Décision

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St-Laurent c. Société en commandite 2083-2085/2101-2117 St-Timothée

2022 QCTAL 34771

 

 

TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU LOGEMENT

Bureau dE Montréal

 

No dossier :

606314 31 20220112 X

No demande :

3759912

 

 

Date :

17 février 2023

Devant le juge administratif :

Luk Dufort

 

Maude Annie St-Laurent

 

Locataire - Partie demanderesse

c.

Société en commandite

2083-2085 / 2101-2117 St-Timothée

 

Locatrice - Partie défenderesse

 

D É C I S I O N

 

 

[1]         Le 28 décembre 2022, la locataire présente une demande en rectification de la décision en vertu de l’article 88 de la Loi sur le Tribunal administratif du logement faite par la locataire.

[2]         La locataire allègue que le Tribunal a omis de prévoir une conclusion afin de condamner la locatrice à la somme de 2 556 $.

[3]         Dans sa demande en rectification, la locataire indique :

3. Le paragraphe 63 de la décision fait état de la réclamation de la locataire de 5 672,38$ en dommages-intérêts matériels, dont le juge administratif a volontairement soustrait la somme de 2 556$ en ajoutant une note de bas de page portant le numéro 8;

4. La note de bas de page 8 indique ce qui suit :

« En soustrayant les frais de déménagement et les loyers des mois de juillet et août 2022 qui ont été accordés dans la section entente du présent jugement. »

5. Or, la section entente de la décision, aux paragraphes 38 à 42, ne mentionne pas les loyers du mois de juillet et août 2022, soit la somme de 2 556$;

6. Il n’y a également pas de conclusion à cet égard;

7. La note de bas de page 8 est sans équivoque au fait que les loyers des mois de juillet août 2022 ont été accordés par la décision en question;

8. La décision est manifestement entachée d’une erreur matérielle ou d’écriture;»

[4]         Il y a effectivement lieu de rectifier la décision en vertu de l’article 88 de la Loi sur le Tribunal administratif du logement.

[5]         Le Tribunal a effectivement conclu que la locataire avait droit au remboursement de la somme de 2 556 $, mais a omis d’expliquer le motif dans le corps du jugement et de prévoir une conclusion.


[6]         Il y a donc lieu de modifier le jugement afin d’ajouter le paragraphe suivant :

«41.1 : L’entente prévoit également que la locatrice assumera la différence entre le loyer actuel et le logement temporaire. La locataire a donc versé son loyer directement à la locatrice qui a assumé directement le loyer du logement temporaire jusqu’au mois de juillet 2022. Sans raison valable, la locatrice à ce moment a décidé d’arrêter de payer le loyer temporaire qui a été assumé par la locataire pour le mois de juillet et août 2022 afin d’éviter de se retrouver sans logis. À la suite de l’ordonnance de sauvegarde, la locatrice a recommencé à assumer le loyer du logement temporaire. Il y a donc lieu de rembourser à la locataire les loyers du mois de juillet et août 2022. La locatrice sera donc condamnée à la somme de 2 556 $.»

[7]         La conclusion suivante sera également ajoutée :

«CONDAMNE la locatrice à payer à la locataire la somme de 2 556$»

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[8]         RECTIFIE la décision rendue le 1er décembre 2022 comme suit :

DÉCISION RECTIFIÉE

Demande et contexte procédural

[1] Dans le cadre d’une requête introduite le 12 janvier 2022, la locataire demande une somme de 2 500 $ en dommages moraux, d’ordonner à la locatrice de rendre son logement propre à l’habitation, ainsi que l’homologation d’une transaction intervenue entre les parties.

[2] Au printemps 2021, une transaction a été conclue entre les parties à l’effet que la locataire évacuait le logement afin de permettre à la locatrice d’effectuer des travaux majeurs[1].

[3] Les faits saillants de cette entente sont les suivants :

« - La locataire est évacuée de son logement à compter du 31 mars 2021 et recevra une indemnité de 2 127 $, en plus des frais de déménagement et de rebranchement, jusqu’à concurrence de 2 000 $;

- L’évacuation est prévue pour une période d’environ trois mois;

- […] La locatrice assumera pendant la période d’évacuation la différence entre le loyer actuel et le logement temporaire; »

[4] Le 17 juin 2022, une première audience est tenue dans le dossier. Une demande de remise est présentée par la locatrice au motif que son représentant, Joseph Shaffer, n’est pas disponible et que l’avocate de la locatrice a reçu certaines pièces quelques jours seulement avant l’audition. Cette demande de remise est refusée par le Tribunal, mais celui-ci détermine qu’une autre audience pourra être planifiée afin de permettre au représentant de la locatrice de témoigner.

[5] À la suite du refus opposé à la demande de remise de la locatrice, celle-ci présente une requête en irrecevabilité, au motif que le Tribunal n’aurait pas la compétence juridictionnelle, puisque les travaux nécessaires afin de respecter l’ordonnance de rendre le logement propre à l’habitation s’élèvent à la somme de 98 224,14 $.

[6] Après avoir entendu la requête, le Tribunal indique qu’il se prononcera sur sa compétence juridictionnelle dans son jugement sur le fond et qu’il entendrait immédiatement la preuve dans cette affaire.

[7] Le 2 août 2022, un amendement est produit par la locataire afin de modifier la requête. La demande en dommages moraux passe de 2 500 $ à 8 000 $ et les conclusions suivantes sont ajoutées :

« -CONDAMNER la partie défenderesse au paiement de la somme de 15 000 $ à titre de dommages-intérêts punitifs;

-CONDAMNER la partie défenderesse au paiement de la somme de 6 164 $ à titre de dommages-intérêts matériels;

-ORDONNER à la locatrice de maintenir et de fournir à la locataire un logement temporaire en vertu de l'entente signée entre les parties et tant et aussi longtemps que le logement demeure impropre à l'habitation;

-AUTORISER la locataire à déposer son loyer auprès du Tribunal administratif du logement. »

[8] Une nouvelle audience est prévue le 18 août 2022. Une demande de remise est présentée par la locatrice en raison de l’état de santé de son mandataire, Joseph Shaffer, dont le témoignage est indispensable selon l’avocate de la locatrice à ce moment, puisqu’il s’agit de la seule personne qui peut témoigner en sa faveur.

[9] La demande de remise est accueillie, mais il est convenu de procéder sur la demande d’ordonnance de sauvegarde de la locataire et de verser la preuve présentée dans le cadre de cette demande dans le dossier au fond.

[10] Lors de la contestation de l’ordonnance de sauvegarde, la locatrice informe le Tribunal que l’ordonnance liée à la demande de réintégration du logement ne peut être appliquée, car le logement a été reloué le 12 janvier 2022 à M. Frédéric Lavigne. Un bail incomplet[2] est produit par la locatrice, qui ne retrouvera pas de copie complète de ce dernier. Il est impossible de déterminer la période du bail, mais celui-ci est signé en date du 12 janvier 2022.

[11] Une ordonnance de sauvegarde est émise par le Tribunal afin que la locatrice recommence à assumer le loyer du logement temporaire pour la locataire.

[12] Un nouvel amendement est produit au dossier afin de modifier le montant des dommages moraux (10 000 $), dommages punitifs (30 000 $) et les dommages matériels (8 720 $). La locataire demande également que lui soient remises les clés de son logement, ou que l’autorisation de changer la serrure lui soit accordée.

[13] Une dernière audience a eu lieu le 28 septembre 2022, sans la présence de M. Shaffer. La locatrice annonce alors qu’elle ne conteste plus la compétence juridictionnelle du Tribunal.

Questions en litige

1-      Est-ce qu’une entente est intervenue entre les parties devant être homologuée?

2-      Est-ce que la locataire a droit à la réintégration de son logement ou celui-ci a été reloué à un tiers?

3-      Est-ce que la locataire a droit à des dommages moraux et matériels?

4-      Est-ce que la locataire a été victime de harcèlement lui donnant droit à des dommages punitifs en vertu de l’article 1902 C.c.Q.?

Preuve de la locataire

[14] En appui à sa demande, la locataire déclare habiter le logement depuis juillet 2014. Elle témoigne être très proche de ses voisins, lesquels participent activement à sa vie sociale.

[15] Elle commence à éprouver des difficultés le 3 mai 2019, lorsque des infiltrations d’eau apparaissent dans le toit, se répercutant dans son appartement. En janvier 2020, l’eau coule dans son entrée plus fréquemment.

[16] Le dossier 532505 est alors ouvert à la Régie du logement[3]. Le toit est finalement réparé le 4 septembre 2021.

[17] Une entente intervient avec la locatrice en mars 2021 afin que les travaux de réparation soient exécutés dans son logement.

[18] Elle déménage alors temporairement au 1570, rue St-Timothée. Elle continue à payer son loyer à la locatrice, mais cette dernière est signataire du bail du logement temporaire et comble la différence du loyer avec celui que défraie la locataire.

[19] Elle doit entreposer certains biens auprès d’une compagnie d’entreposage pour la somme de 253 $ par mois.

[20] De plus, les animaux étant interdits dans son nouveau logement temporaire, elle doit confier sa chatte Coffee à une voisine.

[21] Alors qu’un autre de ses logements a été rénové en moins de six semaines, la locatrice n’a toujours pas débuté les travaux dans le logement de la locataire, et ce, six mois après que la locataire eut quitté le logement. Le bail du logement temporaire doit dès lors être renouvelé.

[22] Aucun suivi n’est effectué quant à une éventuelle date de retour, ce qui provoque chez la locataire des crises d’anxiété, selon son témoignage. Elle n’a pas l’impression de se retrouver « dans ses affaires », ne dispose pas d’une laveuse et d’une sécheuse et elle est incapable de faire de la peinture depuis plus d’un an.

[23] De plus, bien qu’elle puisse la visiter à l’occasion, elle trouve difficile de ne pas pouvoir vivre avec sa chatte. La relation avec ses voisins lui manque également. Il est plus compliqué, à présent, de fraterniser avec eux.

[24] Au mois de juillet 2021, la porte de son logement en rénovation est remplacée et la locataire n’a pas accès au logement.

[25] En juin 2022, la locataire ignore si la locatrice a l’intention de renouveler le bail du logement temporaire. La locataire est finalement informée, par l’entremise d’un courriel de l’avocate de la locatrice en date du 4 juillet 2022, que le bail de son logement ne sera pas renouvelé :

« Les délais pour renouveler le bail étant expirés, nous suggérons à votre cliente de prendre les dispositions nécessaires afin de se reloger. »

[26] Devant cette situation, la locataire prend elle-même les mesures afin de poursuivre sa location dans le logement temporaire pour les mois de juillet et août au montant de 1 278 $ par mois, en plus de continuer à payer un loyer à la locatrice.

[27] La locataire fait témoigner M. Tommy Lachance, qui habite depuis plusieurs années l’appartement 14, voisin de celui de la locataire. Celui-ci témoigne que des travaux de démolition ont eu lieu en juillet 2021 et que depuis, la porte du logement a été changée, ce qui ne lui permet plus d’avoir accès au logement.

[28] Il est catégorique lorsqu’il affirme que personne n’habite le logement, actuellement. Il n’a jamais entendu de bruit provenant du logement, même pas un claquement de porte.

[29] Témoignant via la plateforme Zoom, il se trouve à ce moment devant la porte-patio du logement. Il décrit le logement comme étant inhabité, des matériaux de construction se trouvant partout, les garde-robes sont vides. Il est sans équivoque, le logement est inhabité selon lui.

Preuve de la locatrice

[30] Afin de se défendre face au recours entrepris, la locatrice fait entendre Gared Boidman, employé depuis le 7 février 2022 comme gérant d’immeubles. Il n’est pas celui qui a signé le nouveau bail avec Frédéric Lavigne. Il n’a jamais rencontré M. Lavigne et n’a jamais reçu de paiement du loyer de sa part.

Analyse et décision

Le fardeau de preuve

[31] Quant aux règles de preuve, il y a lieu de rappeler que, selon les articles 2803, 2804 et 2845 du Code civil du Québec (C.c.Q.), celui qui veut faire valoir un droit doit faire la preuve des faits allégués dans sa demande, et ce, de façon prépondérante.

[32] La force probante de la preuve testimoniale est laissée à l’appréciation du Tribunal, qui, pour ce faire, évalue la crédibilité des témoignages à la lumière de la chronologie des événements, de ce qui apparaît de la motivation des parties à agir et, notamment, de la corroboration des allégations par d’autres témoignages.

[33] Par conséquent, si, par rapport à un fait essentiel, la preuve offerte n’est pas suffisamment convaincante, ou encore si la preuve est contradictoire et que le Tribunal est dans l’impossibilité de déterminer où se situe la vérité, la partie demanderesse perdra.

Compétence juridictionnelle du Tribunal administratif du logement

[34] Lors de sa plaidoirie, la locatrice retire sa requête en irrecevabilité concernant l’absence de compétence du Tribunal administratif du logement. Elle est d’avis que le Tribunal a la compétence juridictionnelle pour entendre la présente affaire.

[35] Le Tribunal aurait rejeté cette requête, puisque la locatrice n’a pas démontré que la valeur des travaux nécessaires pour rendre le logement habitable faisait en sorte que le Tribunal n’a juridiction pour entendre la présente affaire.

[36] En effet, aucun témoin n’est venu étayer la nécessité d’effectuer des travaux afin de rendre le logement propre à l’habitation. La prétention de la locatrice étant que ce dernier est habité par un nouveau locataire contribue par ailleurs à démontrer que de nombreux travaux soient nécessaires pour le rendre propre à l’habitation.

[37] Le Tribunal est donc d’avis qu’il a la compétence juridictionnelle pour entendre la présente affaire.

L’entente de transaction du mois de mars 2021

[38] Les parties ont conclu l’entente de transaction au mois de mars 2021 afin de permettre à la locatrice d’effectuer des travaux, pendant la relocalisation de la locataire. Aucune des parties ne conteste le contenu ou la validité de cette entente qui permet de répondre à certaines des questions en litige.

[39] Dans un premier temps, il est convenu que la locataire devra évacuer son logement pour une période approximative de trois mois. La preuve est aisément faite que la locatrice n’a pas respecté cette partie de l’entente, puisqu’au moment de la dernière audience, la locataire vivait à l’extérieur de son logement depuis environ 17 mois.

[40] Aucun motif crédible n’est fourni par la locatrice pour expliquer un retard aussi important. En vertu de l’entente qui prévoit la réintégration, il est clairement établi que la locataire est en droit de retourner habiter son logement, lorsque les travaux seront terminés. Un retour sera fait ultérieurement au sujet de l’argument de la locatrice, à l’effet que la réintégration est impossible, parce que le logement serait désormais occupé par un autre locataire.

[41] Pour ce qui est des frais de déménagement, l’entente prévoit le remboursement jusqu’à concurrence de la somme de 2 000 $ des frais de rebranchement et de déménagement. La preuve démontre que la locataire a encouru la somme de 491,62 $ pour son déménagement, somme que la locatrice devra lui rembourser.

[41.1]  L’entente prévoit également que la locatrice assumera la différence entre le loyer actuel et le logement temporaire. La locataire a donc versé son loyer directement à la locatrice qui a assumé directement le loyer du logement temporaire jusqu’au mois de juillet 2022. Sans raison valable, la locatrice à ce moment a décidé d’arrêter de payer le loyer temporaire qui a été assumé par la locataire pour le mois de juillet et août 2022 afin d’éviter de se retrouver sans logis. À la suite de l’ordonnance de sauvegarde, la locatrice a recommencé à assumer le loyer du logement temporaire. Il y a donc lieu de rembourser à la locataire les loyers du mois de juillet et août 2022. La locatrice sera donc condamnée à la somme de 2 556 $.

[42] Relativement aux frais d’entreposage, le Tribunal est d’avis qu’ils ne sont pas prévus dans l’entente entre les parties. Ils seront évalués dans la rubrique portant sur dommages matériels du présent jugement.

Est-ce que la réintégration de la locataire dans le logement est encore possible?

[43] La locatrice allègue que la réintégration de la locataire dans le logement est impossible, puisque celui-ci a été loué à M. Frédéric Lavigne à la suite d’un bail signé le 12 janvier 2022. Selon la locatrice, il appartenait à la locataire de faire intervenir Frédéric Lavigne afin que le jugement lui soit opposable. Selon elle, un jugement ordonnant la réintégration serait impossible, car le jugement ne serait pas opposable à M. Lavigne.

[44] Dans un premier temps, M. Lavigne n’a pas témoigné devant le Tribunal. Celui-ci a reçu une citation à comparaître de la locataire, mais il se trouvait alors au Mexique le jour de l’audition, selon les affirmations de son avocat. La locataire a décidé de poursuivre et de terminer l’audition, sans le témoignage de M. Lavigne.

[45] Ainsi, la locataire a droit à la réintégration dans le logement, autant en raison de l’entente qui a été conclue qu’en vertu de la loi. La locatrice ne pouvait signer un nouveau bail avec M. Lavigne en contravention des droits de la locataire.

[46] Certes, la jurisprudence a déterminé que la réintégration est impossible quand le logement est occupé par un nouveau locataire. La locatrice soumet d’ailleurs trois décisions énonçant ce principe[4]. Toutefois, il faut que la locatrice soit en mesure de démontrer que le logement a été reloué et que celui-ci est occupé par un nouveau locataire, ce qu’elle n’a pas fait.

[47] La locatrice avait le fardeau de démontrer que le logement a été reloué à M. Lavigne et que ce dernier occupe le logement. Or, elle n’a pas fait cette démonstration.

[48] D’abord, la locatrice a soumis un bail incomplet daté du 12 janvier 2022. La durée du bail n’apparaît pas, il est seulement inscrit que le premier terme est le 15 janvier 2022.

[49] Aucune personne présente lors de la signature du bail ne témoigne au bénéfice de la locatrice. Le seul témoin entendu par la locatrice, Gared Boidman, n’était pas à l’emploi de la locatrice au moment de la signature du bail. Ce dernier, qui est responsable de la cueillette du loyer, confirme qu’aucun loyer n’a été payé par M. Lavigne, depuis le 15 janvier 2022.

[50] Le Tribunal note par ailleurs que le bail a été signé le jour même où la locataire a entrepris le présent recours. Aussi, le bail a été évoqué la première fois seulement le jour de la deuxième audience devant le Tribunal, soit plus de huit mois après sa signature.

[51] Lors de la première audience du 17 juin 2022, la locatrice alléguait que des travaux de 98 224,14 $ étaient nécessaires pour respecter l’ordonnance de rendre le logement propre à l’habitation. Or, au moment de l’audience du 18 août, elle affirme alors que la réintégration n’est plus possible, car un bail a été signé avec M. Lavigne en janvier 2022.

[52] Le témoignage de Tommy Lachance convainc par ailleurs le Tribunal que le logement de la locataire est toujours inhabité depuis le départ de la locataire. M. Lachance témoigne ne plus entendre de bruit dans le logement depuis que les travaux ont cessé en juillet 2021. Son témoignage, réalisé par l’entremise de la plateforme Zoom, a permis au Tribunal de constater depuis l’extérieur l’état du logement, qui apparaît inhabité.

[53] Le Tribunal a envisagé de faire une visite des lieux comme lui permet l’article 68 de la Loi sur le Tribunal administratif du logement, mais cette visite n’est plus jugée utile, considérant que le témoignage de M. Lachance démontre clairement que le logement est inoccupé.

[54] La locatrice n’a en outre pas réussi à démontrer que la réintégration est impossible en raison de l’occupation du logement par un nouveau locataire.

[55] Il sera ainsi ordonné à la locatrice de permettre à la locataire sa réintégration dans les 45 jours suivant la présente décision. Elle devra s’assurer que le logement soit propre à l’habitation et que les travaux prévus en vertu de l’entente du mois de mars 2021 aient été exécutés. Les clés du logement devront également lui être remises à ce moment.

[56] Le Tribunal ne juge pas approprié à ce stade d’émettre une ordonnance à la locatrice de remettre immédiatement les clés du logement, puisque pour des raisons de sécurité, la locataire ne devrait pas avoir accès au logement avant la fin des travaux.

[57] Conformément à l’entente entre les parties, la locatrice devra défrayer les coûts du logement temporaire, et ce, jusqu’à ce que la locataire réintègre son logement.

Dommages moraux et matériels

[58] L’attribution de dommages-intérêts compensatoires obéit aux règles générales de droit commun. Ainsi, le Tribunal doit analyser la faute reprochée, les dommages réclamés et le lien causal entre les deux.

[59] En effet, l’article 1607 du Code civil du Québec prévoit le droit pour le créancier de l’obligation à des dommages-intérêts en réparation du préjudice, qu’il soit corporel, moral ou matériel que lui cause le défaut du débiteur et qui en est une suite immédiate et directe.

[60] Dans l'affaire Mirza-Rana c. Chowdhory, le Tribunal explique la distinction entre le recours en diminution de loyer et le recours en dommages-intérêts :

« Le recours en diminution de loyer doit être distingué de celui en dommages en ce qu'il ne participe pas des mêmes règles d'application. L'un vise à rétablir l'équilibre des prestations en évaluant la valeur objective de la perte locative subie et l'autre à compenser le préjudice subi (moral, matériel) ou à punir l'auteur d'un fait dommageable (dommage punitif).

L'attribution de dommages-intérêts compensatoires et l'évaluation des pertes subies obéissent aux règles générales du droit commun. Aussi, le tribunal doit considérer le lien de causalité qui existe entre la faute reprochée et les dommages réclamés.

Les dommages moraux visent à compenser les troubles, ennuis, inconvénients, la perte de jouissance de la vie, les douleurs et les souffrances psychologiques[5]. »

[61] Comme l’indique la juge administrative Lucie Béliveau :

« Le recours en dommages moraux doit être distingué de celui en diminution de loyer en ce qu'il ne participe pas des mêmes règles d'application : l'un vise à rétablir l'équilibre des prestations en évaluant la valeur objective de la perte locative subie et l'autre vise à compenser le préjudice subi (moral, matériel) ou à punir l'auteur d'un fait dommageable[6]. »

[62] Les dommages-intérêts ne peuvent se présumer et doivent être prouvés selon les règles de prépondérance. La jurisprudence enseigne que le simple fait que le préjudice soit moral ne permet pas de se contenter d’une simple affirmation générale expliquant qu’on a subi un préjudice[7].

[63] En l’instance, la locataire réclame 10 000 $ en dommages moraux et 5 672,38[8] $ en dommages matériels.

[64] Il est clair, aux yeux du Tribunal, que la locatrice a commis une faute, puisque cette dernière a fait défaut de respecter l’entente contractuelle entre les parties, en ne permettant toujours pas la réintégration de la locataire, après plus de dix-sept mois d’attente.

[65] L’entente entre les parties prévoit une évacuation d’environ trois mois et la locatrice n’offre aucune explication crédible permettant de justifier cet important retard. Depuis juillet 2021, il n’y a pas de travaux qui sont effectués dans le logement. La locatrice a commis une faute qui a causé des dommages à la locataire, en n’ayant pas respecté l’échéancier convenu entre les parties, et ce, sans motif valable.

[66] Dans un premier temps, la locataire, qui croyait que son évacuation serait de courte durée, a fait entreposer certains biens dans un entrepôt, notamment ses vêtements d’hiver. À la lecture de l’entente du mois de mars 2021, le Tribunal conclut que l’entreposage des biens de la locataire n’était pas inclus. Aucune clause ne prévoit que la locataire a droit au remboursement des frais d’entreposage et, aux yeux du Tribunal, ceci n’est pas inclus dans les frais de déménagement.

[67] La locataire a reçu une indemnité équivalente à trois mois de loyer, qui pouvait servir notamment aux frais d’entreposage. Aucune somme ne sera donc accordée pour l’entreposage pendant la période de trois mois. Cependant, il y a lieu de rembourser les frais d’entreposage pour la période après les trois mois d’évacuation prévue, car ce sont des dommages subis par la locataire en raison de la faute commise par la locatrice.

[68] La locataire a par ailleurs démontré qu’elle a déboursé la somme de 235,70 $ par mois entre mars 2021 et mars 2022 et encouru le paiement de la somme de 251,80 $, depuis mars 2022. En excluant les trois premiers mois, la locataire a payé, entre le 27 juillet 2021 et le 28 septembre 2022, la somme de 3 648,20 $ en entreposage, ce qu’elle n’aurait pas eu à défrayer si la locatrice avait respecté le délai d’évacuation prévu à l’entente.

[69] Il y a donc lieu de condamner la locatrice à la somme de 3 648,20 $.

[70] De plus, conformément à l’entente entre les parties, la locataire aura droit au remboursement des frais de déménagement lorsqu’elle réintégrera le logement.

[71] Pour ce qui est des dommages moraux, la locataire est très émotive lorsqu’elle témoigne sur les dommages subis en raison des agissements de la locatrice. Alors qu’elle s’attend à devoir quitter pour une période d’environ trois mois, elle se retrouve dans l’incertitude pendant plusieurs mois. Les dispositions prises lors de son départ du logement s’inscrivaient dans l’optique d’un retour rapide, et non d’une absence prolongée.


[72] Son logement temporaire ne permettant pas la présence d’animaux, elle a confié sa chatte à une voisine, croyant que leur séparation serait de courte durée. Elle est très affectée de ne pas avoir pu vivre avec sa chatte Coffee pendant une si longue période, bien qu’il lui ait été possible de la visiter, à l’occasion. Elle a finalement confié Coffee à sa voisine, qui a adopté la chatte.

[73] La proximité avec ses voisins lui manque également, bien que son logement temporaire soit relativement proche. Elle a, de plus, cessé de peindre depuis un an.

[74] La locataire subit des crises d’anxiété en raison de la situation, n’ayant pas le sentiment d’être « dans ses affaires ». De plus, dans son logement temporaire, elle ne dispose pas d’une laveuse/sécheuse, rendant son quotidien plus difficile.

[75] Il est indéniable pour le Tribunal que la locataire a souffert en raison des agissements de la locatrice et du fait de ne pas avoir été en mesure de vivre dans son appartement pendant une aussi longue période. Le Tribunal évalue que les dommages subis par la locataire pendant la période d’incertitude qu’elle a vécue valent la somme de 5 000 $.

[76] Il est à noter que les dommages moraux accordés par le Tribunal auraient été beaucoup plus importants dans le cas où la réintégration des lieux n’aurait pas été possible.

Dommages punitifs pour harcèlement

[77] La locataire demande la somme de 30 000 $ en dommages punitifs en vertu de l’article 1902 C.c.Q. qui stipule ce qui suit :

« 1902. Le locateur ou toute autre personne ne peut user de harcèlement envers un locataire de manière à restreindre son droit à la jouissance paisible des lieux ou à obtenir qu'il quitte le logement.

Le locataire, s'il est harcelé, peut demander que le locateur ou toute autre personne qui a usé de harcèlement soit condamné à des dommages-intérêts punitifs. »

[78] Dans son article intitulé « Le harcèlement envers les locataires et l'article 1902 du Code civil du Québec[9] », l'auteur Pierre Pratte définit le harcèlement comme suit :

« De façon générale, le harcèlement suppose une conduite qui, en raison de l'effet dérangeant qu'elle produit avec une certaine continuité dans le temps, est susceptible de créer éventuellement, chez la victime, une pression psychologique suffisante de manière à obtenir le résultat ultimement recherché par l'auteur de cette conduite. Plus spécifiquement, le harcèlement interdit aux termes de l'article 1902 pourrait, à notre avis, être décrit comme suit :

« Une conduite se manifestant par des paroles ou des actes et ayant comme conséquence de restreindre, de façon continue, le droit d'un locataire à la jouissance paisible des lieux ou d'obtenir qu'il quitte le logement. »

[79] Il ajoute :

« Toute conduite ayant une conséquence de restreindre la jouissance du locataire ne constitue pas nécessairement du harcèlement; elle doit être une tactique choisie dans la mise en oeuvre d'une stratégie plus ou moins planifiée en vue d'atteindre un objectif recherché et son effet immédiat (l'effet dérangeant) doit apparaître comme un objectif intermédiaire ou secondaire[10]. »

[80] Il faut donc prouver, par prépondérance de preuve, une intention malicieuse et une stratégie planifiée dans les agissements de la locatrice.

[81] Dans l’affaire Mirza-Rana c. Chowdhory[11], la juge administrative Francine Jodoin s’exprime ainsi sur la définition du harcèlement :

« [83] À cet égard, il fut reconnu que le harcèlement ne peut être apprécié de façon subjective puisque cela reviendrait à qualifier la situation à partir de la perception personnelle des locataires (7). L'intention malicieuse doit apparaître dans les agissements du locateur dans le cadre d'une stratégie planifiée.

(…)


[85] Il faut éviter de conclure hâtivement que tous les troubles de jouissance ou conflits pouvant exister entre un locateur et ses locataires ou entre locataires constituent, du seul fait qu'ils existent, une forme de harcèlement. La plupart du temps, ils découlent d'incompréhensions réciproques ou de conflits. Les parties sont emmurées dans leur perception personnelle et n'ont pas la distance nécessaire pour apprécier objectivement les faits.

[86] Or, le tribunal doit apprécier l'ensemble des faits de façon objective et chercher à déterminer si les gestes posés peuvent raisonnablement être qualifiés d'actes de harcèlement constituant une série de mesures systémiques ayant comme conséquence de restreindre le droit à la jouissance paisible des lieux ou à obtenir que les locataires quittent le logement. »

[82] Le Tribunal est d’avis que la locataire a démontré qu’elle avait subi du harcèlement de la part de la locatrice. Le Tribunal retient de la preuve que la locatrice a déployé une stratégie afin de mettre fin au droit au maintien dans les lieux de la locataire.

[83] Alors que l’entente intervenue entre les parties prévoyait une évacuation de trois mois environ, la locatrice a cessé de faire des travaux dans le logement de la locataire depuis le mois de juillet 2021, n’ayant aucune intention de réintégrer la locataire.

[84] Par la suite, allant complètement à l’encontre de l’entente conclue avec la locataire et du droit au maintien dans les lieux, la locatrice annonce que la réintégration dans le logement de la locataire est impossible en raison de la signature d’un bail avec un nouveau locataire en janvier 2022. Le Tribunal estime que les agissements de la locatrice visaient clairement à obtenir le départ de la locataire.

[85] La locatrice poursuit toutefois les démarches afin de nuire à la locataire lors de l’été 2022 et cesse, sans motif valable, le paiement du loyer temporaire de la locataire, en violation de l’entente intervenue en mars 2021. La locataire doit alors prendre les dispositions nécessaires afin de payer son loyer temporaire et ainsi éviter de se retrouver sans logis. Pendant cette période, la locataire a dû continuer à payer son loyer directement à la locatrice, afin de respecter l’entente.

[86] Le Tribunal y décèle encore une fois une stratégie visant à exercer une pression économique sur la locataire, afin que cette dernière soit contrainte d’abandonner son logement. Heureusement pour la locataire, cette pratique n’aura duré que deux mois, puisqu’elle a été en mesure de présenter une ordonnance de sauvegarde. Les conséquences auraient toutefois pu être encore plus importantes.

[87] Pour le Tribunal, les agissements de la locatrice s’inscrivent dans une stratégie visant à provoquer le départ de la locataire du logement. Cela constitue du harcèlement au sens de l’article 1902 C.c.Q. La locataire a donc droit à des dommages punitifs.

[88] L’article 1621 C.c.Q. établit les critères à prendre en considération pour établir le montant des dommages punitifs :

« 1621. Lorsque la loi prévoit l'attribution de dommages-intérêts punitifs, ceux-ci ne peuvent excéder, en valeur, ce qui est suffisant pour assurer leur fonction préventive.

Ils s'apprécient en tenant compte de toutes les circonstances appropriées, notamment de la gravité de la faute du débiteur, de sa situation patrimoniale ou de l'étendue de la réparation à laquelle il est déjà tenue envers le créancier, ainsi que, le cas échéant, du fait que la prise en charge du paiement réparateur est, en tout ou en partie, assumée par un tiers. »

[89] Dans une décision récente[12], le juge administratif Jean Gauthier rappelle les critères qui doivent guider dans l’évaluation du montant des dommages punitifs :

« [12]   La Cour suprême a énoncé que les dommages punitifs visent à décourager les comportements sociaux répréhensibles qui ont pour effet de violer les droits et libertés fondamentaux d'autrui. Ils ont également pour but d'exprimer la réprobation de la société d'une conduite intolérable et de prévenir une attitude semblable à l'avenir, autant pour le contrevenant que pour ceux qui seraient tentés de l'imiter. Ils visent donc à dissuader, donner l'exemple, réprimander, punir ou inciter à agir à l'avenir autrement[2].

[13]   Me Pierre Pratte a commenté les critères d'établissement de dommages punitifs[3]. Bien que son analyse concerne ceux résultant de harcèlement, les mêmes principes sont applicables ici :


« En matière de dommages punitifs, le nouvel article 1621 C.c.Q. fournit certains critères pour guider le Tribunal dans la détermination du montant à attribuer. Il ne s'agit cependant pas d'une liste exhaustive. Les autres éléments élaborés par la jurisprudence et la doctrine demeurent donc pertinents. Ainsi, outre ce qui est mentionné dans cet article, on peut citer: la gravité des préjudices causés, l'impact chez la victime, la durée de la conduite, le profit réalisé par le débiteur, la conduite fautive de la victime, etc. »

[14]   À ces critères s'ajoute l'aspect préventif, punitif et incitatif des dommages punitifs dont le Tribunal doit tenir compte. En effet, les tribunaux ont reconnu 3 fonctions aux dommages punitifs :

         Une fonction préventive : le Tribunal veut « décourager le contrevenant de bafouer de nouveau les droits de la victime [et] donner une leçon aux autres citoyens désirant agir selon des plans similaires. »;

         Une fonction punitive : il « permet au Tribunal d'exprimer concrètement son indignation face à la conduite du défendeur. »;

         Une fonction incitative : « les dommages exemplaires étant octroyés à la victime en plus de ses dommages réels, cela a pour effet de l'inciter à effectuer les démarches nécessaires pour faire valoir ses droits devant les tribunaux, avec toutes les dépenses et les inconvénients que cela peut comporter. »

[15]   D'autres critères ont été évoqués dans la jurisprudence au fil des ans, tels qu'ils ont été rapportés par l'auteur Denis Lamy[4] :

« - Le niveau hiérarchique d'où a émané la conduite répréhensible, lorsqu'il s'agit d'une entreprise de location;

La motivation de la conduite répréhensible;

La vulnérabilité intrinsèque de la victime: âge, situation financière (et par rapport à l'auteur du préjudice; cela inclut la prise en compte de l'inégalité du rapport de force y compris les ressources entre la victime et l'auteur du préjudice, en somme de la position dominante de l'un par rapport à l'autre.);

Les avantages ou bénéfices tirés, par le défendeur, de sa conduite répréhensible. »

[16]   À la lumière de tous ces critères, le Tribunal considère que le montant de 10 000 $ de dommages punitifs réclamés dans la demande est juste dans les circonstances. Il est fidèle à la jurisprudence récente[5] qui tend à le rendre significatif particulièrement dans un contexte de rareté des logements et des nombreuses tentatives de rénoviction, pour employer ce néologisme qui traduit bien une situation réelle. (Références omises)

[90] La juge administrative Suzanne Guévremont, dans la décision Moroz c. Brown-Johnson[13], condamne les locateurs à la somme de 30 000 $ en dommages punitifs et écrit ceci :

« [101] Selon l’auteure Claude Dallaire :

« Si le quantum n’est pas le reflet de l’imputation véritable de paiement ni de la capacité financière de l’auteur de l’atteinte, la condamnation à des dommages exemplaires devient inutile et peut même avoir un effet pervers : constituer une invitation à violer à rabais les droits fondamentaux d’autrui[23]. ».

[102] Dans un même ordre d’idée, pour paraphraser Me Alain Klozt, conférencier lors d’un colloque sur le louage dispensé par le Barreau de Montréal le 21 novembre 2014 :

« Pour dissuader toute récidive, la punition doit faire mal. La condamnation à des dommages exemplaires trop modestes banalise, voire même rentabilise la violation des droits qui prévoient des dommages punitifs. ».

[103] L’extrait suivant tiré de la célèbre affaire Cinar corp. c. Robinson[24], cité également par le conférencier, est toujours d’actualité et peut servir de guide dans l’octroi de dommages punitifs, en faisant les adaptations nécessaires :

« Les dommages-intérêts punitifs sont évalués en fonction des fins auxquelles ils sont utilisés: la prévention, la dissuasion et la dénonciation. En droit civil québécois, il est tout à fait acceptable d’utiliser les dommages-intérêts punitifs (…) pour dépouiller l’auteur de la faute des profits qu’elle lui a rapportés lorsque le montant des dommages-intérêts compensatoires ne représenterait rien d’autre pour lui qu’une dépense lui ayant permis d’augmenter ses bénéfices tout en se moquant de la loi » (Références omises)

[91] Pour le Tribunal, les fautes commises par la locatrice ont une gravité importante, puisque cela attaque directement le droit au maintien dans les lieux de la locataire, pierre d’assise du droit locatif québécois.

[92] En se servant de l’évacuation temporaire de la locataire du logement pour tenter de l’expulser de façon permanente, la locatrice commet une faute grave. Il est important de sensibiliser les acteurs du marché locatif au Québec qu’il ne s’agit pas d’une pratique acceptable et que les conséquences seront sévères, dans le cadre d’un verdict relativement à ce type de geste.

[93] Le prétexte de l’évacuation temporaire pour tenter d’obtenir l’expulsion permanente d’un locataire s’apparente à la pratique connue sous le terme de « rénovictions ». Bien que cette expression ne soit pas définie dans la loi ou même dans un dictionnaire, la tentative de la locatrice de se servir de l’évacuation temporaire constitue, aux yeux du Tribunal, une forme de « rénovictions »; pratique qui doit être proscrite du milieu locatif.

[94] Pour cette raison, le Tribunal est d’avis que le montant accordé en dommages punitifs doit être significatif, afin de dissuader un locateur qui souhaiterait éventuellement procéder à une telle manœuvre. La sanction doit être assez importante pour que cela constitue un frein, et non que ce soit perçu comme une simple « amende » à payer, permettant d’obtenir le départ d’un locataire qui dérange ou dont le loyer n’est pas suffisamment élevé.

[95] Dans l’évaluation du montant à octroyer, le Tribunal a pris en considération le fait que la manœuvre de la locatrice n’a pas mené ultimement à l’éviction permanente de la locataire, puisque le Tribunal ordonne sa réintégration au logement. Toutefois, bien que la manœuvre n’ait pas atteint son but, la tentative doit néanmoins être punie sévèrement, puisque n’eût été de la persévérance de la locataire qui a choisi de se battre pour faire valoir ses droits malgré les obstacles, le résultat aurait bien pu être différent.

[96] Pour ces motifs, le Tribunal condamnera la locatrice à payer la somme de 15 000 $ en dommages punitifs. Il s’agit, aux yeux du Tribunal, d’un montant élevé, mais juste, qui incitera la locatrice et les autres locateurs à ne pas tenter de mettre fin au droit au maintien dans les lieux d’un locataire, au moyen de pratiques insidieuses et malhonnêtes, qui vont à l’encontre des règles de la société.

[97] Pour ce qui est de la capacité financière de la locatrice, la locataire a fait la preuve que l’immeuble de la locatrice est en vente au montant de 5 700 000 $, de même que l’immeuble voisin au montant de 3 300 000 $. Le Tribunal est conscient qu’il ne s’agit pas d’une preuve complète sur la situation financière de la locatrice, mais celle-ci démontre tout de même que la locatrice possède un patrimoine important, bien que celui-ci pourrait être hypothéqué en très grande partie.

[98] L’absence de M. Joseph Shaffer lors de la dernière audience, alors que deux demandes de remise avaient été présentées au préalable par la locatrice afin de permettre son témoignage, explique en outre que la locataire n’a pas été en mesure, en contre-interrogatoire, de poser des questions sur le patrimoine de la compagnie. Cela aurait permis d’obtenir des éclaircissements sur la situation financière de la locatrice. Bien que la preuve sur la situation financière de la locatrice ne soit pas parfaite, le Tribunal est d’avis que la locataire a démontré, en l’absence de preuve en défense, que la locatrice a la capacité financière de faire face à une condamnation en dommages punitifs de 15 000 $.

[99] La locatrice sera donc condamnée à la somme de 15 000 $ en dommages punitifs.

Demande du dépôt de loyer

[100] La locataire requiert l'autorisation de déposer le loyer auprès du Tribunal administratif du logement.

[101] Le Tribunal croit important de reproduire l’article 1907 C.c.Q. applicable en la matière :

« 1907. Lorsque le locateur n'exécute pas les obligations auxquelles il est tenu, le locataire peut s'adresser au tribunal afin d'être autorisé à les exécuter. Les parties sont alors soumises aux dispositions des articles 1867 et 1869.

Le locataire peut aussi déposer son loyer au greffe du tribunal, s'il donne au locateur un préavis de 10 jours indiquant le motif du dépôt et si le tribunal, considérant que le motif est sérieux, autorise le dépôt et en fixe le montant et les conditions. »


[102] Pour que l’article 1907 C.c.Q. trouve application, il faut donc que la locatrice soit en défaut d'exécuter l'une de ses obligations et que la locataire possède un motif sérieux pour déposer son loyer. La locataire a indiqué au Tribunal ne pas avoir l’intention d’effectuer les travaux en lieu et place de la locatrice.

[103] Le Tribunal est d’avis que les différentes conclusions auxquelles il arrive dans son jugement permettent de régler la situation et qu’il n’est pas nécessaire que la locataire dépose son loyer au Tribunal.

[104] La demande de dépôt de loyer sera donc refusée.

Exécution provisoire de la décision

[105] L’article 82.1 de la Loi sur le Tribunal administratif du logement permet l’exécution provisoire de la décision dans certaines circonstances :

« 82.1. Le membre peut, s’il le juge à propos, ordonner l’exécution provisoire, nonobstant la révision ou l’appel, de la totalité ou d’une partie de la décision, s’il s’agit: 1° de réparations majeures; 2° d’expulsion des lieux, lorsque le bail est expiré, résilié ou annulé; 3° d’un cas d’urgence exceptionnelle. »

[106] Le Tribunal est d’avis qu’il y a lieu, dans les circonstances de cette affaire, de permettre l’exécution provisoire de la décision de l’ordonnance d’effectuer les travaux, de remettre les clés du logement, de payer le loyer du logement temporaire et d’assurer la réintégration de la locataire. La réintégration de la locataire dans son logement après un déracinement aussi long constitue un cas d’urgence exceptionnelle justifiant l’exécution provisoire.

[107] L’exécution provisoire ne sera toutefois pas accordée relativement aux condamnations aux dommages.

[108] Les frais, les intérêts et l’indemnité additionnelle n’étant pas réclamés, le Tribunal ne peut les octroyer.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[109] ACCUEILLE en partie la demande de la locataire;

[110] PREND ACTE de la transaction intervenue entre les parties en mars 2021;

[111] ORDONNE à la locatrice, dans les 45 jours suivant la présente décision, d’exécuter les travaux prévus dans l’entente du mois de mars 2021 afin de rendre le logement propre à l’habitation;

[112] ORDONNE à la locatrice de réintégrer la locataire dans son logement dans les 45 jours suivant la présente décision;

[113] ORDONNE à la locatrice lorsqu’elle réintégrera la locataire de lui remettre les clés lui permettant l’accès à son logement;

[114] ORDONNE à la locatrice de continuer à payer le loyer du logement temporaire jusqu’à ce que la locataire soit réintégrée dans son logement;

[115] ORDONNE l'exécution provisoire, malgré l'appel, des ordonnances d’exécuter les travaux, de remettre les clés, de continuer à payer le loyer du logement temporaire et de permettre à la locataire de réintégrer son logement;

[116] CONDAMNE la locatrice à payer à la locataire la somme de 491,62 $;

[117] CONDAMNE la locatrice à payer à la locataire la somme de 3 648,20 $;

[118] CONDAMNE la locatrice à payer à la locataire la somme de 5 000 $ en dommages moraux;

[119] CONDAMNE la locatrice à payer à la locataire la somme de 15 000 $ en dommages punitifs.


[120] CONDAMNE la locatrice à payer à la locataire la somme de 2 556 $.

 

 

 

 

 

 

 

 

Luk Dufort

 

Présence(s) :

la locataire

Me Kimmyanne Brown, avocate de la locataire

Me Ioana Tivis, avocate de la locatrice

Date de l’audience : 

16 février 2023

 

 

 


 


St-Laurent c. Société en commandite 2083-2085/2101-2117 St-Timothée

2022 QCTAL 34771

 

 

TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU LOGEMENT

Bureau dE Montréal

 

No dossier :

606314 31 20220112 G

No demande :

3434736

 

 

Date :

01 décembre 2022

Devant le juge administratif :

Luk Dufort

 

Maude Annie St-Laurent

 

Locataire - Partie demanderesse

c.

Société en commandite 20832085 / 2101-2117 St-Timothée

 

Locatrice - Partie défenderesse

 

D É C I S I O N

 

 

Demande et contexte procédural

[1]         Dans le cadre d’une requête introduite le 12 janvier 2022, la locataire demande une somme de 2 500 $ en dommages moraux, d’ordonner à la locatrice de rendre son logement propre à l’habitation, ainsi que l’homologation d’une transaction intervenue entre les parties.

[2]         Au printemps 2021, une transaction a été conclue entre les parties à l’effet que la locataire évacuait le logement afin de permettre à la locatrice d’effectuer des travaux majeurs[14].

[3]         Les faits saillants de cette entente sont les suivants :

« - La locataire est évacuée de son logement à compter du 31 mars 2021 et recevra une indemnité de 2 127 $, en plus des frais de déménagement et de rebranchement, jusqu’à concurrence de 2 000 $;

- L’évacuation est prévue pour une période d’environ trois mois;

- […] La locatrice assumera pendant la période d’évacuation la différence entre le loyer actuel et le logement temporaire; »

[4]         Le 17 juin 2022, une première audience est tenue dans le dossier. Une demande de remise est présentée par la locatrice au motif que son représentant, Joseph Shaffer, n’est pas disponible et que l’avocate de la locatrice a reçu certaines pièces quelques jours seulement avant l’audition. Cette demande de remise est refusée par le Tribunal, mais celui-ci détermine qu’une autre audience pourra être planifiée afin de permettre au représentant de la locatrice de témoigner.

[5]         À la suite du refus opposé à la demande de remise de la locatrice, celle-ci présente une requête en irrecevabilité, au motif que le Tribunal n’aurait pas la compétence juridictionnelle, puisque les travaux nécessaires afin de respecter l’ordonnance de rendre le logement propre à l’habitation s’élèvent à la somme de 98 224,14 $.


[6]         Après avoir entendu la requête, le Tribunal indique qu’il se prononcera sur sa compétence juridictionnelle dans son jugement sur le fond et qu’il entendrait immédiatement la preuve dans cette affaire.

[7]         Le 2 août 2022, un amendement est produit par la locataire afin de modifier la requête. La demande en dommages moraux passe de 2 500 $ à 8 000 $ et les conclusions suivantes sont ajoutées :

« -CONDAMNER la partie défenderesse au paiement de la somme de 15 000 $ à titre de dommages-intérêts punitifs;

-CONDAMNER la partie défenderesse au paiement de la somme de 6 164 $ à titre de dommages-intérêts matériels;

-ORDONNER à la locatrice de maintenir et de fournir à la locataire un logement temporaire en vertu de l'entente signée entre les parties et tant et aussi longtemps que le logement demeure impropre à l'habitation;

-AUTORISER la locataire à déposer son loyer auprès du Tribunal administratif du logement. »

[8]         Une nouvelle audience est prévue le 18 août 2022. Une demande de remise est présentée par la locatrice en raison de l’état de santé de son mandataire, Joseph Shaffer, dont le témoignage est indispensable selon l’avocate de la locatrice à ce moment, puisqu’il s’agit de la seule personne qui peut témoigner en sa faveur.

[9]         La demande de remise est accueillie, mais il est convenu de procéder sur la demande d’ordonnance de sauvegarde de la locataire et de verser la preuve présentée dans le cadre de cette demande dans le dossier au fond.

[10]     Lors de la contestation de l’ordonnance de sauvegarde, la locatrice informe le Tribunal que l’ordonnance liée à la demande de réintégration du logement ne peut être appliquée, car le logement a été reloué le 12 janvier 2022 à M. Frédéric Lavigne. Un bail incomplet[15] est produit par la locatrice, qui ne retrouvera pas de copie complète de ce dernier. Il est impossible de déterminer la période du bail, mais celui-ci est signé en date du 12 janvier 2022.

[11]     Une ordonnance de sauvegarde est émise par le Tribunal afin que la locatrice recommence à assumer le loyer du logement temporaire pour la locataire.

[12]     Un nouvel amendement est produit au dossier afin de modifier le montant des dommages moraux (10 000 $), dommages punitifs (30 000 $) et les dommages matériels (8 720 $). La locataire demande également que lui soient remises les clés de son logement, ou que l’autorisation de changer la serrure lui soit accordée.

[13]     Une dernière audience a eu lieu le 28 septembre 2022, sans la présence de M. Shaffer. La locatrice annonce alors qu’elle ne conteste plus la compétence juridictionnelle du Tribunal.

Questions en litige

1-      Est-ce qu’une entente est intervenue entre les parties devant être homologuée?

2-      Est-ce que la locataire a droit à la réintégration de son logement ou celui-ci a été reloué à un tiers?

3-      Est-ce que la locataire a droit à des dommages moraux et matériels?

4-      Est-ce que la locataire a été victime de harcèlement lui donnant droit à des dommages punitifs en vertu de l’article 1902 C.c.Q.?

Preuve de la locataire

[14]     En appui à sa demande, la locataire déclare habiter le logement depuis juillet 2014. Elle témoigne être très proche de ses voisins, lesquels participent activement à sa vie sociale.

[15]     Elle commence à éprouver des difficultés le 3 mai 2019, lorsque des infiltrations d’eau apparaissent dans le toit, se répercutant dans son appartement. En janvier 2020, l’eau coule dans son entrée plus fréquemment.

[16]     Le dossier 532505 est alors ouvert à la Régie du logement[16]. Le toit est finalement réparé le 4 septembre 2021.


[17]     Une entente intervient avec la locatrice en mars 2021 afin que les travaux de réparation soient exécutés dans son logement.

[18]     Elle déménage alors temporairement au [...]. Elle continue à payer son loyer à la locatrice, mais cette dernière est signataire du bail du logement temporaire et comble la différence du loyer avec celui que défraie la locataire.

[19]     Elle doit entreposer certains biens auprès d’une compagnie d’entreposage pour la somme de 253 $ par mois.

[20]     De plus, les animaux étant interdits dans son nouveau logement temporaire, elle doit confier sa chatte Coffee à une voisine.

[21]     Alors qu’un autre de ses logements a été rénové en moins de six semaines, la locatrice n’a toujours pas débuté les travaux dans le logement de la locataire, et ce, six mois après que la locataire eut quitté le logement. Le bail du logement temporaire doit dès lors être renouvelé.

[22]     Aucun suivi n’est effectué quant à une éventuelle date de retour, ce qui provoque chez la locataire des crises d’anxiété, selon son témoignage. Elle n’a pas l’impression de se retrouver « dans ses affaires », ne dispose pas d’une laveuse et d’une sécheuse et elle est incapable de faire de la peinture depuis plus d’un an.

[23]     De plus, bien qu’elle puisse la visiter à l’occasion, elle trouve difficile de ne pas pouvoir vivre avec sa chatte. La relation avec ses voisins lui manque également. Il est plus compliqué, à présent, de fraterniser avec eux.

[24]     Au mois de juillet 2021, la porte de son logement en rénovation est remplacée et la locataire n’a pas accès au logement.

[25]     En juin 2022, la locataire ignore si la locatrice a l’intention de renouveler le bail du logement temporaire. La locataire est finalement informée, par l’entremise d’un courriel de l’avocate de la locatrice en date du 4 juillet 2022, que le bail de son logement ne sera pas renouvelé :

« Les délais pour renouveler le bail étant expirés, nous suggérons à votre cliente de prendre les dispositions nécessaires afin de se reloger. »

[26]     Devant cette situation, la locataire prend elle-même les mesures afin de poursuivre sa location dans le logement temporaire pour les mois de juillet et août au montant de 1 278 $ par mois, en plus de continuer à payer un loyer à la locatrice.

[27]     La locataire fait témoigner M. Tommy Lachance, qui habite depuis plusieurs années l’appartement 14, voisin de celui de la locataire. Celui-ci témoigne que des travaux de démolition ont eu lieu en juillet 2021 et que depuis, la porte du logement a été changée, ce qui ne lui permet plus d’avoir accès au logement.

[28]     Il est catégorique lorsqu’il affirme que personne n’habite le logement, actuellement. Il n’a jamais entendu de bruit provenant du logement, même pas un claquement de porte.

[29]     Témoignant via la plateforme Zoom, il se trouve à ce moment devant la porte-patio du logement. Il décrit le logement comme étant inhabité, des matériaux de construction se trouvant partout, les garde-robes sont vides. Il est sans équivoque, le logement est inhabité selon lui.

Preuve de la locatrice

[30]     Afin de se défendre face au recours entrepris, la locatrice fait entendre Gared Boidman, employé depuis le 7 février 2022 comme gérant d’immeubles. Il n’est pas celui qui a signé le nouveau bail avec Frédéric Lavigne. Il n’a jamais rencontré M. Lavigne et n’a jamais reçu de paiement du loyer de sa part.


Analyse et décision

Le fardeau de preuve

[31]     Quant aux règles de preuve, il y a lieu de rappeler que, selon les articles 2803, 2804 et 2845 du Code civil du Québec (C.c.Q.), celui qui veut faire valoir un droit doit faire la preuve des faits allégués dans sa demande, et ce, de façon prépondérante.

[32]     La force probante de la preuve testimoniale est laissée à l’appréciation du Tribunal, qui, pour ce faire, évalue la crédibilité des témoignages à la lumière de la chronologie des événements, de ce qui apparaît de la motivation des parties à agir et, notamment, de la corroboration des allégations par d’autres témoignages.

[33]     Par conséquent, si, par rapport à un fait essentiel, la preuve offerte n’est pas suffisamment convaincante, ou encore si la preuve est contradictoire et que le Tribunal est dans l’impossibilité de déterminer où se situe la vérité, la partie demanderesse perdra.

Compétence juridictionnelle du Tribunal administratif du logement

[34]     Lors de sa plaidoirie, la locatrice retire sa requête en irrecevabilité concernant l’absence de compétence du Tribunal administratif du logement. Elle est d’avis que le Tribunal a la compétence juridictionnelle pour entendre la présente affaire.

[35]     Le Tribunal aurait rejeté cette requête, puisque la locatrice n’a pas démontré que la valeur des travaux nécessaires pour rendre le logement habitable faisait en sorte que le Tribunal n’a juridiction pour entendre la présente affaire.

[36]     En effet, aucun témoin n’est venu étayer la nécessité d’effectuer des travaux afin de rendre le logement propre à l’habitation. La prétention de la locatrice étant que ce dernier est habité par un nouveau locataire contribue par ailleurs à démontrer que de nombreux travaux soient nécessaires pour le rendre propre à l’habitation.

[37]     Le Tribunal est donc d’avis qu’il a la compétence juridictionnelle pour entendre la présente affaire.

L’entente de transaction du mois de mars 2021

[38]     Les parties ont conclu l’entente de transaction au mois de mars 2021 afin de permettre à la locatrice d’effectuer des travaux, pendant la relocalisation de la locataire. Aucune des parties ne conteste le contenu ou la validité de cette entente qui permet de répondre à certaines des questions en litige.

[39]     Dans un premier temps, il est convenu que la locataire devra évacuer son logement pour une période approximative de trois mois. La preuve est aisément faite que la locatrice n’a pas respecté cette partie de l’entente, puisqu’au moment de la dernière audience, la locataire vivait à l’extérieur de son logement depuis environ 17 mois.

[40]     Aucun motif crédible n’est fourni par la locatrice pour expliquer un retard aussi important. En vertu de l’entente qui prévoit la réintégration, il est clairement établi que la locataire est en droit de retourner habiter son logement, lorsque les travaux seront terminés. Un retour sera fait ultérieurement au sujet de l’argument de la locatrice, à l’effet que la réintégration est impossible, parce que le logement serait désormais occupé par un autre locataire.

[41]     Pour ce qui est des frais de déménagement, l’entente prévoit le remboursement jusqu’à concurrence de la somme de 2 000 $ des frais de rebranchement et de déménagement. La preuve démontre que la locataire a encouru la somme de 491,62 $ pour son déménagement, somme que la locatrice devra lui rembourser.

[42]     Relativement aux frais d’entreposage, le Tribunal est d’avis qu’ils ne sont pas prévus dans l’entente entre les parties. Ils seront évalués dans la rubrique portant sur dommages matériels du présent jugement.


Est-ce que la réintégration de la locataire dans le logement est encore possible?

[43]     La locatrice allègue que la réintégration de la locataire dans le logement est impossible, puisque celui-ci a été loué à M. Frédéric Lavigne à la suite d’un bail signé le 12 janvier 2022. Selon la locatrice, il appartenait à la locataire de faire intervenir Frédéric Lavigne afin que le jugement lui soit opposable. Selon elle, un jugement ordonnant la réintégration serait impossible, car le jugement ne serait pas opposable à M. Lavigne.

[44]     Dans un premier temps, M. Lavigne n’a pas témoigné devant le Tribunal. Celui-ci a reçu une citation à comparaître de la locataire, mais il se trouvait alors au Mexique le jour de l’audition, selon les affirmations de son avocat. La locataire a décidé de poursuivre et de terminer l’audition, sans le témoignage de M. Lavigne.

[45]     Ainsi, la locataire a droit à la réintégration dans le logement, autant en raison de l’entente qui a été conclue qu’en vertu de la loi. La locatrice ne pouvait signer un nouveau bail avec M. Lavigne en contravention des droits de la locataire.

[46]     Certes, la jurisprudence a déterminé que la réintégration est impossible quand le logement est occupé par un nouveau locataire. La locatrice soumet d’ailleurs trois décisions énonçant ce principe[17]. Toutefois, il faut que la locatrice soit en mesure de démontrer que le logement a été reloué et que celui-ci est occupé par un nouveau locataire, ce qu’elle n’a pas fait.

[47]     La locatrice avait le fardeau de démontrer que le logement a été reloué à M. Lavigne et que ce dernier occupe le logement. Or, elle n’a pas fait cette démonstration.

[48]     D’abord, la locatrice a soumis un bail incomplet daté du 12 janvier 2022. La durée du bail n’apparaît pas, il est seulement inscrit que le premier terme est le 15 janvier 2022.

[49]     Aucune personne présente lors de la signature du bail ne témoigne au bénéfice de la locatrice. Le seul témoin entendu par la locatrice, Gared Boidman, n’était pas à l’emploi de la locatrice au moment de la signature du bail. Ce dernier, qui est responsable de la cueillette du loyer, confirme qu’aucun loyer n’a été payé par M. Lavigne, depuis le 15 janvier 2022.

[50]     Le Tribunal note par ailleurs que le bail a été signé le jour même où la locataire a entrepris le présent recours. Aussi, le bail a été évoqué la première fois seulement le jour de la deuxième audience devant le Tribunal, soit plus de huit mois après sa signature.

[51]     Lors de la première audience du 17 juin 2022, la locatrice alléguait que des travaux de 98 224,14 $ étaient nécessaires pour respecter l’ordonnance de rendre le logement propre à l’habitation. Or, au moment de l’audience du 18 août, elle affirme alors que la réintégration n’est plus possible, car un bail a été signé avec M. Lavigne en janvier 2022.

[52]     Le témoignage de Tommy Lachance convainc par ailleurs le Tribunal que le logement de la locataire est toujours inhabité depuis le départ de la locataire. M. Lachance témoigne ne plus entendre de bruit dans le logement depuis que les travaux ont cessé en juillet 2021. Son témoignage, réalisé par l’entremise de la plateforme Zoom, a permis au Tribunal de constater depuis l’extérieur l’état du logement, qui apparaît inhabité.

[53]     Le Tribunal a envisagé de faire une visite des lieux comme lui permet l’article 68 de la Loi sur le Tribunal administratif du logement, mais cette visite n’est plus jugée utile, considérant que le témoignage de M. Lachance démontre clairement que le logement est inoccupé.

[54]     La locatrice n’a en outre pas réussi à démontrer que la réintégration est impossible en raison de l’occupation du logement par un nouveau locataire.

[55]     Il sera ainsi ordonné à la locatrice de permettre à la locataire sa réintégration dans les 45 jours suivant la présente décision. Elle devra s’assurer que le logement soit propre à l’habitation et que les travaux prévus en vertu de l’entente du mois de mars 2021 aient été exécutés. Les clés du logement devront également lui être remises à ce moment.

[56]     Le Tribunal ne juge pas approprié à ce stade d’émettre une ordonnance à la locatrice de remettre immédiatement les clés du logement, puisque pour des raisons de sécurité, la locataire ne devrait pas avoir accès au logement avant la fin des travaux.


[57]     Conformément à l’entente entre les parties, la locatrice devra défrayer les coûts du logement temporaire, et ce, jusqu’à ce que la locataire réintègre son logement.

Dommages moraux et matériels

[58]     L’attribution de dommages-intérêts compensatoires obéit aux règles générales de droit commun. Ainsi, le Tribunal doit analyser la faute reprochée, les dommages réclamés et le lien causal entre les deux.

[59]     En effet, l’article 1607 du Code civil du Québec prévoit le droit pour le créancier de l’obligation à des dommages-intérêts en réparation du préjudice, qu’il soit corporel, moral ou matériel que lui cause le défaut du débiteur et qui en est une suite immédiate et directe.

[60]     Dans l'affaire Mirza-Rana c. Chowdhory, le Tribunal explique la distinction entre le recours en diminution de loyer et le recours en dommages-intérêts :

« Le recours en diminution de loyer doit être distingué de celui en dommages en ce qu'il ne participe pas des mêmes règles d'application. L'un vise à rétablir l'équilibre des prestations en évaluant la valeur objective de la perte locative subie et l'autre à compenser le préjudice subi (moral, matériel) ou à punir l'auteur d'un fait dommageable (dommage punitif).

L'attribution de dommages-intérêts compensatoires et l'évaluation des pertes subies obéissent aux règles générales du droit commun. Aussi, le tribunal doit considérer le lien de causalité qui existe entre la faute reprochée et les dommages réclamés.

Les dommages moraux visent à compenser les troubles, ennuis, inconvénients, la perte de jouissance de la vie, les douleurs et les souffrances psychologiques[18]. »

[61]     Comme l’indique la juge administrative Lucie Béliveau :

« Le recours en dommages moraux doit être distingué de celui en diminution de loyer en ce qu'il ne participe pas des mêmes règles d'application : l'un vise à rétablir l'équilibre des prestations en évaluant la valeur objective de la perte locative subie et l'autre vise à compenser le préjudice subi (moral, matériel) ou à punir l'auteur d'un fait dommageable[19]. »

[62]     Les dommages-intérêts ne peuvent se présumer et doivent être prouvés selon les règles de prépondérance. La jurisprudence enseigne que le simple fait que le préjudice soit moral ne permet pas de se contenter d’une simple affirmation générale expliquant qu’on a subi un préjudice[20].

[63]     En l’instance, la locataire réclame 10 000 $ en dommages moraux et 5 672,38[21] $ en dommages matériels.

[64]     Il est clair, aux yeux du Tribunal, que la locatrice a commis une faute, puisque cette dernière a fait défaut de respecter l’entente contractuelle entre les parties, en ne permettant toujours pas la réintégration de la locataire, après plus de dix-sept mois d’attente.

[65]     L’entente entre les parties prévoit une évacuation d’environ trois mois et la locatrice n’offre aucune explication crédible permettant de justifier cet important retard. Depuis juillet 2021, il n’y a pas de travaux qui sont effectués dans le logement. La locatrice a commis une faute qui a causé des dommages à la locataire, en n’ayant pas respecté l’échéancier convenu entre les parties, et ce, sans motif valable.

[66]     Dans un premier temps, la locataire, qui croyait que son évacuation serait de courte durée, a fait entreposer certains biens dans un entrepôt, notamment ses vêtements d’hiver. À la lecture de l’entente du mois de mars 2021, le Tribunal conclut que l’entreposage des biens de la locataire n’était pas inclus. Aucune clause ne prévoit que la locataire a droit au remboursement des frais d’entreposage et, aux yeux du Tribunal, ceci n’est pas inclus dans les frais de déménagement.

[67]     La locataire a reçu une indemnité équivalente à trois mois de loyer, qui pouvait servir notamment aux frais d’entreposage. Aucune somme ne sera donc accordée pour l’entreposage pendant la période de trois mois. Cependant, il y a lieu de rembourser les frais d’entreposage pour la période après les trois mois d’évacuation prévue, car ce sont des dommages subis par la locataire en raison de la faute commise par la locatrice.

[68]     La locataire a par ailleurs démontré qu’elle a déboursé la somme de 235,70 $ par mois entre mars 2021 et mars 2022 et encouru le paiement de la somme de 251,80 $, depuis mars 2022. En excluant les trois premiers mois, la locataire a payé, entre le 27 juillet 2021 et le 28 septembre 2022, la somme de 3 648,20 $ en entreposage, ce qu’elle n’aurait pas eu à défrayer si la locatrice avait respecté le délai d’évacuation prévu à l’entente.

[69]     Il y a donc lieu de condamner la locatrice à la somme de 3 648,20 $.

[70]     De plus, conformément à l’entente entre les parties, la locataire aura droit au remboursement des frais de déménagement lorsqu’elle réintégrera le logement.

[71]     Pour ce qui est des dommages moraux, la locataire est très émotive lorsqu’elle témoigne sur les dommages subis en raison des agissements de la locatrice. Alors qu’elle s’attend à devoir quitter pour une période d’environ trois mois, elle se retrouve dans l’incertitude pendant plusieurs mois. Les dispositions prises lors de son départ du logement s’inscrivaient dans l’optique d’un retour rapide, et non d’une absence prolongée.

[72]     Son logement temporaire ne permettant pas la présence d’animaux, elle a confié sa chatte à une voisine, croyant que leur séparation serait de courte durée. Elle est très affectée de ne pas avoir pu vivre avec sa chatte Coffee pendant une si longue période, bien qu’il lui ait été possible de la visiter, à l’occasion. Elle a finalement confié Coffee à sa voisine, qui a adopté la chatte.

[73]     La proximité avec ses voisins lui manque également, bien que son logement temporaire soit relativement proche. Elle a, de plus, cessé de peindre depuis un an.

[74]     La locataire subit des crises d’anxiété en raison de la situation, n’ayant pas le sentiment d’être « dans ses affaires ». De plus, dans son logement temporaire, elle ne dispose pas d’une laveuse/sécheuse, rendant son quotidien plus difficile.

[75]     Il est indéniable pour le Tribunal que la locataire a souffert en raison des agissements de la locatrice et du fait de ne pas avoir été en mesure de vivre dans son appartement pendant une aussi longue période. Le Tribunal évalue que les dommages subis par la locataire pendant la période d’incertitude qu’elle a vécue valent la somme de 5 000 $.

[76]     Il est à noter que les dommages moraux accordés par le Tribunal auraient été beaucoup plus importants dans le cas où la réintégration des lieux n’aurait pas été possible.

Dommages punitifs pour harcèlement

[77]     La locataire demande la somme de 30 000 $ en dommages punitifs en vertu de l’article 1902 C.c.Q. qui stipule ce qui suit :

« 1902. Le locateur ou toute autre personne ne peut user de harcèlement envers un locataire de manière à restreindre son droit à la jouissance paisible des lieux ou à obtenir qu'il quitte le logement.

Le locataire, s'il est harcelé, peut demander que le locateur ou toute autre personne qui a usé de harcèlement soit condamné à des dommages-intérêts punitifs. »

[78]     Dans son article intitulé « Le harcèlement envers les locataires et l'article 1902 du Code civil du Québec[22] », l'auteur Pierre Pratte définit le harcèlement comme suit :

« De façon générale, le harcèlement suppose une conduite qui, en raison de l'effet dérangeant qu'elle produit avec une certaine continuité dans le temps, est susceptible de créer éventuellement, chez la victime, une pression psychologique suffisante de manière à obtenir le résultat ultimement recherché par l'auteur de cette conduite. Plus spécifiquement, le harcèlement interdit aux termes de l'article 1902 pourrait, à notre avis, être décrit comme suit :

« Une conduite se manifestant par des paroles ou des actes et ayant comme conséquence de restreindre, de façon continue, le droit d'un locataire à la jouissance paisible des lieux ou d'obtenir qu'il quitte le logement. »

[79]     Il ajoute :

« Toute conduite ayant une conséquence de restreindre la jouissance du locataire ne constitue pas nécessairement du harcèlement; elle doit être une tactique choisie dans la mise en oeuvre d'une stratégie plus ou moins planifiée en vue d'atteindre un objectif recherché et son effet immédiat (l'effet dérangeant) doit apparaître comme un objectif intermédiaire ou secondaire[23]. »


[80]     Il faut donc prouver, par prépondérance de preuve, une intention malicieuse et une stratégie planifiée dans les agissements de la locatrice.

[81]     Dans l’affaire Mirza-Rana c. Chowdhory[24], la juge administrative Francine Jodoin s’exprime ainsi sur la définition du harcèlement :

« [83] À cet égard, il fut reconnu que le harcèlement ne peut être apprécié de façon subjective puisque cela reviendrait à qualifier la situation à partir de la perception personnelle des locataires (7). L'intention malicieuse doit apparaître dans les agissements du locateur dans le cadre d'une stratégie planifiée.

(…)

[85] Il faut éviter de conclure hâtivement que tous les troubles de jouissance ou conflits pouvant exister entre un locateur et ses locataires ou entre locataires constituent, du seul fait qu'ils existent, une forme de harcèlement. La plupart du temps, ils découlent d'incompréhensions réciproques ou de conflits. Les parties sont emmurées dans leur perception personnelle et n'ont pas la distance nécessaire pour apprécier objectivement les faits.

[86] Or, le tribunal doit apprécier l'ensemble des faits de façon objective et chercher à déterminer si les gestes posés peuvent raisonnablement être qualifiés d'actes de harcèlement constituant une série de mesures systémiques ayant comme conséquence de restreindre le droit à la jouissance paisible des lieux ou à obtenir que les locataires quittent le logement. »

[82]     Le Tribunal est d’avis que la locataire a démontré qu’elle avait subi du harcèlement de la part de la locatrice. Le Tribunal retient de la preuve que la locatrice a déployé une stratégie afin de mettre fin au droit au maintien dans les lieux de la locataire.

[83]     Alors que l’entente intervenue entre les parties prévoyait une évacuation de trois mois environ, la locatrice a cessé de faire des travaux dans le logement de la locataire depuis le mois de juillet 2021, n’ayant aucune intention de réintégrer la locataire.

[84]     Par la suite, allant complètement à l’encontre de l’entente conclue avec la locataire et du droit au maintien dans les lieux, la locatrice annonce que la réintégration dans le logement de la locataire est impossible en raison de la signature d’un bail avec un nouveau locataire en janvier 2022. Le Tribunal estime que les agissements de la locatrice visaient clairement à obtenir le départ de la locataire.

[85]     La locatrice poursuit toutefois les démarches afin de nuire à la locataire lors de l’été 2022 et cesse, sans motif valable, le paiement du loyer temporaire de la locataire, en violation de l’entente intervenue en mars 2021. La locataire doit alors prendre les dispositions nécessaires afin de payer son loyer temporaire et ainsi éviter de se retrouver sans logis. Pendant cette période, la locataire a dû continuer à payer son loyer directement à la locatrice, afin de respecter l’entente.

[86]     Le Tribunal y décèle encore une fois une stratégie visant à exercer une pression économique sur la locataire, afin que cette dernière soit contrainte d’abandonner son logement. Heureusement pour la locataire, cette pratique n’aura duré que deux mois, puisqu’elle a été en mesure de présenter une ordonnance de sauvegarde. Les conséquences auraient toutefois pu être encore plus importantes.

[87]     Pour le Tribunal, les agissements de la locatrice s’inscrivent dans une stratégie visant à provoquer le départ de la locataire du logement. Cela constitue du harcèlement au sens de l’article 1902 C.c.Q. La locataire a donc droit à des dommages punitifs.

[88]     L’article 1621 C.c.Q. établit les critères à prendre en considération pour établir le montant des dommages punitifs :

« 1621. Lorsque la loi prévoit l'attribution de dommages-intérêts punitifs, ceux-ci ne peuvent excéder, en valeur, ce qui est suffisant pour assurer leur fonction préventive.

Ils s'apprécient en tenant compte de toutes les circonstances appropriées, notamment de la gravité de la faute du débiteur, de sa situation patrimoniale ou de l'étendue de la réparation à laquelle il est déjà tenue envers le créancier, ainsi que, le cas échéant, du fait que la prise en charge du paiement réparateur est, en tout ou en partie, assumée par un tiers. »


[89]     Dans une décision récente[25], le juge administratif Jean Gauthier rappelle les critères qui doivent guider dans l’évaluation du montant des dommages punitifs :

« [12]   La Cour suprême a énoncé que les dommages punitifs visent à décourager les comportements sociaux répréhensibles qui ont pour effet de violer les droits et libertés fondamentaux d'autrui. Ils ont également pour but d'exprimer la réprobation de la société d'une conduite intolérable et de prévenir une attitude semblable à l'avenir, autant pour le contrevenant que pour ceux qui seraient tentés de l'imiter. Ils visent donc à dissuader, donner l'exemple, réprimander, punir ou inciter à agir à l'avenir autrement[2].

[13]   Me Pierre Pratte a commenté les critères d'établissement de dommages punitifs[3]. Bien que son analyse concerne ceux résultant de harcèlement, les mêmes principes sont applicables ici :

« En matière de dommages punitifs, le nouvel article 1621 C.c.Q. fournit certains critères pour guider le Tribunal dans la détermination du montant à attribuer. Il ne s'agit cependant pas d'une liste exhaustive. Les autres éléments élaborés par la jurisprudence et la doctrine demeurent donc pertinents. Ainsi, outre ce qui est mentionné dans cet article, on peut citer: la gravité des préjudices causés, l'impact chez la victime, la durée de la conduite, le profit réalisé par le débiteur, la conduite fautive de la victime, etc. »

[14]   À ces critères s'ajoute l'aspect préventif, punitif et incitatif des dommages punitifs dont le Tribunal doit tenir compte. En effet, les tribunaux ont reconnu 3 fonctions aux dommages punitifs :

         Une fonction préventive : le Tribunal veut « décourager le contrevenant de bafouer de nouveau les droits de la victime [et] donner une leçon aux autres citoyens désirant agir selon des plans similaires. »;

         Une fonction punitive : il « permet au Tribunal d'exprimer concrètement son indignation face à la conduite du défendeur. »;

         Une fonction incitative : « les dommages exemplaires étant octroyés à la victime en plus de ses dommages réels, cela a pour effet de l'inciter à effectuer les démarches nécessaires pour faire valoir ses droits devant les tribunaux, avec toutes les dépenses et les inconvénients que cela peut comporter. »

[15]   D'autres critères ont été évoqués dans la jurisprudence au fil des ans, tels qu'ils ont été rapportés par l'auteur Denis Lamy[4] :

« - Le niveau hiérarchique d'où a émané la conduite répréhensible, lorsqu'il s'agit d'une entreprise de location;

La motivation de la conduite répréhensible;

La vulnérabilité intrinsèque de la victime: âge, situation financière (et par rapport à l'auteur du préjudice; cela inclut la prise en compte de l'inégalité du rapport de force y compris les ressources entre la victime et l'auteur du préjudice, en somme de la position dominante de l'un par rapport à l'autre.);

Les avantages ou bénéfices tirés, par le défendeur, de sa conduite répréhensible. »

[16]   À la lumière de tous ces critères, le Tribunal considère que le montant de 10 000 $ de dommages punitifs réclamés dans la demande est juste dans les circonstances. Il est fidèle à la jurisprudence récente[5] qui tend à le rendre significatif particulièrement dans un contexte de rareté des logements et des nombreuses tentatives de rénoviction, pour employer ce néologisme qui traduit bien une situation réelle. (Références omises)

[90]     La juge administrative Suzanne Guévremont, dans la décision Moroz c. Brown-Johnson[26], condamne les locateurs à la somme de 30 000 $ en dommages punitifs et écrit ceci :

« [101] Selon l’auteure Claude Dallaire :

« Si le quantum n’est pas le reflet de l’imputation véritable de paiement ni de la capacité financière de l’auteur de l’atteinte, la condamnation à des dommages exemplaires devient inutile et peut même avoir un effet pervers : constituer une invitation à violer à rabais les droits fondamentaux d’autrui[23]. ».

[102] Dans un même ordre d’idée, pour paraphraser Me Alain Klozt, conférencier lors d’un colloque sur le louage dispensé par le Barreau de Montréal le 21 novembre 2014 :

« Pour dissuader toute récidive, la punition doit faire mal. La condamnation à des dommages exemplaires trop modestes banalise, voire même rentabilise la violation des droits qui prévoient des dommages punitifs. ».

[103] L’extrait suivant tiré de la célèbre affaire Cinar corp. c. Robinson[24], cité également par le conférencier, est toujours d’actualité et peut servir de guide dans l’octroi de dommages punitifs, en faisant les adaptations nécessaires :


« Les dommages-intérêts punitifs sont évalués en fonction des fins auxquelles ils sont utilisés: la prévention, la dissuasion et la dénonciation. En droit civil québécois, il est tout à fait acceptable d’utiliser les dommages-intérêts punitifs (…) pour dépouiller l’auteur de la faute des profits qu’elle lui a rapportés lorsque le montant des dommages-intérêts compensatoires ne représenterait rien d’autre pour lui qu’une dépense lui ayant permis d’augmenter ses bénéfices tout en se moquant de la loi » (Références omises)

[91]     Pour le Tribunal, les fautes commises par la locatrice ont une gravité importante, puisque cela attaque directement le droit au maintien dans les lieux de la locataire, pierre d’assise du droit locatif québécois.

[92]     En se servant de l’évacuation temporaire de la locataire du logement pour tenter de l’expulser de façon permanente, la locatrice commet une faute grave. Il est important de sensibiliser les acteurs du marché locatif au Québec qu’il ne s’agit pas d’une pratique acceptable et que les conséquences seront sévères, dans le cadre d’un verdict relativement à ce type de geste.

[93]     Le prétexte de l’évacuation temporaire pour tenter d’obtenir l’expulsion permanente d’un locataire s’apparente à la pratique connue sous le terme de « rénovictions ». Bien que cette expression ne soit pas définie dans la loi ou même dans un dictionnaire, la tentative de la locatrice de se servir de l’évacuation temporaire constitue, aux yeux du Tribunal, une forme de « rénovictions »; pratique qui doit être proscrite du milieu locatif.

[94]     Pour cette raison, le Tribunal est d’avis que le montant accordé en dommages punitifs doit être significatif, afin de dissuader un locateur qui souhaiterait éventuellement procéder à une telle manœuvre. La sanction doit être assez importante pour que cela constitue un frein, et non que ce soit perçu comme une simple « amende » à payer, permettant d’obtenir le départ d’un locataire qui dérange ou dont le loyer n’est pas suffisamment élevé.

[95]     Dans l’évaluation du montant à octroyer, le Tribunal a pris en considération le fait que la manœuvre de la locatrice n’a pas mené ultimement à l’éviction permanente de la locataire, puisque le Tribunal ordonne sa réintégration au logement. Toutefois, bien que la manœuvre n’ait pas atteint son but, la tentative doit néanmoins être punie sévèrement, puisque n’eût été de la persévérance de la locataire qui a choisi de se battre pour faire valoir ses droits malgré les obstacles, le résultat aurait bien pu être différent.

[96]     Pour ces motifs, le Tribunal condamnera la locatrice à payer la somme de 15 000 $ en dommages punitifs. Il s’agit, aux yeux du Tribunal, d’un montant élevé, mais juste, qui incitera la locatrice et les autres locateurs à ne pas tenter de mettre fin au droit au maintien dans les lieux d’un locataire, au moyen de pratiques insidieuses et malhonnêtes, qui vont à l’encontre des règles de la société.

[97]     Pour ce qui est de la capacité financière de la locatrice, la locataire a fait la preuve que l’immeuble de la locatrice est en vente au montant de 5 700 000 $, de même que l’immeuble voisin au montant de 3 300 000 $. Le Tribunal est conscient qu’il ne s’agit pas d’une preuve complète sur la situation financière de la locatrice, mais celle-ci démontre tout de même que la locatrice possède un patrimoine important, bien que celui-ci pourrait être hypothéqué en très grande partie.

[98]     L’absence de M. Joseph Shaffer lors de la dernière audience, alors que deux demandes de remise avaient été présentées au préalable par la locatrice afin de permettre son témoignage, explique en outre que la locataire n’a pas été en mesure, en contre-interrogatoire, de poser des questions sur le patrimoine de la compagnie. Cela aurait permis d’obtenir des éclaircissements sur la situation financière de la locatrice. Bien que la preuve sur la situation financière de la locatrice ne soit pas parfaite, le Tribunal est d’avis que la locataire a démontré, en l’absence de preuve en défense, que la locatrice a la capacité financière de faire face à une condamnation en dommages punitifs de 15 000 $.

[99]     La locatrice sera donc condamnée à la somme de 15 000 $ en dommages punitifs.

Demande du dépôt de loyer

[100] La locataire requiert l'autorisation de déposer le loyer auprès du Tribunal administratif du logement.


[101] Le Tribunal croit important de reproduire l’article 1907 C.c.Q. applicable en la matière :

« 1907. Lorsque le locateur n'exécute pas les obligations auxquelles il est tenu, le locataire peut s'adresser au tribunal afin d'être autorisé à les exécuter. Les parties sont alors soumises aux dispositions des articles 1867 et 1869.

Le locataire peut aussi déposer son loyer au greffe du tribunal, s'il donne au locateur un préavis de 10 jours indiquant le motif du dépôt et si le tribunal, considérant que le motif est sérieux, autorise le dépôt et en fixe le montant et les conditions. »

[102] Pour que l’article 1907 C.c.Q. trouve application, il faut donc que la locatrice soit en défaut d'exécuter l'une de ses obligations et que la locataire possède un motif sérieux pour déposer son loyer. La locataire a indiqué au Tribunal ne pas avoir l’intention d’effectuer les travaux en lieu et place de la locatrice.

[103] Le Tribunal est d’avis que les différentes conclusions auxquelles il arrive dans son jugement permettent de régler la situation et qu’il n’est pas nécessaire que la locataire dépose son loyer au Tribunal.

[104] La demande de dépôt de loyer sera donc refusée.

Exécution provisoire de la décision

[105] L’article 82.1 de la Loi sur le Tribunal administratif du logement permet l’exécution provisoire de la décision dans certaines circonstances :

« 82.1. Le membre peut, s’il le juge à propos, ordonner l’exécution provisoire, nonobstant la révision ou l’appel, de la totalité ou d’une partie de la décision, s’il s’agit: 1° de réparations majeures; 2° d’expulsion des lieux, lorsque le bail est expiré, résilié ou annulé; 3° d’un cas d’urgence exceptionnelle. »

[106] Le Tribunal est d’avis qu’il y a lieu, dans les circonstances de cette affaire, de permettre l’exécution provisoire de la décision de l’ordonnance d’effectuer les travaux, de remettre les clés du logement, de payer le loyer du logement temporaire et d’assurer la réintégration de la locataire. La réintégration de la locataire dans son logement après un déracinement aussi long constitue un cas d’urgence exceptionnelle justifiant l’exécution provisoire.

[107] L’exécution provisoire ne sera toutefois pas accordée relativement aux condamnations aux dommages.

[108] Les frais, les intérêts et l’indemnité additionnelle n’étant pas réclamés, le Tribunal ne peut les octroyer.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[109] ACCUEILLE en partie la demande de la locataire;

[110] PREND ACTE de la transaction intervenue entre les parties en mars 2021;

[111] ORDONNE à la locatrice, dans les 45 jours suivant la présente décision, d’exécuter les travaux prévus dans l’entente du mois de mars 2021 afin de rendre le logement propre à l’habitation;

[112] ORDONNE à la locatrice de réintégrer la locataire dans son logement dans les 45 jours suivant la présente décision;

[113] ORDONNE à la locatrice lorsqu’elle réintégrera la locataire de lui remettre les clés lui permettant l’accès à son logement;

[114] ORDONNE à la locatrice de continuer à payer le loyer du logement temporaire jusqu’à ce que la locataire soit réintégrée dans son logement;


[115] ORDONNE l'exécution provisoire, malgré l'appel, des ordonnances d’exécuter les travaux, de remettre les clés, de continuer à payer le loyer du logement temporaire et de permettre à la locataire de réintégrer son logement;

[116] CONDAMNE la locatrice à payer à la locataire la somme de 491,62 $;

[117] CONDAMNE la locatrice à payer à la locataire la somme de 3 648,20 $;

[118] CONDAMNE la locatrice à payer à la locataire la somme de 5 000 $ en dommages moraux;

[119] CONDAMNE la locatrice à payer à la locataire la somme de 15 000 $ en dommages punitifs.

 

 

 

 

 

 

 

 

Luk Dufort

 

Présence(s) :

la locataire

Me Kimmyanne Brown, avocate de la locataire

Me Ioana Tivis, avocate de la locatrice

Dates des audiences :

17 juin 2022

18 août 2022

Présence(s) :

la locataire

Me Kimmyanne Brown, avocate de la locataire

le mandataire de la locatrice

Me Rachel Urtovsky Morin, avocate de la locatrice

Date de l’audience : 

28 septembre 2022

 

 

 


 

 


[1] Pièce L-2.

[2] Pièce P-1.

[3] Maintenant le Tribunal administratif du logement.

[4] Skalli Housseini c. 10376957 Canada inc., 2021 QCTAL 9871 (CanLII); Dang c. Lapointe, 2017 QCRDL 21642 (CanLII); Lanthier c. Caza, 2022 QCTAL 24580 (CanLII).

[5] Mirza-Rana c. Chowdhory R.L., 22-11-2013, 31-110407 31 20110407 G.

[6] Lévesque c. Laforge, 2019 QCRDL 40619.

[7] Éditions Vice-versa inc. c. Aubry*, C.A., 1996-08-15, 1996 CanLII 5770 (QC CA), SOQUIJ AZ-96011796, J.E. 96-1711, [1996] R.J.Q. 2137, [1996] R.R.A. 982 (rés.) (Juge Baudoin, dissident), Aubry c. Éditions Vice-Versa inc., Aubry c. Éditions Vice-versa inc. C.S. Can., 1998-04-09, 1998 CanLII 817 (CSC), SOQUIJ AZ-98111049, J.E. 98-878, [1998] 1 R.C.S. 591 (Juges Lamer et Major, dissidents).

[8] En soustrayant les frais de déménagement et les loyers des mois de juillet et août 2022 qui ont été accordés dans la section entente du présent jugement.

[9]  Le harcèlement envers les locataires et l'article 1902 du Code civil du Québec (1996) 56 R. du B. 3.

[10] Idem, Page 3.

[11] 2013 CanLII 121453.

[12] Grise c. Ouahi, 2022 QCTAL 28599 (CanLII).

[13] 2022 QCTAL 13865 (CanLII).

[14] Pièce L-2.

[15] Pièce P-1.

[16] Maintenant le Tribunal administratif du logement.

[17] Skalli Housseini c. 10376957 Canada inc., 2021 QCTAL 9871 (CanLII); Dang c. Lapointe, 2017 QCRDL 21642 (CanLII); Lanthier c. Caza, 2022 QCTAL 24580 (CanLII).

[18] Mirza-Rana c. Chowdhory R.L., 22-11-2013, 31-110407 31 20110407 G.

[19] Lévesque c. Laforge, 2019 QCRDL 40619.

[20] Éditions Vice-versa inc. c. Aubry*, C.A., 1996-08-15, 1996 CanLII 5770 (QC CA), SOQUIJ AZ-96011796, J.E. 96-1711, [1996] R.J.Q. 2137, [1996] R.R.A. 982 (rés.) (Juge Baudoin, dissident), Aubry c. Éditions Vice-Versa inc., Aubry c. Éditions Vice-versa inc. C.S. Can., 1998-04-09, 1998 CanLII 817 (CSC), SOQUIJ AZ-98111049, J.E. 98-878, [1998] 1 R.C.S. 591 (Juges Lamer et Major, dissidents).

[21] En soustrayant les frais de déménagement et les loyers des mois de juillet et août 2022 qui ont été accordés dans la section entente du présent jugement.

[22] Le harcèlement envers les locataires et l'article 1902 du Code civil du Québec (1996) 56 R. du B. 3.

[23] Idem, Page 3.

[24] 2013 CanLII 121453.

[25] Grise c. Ouahi, 2022 QCTAL 28599 (CanLII).

[26] 2022 QCTAL 13865 (CanLII).

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