pas leurs documents avec eux, que pour les personnes qui ne paient pas du tout les sommes dues pour renouveler leur immatriculation, assurance et permis de conduire et qui décident néanmoins de conduire. Cette façon de varier les peines incite au respect de la loi, car elle tient compte du degré de faute des différentes personnes.

[209]   Le règlement de la STM ne contient aucune nuance de la sorte et traite de la même façon celui qui a payé son passage et celui qui a sauté le tourniquet pour ne pas payer. La conséquence pour une personne honnête n’est pas proportionnelle avec son degré de faute.

[210]   La STM aurait pu adopter un règlement nuancé qui tient compte des différents degrés de faute. Elle aurait pu prévoir des amendes minimales moins élevées pour les gens qui n’ont pas commis d’autre faute que celle de n’avoir pas conservé leur titre de transport. Elle aurait pu adopter un règlement qui n’a pas de peine minimale pour cette infraction, comme c’est le cas dans le Transit By-law de Calgary mentionné dans R. v. Leitch, ou à tout le moins donner une discrétion au juge devant qui un défendeur comparaît. La STM aurait pu aussi prévoir des alternatives à l’accusation pénale. Par exemple, la STM aurait pu prévoir que la personne incapable de produire son titre de transport devra quitter la « zone de contrôle » d’une station de métro (ou descendre de l’autobus) et payer à nouveau avant de pouvoir rentrer dans le métro (ou remonter dans un autobus).

[211]   Le Règlement actuel fait en sorte que les gens honnêtes qui n’essayent pas de frauder la STM sont traités de la même manière que les fraudeurs. Il n’est donc pas surprenant que certains des défendeurs aient dit s’être sentis traités comme des fraudeurs.

[212]   Le Règlement actuel punit des gens honnêtes qui deviennent des « dommages collatéraux ». Cette situation n’existait pas lorsque le contrôle était exercé à l’entrée seulement.

[213]    Par conséquent, la preuve n’a pas été faite que les articles 6 et 9 du Règlement R-105 se conforment au troisième élément du deuxième critère, soit la proportionnalité entre les effets et l’objectif.

VII.    CONCLUSIONS

[214]   L’article 6 du Règlement R-105 porte atteinte à la présomption d’innocence garantie à l’al. 11d) de la Charte.

[215]   L’article 9 du Règlement R-105 porte atteinte à la protection contre la détention arbitraire prévue à l’article 9 de la Charte.

[216]   Les articles 6 et 9 du Règlement R-105 ne sont pas sauvegardés par l’article premier de la Charte.

 

VIIIRÉPONSES AUX QUESTIONS EN LITIGE

[217]   Les réponses aux trois questions en litige sont les suivantes :

1.   Les articles 6 et 9 du Règlement R-105 portent-ils atteinte à la présomption d’innocence garantie par l’al. 11d) et l’art. 7 de la Charte?

      Oui pour l’al. 11d). Il n’est pas nécessaire de répondre relativement à l’art. 7.

2.   L’article 9 du Règlement R-105 porte-t-il atteinte à la protection contre la détention arbitraire garantie par l’art. 9 de la Charte ?

      Oui.

3.   Si la réponse est oui à la question 1 ou 2, les articles 6 et 9 du Règlement R-105 sont-ils sauvegardés par l’article premier de la Charte ?

      Non.

 

IX.    DISPOSITIF

[218]   Pour ces motifs, le Tribunal accueille la requête et déclare les articles 6 et 9 du Règlement R-105 inconstitutionnels et inopérants envers les défendeurs.

[219]   En application de l’al. 184(8) du Code de procédure pénale, le Tribunal ordonne le rejet des chefs d’accusation dans les trois dossiers.

 

 

 

 

 

 

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RANDALL RICHMOND, j.c.m.m.

                                                                                     

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