Charlebois c. R. | 2016 QCCS 3905 |
COUR SUPÉRIEURE
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Chambre criminelle |
CANADA |
PROVINCE DE QUÉBEC |
DISTRICT D’ | IBERVILLE |
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N° : | 755-36-000230-154 |
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DATE : | LE 1er AOÛT 2016 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE : | L’HONORABLE | MICHAEL STOBER, J.C.S. |
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FRANCIS CHARLEBOIS |
Appelant-accusé |
c. |
SA MAJESTÉ LA REINE |
Intimée |
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JUGEMENT EN APPEL D’UNE DÉCLARATION DE CULPABILITÉ ET
DU REJET D’UNE REQUÊTE EN ARRÊT DES PROCÉDURES POUR DÉLAIS DÉRAISONNABLES* |
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*Ce jugement a été rendu oralement le 1er août 2016. Les parties ont été avisées que cette version écrite suivrait. |
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- L’appelant Francis Charlebois a été accusé de deux chefs d’accusation dans une dénonciation (assermentée le 22 janvier 2010) d’avoir conduit un véhicule à moteur le 3 décembre 2009 :
(i) lorsque sa capacité de conduire est affaiblie par l’alcool ou d’une drogue; et
(ii) lorsqu’il a consommé une quantité d’alcool telle que son alcoolémie dépasse quatre-vingts milligrammes d’alcool par cent millilitres de sang.
- Le 5 mai 2015, lors du procès devant la Cour du Québec sur le premier chef d'accusation,[1] l’appelant a déposé une requête alléguant que les délais encourus dans cette affaire ont violé la Charte canadienne des droits et libertés et que les procédures devaient être arrêtées.
- Le 17 juin 2015, cette requête fut rejetée par le juge de première instance, Pierre Bélisle, J.C.Q.
- Suite à ce jugement, le procès a eu lieu. La Couronne a déposé sa preuve - le rapport de police et la déclaration d’un témoin - avec le consentement de l’appelant. L’appelant n’a pas présenté de preuve en défense. Le juge Bélisle l’a déclaré coupable.
- L’appelant se pourvoit en appel de cette déclaration de culpabilité.
- Le Tribunal doit décider si le juge de première instance a commis une erreur en rejetant la requête en arrêt de procédures pour délais déraisonnables, notamment :
- si les délais, après le dépôt des accusations jusqu’à la fin du procès, entraînent une violation du droit de l’appelant d’être jugé dans un délai raisonnable selon l'article 11(b) de la Charte canadienne des droits et libertés;
- dans l’affirmative, si un arrêt des procédures doit être ordonné.
- Pour les raisons qui suivent, le Tribunal accueille l’appel.
Les faits
- Les faits sont énoncés dans le tableau suivant,[2] déposé conjointement par les deux parties, qui fait état de la chronologie des audiences avec explications et qualifications des diverses remises par l’appelant, la Couronne et la Cour du Québec, incluant le juge de première instance. Le résumé des dates dans le tableau n’est pas remis en question ni par les parties ni par le jugement en première instance.
- Le dossier de l’appelant est revenu au rôle de la cour à 21 reprises jusqu’à ce qu’il présente le 5 mai 2015 une requête en arrêt des procédures pour délai déraisonnable. Le délai total est 1972 jours, soit 5 ans et presque 5 mois ou presque 65 mois.
Date et stade des procédures | Durée du délai | Explications | Qualification selon le juge de première instance | Qualification du délai selon l’appelant | Qualification du délai selon l’intimée |
Première période incluant la contestation constitutionnelle de la loi C-2 |
- 22 janvier 2010 (Dénonciation)
| 3 jours | Comparution prévue pour le 25 janvier 2010 | Non spécifié | Délai inhérent | Délai inhérent |
- 25 janvier 2010 (Comparution)
| 60 jours | Plaidoyer de non-culpabilité enregistré, divulgation de la preuve de base et reporté à la première date offerte le 26 mars 2010 | Délai inhérent | Délai inhérent | Délai inhérent |
26 janvier 2010 au 25 mars 2010 | - | Débat sur la constitutionnalité des amendements C-2 devant le juge Chapdelaine à Sherbrooke qui deviendra éventuellement le dossier St-Onge-Lamoureux devant la Cour suprême | - | - | - |
- 26 mars 2010 (1er pro forma)
| 35 jours | L’appelant demande de reporter le dossier au même stade à une date où son procureur sera déjà présent le 30 avril 2010 | Délai appelant | Délai appelant | Délai appelant |
- 30 avril 2010
(2e pro forma) | 77 jours | L’appelant demande de reporter le dossier au 16 juillet 2010 | Délai appelant | Délai appelant | Délai appelant |
- 16 juillet 2010 (3e pro forma)
| 34 jours | L’appelant désire fixer à procès et avise son intention de contester la constitutionnalité des amendements C-2, mais le juge Simard veut qu’un Avis d’intention de soulever l’inconstitutionnalité des alinéas 258(1)c) et 258(1)(d.01) C.cr. soit au dossier avant de fixer. Reporté au 19 août 2010. | Délai appelant | Délai appelant | Délai appelant |
16 août 2010 | - | Signification par l’appelant aux Procureurs généraux de l’Avis d’intention de soulever l’inconstitutionnalité des alinéas 258(1)c) et 258(1)(d.01) C.cr. | - | - | - |
Date et stade des procédures | Durée du délai | Explications | Qualification selon le juge de première instance | Qualification du délai selon l’appelant | Qualification du délai selon l’intimée |
- 19 août 2010 (4e pro forma)
| 14 jours | L’Avis d’intention est déposé à la cour tel qu’exigé. L’appelant désire toujours fixer à procès mais le juge Bédard explique que des dates sont déjà prévues à St-Jean pour la contestation constitutionnelle du 28 mars au 1er avril 2011 et que le rôle est déjà complet. L’appelant offre comme disponibilités le 8 et le 24 mars 2011 et avise le tribunal qu’il dispose d’autres disponibilités également dans les mois suivants. Le juge Bédard décide de reporter le dossier pro forma au 2 septembre 2010 devant le juge Simard afin que ce dernier puisse ouvrir de nouvelles dates pour la contestation constitutionnelle. | Délai inhérent selon le juge puisque lié à la contestation constitution-nelle | Délai institutionnel puisque c’est le tribunal qui décide de reporter le dossier devant le juge coordon-nateur | Délai inhérent |
- 2 septembre 2010
(5e pro forma) | 180 jours (calculé jusqu’au 1er mars 2011) | Le juge Simard propose uniquement 3 dates, les 15, 16 ou 22 mars 2011. La date du 22 mars 2011 est sélectionnée par les parties. | Délai inhérent selon le juge puisque lié à la contestation constitution-nelle | Délai institutionnel puisque le dossier est fixé dans les dates offertes | Délai inhérent |
15 septembre 2010 | - | Le juge Chapdelaine rend jugement à Sherbrooke en déclarant les amendements C-2 constitutionnels mais uniquement en partie | - | - | - |
15 novembre 2010 | - | Considérant les nombreuses décisions de première instance allant dans tous les sens au Québec et ailleurs au Canada, le Procureur général du Québec prend la décision de déposer un renvoi directement à la Cour suprême par demande d’autorisation d’appel | - | - | - |
Date et stade des procédures | Durée du délai | Explications | Qualification selon le juge de première instance | Qualification du délai selon l’appelant | Qualification du délai selon l’intimée |
25 février 2011 | - | Signification par l’appelant d’une requête en désassignation pour la date du 22 mars 2011 présentable le 1er mars 2011 | - | - | - |
- 1er mars 2011 (Requête en désassignation)
| 10 jours | Requête accordée et dossier remis pro forma au 11 mars 2011 avec tous les autres dossiers C-2 comme le voulait la pratique à St-Jean | Délai appelant | Délai appelant | Délai appelant |
- 11 mars 2011 (6e pro forma)
| 84 jours | Dossier reporté au même stade au 3 juin 2011 | Délai appelant | Délai appelant | Délai appelant |
31 mars 2011 | - | La Cour suprême accepte la permission d’en appeler du Procureur général du Québec et accepte d’entendre directement le débat constitutionnel | - | - | - |
- 3 juin 2011
(7e pro forma) | 159 jours | Dossier reporté au même stade au 9 novembre 2011 comme tous les autres dossiers C-2 dans l’attente du jugement de la Cour suprême | Délai inhérent selon le juge puisque lié à la contestation constitution-nelle | Délai autre neutre puisque tous les intervenants judiciaires ont intérêt à attendre le jugement de la Cour suprême | Délai inhérent |
Deuxième période incluant le désistement de l'appelant de la contestation constitutionnelle de la loi C-2 et la fixation pour audition de sa requête en divulgation de preuve |
- 9 novembre 2011
(8e pro forma) | 226 jours | L’appelant sort du train C-2 et fixe immédiatement pour audition d’une requête en divulgation de preuve en offrant plusieurs disponibilités les 11, 18, 23 mai 2012 et les 12, 14 et 15 juin 2012 alors que l’intimée n’est pas disponible. Finalement c’est la date du 22 juin 2012 qui est sélectionnée pour l’audition de la requête et le tribunal avise les parties que si celle-ci devient caduque suite au jugement à venir de la Cour suprême, il s’attend à des mises au rôle pour éviter des remises. | Délai inhérent selon le juge puisqu’il s’agit d’une requête en divulgation préliminaire présentée avant d’entendre le fond de l’affaire faisant en sorte que l’appelant n’était pas prêt à procéder | Délai intimée ou institution-nel puisque l’audition de la requête est nécessaire considérant la position de l’intimée | Délai inhérent |
Date et stade des procédures | Durée du délai | Explications | Qualification selon le juge de première instance | Qualification du délai selon l’appelant | Qualification du délai selon l’intimée |
22 novembre 2011 | - | Signification par l’appelant de sa requête en divulgation de preuve particularisée touchant divers éléments de preuve liés à l’alcootest utilisé, incluant la mémoire informatique de cet alcootest. | - | - | - |
12 mars 2012 | - | L’intimée signifie son 1er préavis d’expert annonçant qu’elle conteste la requête ainsi que son intention de faire témoigner Jacques Tremblay au soutien de ses prétentions. | - | - | - |
23 avril 2012 | - | L’intimée signifie une lettre à l’appelant indiquant son changement de position concernant l’audition à venir du 22 juin 2012 et qu’elle accepte de divulguer les registres d’entretien de l’alcootest et du simulateur utilisés pour la période de 6 mois avant et 6 mois après la date des évènements sans toutefois en admettre la pertinence. | - | - | - |
- 22 juin 2012 (1ère date prévue pour l’audition)
| 116 jours | L’intimée s’engage formellement en salle de cour à divulguer les registres et indique qu’elle a besoin d’un délai de 4 mois pour le faire. L’intimée propose de reporter au 16 octobre 2012 ce que l’appelant accepte sans renoncer aux délais dans l’attente de la divulgation de la preuve. | Délai inhérent selon le juge considérant les discussions entre les parties | Délai intimée puisqu’elle a besoin de temps pour divulguer les éléments de preuve | Délai inhérent |
Date et stade des procédures | Durée du délai | Explications | Qualification selon le juge de première instance | Qualification du délai selon l’appelant | Qualification du délai selon l’intimée |
- 16 octobre 2012
(9e pro forma) | 239 jours | L’appelant se déclare insatisfait de la preuve parcellaire divulguée et refixe immédiatement pour audition de sa requête en divulgation de preuve. L’appelant refuse de renoncer aux délais et le dossier est fixé pour une audition commune avec 4 autres dossiers au 12 juin 2013. | Délai inhérent selon le juge puisqu’il s’agit d’une requête en divulgation préliminaire présentée avant d’entendre le fond de l’affaire faisant en sorte que l’appelant n’était pas prêt à procéder | Délai intimée ou institution-nel puisque l’intimée refuse de divulguer toute la preuve disponible nécessitant toujours une audition | Délai inhérent |
2 novembre 2012 | - | La Cour suprême rend l’arrêt St-Onge Lamoureux déclarant une partie des amendements C-2 inconstitutionnels et traitant des grandes lignes de la divulgation de preuve en la matière. | - | - | - |
16 janvier 2013 | - | Signification par l’intimée de sa nouvelle position en matière de divulgation de preuve énonçant clairement qu’une longue série d’éléments de preuve relatifs aux alcootests, simulateurs et appareil de détection approuvés (incluant la mémoire informatique) seront dorénavant divulgués et ce, sans nier leur pertinence. | - | - | - |
11 avril 2013 | - | Signification par l’intimée d’une nouvelle position considérant l’arrêt St-Onge Lamoureux annonçant qu’un DVD contenant les registres d’entretien complets des différents appareils utilisés par la Sûreté municipale de St-Jean sera divulgué tout en niant leur pertinence et refusant de divulguer quoi que ce soit d’autre. | - | - | - |
Date et stade des procédures | Durée du délai | Explications | Qualification selon le juge de première instance | Qualification du délai selon l’appelant | Qualification du délai selon l’intimée |
7 mai 2013 | - | L’intimée signifie son 2e préavis d’expert annonçant qu’elle conteste toujours la requête ainsi que son intention de faire témoigner André Dion au soutien de ses prétentions. | - | - | - |
- 12 juin 2013
(2e date prévue pour l’audition) | 21 jours | L’appelant est présent et prêt à procéder avec son expert. L’appelant avise le juge Bélisle qu’après discussions avec l’intimée, il ne reste qu’un élément en litige puisque cette dernière accepte finalement de divulguer tous les autres éléments de preuve demandés. Reste à débattre de la question de la mémoire informatique de l’alcootest dont l’intimée admet l’existence mais nie la pertinence par le biais de son expert André Dion en plus de prétendre qu’elle est entre les mains d’un tiers, soit la Sûreté du Québec. L’appelant avise le juge que le préavis d’expert pour André Dion est déficient puisque nulle part on ne traite de la mémoire informatique, seul élément toujours en litige. Cette objection préliminaire est accueillie par le juge et le dossier est reporté pro forma au 3 juillet 2013 afin de permettre à l’intimée de rédiger un nouveau préavis d’expert en lien avec la mémoire informatique. | Délai intimée | Délai intimée | Délai intimée |
2 juillet 2013 | - | L’intimée signifie un 3e préavis d’expert annonçant qu’elle conteste toujours la requête ainsi que son intention de faire témoigner André Dion au soutien de ses prétentions, où on ne fait que rajouter un bref paragraphe au sujet de la mémoire informatique | - | - | - |
Date et stade des procédures | Durée du délai | Explications | Qualification selon le juge de première instance | Qualification du délai selon l’appelant | Qualification du délai selon l’intimée |
- 3 juillet 2013
| 77 jours | L’appelant est prêt à fixer immédiatement pour l’audition de la requête en divulgation de preuve mais l’intimée n’a pas les disponibilités de son expert. L’intimée demande de reporter le dossier au 18 septembre 2013 afin d’obtenir les disponibilités de son expert. | Délai intimée | Délai intimée | Délai intimée |
11 juillet 2013 | - | L’intimée signifie une lettre faisant état de ses vérifications quant à l’un des éléments de preuve dont elle s’était engagé à vérifier l’existence, expliquant que les échantillons d’alcool type demandés existent mais sont en possession du Laboratoire des sciences judiciaires et de médecine légale qui ne peut les remettre considérant ses besoins opérationnels. | - | - | - |
13 septembre 2013 | - | L’intimée signifie un 4e préavis d’expert annonçant qu’elle conteste toujours la requête ainsi que son intention de faire témoigner André Dion au soutien de ses prétentions identique à celui du 2 juillet 2013. | - | - | - |
Troisième période incluant la nomination de Marco LaBrie à la magistrature |
- 18 septembre 2013
(10e pro forma) | 62 jours | L’intimée divulgue en salle de cour les cartes de qualification des techniciens qualifiés ayant agi dans les dossiers conformément à son engagement du 12 juin 2013. La date du 19 novembre 2013 est offerte par la cour pour audition de la requête. L’appelant indique que son expert n’est pas disponible à cette date, mais se déclare prêt à l’accepter néanmoins afin d’obtenir la date la plus rapprochée possible. | Délai inhérent selon le juge puisqu’il s’agit d’une requête en divulgation préliminaire présentée avant d’entendre le fond de l’affaire faisant en sorte que l’appelant n’était pas prêt à procéder | Délai intimée ou institutionnel puisque l’intimée refuse de divulguer toute la preuve disponible nécessitant toujours une audition | Délai inhérent | |
26 septembre 2013 | - | Nomination de l’avocat de l’appelant, Me Marco LaBrie, à la magistrature. Le dossier de l’appelant comme plusieurs autres sont transmis à son ancien associé, Me Benoît Gariépy. | - | - | - | |
18 octobre 2013 | - | L’intimée signifie un autre préavis d’expert non pas pour André Dion, mais plutôt pour un nouvel expert Bernard Mathieu | - | - | - | |
- 19 novembre 2013
(3e date prévue pour l’audition) | 38 jours | L’appelant est maintenant représenté par Me Benoît Gariépy qui explique avoir hérité des 175 dossiers de Me LaBrie incluant celui de l’appelant. Il explique que c’est l’expert André Dion qui avait été annoncé et que maintenant l’intimée change d’expert pour Bernard Mathieu. Il explique que Me LaBrie aurait peut-être été en mesure de contre-interroger ce nouvel expert sans avoir son propre expert à ses côtés, mais que lui en est incapable. Dans ces circonstances, il explique ne pas être en mesure de procéder. La demande de remise est accordée et le dossier est reporté pour audition au 4 juin 2014. | Délai autre neutre considérant la nomination de Me LaBrie | Délai autre neutre | Délai autre neutre | |
- 27 décembre 2013
(11e pro forma) | 42 jours | La date du 4 juin 2014 ne fonctionne plus avec la cour. L’intimée n’a pas ses disponibilités d’expert. Le juge Bélisle offre plusieurs disponibilités en février et avril 2014 qui ne conviennent pas aux parties. Après un long exercice, aucune date ne semble convenir et le dossier est reporté pro forma au 7 février 2014 afin que les parties puissent trouver des dates plus rapprochées. | Délai autre neutre considérant la nomination de Me LaBrie | Délai autre neutre | Délai autre neutre | |
Date et stade des procédures | Durée du délai | Explications | Qualification selon le juge de première instance | Qualification du délai selon l’appelant | Qualification du délai selon l’intimée | |
- 7 février 2014 (12e pro forma)
| 224 jours | L’appelant avise le juge Bélisle que ce sera finalement Me Jean-Philippe Marcoux qui prendra le relai afin de trouver des dates de disponibilités plus rapprochées. L’appelant propose plusieurs dates en février, mars et avril 2014 qui ne conviennent ni à la cour ni à l’intimée. Finalement c’est le 19 septembre 2014 qui est sélectionné. | Délai inhérent selon le juge puisqu’il s’agit d’une requête en divulgation préliminaire présentée avant d’entendre le fond de l’affaire faisant en sorte que l’appelant n’était pas prêt à procéder | Délai intimée ou institutionnel puisque l’intimée refuse de divulguer toute la preuve disponible nécessitant toujours une audition | Délai inhérent | |
19 août 2014 | - | L’intimée signifie un autre préavis d’expert non pas pour André Dion ou Bernard Mathieu, mais plutôt pour Jacques Tremblay annonçant à nouveau son intention de contester la requête. | - | - | - | |
15 septembre 2014 | - | L’appelant signifie un courriel à l’intimée afin de connaitre sa position par rapport à l’audition à venir ce à quoi elle répond en termes très généraux n’informant pas l’appelant davantage. | - | - | - | |
Date et stade des procédures | Durée du délai | Explications | Qualification selon le juge de première instance | Qualification du délai selon l’appelant | Qualification du délai selon l’intimée | |
Quatrième période incluant l'audition formelle de la requête en divulgation de la preuve et le procès |
- 19 septembre 2014
(4e date prévue pour l’audition) | 56 jours | Audition de la requête en divulgation de preuve. L’appelant est présent et prêt à procéder avec son expert. Le témoin expert de l’intimée est absent mais disponible sur appel. L’intimée remet en question son admission du 12 juin 2013 quant à l’existence de la mémoire informatique. Après réécoute, le juge Bélisle arrive à la conclusion que l’intimée avait non seulement admis l’existence, mais aussi la possession par la Sûreté du Québec. L’intimée estime qu’elle n’a aucun fardeau à rencontrer et n’a pas à faire entendre d’expert. L’appelant est surpris de ce revirement de situation puisque l’intimée a envoyé plusieurs préavis d’expert dans la dernière année afin de justifier son refus de divulguer la mémoire informatique. S’ensuit des plaidoiries de part et d’autre sur le droit applicable quant à la procédure à suivre. Jugement sur cette question le 14 novembre 2014 et les parties doivent être prêtes à poursuivre l’audition de la requête à cette date. | Délai inhérent selon le juge puisqu’il n’est pas excessif | Délai intimée ou institutionnel puisque c’est l’intimée qui soulève une objection préliminaire estimant ne plus avoir à faire entendre d’expert contraire-ment à sa position antérieure nécessitant un débat juridique | Délai inhérent | |
Date et stade des procédures | Durée du délai | Explications | Qualification selon le juge de première instance | Qualification du délai selon l’appelant | Qualification du délai selon l’intimée | |
- 14 novembre 2014 (jugement)
| 172 jours | Décision du juge Bélisle statuant en faveur de l’appelant quant au régime de droit applicable à la demande de divulgation de la mémoire informatique. Il revient donc à l’intimée de justifier sa persistance à non-divulguer cet élément de preuve par l’une des exceptions reconnues. Dans le dossier spécifique de l’appelant, l’intimée devra faire des vérifications supplémentaires quant à l’existence de la mémoire informatique. Dans les minutes suivant ce jugement défavorable à sa thèse, l’intimée prend la décision de retirer les 2e chef d’accusation de conduite avec un taux d’alcoolémie dépassant la limite légale dans tous les dossiers incluant celui de l’appelant. Cette décision met un terme à la divulgation de preuve. Procès sur le 1er chef fixé à la première date offerte du 5 mai 2015. | Délai institutionnel | Délai intimée ou institutionnel puisque l’intimée prend la décision tardive de retirer le 2e chef suite à une décision défavorable à sa thèse | Délai institution-nel | |
22 avril 2015 | - | Signification par l’appelant d’une requête en arrêt des procédures pour délai déraisonnable. | - | - | - | |
- 5 mai 2015
(5e date d’audition) | 43 jours | Audition de la requête en arrêt des procédures pour délai déraisonnable pendant toute la journée. Délibéré jusqu’au 17 juin 2015 où la requête sera rejetée. | Non spécifié | Délai inhérent | Délai inhérent | |
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QUALIFICATION DES DÉLAIS SELON LE JUGE DE PREMIÈRE INSTANCE :
- Délai total : 1929 jours, soit 5 ans 3 mois et 13 jours ou 63 ½ mois
- Délai inhérent : 44 mois
- Délai autre : 2 2/3 mois
- Délai imputable à l’appelant : 8 mois
- Délai institutionnel : 5 2/3 mois
- Délai imputable à la Couronne-intimée : 3 mois
QUALIFICATION DES DÉLAIS SELON L’APPELANT :
- Délai total : 1973 jours, soit 5 ans 4 mois et 27 jours ou presque 65 mois
- Délai inhérent : 106 jours, soit 3 ½ mois
- Délai autre: 239 jours, soit plus de 7 ½ mois
- Délai imputable à l’appelant : 240 jours, soit presque 8 mois
- Délai institutionnel : 194 jours, soit moins de 6 ½ mois
- Délai imputable à la Couronne-intimée : 1193 jours, soit plus de 39 mois
QUALIFICATION DES DÉLAIS SELON LA COURONNE-INTIMÉE :
- Délai total : 1929 jours, soit 5 ans 3 mois et 13 jours ou 63 ½ mois
- Délai inhérent : 44 mois
- Délai autre : 2 2/3 mois
- Délai imputable à l’appelant : 8 mois
- Délai institutionnel : 5 2/3 mois
- Délai imputable à la Couronne-intimée : 3 mois
Positions des parties
- L'appelant plaide que, dans son jugement du 17 juin 2015 rejetant la requête en arrêt des procédures, le juge de première instance a commis les erreurs suivantes :
1. L’appelant soumet que le juge a commis une erreur de droit en qualifiant 44 mois de délai inhérent et uniquement 8 2/3 mois de délai imputable à l’intimée.
2. L’appelant soumet que le juge a commis une erreur de droit en inversant le fardeau de preuve sur les épaules de l’appelant, en imposant une preuve par prépondérance des probabilités de circonstances incontestablement préjudiciables et en n’accordant absolument aucun poids à la présomption de préjudice malgré les délais extrêmement longs en l’espèce pour une infraction sommaire.
3. L’appelant soumet que le juge a commis une erreur de droit en décidant que l’arrêt des procédures pour cause de délai déraisonnable est un remède exceptionnel.
4. L’appelant soumet que le juge a commis une erreur mixte de faits et de droit déterminante en arrivant à la conclusion que la preuve présentée par l’appelant démontre qu’il n’a pas subi de préjudice relié à l’accumulation des délais.[3]
- Tel que mentionné, les parties - l’appelant-accusé et la Couronne-intimée - ont chacune qualifié les délais sur le tableau.
- L’appelant avance essentiellement que les délais en l’espèce sont déraisonnables selon l’article 11(b) de la Charte, surtout les délais institutionnels et inhérents, ainsi que les délais imputés à la Couronne.
- L’appelant résume sommairement les raisons derrière certains délais :
1. Délai à cause des nombreux changements de position de l’intimée sur la requête en divulgation de preuve au dossier;
2. Délai à cause de l’absence de vérifications appropriées de l’intimée sur la requête en divulgation de preuve;
3. Délai à cause de la divulgation tardive et au compte-goutte des éléments de preuve demandés;
4. Délai à cause des changements d’expert et des problèmes de préavis d’expert de l’intimée;
5. Délai à cause de la décision tardive de l’intimée de retirer le deuxième chef d’accusation suite à une décision défavorable pour sa thèse;
6. Délai pour fixer le dossier à procès à plusieurs reprises avec un juge provenant de l’extérieur .[4]
- Selon la Couronne, le premier juge a imputé un délai de 8 2/3 mois à la Couronne et au délai institutionnel. Ce délai est spécifiquement celui prévu par les lignes directrices de l’arrêt R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771.
- La Couronne avance que le débat concerne essentiellement la qualification de 44 mois de délais inhérents.[5]
- Compte tenu de la qualification des délais, la Couronne plaide que ce n’est pas nécessaire pour la poursuite de justifier ou d’expliquer sa position.[6]
- La Couronne concède que les délais sont longs. Toutefois, elle plaide que la très grande majorité des délais a été la conséquence immédiate d’une incertitude juridique reliée à la divulgation de la preuve à la suite de l’arrêt R. c. St-Onge Lamoureux, [2012] 3 R.C.S. 187.
- Sur cette question, la position de la Couronne a toujours été claire à l’effet qu’un débat était impératif quant à la nécessité ou non de divulguer certains éléments de la preuve et qu’il y a certaines situations où le refus de les divulguer peut trouver appui sur l’incertitude du droit quant à une question précise.
- En conclusion, la Couronne prétend qu’il n'y avait pas de retard injustifié dans la divulgation de la preuve et qu’elle était justifiée de refuser la demande de communication contestée.[7]
- La Couronne maintient que les différentes demandes de l’appelant en matière de divulgation de la preuve entrent dans la catégorie « des actes de l’accusé », s’agissant de mesures ou stratégies qui pouvaient occasionner des délais dans le cadre du traitement de ce dossier.
- Selon la Couronne, vu l’absence de préjudice, il n'y a pas lieu d’envisager l’arrêt des procédures, le remède le plus radical.[8]
Principes et analyse
1. Cadre d'analyse qui s'appliquait en première instance
A. La longueur et les raisons du délai
- L’article 11(b) de la Charte canadienne des droits et libertés énonce que « [t]out inculpé a le droit […] d’être jugé dans un délai raisonnable ».
- Dans R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771, la Cour suprême a dit (p. 786) :
L'objet principal de l'al. 11b) est la protection des droits individuels de l'accusé. […]
L'alinéa 11b) protège le droit à la sécurité de la personne en tentant de diminuer l'anxiété, la préoccupation et la stigmatisation qu'entraîne la participation à des procédures criminelles. Il protège le droit à la liberté parce qu'il cherche à réduire l'exposition aux restrictions de la liberté qui résulte de l'emprisonnement préalable au procès et des conditions restrictives de liberté sous caution. Pour ce qui est du droit à un procès équitable il est protégé par la tentative de faire en sorte que les procédures aient lieu pendant que la preuve est disponible et récente.
- En l’espèce, nous ne sommes pas en présence d’un cas où un accusé n'a aucun intérêt à subir rapidement son procès; Morin, p. 786.
- Il existe également un intérêt de la société qui est, par sa nature même, contraire aux intérêts d’un accusé. La société a un solide intérêt à s'assurer que ceux qui transgressent la loi soient traduits en justice et traités selon la loi. Plus un crime est grave, plus la société exige que l’affaire soit jugée au fond, que l'accusé subisse un procès; sinon, les victimes, le public et l'administration de justice en subissent un préjudice; Morin, pp. 786-787, 809-810, 812; R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199, p. 1219; R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S.1659.
- La société a certes grandement intérêt à ce qu’une affaire de crime grave soit jugée au fond, mais elle a un intérêt tout aussi important à ce que le système de justice demeure à l’abri de tout reproche, particulièrement lorsque l’accusé encourt de lourdes conséquences pénales; R. c. Côté, [2011] 3 R.C.S. 215, par. 53; R. c. McShane, 2013 ONSC 5645, par. 85.
- En déterminant s’il y a eu violation d’un droit, la Cour suprême, dans Morin (pp. 787-788), a reconnu qu'un certain délai est inévitable. La Cour a adopté une méthode qui soupèse les intérêts que l'article 11(b) est destiné à protéger et les facteurs qui entraînent un délai ou sont autrement la cause du délai. Ce faisant, la Cour suprême a rejeté l'application d'une formule mathématique ou administrative. Le processus judiciaire appelé «pondération» (balancing) exige un examen de la longueur du délai et son évaluation en fonction des autres facteurs. Un tribunal détermine ensuite si le délai est déraisonnable. Les facteurs suivants ont été énumérés par la Cour, par rapport à cette question, que doivent trancher les tribunaux régulièrement :
1. la longueur du délai;
2. la renonciation à invoquer certaines périodes dans le calcul;
3. les raisons du délai, notamment
a) les délais inhérents à la nature de l'affaire,
b) les actes de l'accusé,
c) les actes du ministère public,
d) les limites des ressources institutionnelles,
e) les autres raisons du délai;
4. le préjudice subi par l'accusé.
voir aussi R. c. Smith, [1989] 2 R.C.S. 1120, p. 1131; R. c. Askov, précité, pp. 1231-1232; R. c. Lebel, 2013 QCCA 403; R. c. Khela et Dhillon, [1994] 63 Q.A.C. 273, inf. par [1995] 4 R.C.S. 201; R. c. Kporwodu, [2005] O.J. No. 1405.
- La période qui doit être examinée est celle qui court de la date de l'accusation jusqu’à la fin du procès.[9] La Cour suprême a statué que les accusés ne sont pas inculpés tant qu'une accusation officielle n'a pas été déposée; dans un tel cas, l'article 11(b) de la Charte ne s'applique pas; R. c. Kakanj, [1989] 1 R.C.S. 1594. Quoique le délai antérieur à l'accusation puisse, dans certaines circonstances, avoir une influence sur la décision globale de savoir si le délai postérieur à l'accusation est déraisonnable, il n'entre pas comme tel dans le calcul de la longueur du délai; de toute façon, il n’y a pas de tel délai en l’espèce; Morin, p. 789; R. c. Potvin, [1993] 2 R.C.S. 880, p. 910; voir R. c. L. (W.K.), [1991] 1 R.C.S. 1091.
- Bien que le fardeau ultime de la preuve incombe à l'appelant-accusé, la Cour suprême a souligné :
- qu’il peut y avoir déplacement du fardeau secondaire de présentation d'éléments de preuve ou d'arguments selon les circonstances de chaque cas;
- qu’il est rarement nécessaire ou souhaitable de trancher la question en fonction du fardeau de la preuve; et
- qu'il est préférable d'apprécier le caractère raisonnable du délai global écoulé en tenant compte des facteurs mentionnés précédemment; R. c. Smith, précité, pp. 1132-1133; Morin, pp. 788-789.
- Il incombe à la Couronne en outre d’expliquer des retards inhabituels; R. c. Godin, [2009] 2 R.C.S. 3, par. 11.
- Dans Godin, par. 18, la Cour suprême a prévenu les tribunaux qu’ils doivent prendre garde en portant attention aux détails de ne pas perdre de vue l’ensemble de la situation.
- Le Tribunal est d’avis qu’un examen du délai devrait être entrepris, parce que la période est suffisamment longue pour soulever des doutes quant à son caractère raisonnable. Cet avis est partagé par la Couronne.
- Quoiqu’il n’y ait pas eu de renonciation claire et sans équivoque aux droits conférés à l’article 11(b), aucune partie ne peut invoquer ses propres délais à l'appui de sa position; Morin, pp. 790-791.
- Tel qu’indiqué, certains délais sont inévitables; les tribunaux ne siègent pas 24 heures par jour. Des délais inhérents ou neutres, incluant des délais préparatoires (intake requirements), exigent du temps pour traiter de l’accusation et des procédures préliminaires, telles que la rétention d’un avocat, la préparation, les demandes de remise en liberté, la divulgation de la preuve, les conférences préparatoires et les conférences de facilitation, s’il y en a. La Cour suprême a reconnu qu’il faut accorder plus de temps aux dossiers qui exigent une enquête préliminaire; Morin, pp. 791-793; R. c. Ralph, 2014 ONCA 3, par. 8.
- La Couronne a procédé par procédure sommaire; par conséquent, aucune enquête préliminaire n’a eu lieu.
- Il faut tenir compte du fait que les avocats de la Couronne et de la défense sont impliqués également dans d’autres dossiers. On ne peut s'attendre à ce qu’ils consacrent leur temps exclusivement à une affaire; Morin, p. 792.
- Les délais inhérents seront souvent plus longs pour les affaires avec plusieurs coaccusés et comportant une preuve complexe. Lorsque le nombre des coaccusés et la complexité de l’affaire augmentent, les délais inhérents ou neutres, et la longueur du délai raisonnable augmentent également; Morin, pp. 791-792; Allie c. R., 2013 QCCS 4663, par. 68.
- Le délai institutionnel ou systémique commence à courir lorsqu'une affaire est prête pour le procès mais que le système ne permet pas de procéder; Morin, pp. 791, 794-795.
- Il incombe à la Couronne de faire passer l'accusé en justice; Askov, p. 1225; Godin, par. 11; Morin, p. 801.
- Comme nous ne vivons pas dans un monde idéal « il faut bien faire la part des ressources institutionnelles limitées »; Mills c. R., [1986] 1 R.C.S. 863, p. 935; Morin, pp. 791, 794-795; Askov, p. 1225.
- La Cour suprême a refusé d’établir une ligne directrice pour des délais préparatoires; Morin, pp. 792-793.
- La fixation des dates doit convenir à l’horaire de la cour. Afin qu'une cause puisse être entendue, un juge et, selon le cas, un jury, une salle d'audience et le personnel de la cour (greffier, constables, etc.), doivent être disponibles; Morin, p. 791.
- Le système ne peut être axé sur une seule cause, mais doit accommoder les besoins de toutes les causes; R. c. Allen, [1996] O.J. No. 3175 (C.A. Ont.), par. 27, conf. par [1997] 3 R.C.S. 700.
- Tout en reconnaissant la manière différente de traiter les accusations criminelles dans diverses juridictions (par exemple, Montréal et Brampton), la Cour suprême a proposé un délai institutionnel de 8 à 10 mois à titre de guide pour la cour provinciale (la Cour du Québec). Pour ce qui est du délai institutionnel après l'envoi à procès, la Cour suprême a adopté la période de 6 à 8 mois supplémentaires. Donc, ce délai institutionnel s'ajouterait au délai écoulé avant l'envoi à procès; Morin, pp. 797-799; voir Askov, p.1240.[10]
- Le Tribunal souligne que les accusations dans l’arrêt Morin étaient les mêmes : conduite d’un véhicule avec les facultés affaiblies et conduite d’un véhicule avec plus de .08 d’alcool dans le sang. Dans l’arrêt Askov, l’accusation était : complot en vue de commettre une extorsion.
- La Cour suprême dans Morin s'est exprimée comme suit (pp. 796-800) :
La période proposée n'avait pas pour but, par conséquent, d'être traitée comme un délai de prescription et un délai strict. […]
L'adoption d'une ligne directrice et son application par les tribunaux de première instance prennent en compte un certain nombre de considérations. Une ligne directrice n'est pas destinée à être appliquée d'une manière purement mécanique. Elle doit se prêter à l'application d'autres facteurs et céder devant ceux‑ci. Cette prémisse s'inscrit dans sa formulation. La Cour doit reconnaître qu'une ligne directrice ne résulte pas d'une formule juridique ou scientifique précise. […]
J'ai déjà souligné qu'une ligne directrice ne doit pas être traitée comme un délai de prescription déterminé. Elle cédera devant d'autres facteurs. […]
L'application d'une ligne directrice sera également influencée par la présence ou l'absence de préjudice. Si l'accusé est sous garde ou, bien que n'étant pas sous garde, s'il est assujetti à des conditions de cautionnement restrictives ou s'il subit quelque autre préjudice important, la longueur du délai institutionnel acceptable peut être réduite afin de répondre à la préoccupation du tribunal. Par ailleurs, dans une affaire où il n'y a aucun préjudice ou si le préjudice n'est pas grave, la ligne directrice peut être appliquée en conséquence.
[…]
Ces délais proposés sont destinés à servir de guide pour les tribunaux de première instance d'une manière générale. Les tribunaux de première instance devront sans doute ajuster ces délais dans les diverses régions du pays pour tenir compte des conditions locales, et ils devront le faire à l'occasion pour s'adapter à des circonstances différentes. La cour d'appel dans chaque province jouera un rôle de surveillance pour viser à atteindre l'uniformité sous réserve de la nécessité de prendre en compte les conditions et les problèmes spéciaux des différentes régions dans la province.
- Le présent cas n’implique pas des individus accusés conjointement où les actes d’un coaccusé ont un impact sur le délai. L’appelant s’est joint à un appel en Cour suprême sur une question commune à plusieurs individus accusés dans des dossiers distincts. Cette action par l’appelant est un acte de bonne foi d’une partie exerçant ses droits afin de répondre aux accusations et fait partie du processus du système de justice criminelle; les délais encourus sont inhérents. Toutefois, le 9 novembre 2011, l’appelant s’est désisté de l’appel choisissant d’éviter des délais et de procéder aussitôt que possible. Bien que les actes d’un accusé puissent être de bonne foi, il faut tenir compte de chaque acte qui a contribué au délai pour déterminer si le délai global subi par l’appelant était raisonnable; Morin, pp. 791-794. Le Tribunal tient compte tout de même du délai global depuis l’accusation initiale.
- Le Tribunal se réfère aux arguments suivants avancés par l’appelant :
Malgré l’abondante preuve déposée par l’appelant, l’intimée n’explique pas ses nombreux changements de position en matière de divulgation de preuve, les raisons derrières son préavis d’expert déficient, les raisons justifiant l’absence de disponibilités de son expert et sa décision de refuser d’entendre son expert lors de l’audition du 19 septembre 2014 préférant présenter une objection préliminaire à l’audition de la requête.
En plaidoirie, l’appelant souligne que toutes les décisions citées par l’intimée sont des cas où les accusés avaient simplement décidés d’attendre la décision de la Cour suprême dans St-Onge Lamoureux, sans insister pour procéder sur une requête en divulgation de preuve et souvent en renonçant aux délais.
L’appelant rappelle que le présent dossier est fort différent, qu’il n’y a pas eu véritablement d’attente pour la Cour suprême puisqu’on a très rapidement fixé pour l’audition de la requête en divulgation de preuve le 9 novembre 2011 se dissociant aussitôt du train C-2.
L’appelant estime que l’ensemble des procédures judiciaires et surtout des décisions stratégiques de l’intimée, démontre que cette dernière ne s’est jamais souciée de ses obligations constitutionnelles autant en matière de divulgation de preuve que son fardeau de s’assurer que l’appelant subisse son procès dans un délai raisonnable, puisqu’à chaque fois elle décidait de divulguer différents éléments de preuve sans en nier la pertinence, pour ultimement refuser de faire entendre son expert, tout en refusant de divulguer l’élément de preuve le plus important, la mémoire informatique.
[…]
C’est plutôt l’intimée qui a créé du délai en décidant de divulguer des éléments de preuve au compte-gouttes lors des journées d’audition, en signifiant un préavis d’expert déficient, en n’étant pas en mesure de fixer une audition pour absence de disponibilité de son expert, ou en décidant à la dernière minute de présenter une objection préliminaire à l’audition de la requête.[11]
- Le Tribunal se réfère aux arguments suivants avancés par la Couronne :
Évidemment, les points en litige concernaient des éléments qui n’étaient pas en principe divulgués dans les dossiers de capacités affaiblies. Dans la plupart des cas, tant la défense que la poursuite devaient faire appel à des experts afin de participer à chaque débat contradictoire sur les questions de divulgation de la preuve.
[…]
Un régime d’incertitude juridique s’est installé en droit de la communication de la preuve. Certes, la position de la poursuite s’est avérée évolutive avec le temps et a divulgué certains éléments de preuve afin de se conformer à certaines décisions, mais ceci toujours en ne reconnaissant pas la pertinence desdits éléments.
[…]
Rappelons qu'à l’époque des présentes procédures, aucune décision formelle n'imposait à la poursuite l'obligation de divulguer les éléments demandés.
[…]
Quant au retrait du chef d’alcoolémie excessive par l’intimé, il était notamment motivé par le souci d’éviter des délais supplémentaires dans le présent dossier. Avec égard, les commentaires de l’appelant à ce sujet ne sont que spéculations.
[…]
Pour terminer, il est indéniable que les délais dans ce dossier sont longs. Toutefois, il est, à notre avis, évident que la très grande majorité des délais a été la conséquence immédiate d’une incertitude juridique reliée à la divulgation de preuve suite à l’arrêt R. c. St-Onge Lamoureux. Sur cette question, la position de la poursuite a toujours été claire à l’effet qu’un débat était impératif quant à la nécessité ou non de divulguer certains éléments de preuve.[12]
- Le juge de première instance a dit :
Il ne faut pas oublier que la présente affaire s'est déroulée durant la constatation constitutionnelle des amendements législatifs C-2 dont le sort a été tranché par la Cour suprême dans St-Onge Lamoureux. Dans plusieurs dossiers de cette nature, la poursuite fait face à des demandes de divulgation de preuve très élaborées et qui demandent beaucoup de recherches pour trouver les éléments recherchés. Or, un flou juridique a suivi l'arrêt St-Onge Lamoureux sur cet aspect du droit. On ne peut donc reprocher ni à la défense de demander la communication de certains éléments, ni à la poursuite d'en contester la pertinence.
[…]
À la suite de la décision rendue le quatorze (14) novembre deux mille quatorze (2014), la poursuite a choisi de retirer le chef d'alcoolémie excessive portée contre le requérant au lieu de plaider sur la pertinence. Puis une date de procès au fond sur le chef de capacités affaiblies a été fixée au cinq (5) mai deux mille quinze (2015). La défense a pris acte du retrait, mais semblait déçue de ne pas engager le débat sur la pertinence puisqu'elle était préparée à plaider ce point important.
La poursuite a agi ainsi pour ne pas allonger plus amplement les délais occasionnés par un éventuel débat sur la pertinence de la mémoire informatique. C'était le moment propice pour demander le retrait du chef d'alcoolémie excessive. Le reproche de tardiveté à retirer l'accusation n'est pas fondé.
Au cours des procédures, la défense était même prête à plaider sur la constitutionnalité des amendements C-2 alors que la Cour suprême était saisie du dossier St-Onge Lamoureux. Cette façon de procéder allait à l'encontre de l'économie du système judiciaire puisque de toute façon je n'aurai pas eu - étant saisi du dossier - je n'aurai pas eu d'autre choix que de reporter la décision par déférence envers la Cour suprême. Il va sans dire que cela aurait prolongé les délais inutilement.[13]
- Donc, nonobstant la décision de l’appelant de ne plus se joindre à l’appel en Cour suprême, le premier juge a dit qu’il aurait lui-même retarder le procès de l’appelant en attendant la décision de la Cour suprême. Le Tribunal est d’avis que l’appelant avait le droit d’avoir une décision du premier juge sur la question C-2. Si l’appelant avait voulu la soulever afin d’accélérer le procès, plaider cette question devant le premier juge n’aurait pas occasionné un long délai. Le premier juge n’était pas obligé d’attendre une période indéterminée avant de rendre sa décision. À la suite d’un jugement final après le procès, la Couronne ou l’appelant aurait pu prendre les mesures appropriées.
- Le Tribunal souligne que, de toute façon, le jugement de la Cour suprême dans St-Onge Lamoureux a été rendu le 2 novembre 2012. Cependant, le premier juge a été assigné au dossier le 12 juin 2013. Les parties s’entendent que la contestation constitutionnelle n’a jamais été soulevée devant le premier juge. Par conséquent, le juge a erré quand il a dit : « étant saisi du dossier - je n'aurai pas eu d'autre choix que de reporter la décision par déférence envers la Cour suprême ».
- Le juge de première instance a indiqué :
À l'ouverture du procès le cinq (5) mai deux mille quinze (2015), la défense a présenté une requête en délais déraisonnables soulignant que la décision à rendre mettra fin au débat. Si la requête est rejetée, la défense admettra en preuve la déposition d'un agent de la paix et celle d'un témoin civil. Elle ne conteste plus le chef de capacités affaiblies. La défense s'est jointe au débat constitutionnel et a insisté pour obtenir la mémoire informatique même si elle ne conteste pas le chef de capacités affaiblies.[14]
- Le Tribunal ne peut, en toute déférence, souscrire à cette analyse. L’appelant a procédé de cette façon au procès parce qu’il voulait se prévaloir de son droit d’appel sur les délais en vertu de l’article 11(b) de la Charte. Jusqu’au jugement final, il a toujours maintenu son plaidoyer de non-culpabilité et exerçait une certaine stratégie en défense. Avec égards pour le premier juge, il est faux de dire que l’appelant ne contestait pas le chef d'accusation de facultés affaiblies.
- Le premier juge a continué :
La conduite de l'accusé est incompatible avec le désir d'être jugé dans un délai raisonnable. Il a accepté de joindre les rangs de la contestation constitutionnelle sachant que cela prolongerait les délais. Il n'a pas toujours renoncé aux délais, mais a poursuivi les discussions relativement à ses demandes de divulgation. Il s'est ensuite déclaré insatisfait des éléments reçus. Il était prêt à plaider l'inconstitutionnalité des amendements C-2 alors que la Cour suprême était saisie du dossier.
En somme, l'accusé a agi comme une personne qui a obtenu du délai pour ensuite s'en plaindre. Comme l'a souligné le juge Cory dans l'arrêt Askov, le droit que confère l'alinéa 11b) - 11b) conçu comme un bouclier - peut souvent se transformer en arme offensive entre les mains de l'accusé. Le comportement de l'accusé est incompatible avec la volonté d'être jugé dans un délai raisonnable.[15]
- Même selon le droit applicable avant R. c. Jordan, 2016 CSC 27, le Tribunal ne peut être en accord avec cette conclusion par rapport à une contestation légitime afin de répondre aux accusations. La contestation de l’appelant fait partie du processus du système de justice criminelle.
- Le Tribunal souligne que dans Jordan, par. 65-66, la Cour suprême vient tout récemment de constater que les mesures prises légitimement par la défense afin de répondre aux accusations ne constituent pas un délai qui lui est imputable. Quant à la conclusion du juge que l’appelant « n’a pas toujours renoncé aux délais »,[16] celle-ci est incompatible avec l’historique du dossier, puisque l’appelant n’a jamais renoncé à quelque délai que ce soit à partir du 9 novembre 2011. La Couronne appuie cette position de l’appelant.
- Tel qu’indiqué, la Cour suprême a dit dans Morin, pp. 791, 794-795 que le délai institutionnel ou systémique commence à courir lorsque les parties sont prêtes pour le procès mais le système ne peut leur permettre de procéder.
- Le premier juge a qualifié les 44 mois inhérents parce que le dossier n’était pas prêt pour le procès.
- Il faut se demander pourquoi le dossier n’était pas prêt pour le procès.
- Le Tribunal souligne que les faits ne sont pas contestés, c'est-à-dire les délais et les raisons pour les délais. Par conséquent, en suivant la règle de la retenue, le Tribunal siégeant en appel n’examine pas les conclusions de fait du juge de première instance et doit faire preuve de déférence, sauf erreur manifeste ou dominante. Le Tribunal examine la qualification juridique attachée aux délais, ainsi que le préjudice qui découle des délais, s’il y en a; voir R. c. Jean-Jacques, 2012 QCCA 1628, par. 6-7, quant à la norme d’intervention en appel.
- Dans le tableau déposé, le Tribunal accepte la qualification des délais pour lesquels l’appelant et la Couronne s'entendent. Par conséquent, le Tribunal n’analyse pas ces délais.
i) Certains délais avant le 9 novembre 2011 où les parties sont en désaccord quant à la qualification
- La première comparution dans ce dossier a eu lieu le 22 janvier 2010.
- Les parties s’entendent quant à la qualification des dates jusqu’au 19 août 2010. À cette dernière date, l’appelant dépose à la cour un avis d’intention de soulever l’inconstitutionnalité des alinéas 258(1)(c) et 258(1)(d.01) C.cr. L’appelant veut toujours fixer une date de procès, mais le juge Bédard (J.C.Q.) explique que des dates sont déjà prévues à Saint-Jean pour la contestation constitutionnelle du 28 mars au 1er avril 2011, et que le rôle est déjà complet. L’appelant suggère les 8 et 24 mars 2011 et avise la cour qu’il dispose d’autres disponibilités également dans les mois suivants. Le juge Bédard décide de reporter le dossier pro forma au 2 septembre 2010 devant le juge Simard (J.C.Q.) afin que ce dernier puisse offrir de nouvelles dates pour la contestation constitutionnelle. Cette période a permis au juge coordonnateur de la Cour du Québec de planifier ses rôles dans les circonstances. Le Tribunal qualifie d'inhérente cette période de 14 jours entre le 19 août 2010 et le 2 septembre 2010.
- Le 2 septembre 2010, le juge Simard propose uniquement trois dates, les 15, 16 et 22 mars 2011. La date du 22 mars 2011 est retenue. Nonobstant la longueur du délai pour un dossier de cette nature et considérant que c’est la première date pour la contestation constitutionnelle, impliquant plusieurs accusés, qui doit être tranchée avant le procès, le Tribunal qualifie d'inhérente cette période de 180 jours entre le 2 septembre 2010 et le 1er mars 2011.
- Le 15 septembre 2010, le juge Chapdelaine (J.C.Q.) rend jugement à Sherbrooke en déclarant les amendements C-2 constitutionnels en partie. Le 15 novembre 2010, le Procureur général du Québec demande l’autorisation d’appel directement à la Cour suprême (le 31 mars 2011, la Cour suprême accorde la permission d’appel). Par conséquent, le 1er mars 2011, une requête de l’appelant en désassignation pour la date du 22 mars 2011 est accordée et le dossier est remis pro forma au 11 mars 2011, et par la suite au 3 juin 2011, avec tous les autres dossiers C-2.
- Le 3 juin 2011, le dossier est reporté pro forma au même stade au 9 novembre 2011, comme tous les autres dossiers C-2, dans l’attente du jugement de la Cour suprême. L’appelant et des individus accusés dans d’autres dossiers non connexes soulèvent un argument semblable qui est alors devant la Cour suprême. Le Tribunal qualifie d'inhérente (ou de neutre) cette période de 159 jours entre le 3 juin 2011 et le 9 novembre 2011.
ii) Certains délais après le 9 novembre 2011 jusqu’au 5 mai 2015 où les parties sont en désaccord quant à la qualification
- Le 9 novembre 2011, l’appelant se désiste de l’appel en Cour suprême et veut fixer immédiatement une date pour audition d’une requête en divulgation de la preuve. L’appelant offre plusieurs disponibilités, les 11, 18, 23 mai 2012 et les 12, 14 et 15 juin 2012. La Couronne n’est pas disponible à ces dates. Finalement, la date du 22 juin 2012 est retenue. Le Tribunal est d’avis que ce délai est trop long pour une requête préliminaire au procès pour un dossier de cette nature. L’appelant a suggéré des dates plus tôt, mais la Couronne n’était pas disponible. Le Tribunal impute à la Couronne la période de 184 jours entre le 9 novembre 2011 et le 11 mai 2012. Le Tribunal qualifie d'inhérente la période de 42 jours entre le 11 mai 2012 et le 22 juin 2012.
- Le 22 novembre 2011, l’appelant signifie sa requête en divulgation de la preuve spécifiant divers éléments de preuve liés à l’alcootest utilisé, incluant la mémoire informatique de cet alcootest.
- Le 12 mars 2012, la Couronne signifie son premier préavis d’expert annonçant qu’elle conteste la requête, ainsi que son intention de faire témoigner Jacques Tremblay au soutien de ses prétentions.
- Le 23 avril 2012, la Couronne signifie une lettre à l’appelant indiquant son changement de position concernant l’audition du 22 juin 2012 et qu’elle accepte de divulguer les registres d’entretien de l’alcootest et du simulateur utilisés pour la période de 6 mois avant et 6 mois après la date des évènements, sans toutefois en admettre la pertinence.
- Le 22 juin 2012, la journée de l’audience, la Couronne s’engage formellement en salle de cour à divulguer les registres et indique qu’elle a besoin d’un délai de 4 mois pour le faire. Le dossier est reporté au 16 octobre 2012 pro forma à la demande de la Couronne. L’appelant est prêt à débattre la question de la divulgation le 22 juin. Considérant le changement de position de la Couronne et son engagement de divulguer la preuve qui encourt des délais additionnels, le Tribunal impute à la Couronne la période de 116 jours entre le 22 juin 2012 et le 16 octobre 2012.
- Le 16 octobre 2012 (9e pro forma), l’appelant se déclare insatisfait de la preuve incomplète divulguée et désire refixer immédiatement l’audition de sa requête en divulgation. Le dossier est donc fixé pour une audition commune avec quatre autres dossiers au 12 juin 2013. Le Tribunal est d’avis que le délai pour cette raison est trop long. De plus, la Couronne avait le choix de s'opposer à la divulgation, mais a décidé de reporter l'audition à quelques reprises afin de le faire. La défense a préparé le dossier par rapport aux positions de la Couronne. Le Tribunal indique que c’est la Couronne qui est responsable des remises de l’audition de la requête en divulgation. Par conséquent, le Tribunal impute à la Couronne la période de 239 jours entre le 16 octobre 2012 et le 12 juin 2013.
- Suite aux amendements de l’article 258(1) du Code criminel dans la loi C-2,[17] la Cour suprême rend son jugement le 2 novembre 2012 dans R. c. St-Onge Lamoureux, [2012] 3 R.C.S. 187, qui porte sur la constitutionnalité des nouvelles dispositions. Bien que cet arrêt ne porte pas spécifiquement sur la question de la divulgation de preuve, la Cour suprême a indiqué (par. 42) :
Comme la nature et l’étendue de la preuve qui pourrait être jugée pertinente n’ont pas fait l’objet d’un débat contradictoire dans le présent pourvoi, il ne convient pas d’en étudier les limites précises. Je me contenterai de signaler que, suivant la preuve retenue par le juge de première instance, lors d’une accusation fondée sur l’al. 253(1) b) C. cr., plusieurs éléments de preuve peuvent être transmis à la personne accusée, par exemple les relevés de l’alcootest, le certificat du technicien qualifié et celui de l’analyste concernant l’échantillon d’alcool type.
- Selon la Cour suprême (par. 38, 76), la preuve contraire est limitée à la fiabilité des résultats des analyses, « à des problèmes objectivement identifiables et visant les possibles défaillances de l’appareil ou de la procédure suivie lors de son utilisation. […] les personnes accusées peuvent demander communication des éléments pertinents qui sont raisonnablement disponibles pour leur permettre de faire valoir une défense réelle ».
- La Cour suprême a ajouté (par. 48) :
[…] la preuve contraire est limitée à la question qui est réellement en litige, soit la fiabilité des résultats des analyses. Les moyens de preuve portent directement sur un appareil qui relève de la poursuite. Celle-ci devra certes donner accès à certaines informations concernant l’entretien et la manipulation de l’appareil, mais elle est libre d’instaurer des procédures qui permettent de retracer la façon dont les appareils sont entretenus et utilisés. De plus, les personnes qui entretiennent et utilisent les appareils relèvent également de la poursuite.
voir aussi R. c. Dineley, [2012] 3 R.C.S. 272, par. 22-23; Awashish c. R., 2016 QCCA 1164; R. c. Jackson, 2015 ONCA 832.
- Le 16 janvier 2013, la Couronne signifie sa nouvelle position en matière de divulgation de la preuve énonçant clairement qu’une longue série d’éléments de preuve relatifs aux alcootests, simulateurs et appareil de détection approuvés (incluant la mémoire informatique) seront dorénavant divulgués, et ce, sans nier leur pertinence.
- Environ deux mois plus tard, le 11 avril 2013, la Couronne signifie une nouvelle position considérant l’arrêt St-Onge Lamoureux, annonçant qu’un DVD contenant les registres complets d’entretien des différents appareils utilisés par la Sûreté municipale de Saint-Jean sera divulgué tout en niant leur pertinence et en refusant de divulguer quoi que ce soit d’autre.
- Le 7 mai 2013, la Couronne signifie son deuxième préavis d’expert annonçant qu’elle conteste toujours la requête ainsi que son intention de faire témoigner André Dion au soutien de ses prétentions.
- Le 12 juin 2013, l’appelant est présent et prêt à procéder avec son expert. L’appelant avise le juge Bélisle (J.C.Q.) qu’il ne reste qu’un élément en litige en ce qui concerne la divulgation - la mémoire informatique de l’alcootest - puisque la Couronne accepte finalement de divulguer tous les autres éléments de preuve demandés dans la requête. L’appelant avise le juge Bélisle que le préavis d’expert pour André Dion est déficient puisque nulle part on ne traite de la mémoire informatique. Cette objection préliminaire est accueillie par le juge Bélisle et le dossier est reporté pro forma au 3 juillet 2013 afin de permettre à la Couronne de rédiger un nouveau préavis d’expert en lien avec la mémoire informatique. Le 2 juillet 2013, un troisième préavis d’expert est donc signifié par la Couronne. Le 3 juillet 2013, l’appelant est prêt à fixer immédiatement l’audition de la requête en divulgation de la preuve mais la Couronne n’ayant pas les disponibilités de son expert demande de reporter le dossier au 18 septembre 2013 afin d’obtenir des dates.
- Le 11 juillet 2013, la Couronne signifie une lettre faisant état de ses vérifications quant à l'existence d'un des éléments de preuve qu’elle s’était engagée à vérifier, expliquant que les échantillons d’alcool type demandés existent mais sont en possession du Laboratoire des sciences judiciaires et de médecine légale qui ne peut les remettre considérant ses besoins opérationnels. Le 13 septembre 2013, la Couronne signifie un quatrième préavis d’expert annonçant qu’elle conteste toujours la requête ainsi que son intention de faire témoigner André Dion au soutien de ses prétentions; le préavis est identique à celui du 2 juillet 2013.
- Le 18 septembre 2013 (10e pro forma), la Couronne divulgue en salle de cour les cartes de qualification des techniciens qualifiés ayant agi dans les dossiers conformément à son engagement du 12 juin 2013. La date du 19 novembre 2013 est offerte par la cour pour l’audition de la requête. L’appelant indique que son expert n’est pas disponible à cette date, mais se déclare prêt à l’accepter néanmoins afin d’obtenir la date la plus rapprochée possible. Bien que le Tribunal ne tranche pas la question de l’obligation de divulgation, les changements de position de la Couronne ont causé des délais inacceptables. Par conséquent, le Tribunal impute à la Couronne la période de 62 jours entre le 18 septembre 2013 et le 19 novembre 2013.
- Le 18 octobre 2013, la Couronne signifie un autre préavis d’expert, non pas pour André Dion, mais plutôt pour un nouvel expert Bernard Mathieu. Le 19 novembre 2013 (3e date prévue pour l’audition), l’appelant est maintenant représenté par Me Benoît Gariépy[18] qui explique avoir hérité de 175 dossiers de Me LaBrie incluant celui de l’appelant. Il explique que c’est l’expert André Dion qui avait été annoncé et que maintenant la Couronne change d’expert pour Bernard Mathieu. Il explique que Me LaBrie aurait peut-être été en mesure de contre-interroger ce nouvel expert sans avoir son propre expert à ses côtés, mais que lui en est incapable. Dans ces circonstances, il explique ne pas être en mesure de procéder. La demande de remise est accordée et le dossier est reporté pour audition au 4 juin 2014. Le 27 décembre 2013 (11e pro forma), les parties sont avisées que la date du 4 juin 2014 ne fonctionne plus avec la cour. La Couronne n’a pas ses disponibilités d’expert. Le juge Bélisle offre plusieurs disponibilités en février et en avril 2014 qui ne conviennent pas aux parties. Après un long exercice, aucune date ne semble convenir et le dossier est reporté pro forma au 7 février 2014 afin que les parties puissent trouver des dates plus rapprochées.
- Le 7 février 2014 (12e pro forma), l’appelant avise le juge Bélisle qu’il sera dorénavant représenté par Me Jean-Philippe Marcoux afin de trouver des dates de disponibilités plus rapprochées.[19] L’appelant propose plusieurs dates en février, mars et avril 2014 qui ne conviennent ni à la cour ni à la Couronne. Finalement, l'audition de la requête est fixée au 19 septembre 2014. Le Tribunal est d’avis que les changements de position de la Couronne, sa non-disponibilité aux dates plus rapprochées, ainsi que la non-disponibilité de la cour expliquent ce délai. Par conséquent, le Tribunal qualifie d'inhérente la période de 60 jours entre le 7 février 2014 et le 8 avril 2014. Le Tribunal impute à la Couronne (82 jours), et qualifie d'institutionnelle (82 jours) la période de 164 jours entre le 8 avril 2014 et le 19 septembre 2014.
- Le 19 août 2014, la Couronne signifie un autre préavis d’expert, non pas pour André Dion ou Bernard Mathieu, mais cette fois-ci pour Jacques Tremblay annonçant à nouveau son intention de contester la requête.
- Le 15 septembre 2014, l’appelant envoie un courriel à la Couronne afin de connaître sa position par rapport à l’audition à venir. La Couronne répond en termes très généraux, n’informant pas l’appelant davantage.
- Le 19 septembre 2014, la requête en divulgation de la preuve procède (4e date prévue pour cette audition). L’appelant est présent et prêt à procéder avec son expert. Le témoin expert de la Couronne est absent, mais disponible sur appel. La Couronne remet en question son admission du 12 juin 2013 quant à l’existence de la mémoire informatique. Après réécoute, le juge Bélisle conclut que la Couronne avait non seulement admis l’existence, mais aussi la possession par la Sûreté du Québec. La Couronne estime qu’elle n’a aucun fardeau à rencontrer et n’a pas à faire entendre d’expert. L’appelant est surpris de ce revirement de situation puisque la Couronne a envoyé plusieurs préavis d’expert dans la dernière année afin de justifier son refus de divulguer la mémoire informatique. Les plaidoiries s’ensuivent sur le droit applicable quant à la procédure à suivre. Le jugement sur cette question est reporté au 14 novembre 2014. Les parties doivent être prêtes à poursuivre l’audition de la requête à cette date. Le Tribunal souligne que c’est la Couronne qui soulève une objection préliminaire estimant ne plus avoir à faire entendre d’expert, contrairement à sa position antérieure nécessitant un débat juridique. Par conséquent, le Tribunal impute à la Couronne la période de 56 jours entre le 19 septembre 2014 et le 14 novembre 2014.
- Le 14 novembre 2014, le juge Bélisle rend jugement en faveur de l’appelant quant au régime de droit applicable à la demande de divulgation de la mémoire informatique. Il conclut qu’il « appartient à la poursuite de justifier la non-divulgation en démontrant qu’elle n’en a pas le contrôle ou qu’il est manifestement sans pertinence ou privilégié ».[20] La Couronne devra faire des vérifications supplémentaires quant à l’existence de la mémoire informatique. Dans les minutes suivant ce jugement, la Couronne retire le deuxième chef d’accusation (conduite avec plus de .08 dans le sang). Cette décision met un terme à la question de la divulgation de preuve. Le procès sur le premier chef d'accusation (conduite avec les facultés affaiblies) est fixé à la première date offerte, le 5 mai 2015. Le Tribunal est d’avis que la conduite de la Couronne, incluant ses changements de position et le retrait tardif du deuxième chef d'accusation, contribue à ce délai pour une date de procès. Par conséquent, le Tribunal impute à la Couronne (86 jours), et qualifie d'institutionnelle (86 jours), la période de 172 jours entre le 14 novembre 2014 et le 5 mai 2015.
- Le 22 avril 2015, l’appelant fait signifier une requête en arrêt des procédures pour délai déraisonnable.
- Le 5 mai 2015, l’audition a lieu sur la requête en arrêt des procédures pour délai déraisonnable. Le 17 juin 2015, le juge Bélisle rejette la requête. À la suite de ce jugement, le procès a eu lieu. La Couronne a déposé sa preuve - le rapport de police et la déclaration d’un témoin - avec le consentement de l’appelant. L’appelant n’a pas présenté de preuve en défense. Le juge Bélisle l’a déclaré coupable.
iii) Possibilité de procéder antérieurement sur l’accusation de conduite avec les facultés affaiblies et ainsi réduire les délais
- La Couronne aurait pu procéder sur le premier chef d’accusation depuis le début, et ce, rapidement. Cette accusation sommaire n’était pas complexe. Le Tribunal estime que ce procès aurait duré moins d’une journée.
- En général, la Couronne ne dépose pas les résultats des analyses des échantillons d’haleine en preuve lors d’une poursuite pour conduite avec les facultés affaiblies par l’alcool. Le dépôt de cette preuve est admissible sans la présomption prévue à l’article 258(1)(c) C.cr. La Couronne serait donc obligée de faire entendre un expert pour interpréter les résultats quant à l’effet du taux d’alcoolémie sur une personne et afin d’extrapoler les résultats au moment de l’événement. Rien dans la présente affaire ne laisse croire qu’en aucun moment la Couronne avait l’intention de procéder ainsi.
- De plus, Me Marcoux, comme officier de la Cour, a fait certaines vérifications avec l’avocat précédent de l’appelant, Me Benoît Gariépy. Dans un affidavit daté du 23 juin 2016,[21] Me Gariépy confirme que le 19 novembre 2013, à la suite d’une remise de la requête en divulgation, il a demandé à la Couronne (Me Alexandre Gautier) de procéder immédiatement sur le premier chef d'accusation : conduite avec les facultés affaiblies, et de retirer le deuxième chef d'accusation : conduite avec plus de .08 dans le sang. La Couronne a refusé de procéder de cette façon, préférant continuer avec la requête en divulgation de la preuve. Me Rochon, l’avocat de la Couronne lors de cet appel, n’était pas l’avocat dans ce dossier devant la Cour du Québec. À la suite de l’audience devant le Tribunal le 12 mai 2016, et après vérification, il admet candidement qu’il n’a pas pu obtenir d’informations à cet égard. Les parties ont consenti au dépôt de cet affidavit en appel. Avec respect pour le premier juge, il n’était pas au courant de cette offre de la défense de procéder plus tôt sur le premier chef d'accusation.
- Par conséquent, même avant le retrait du deuxième chef d'accusation (le 14 novembre 2014), lorsque des contestations ont commencé en ce qui concerne la loi C-2 (le 16 août 2010), la Couronne aurait pu procéder sur le premier chef d'accusation (conduite avec les facultés affaiblies), surtout après la demande de la défense d’agir ainsi.
- Selon l’appelant, « jamais l’intimée ne s’est souciée de ces garanties jusqu’à ce que le juge d’instance rende un jugement défavorable à sa thèse en fin de parcours le 14 novembre 2014. [...] II ne s’agit pas d’un retrait d’accusation en temps opportun pour s’assurer que l’accusé subisse son procès dans un délai raisonnable, mais plutôt d’un retrait en fonction d’une décision judiciaire défavorable ».[22]
- Selon l’appelant, « le retrait tardif du deuxième chef d’accusation est directement dû à la décision du 14 novembre 2014 défavorable pour l’intimée et non pas à l’accumulation des délais qui étaient déjà beaucoup trop longs de toute façon ».[23] La Couronne, selon lui, doit vivre avec les conséquences de ses décisions stratégiques et les délais encourus.[24]
- Tel qu’indiqué par l’appelant, cette décision de la Couronne est prise après 4 ans 9 mois et 22 jours (presque 58 mois) de procédures judiciaires, et ce, selon l’appelant, « alors qu’il était prévu que la partie assumant le fardeau de preuve dans le cadre de la requête en divulgation de preuve devait présenter sa preuve la journée même ».[25]
- Dans le cas où l’appelant aurait été déclaré coupable de conduite avec les facultés affaiblies, le dossier aurait pris fin sous réserve d’un appel. Dans le cas d’un acquittement, la Couronne aurait pu se pourvoir en appel, et - avant le retrait du 14 novembre 2014 - aussi continuer avec le deuxième chef d'accusation (conduite avec plus de .08 dans le sang), sous réserve du débat constitutionnel. Si la Couronne était constante dans ses décisions et à part la question de la divulgation tardive, cette affaire aurait pu être complétée deux à trois années plus tôt.
- Le Tribunal ne s’immisce pas dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Couronne à moins que cet exercice brime un droit garanti par la Charte, tel que le droit d’être jugé dans un délai raisonnable; Krieger c. Law Society of Alberta, [2002] 3 R.C.S. 372; R. c. Anderson, [2014] 2 R.C.S.167; R. c. Ghavami, 2010 BCCA 126, par. 54-56.
- Cependant, il est évident que la défense a voulu procéder rapidement dans cette affaire. À partir du 9 novembre 2011 (quand l’appelant s’est désisté de la contestation en Cour suprême), l’appelant a été proactif et a tout fait en son pouvoir pour régler définitivement la question de la divulgation de preuve tout en acceptant à plusieurs reprises des dates rapprochées, allant même à changer d’avocat pour obtenir des dates plus rapprochées, sans renoncer aux divers délais.[26] De plus, les parties admettent que la requête en divulgation de la preuve n’a jamais été amendée. La défense n’a jamais changé ou modifié sa position.
- Il n’y avait pas de raison pourquoi la Couronne ne pouvait procéder sur le premier chef d'accusation (253(a) C.cr.) et ainsi éviter un délai déraisonnable, et ce, surtout lorsque la défense en a fait la demande; voir R. c. Schertzer, 2009 ONCA 742, par. 145-146.
iv) Remarques sur les dates éloignées fixées pour traiter la requête en divulgation de la preuve
- En Cour du Québec où les procès ont lieu devant juge seul, un procès ne peut débuter avant la fin des requêtes préliminaires qui ont un impact sur la tenue du procès.
- En Cour supérieure, préférablement, avant de débuter un procès avec jury, le juge termine toutes les requêtes préliminaires qui sont prévisibles et surtout celles qui ont un impact sur la tenue du procès. Très souvent, plusieurs requêtes sont entendues l'une à la suite de l’autre.
- Il est souhaitable qu'une cour ne commence pas à entendre une requête pour la terminer six à huit mois plus tard - retardant le début du procès - parce que le juge ou la salle de cour n’est pas disponible.
- Cependant, le Tribunal est d’avis qu’en l’espèce, la Cour du Québec, soit qu'elle manquait de ressources et ne pouvait disposer des requêtes préliminaires dans un délai raisonnable, soit qu'elle manquait de rigueur en fixant ou en reportant une requête préliminaire sur le fond ou pro forma à des dates très éloignées, même jusqu’à huit mois. Avant la date fixée, aucune autre requête n’a été entendue et aucune démarche n’a été faite dans ce dossier devant la cour.
- Lors de certaines remises, nous ne savons pas si un autre juge et une salle étaient disponibles ou s’il y avait une autre raison systémique qui explique les longs délais. Prétendre que les délais sont nécessairement inhérents parce que les parties ne pouvaient, dans ces circonstances, être prêtes pour le procès avant la fin des requêtes préliminaires est une interprétation restrictive qui enfreint les droits garantis par la Charte.
- Le résultat d’un tel scénario est l’équivalent d’un procès qui commence mais qui est retardé de façon déraisonnable dû aux longues remises et/ou la non-disponibilité des juges ou des salles pour entendre et terminer des requêtes débutées après le début du procès. Où est la différence? À part la période où l’appelant participait à la contestation de la loi C-2, nous ne sommes pas en présence ici d’un cas où les parties procèdent devant un autre forum - une autre cour dans le même dossier - par exemple pour un appel ou un bref de prérogative. Tous les délais encourus en l’espèce (à la suite du désistement de l’appelant de la contestation en Cour suprême) ont eu lieu devant la même cour, et depuis le 12 juin 2013, devant le juge qui a présidé le procès.
- Tel qu’indiqué, la Cour suprême a proposé un délai institutionnel de 8 à 10 mois à titre de guide pour la cour provinciale (la Cour du Québec). Il est vrai que le délai institutionnel ou systémique commence à courir lorsqu'une affaire est prête pour le procès mais que le système ne permet pas de procéder; R. c. Morin, précité, pp. 791, 794-795, 797-799.
- En l’espèce, le système (la Cour du Québec) et la poursuite (la Couronne) ont empêché l’appelant d’être dans un état où il pourrait être prêt pour le procès. Dans les circonstances, comment ne pas qualifier des délais de la cour d'institutionnels, de systémiques ou comment ne pas les imputer à la Couronne. Le juge de première instance et la Couronne qualifient plusieurs de ces délais d'inhérents parce que l’appelant n’était pas prêt pour le procès. Plusieurs délais que le premier juge a qualifiés d'inhérents ou de préparatoires s’apparentent davantage aux délais institutionnels ou aux délais imputés à la Couronne. Le Tribunal souligne que la Cour suprême a refusé d’établir une ligne directrice pour des délais préparatoires; Morin, pp. 792-793.
- Le Tribunal est d’avis que la Cour suprême n’a pas envisagé des délais jusqu’à l’infini parce que les délais étaient de nature préparatoires ou inhérents. Un procès ne peut commencer sans avoir des décisions finales sur des requêtes préliminaires qui ont un impact sur la tenue du procès, surtout dans des cas sommaires et non complexes, comme une accusation de conduite avec les facultés affaiblies. L’accusation de conduite avec plus de .08 dans le sang est plus complexe que celle de facultés affaiblies, mais pas au point de justifier des délais démesurés par rapport aux dossiers complexes impliquant plusieurs accusations graves, de nombreux coaccusés et une preuve volumineuse.
- Est-ce que la Couronne a établi et suivi un plan concret pour réduire au minimum les retards occasionnés par la complexité qu’elle a plaidée ici? R. c. Auclair, [2014] 1 R.C.S. 83, par. 2; ou est-ce que les arbres lui ont caché la forêt?
- Est-ce que la Couronne a tenté d’accélérer le processus et de donner suite aux engagements?
- En l’espèce, la Couronne était retardataire et a contribué de façon importante aux longs délais reliés entièrement au chef de conduite avec plus de .08 dans le sang pour enfin le retirer et procéder avec l’autre chef, une accusation qui aurait pu facilement procéder et se terminer dans une journée ou moins, plusieurs années auparavant ; R. c. Williamson, 2016 CSC 28 par. 30.
- Évidemment, des délais dus à la conduite de la Couronne lui sont imputés.
- Dans R. c. Askov, précité (pp. 1224-1225), la Cour suprême a fait référence au jugement du juge Lamer dans Mills c. R. précité :
Le droit garanti par l'al. 11b) a une importance si fondamentale pour les individus et si importante pour la société en général qu'on ne peut invoquer le manque de ressources institutionnelles pour justifier le maintien de délais déraisonnables à tenir les procès. […]
Cependant, la pénurie d'installations institutionnelles ne peut pas servir à vider de tout sens la garantie fournie par l'al. 11b). Dans le même arrêt, le juge Lamer souligne clairement qu'il serait très dangereux d'accepter la pénurie de ressources institutionnelles comme excuse à des délais déraisonnables. […]
Il ne faut pas oublier qu'il incombe au ministère public de faire passer l'accusé en justice. C'est au ministère public qu'il incombe de fournir les installations et le personnel nécessaires pour faire juger les inculpés dans des délais raisonnables.
[nos soulignements ajoutés]
- Les remarques suivantes dans Askov ont une pertinence en l’espèce (p. 1240) :
[…] le délai est si démesurément long que la confiance du public dans l'administration de la justice en est nécessairement ébranlée. De tels délais de justice sont un affront pour les justiciables, pour la société et pour l'administration de la justice. La pénurie de ressources institutionnelles ne peut servir, en l'espèce, à justifier les délais.
- Dans R. c. Godin, précité, la Cour suprême a dit (par. 11) :
[…] Rien ne laisse croire que l’avocat du ministère public ait retardé la communication ou qu’il ait provoqué ce retard par sa faute de quelque façon que ce soit. Le retard demeure néanmoins attribuable au ministère public. C’est en effet au ministère public qu’il incombe de mener un accusé à son procès et de fournir les installations et le personnel nécessaires pour que les inculpés soient jugés dans un délai raisonnable […]
[nos soulignements ajoutés]
v) Observations
- Le Tribunal précise que l’appel porte sur une déclaration de culpabilité reliée au rejet d’une requête en arrêt des procédures pour délais déraisonnables. Il n’y a pas d’appel porté d’un jugement relié à une requête en divulgation de la preuve. La Couronne a pris position sur la question de la divulgation et, à l’exception de la mémoire informatique, communiquait la preuve demandée au fur et à mesure, au compte-gouttes, longtemps après la demande de la défense. Initialement, la Couronne s’est opposée à cette divulgation. Le Tribunal n’a pas à trancher le bien-fondé de la demande de divulgation. Toutefois, les délais causés par la divulgation tardive doivent être considérés.
- Le Tribunal souligne les remarques suivantes de la Cour suprême dans R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326 (pp. 340-341) :
Le juge du procès peut également examiner l'exercice par le ministère public de son pouvoir discrétionnaire sous le double angle de la pertinence et de l'entrave à l'enquête afin de s'assurer qu'il n'y a pas eu de violation du droit de présenter une défense pleine et entière. Je suis convaincu que des différends relatifs à la communication de la preuve ne surgiront que rarement du moment qu'on fait bien comprendre aux substituts du procureur général qu'ils ont l'obligation générale de divulguer tous les renseignements pertinents. D'une manière générale, les substituts du procureur général au Canada se sont montrés traditionnellement très soucieux de jouer leur rôle de "ministres de la justice" plutôt que celui d'adversaires. Compte tenu de ce fait et de l'obligation qu'ont les avocats de la défense, en leur qualité d'officiers de justice, d'agir de façon responsable, ces questions se résoudront normalement sans l'intervention du juge du procès. Quand elles se posent cependant, c'est à ce dernier qu'il appartient de les régler. […]
- Le 14 novembre 2014, le juge de première instance a rejeté une objection préliminaire de la Couronne, contestant la requête de l’appelant demandant une divulgation de la preuve en ce qui concerne le deuxième chef de conduite avec plus de .08 dans le sang. La même journée, à la suite de ce jugement, la Couronne a retiré le deuxième chef, et ce, après au moins trois ans de contestations où les positions de la Couronne ont changé continuellement. Le Tribunal est d’avis que le premier juge a erré en concluant que ce retrait d’accusation n’était pas tardif; voir R. c. Vassell, 2016 CSC 26, par. 11.
- Bien que l’état du droit ait pu changer en Cour suprême, la Couronne aurait dû prendre une décision définitive quant à sa position sur la divulgation de la preuve afin de respecter le droit actuel et de minimiser les délais. La Couronne a choisi de changer sa position à plusieurs reprises causant des délais inutiles jusqu’au retrait à la dernière minute du deuxième chef d'accusation.
- La Couronne plaide qu'à l’époque des présentes procédures, aucune décision formelle n'imposait à la poursuite l'obligation de divulguer les éléments demandés.[27]
- Toutefois, durant ces longues procédures judiciaires, le premier juge a rendu jugement en faveur de l’appelant à deux reprises, d’abord le 12 juin 2013, en décidant que le préavis d’expert de la Couronne était déficient,[28] et ensuite le 14 novembre 2014 en rejetant l’objection préliminaire de la Couronne et en ordonnant qu'elle justifie son refus de divulguer la mémoire informatique de l'alcootest.[29] La Couronne a soudainement changé de position le matin de l’audition en refusant de faire entendre son expert. Tel qu’indiqué, la Couronne a réagi à la décision du premier juge en retirant le chef d'accusation de conduite avec plus de .08 dans le sang.
- La Couronne ne peut s’appuyer sur les incertitudes du droit afin de justifier des délais déraisonnables. De plus, si la Couronne était d’avis que l’appelant n’avait pas droit à cette preuve divulguée, la Couronne aurait dû maintenir son objection au lieu de faire des revirements dans ses positions affectant l’appelant qui devait réagir en fonction des positions prises par la Couronne.
- Si la Couronne avait été, dès le début, constante dans ses positions quant à la divulgation de la preuve, la défense aurait été capable de mieux se préparer et de prendre des décisions en conséquence. S’il y avait eu un retrait du deuxième chef d'accusation de conduite avec plus de .08 dans le sang au début des procédures, la Couronne aurait procédé avec le premier chef d'accusation de conduite avec les facultés affaiblies à ce moment-là.
- Le Tribunal doit tenir compte des démarches de la Couronne pour avoir un procès dans un court délai. À la suite du désistement de l’appelant de l’appel en Cour suprême, les actions de la Couronne - au lieu de réduire les délais et d’accélérer le processus afin de s’assurer que le dossier avance rapidement - ont augmenté considérablement les délais; les explications n’appuient pas les délais en question.
- Dans des cas où le délai est excessif, et tel qu’indiqué par la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse dans R. c. MacIntosh, 2011 NSCA 111, par. 104, conf. par [2013] 2 R.C.S. 200, « there needs to be an added sensitivity and hence, urgency in bringing an accused to trial ». Le Tribunal, tout comme dans MacIntosh, par. 104, est d’avis que « there was no such urgency exhibited by the Crown in this case ». La Couronne aurait pu raisonnablement remédier aux délais lorsqu’ils surviennent; R. c. Jordan, précité, par. 69.
- Par contre, durant la même période, la preuve et « the record of the case » démontrent qu’à part la requête constitutionnelle dont l’appelant s’est désisté, l’appelant a agi afin d’être jugé avec célérité; voir R. c. Vassell, précité, par. 11. La défense n’est pas responsable d’un « recours délibéré à une tactique qui vise à retarder le procès »; R. c. Askov, précité, pp. 1227-1228.
- Malgré une jurisprudence contradictoire, les demandes de divulgation de la preuve étaient non frivoles et légitimement prises par la défense. Tel qu’indiqué, la Couronne a fait volte-face dans sa position et après le 14 novembre 2014, le juge de première instance a rejeté une objection préliminaire formulée par la Couronne quant à la mémoire informatique. Les délais pour traiter ces demandes n’étaient pas justifiés; voir R. c. Asselin, Qué. C.S., Montréal, no 500-36-006864-139, 16 octobre 2014, par. 23-25, 28, permission d’appel rejetée, 2014 QCCA 1943; R. c. Roy, Qué. C.S., Trois-Rivières, 11 mai 2015, no 400-36-000545-133, par. 63-75; R. c. L’Écuyer, 2012 QCCS 1091.
- Le présent cas se distingue des arrêts suivants sur lesquels le juge de première instance s’appuie; R. c. Schertzer, précité; R. c. Lavoie, 2013 NBBR 318; R. c. Thibert, 2014 QCCS 6741; R. c. Rioux, 2015 QCCS 1669.
- Il n’y a aucune preuve que l’appelant a renoncé à invoquer certaines périodes du retard. Le consentement de l'accusé aux dates disponibles de la Cour du Québec pour entendre les requêtes ne constitue pas une renonciation à son droit d'invoquer un délai; R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588, p. 613 (le juge Lamer), pp. 624-625 (la juge Wilson).
- De plus, la cour de première instance n’a pas effectué les démarches nécessaires afin d’amener ce dossier à procès dans un délai raisonnable; voir R. c. Williamson, 2014 ONCA 598, par. 67, conf. par 2016 CSC 28.
- Rien ne démontre que des problèmes de délais institutionnels importants existaient durant les présentes procédures à la Cour du Québec dans le district d’Iberville.
- En ce qui concerne les longs délais entre les dates de fixation des audiences pour les requêtes devant la Cour du Québec et les audiences elles-mêmes, aucune explication n’a été présentée.
- Le Tribunal souligne que non seulement les délais ont des conséquences pour l’appelant, « mais ils peuvent également avoir un effet sur l’intérêt du public dans l’administration rapide et équitable de la justice »; R. c. Morin, précité, p. 810 (la juge McLachlin); R. c. Jordan, précité, par. 25.
- Selon la Cour suprême dans R. c. Jordan précité (par. 26) :
Le prolongement des délais mine la confiance du public envers le système. Or, cette confiance est essentielle à la survie du système lui‑même, car « il ne peut y avoir de système équitable et équilibré de justice criminelle sans le soutien de la collectivité » (Askov, p. 1221).
B. Le préjudice
- L'application d'une ligne directrice et la détermination de la longueur du délai institutionnel sont également influencées par le degré de préjudice ou l'absence de celui-ci. Plus le délai est long, plus il est vraisemblable qu'on pourrait en déduire qu'il y a eu préjudice; Morin, pp. 798, 800-803.
- Les procès instruits dans un délai raisonnable servent à protéger les droits des accusés à la liberté, à la sécurité de leur personne et à un procès équitable. Tout récemment, la Cour suprême a expliqué dans Jordan (par. 20) :
[…] Le droit à la liberté est en cause parce qu’un procès instruit en temps utile permet à l’inculpé de demeurer le moins longtemps possible en détention avant son procès ou assujetti à des conditions de mise en liberté dans la collectivité. Le droit à la sécurité de la personne est touché parce qu’un retard considérable à tenir le procès a pour effet de prolonger le stress, l’anxiété et la stigmatisation qu’un inculpé peut subir. Enfin, le droit à un procès équitable est en cause, car plus un procès est retardé, plus certains inculpés risquent d’être lésés dans la préparation de leur défense à cause des souvenirs qui s’estompent, de l’indisponibilité de témoins ou encore de la perte ou de la détérioration d’éléments de preuve.
- Il n'est pas nécessaire que l'accusé fasse valoir son droit d'être jugé dans un délai raisonnable, mais le Tribunal doit tenir compte de l'action ou de l'inaction de l'accusé qui ne correspond pas à un désir d'être jugé rapidement. L’inaction peut être pertinente en évaluant le préjudice subi dû au délai. La conduite de l'accusé qui ne correspond pas à une renonciation peut tout de même servir à démontrer qu'il n'y a pas eu préjudice; Morin, p. 803, Askov, p. 1222. Le droit protégé par l’article 11(b) de la Charte « n’est pas limité à ceux qui démontrent qu’ils désirent un règlement rapide de leur affaire en faisant valoir le droit d’être jugés dans un délai raisonnable »; Morin, p. 801.
- Tel qu’indiqué, la conduite de l’appelant en l’espèce ne peut servir à démontrer qu’il n’y a pas eu préjudice.
- À part la perte de mémoire des témoins, la défense n’a pas plaidé spécifiquement que des éléments de preuve en défense ne sont plus disponibles ou sont, avec le passage du temps, plus faibles; Morin. pp. 786, 810; Askov, p. 1220. Cependant, bien qu’un facteur, cet élément n’est pas essentiel à la détermination; Rahey, p. 617 (le juge Le Dain).
- Dans R. c. Godin, précité, la Cour suprême a dit (par. 38) :
De plus, la conclusion que le risque d’atteinte à la capacité de l’appelant de présenter une défense pleine et entière n’est pas quantifiable ne signifie pas que le délai global était raisonnable sur le plan constitutionnel. La preuve d’une atteinte réelle au droit de présenter une défense pleine et entière n’est pas toujours requise pour établir un manquement à l’al. 11b). Il ne s’agit là que de l’un des trois types de préjudice qui doivent être pris en compte, avec la longueur du délai et les explications fournies pour le justifier.
- Quant au préjudice, le juge de première instance a dit :
En l'espèce, il reste un délai institutionnel ou attribuable à la poursuite de huit (8) mois et deux tiers à apprécier. Ce délai se compare avantageusement aux lignes directrices éditées dans l'arrêt Morin, soit huit (8) à dix (10) mois. Une fois revue la computation des délais, la période restante n'est pas suffisamment longue pour soulever des doutes quant à son caractère raisonnable. Toutefois, si certains des délais avaient erronément été qualifiés, j'estime que l'accusé n'a pas réussi à démontrer par prépondérance une atteinte à sa liberté, à sa sécurité ou à son droit de subir un procès équitable.
[…]
Pour réussir dans sa requête, l'accusé doit démontrer par prépondérance un préjudice à sa liberté, à sa sécurité ou à son droit à un procès équitable. […]
À moins de circonstances exceptionnelles, le simple écoulement du temps, en l'absence d'une preuve concrète de préjudice engendré par ce délai, conduira rarement à un arrêt des procédures […][30]
- Si le juge a voulu dire que l’arrêt des procédures est un remède exceptionnel à la suite d’une atteinte à l’article 11(b) de la Charte, cette interprétation contredit la jurisprudence sur la question qui indique que c’est le remède approprié au cas d’une telle violation; Morin, pp. 809-813 (la juge McLachlin); Rahey, pp. 614-615, 617-618; R. c. Steele, 2012 ONCA 383, par. 30-33; Jordan, par. 35, 47, 76. 98, 114.
- Le Tribunal rejette l’argument de la Couronne selon lequel le premier juge avait raison de décider que l’appelant avait le fardeau d’établir le préjudice vu ses conclusions concernant la qualification des délais.[31]
- Selon le Tribunal, le juge de première instance dans son analyse n’a pas apprécié correctement le préjudice. Il a omis le préjudice inféré et a mal appliqué le fardeau de la preuve. De plus, il s’est appuyé sur R. c. Jean-Jacques, précité, un arrêt avec des circonstances fort différentes.
- Un risque de préjudice ou un préjudice présumé est suffisant. L’appelant n’est pas obligé de prouver un préjudice réel; Morin, par. 801; Godin, par. 31, 34, 37; Askov, p. 1230; R. c. Smith, [1989] 2 R.C.S. 1120, pp. 1138-1139; R. c. MacIntosh, (C.A. N.-E.), précité, par. 101; R. c. Steele, précité, par. 27-29; voir aussi R. c. Williamson, (C.S.C.), précité, par. 30.
- Dans Godin, la Cour suprême a expliqué (par. 31) :
La question du préjudice ne peut être envisagée séparément de la longueur du délai. Pour reprendre les propos du juge Sopinka, dans Morin, à la p. 801, même en l’absence de preuve particulière d’un préjudice, « on peut déduire qu’il y a eu préjudice en raison de la longueur du délai. Plus le délai est long, plus il est vraisemblable qu’on pourra faire une telle déduction. » En l’espèce le délai a dépassé d’un an ou plus le délai normalement acceptable selon les lignes directrices, même si l’affaire était simple. Qui plus est, une preuve tendait à démontrer l’existence d’un préjudice réel et il était raisonnable de déduire qu’il existait un risque de préjudice.
- Dans Askov, la Cour suprême a dit (p. 1230) :
Les arrêts Mills et Rahey exposent les diverses positions des juges de notre Cour sur le préjudice subi par un accusé en raison d'un procès retardé. Il est peut‑être possible de résoudre ces divergences de la façon suivante: il faudrait inférer d'un délai très long et déraisonnable que l'accusé a subi un préjudice. Comme le dit le juge Sopinka dans l'arrêt Smith, précité. à la p. 1138:
Après avoir constaté que le délai est beaucoup plus long que ce qui peut être justifié de quelque façon acceptable, il serait vraiment difficile de conclure qu'il n'y a pas eu violation des droits que l'al. 11b) garantit à l'appelant parce que celui‑ci n'a subi aucun préjudice. Dans ce contexte particulier, la présomption de préjudice est si forte qu'il serait difficile de ne pas partager l'opinion, exprimée par le juge Lamer dans les arrêts Mills et Rahey, selon laquelle elle est pratiquement irréfragable.
Toutefois, le ministère public pourrait essayer de démontrer que l'accusé n'a pas subi de préjudice. Cela préserverait l'intérêt de la collectivité puisque, dans les cas où, malgré la longueur du délai, l'accusé n'a pas subi de préjudice, le procès pourrait se poursuivre. Cependant, l'existence d'une telle inférence tirée du retard très important sauvegarderait la primauté du droit individuel. Évidemment, il serait nécessairement d'autant plus difficile de réfuter cette inférence que le délai serait long, et à un moment donné la réfutation deviendrait impossible. Néanmoins, les faits de l'affaire Conway illustrent bien la situation de délais extrêmement longs n'ayant pas causé de préjudice à l'accusé. Cependant, comme le signale le juge Sopinka dans l'arrêt Smith, dans la plupart des cas, la présomption devient «pratiquement irréfragable».
[nos soulignements ajoutés]
- Bien que les procédures aient sans doute occasionné à l’appelant un traumatisme et une stigmatisation considérables, il faut faire la distinction entre le préjudice causé par l’accusation et le préjudice causé par le délai; Rahey, p. 624; R. c. Keyowski, [1988] 1 R.C.S. 657, par. 4; R. c. Gallagher, [1993] 2 R.C.S. 861, pp. 863-864; R. c. Frazer, [1993] 2 R.C.S. 866, pp. 869-870; R. c. Cousins, [1998] N.J. No. 373 (C.S. T.N.), par. 29; R. c. Kovacs-Tatar (2004), 192 C.C.C. (3d) 91, par. 32-34; voir aussi R. c. Jordan, précité, par. 33.
- Le préjudice subi par un accusé, relativement au droit à sa sécurité, peut être démontré par la preuve d'un stress permanent ou d'une atteinte à sa réputation et à sa vie privée, ainsi que par la preuve de l’incertitude face à l'issue et face à la peine, par suite d'un assujettissement trop long aux « vexations and vicissitudes of a pending criminal accusation »; A. G. Amsterdam, Speedy Criminal Trial: Rights and Remedies, (1975), 27 Stan. L. Rev. 525, p. 533; Mills, p. 919; Morin, pp. 802-803; Rahey, p. 605. Tel qu'indiqué par le juge Cory dans Askov, p. 1219, « the time awaiting trial can be ‘exquisite agony‘ ». Le Tribunal souligne que l'appelant a été en liberté durant tout le processus.
- Dans Godin, la Cour suprême a commenté (par. 34) :
Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont reconnu que l’appelant était sous le coup d’accusations depuis longtemps. Il était selon moi raisonnable d’inférer, comme l’a fait le juge de première instance, que l’exposition prolongée à une poursuite criminelle en raison du retard avait causé préjudice à l’appelant. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ne semblent pas avoir accordé de poids à ce facteur. […]
- Au soutien de sa requête, l’appelant dépose un affidavit et quinze pièces. Il a témoigné sur le préjudice subi par l’allongement des procédures judiciaires dans sa vie professionnelle, familiale et personnelle pour démontrer qu'il y a eu préjudice.
- L’appelant a témoigné :[32]
- qu’il est policier pour la Ville de Longueuil depuis 11 ans;
- qu’il doit vivre avec la destitution automatique de son emploi comme policier;
- qu’il a vécu un processus laborieux, qu’il a été en arrêt de travail pendant quatre mois, qu’il a dû suivre le programme d’aide aux employés en plus de suivre une réclusion de 21 jours en centre fermé pour les personnes en uniforme qui vivent des difficultés majeures; et ce, le Tribunal souligne, durant toute la période lorsqu’il était présumé innocent;
- qu’il a dû affronter ses supérieurs ainsi que ses collègues policiers suite à l’évènement; tout le monde étant au courant, c’était une atmosphère hostile;
- qu’il vit une longue période stressante, d’anxiété et humiliante;
- qu’il ne peut postuler pour certains postes dans la police comme des missions internationales, l’équipe de filature, ou des promotions;
- qu’au niveau familial et personnel, il a décidé de tout vendre ce qu’il possédait au moment des évènements, de limiter au maximum toutes ses dépenses et de mettre tous ses projets sur la glace, en attendant que les procédures judiciaires se terminent, ne sachant pas s’il allait être en mesure de conserver ou non son emploi;
- qu’il a été mis au courant de la contestation constitutionnelle ainsi que de la requête en divulgation de la preuve et que ça pouvait prendre un certain temps, mais il n’aurait jamais cru que ça aurait pu prendre cinq ans.
- L’appelant n’a pas été contredit en contre-interrogatoire.[33] La Couronne n’a pas présenté une contre-preuve.
- Dans un affidavit déposé au soutien de sa requête, l’appelant a réitéré ce qu’il a dit dans son témoignage et a ajouté qu'il :
a. a décidé de retourner en appartement, de tout vendre et de limiter le plus possible son train de vie pour accumuler de l’argent dans l’éventualité où il perdrait son emploi;
b. a rencontré une nouvelle conjointe en 2010 avec qui il est toujours et ses plans d’avenir sont mis sur la glace pour les mêmes raisons;
c. a pour projet de fonder une famille avec sa conjointe et d’acheter une maison mais ne peut se permettre d’entreprendre ses projets sans savoir s’il va conserver son emploi;
d. ne peut plus aller voir son père qui vit six mois par année à Tampa Bay aux États-Unis dû à cette cause et aux douanes américaines.
- Les allégués dans l’affidavit n’ont pas été contredits.
- Le Tribunal rappelle que ce n’est pas un cas où les conclusions de fait tirées par le juge de première instance sont contestées exigeant donc un contrôle en appel quant à l’existence d’une erreur manifeste ou dominante. Par contre, le Tribunal doit examiner l’évaluation par le premier juge du préjudice allégué.
- Les délais causés de façon imprévisible - par exemple, la maladie d’un juge ou d’un avocat, la récusation d’un juge pour conflit d’intérêt - sont des situations qui peuvent arriver et ni l’une ni l’autre des parties, ni l’administration de la justice, ne peuvent être blâmées ou tenues responsables; Dans R. c. Meisner, [2004] 190 O.A.C. 24, le procès a été remis suite à la découverte imprévisible d’un conflit d’intérêt entre le juge et l’accusé. En général, les délais encourus sont neutres ou inhérents. Le Tribunal est d’avis que la nomination de Me Marco LaBrie (l’avocat précédent de l’appelant) à la magistrature le 26 septembre 2013 - et le préjudice subi vu la perte de l’avocat de son choix - est un de ces cas imprévisibles qui peut arriver à n’importe quel moment et n’appuie donc pas la position de l’appelant; voir aussi, R. c. MacDougall, [1998] 3 R.C.S. 45; R. c. Gallant, [1998] 3 R.C.S. 80; R. c. Liew, 2002 ABCA 279; R. c. Hiscock, 1999 NSCA 126; R. c. M.L., [2005] J.Q. no 7638 (C.Q.); R. c. Inland Packers Ltd., 2012 BCSC 1439; R. c. Hurley, 2006 ABPC 25; voir également l’article 669.2(1) du Code criminel.
- Bien qu'il ne soit pas nécessaire pour décider de cet appel, le Tribunal est en désaccord avec les remarques du juge de première instance lorsqu’il a dit :
La situation de l'accusé n'est pas très différente de celle d'un chauffeur de taxi, d'autobus ou d'un camionneur inculpés de ce type d'infraction. Une condamnation risque de leur faire perdre leur emploi. Le stress inhérent aux procédures est tout à fait normal dans la circonstance.[34]
- Le Tribunal souligne que le travail d’un policier est fort différent et n’est pas nécessairement lié à la conduite d’une automobile. Un policier pourrait être passager dans un véhicule ou pourrait être affecté à un travail d'enquête, d'analyse ou d'informatique. De plus, un policier est assujetti à l’article 119 de la Loi sur la police où en cas de condamnation la destitution est la règle, sauf des cas exceptionnels. Peu de métiers ont un barème si élevé. Même les membres du Barreau peuvent continuer à pratiquer après une déclaration de culpabilité pour une infraction et un événement semblables.
- En l’espèce, il est raisonnable de déduire l’existence d’un risque de préjudice. Le juge de première instance n’en a pas fait mention. Le Tribunal ajoute que la preuve non contestée démontre également l’existence d’un préjudice réel.
- Le Tribunal souligne que par rapport aux violations des droits garantis par la Charte, autre que l’article 11(b), la Cour suprême a rejeté une interprétation selon laquelle il faut effectuer une évaluation du préjudice ex post facto pour déterminer si un droit garanti par la Charte a été violé; R. c. Tran, [1994] 2 R.C.S. 951, pp. 994-995; R. c. Carosella, [1997] 1 R.C.S. 80, par. 26 et s. Dans Carosella, la Cour suprême a dit (par. 27) :
Notre Cour a constamment affirmé que l’ampleur du préjudice subi par un accusé n’est pas une question qui doit être prise en considération pour déterminer s’il y a eu violation d’un droit fondamental garanti par la Charte. La mesure dans laquelle la violation de la Charte a causé préjudice à l’accusé n’est examinée, dans le cadre de l’analyse fondée sur la Charte, qu’à l’étape concernant la réparation. […]
- Selon le nouveau cadre d’analyse élaboré par la Cour suprême, l’absence de préjudice ne peut en aucun cas servir à justifier des délais lorsque le plafond est dépassé. Le concept de préjudice sous-tend l’ensemble du cadre d’analyse et contribue à l’établissement du plafond; Jordan, par. 33-34, 54, 81, 109-110. Dans Jordan, par. 110, la Cour suprême a indiqué que « les délais prolongés cause (sic) un préjudice non seulement aux accusés, mais également aux victimes, aux témoins et au système de justice dans son ensemble ».
- Dans R. c. Williamson précité, la Cour suprême a dit (par. 30) :
[…] Même si M. Williamson n’a pas subi de préjudice important, la cause était simple, le ministère public n’a fait que très peu pour atténuer le long délai institutionnel qui empoisonnait la poursuite et M. Williamson a été raisonnablement proactif pour tenter de faire avancer le dossier. Pas même le fait que les droits de M. Williamson protégés par la Charte n’aient pas été substantiellement atteints ne peut faire reculer à ce point les limites du caractère raisonnable.
2. L’application de l'arrêt R. c. Jordan, 2016 CSC 27, rendu le 8 juillet 2016
- Le Tribunal a entendu les parties pour la première fois lors de cet appel le 12 mai 2016. Le Tribunal a demandé certaines précisions et l’audition de l’appel a été reportée avec le consentement des deux parties au lundi 11 juillet 2016.
- Vendredi le 8 juillet 2016, la Cour suprême a rendu son jugement dans R. c. Jordan, 2016 CSC 27, sur l’application de l’article 11(b) de la Charte. Jordan a été accusé de possession et trafic de stupéfiants (le 8 juillet 2016, la Cour suprême a aussi rendu jugement dans le pourvoi connexe R. c. Williamson, 2016 CSC 28; Williamson a été accusé d’avoir commis, il y a longtemps, des infractions de nature sexuelle sur un mineur).
- La Cour suprême a expliqué les avantages d’une justice rendue en temps utile indiquant que la capacité de tenir des procès équitables dans un délai raisonnable est indicative de la santé et du bon fonctionnement du système lui-même. Cependant, le système actuel démontre une culture de complaisance vis-à-vis des délais qui tolère les délais excessifs; Jordan, par.1-4.
- La Cour suprême a donc implanté un changement d’orientation avec un nouveau cadre d’analyse pour l’application de l’article 11(b) concluant que le système s’est égaré, que le cadre d’analyse et le microcalcul pointilleux rétrospectif établis dans Morin ont engendré des problèmes sur les plans tant théorique que pratique et sont imprévisibles; Jordan, par. 5, 29, 36-38.
- Le cadre établi dans l’arrêt Morin commande une analyse rétrospective car le délai n’est examiné qu’après qu’il soit survenu. Les tribunaux et les parties fonctionnent à l’intérieur d’un cadre conçu non pas pour prévenir le délai, mais uniquement pour y remédier (ou pas), tandis que la Cour suprême dans Jordan commande une analyse prospective s’attachant toujours à la notion du caractère raisonnable. « Les participants au système de justice criminelle connaîtront, à l’avance, les limites du délai raisonnable et pourront donc prendre des mesures proactives pour remédier aux délais »; Jordan, par. 108, 35, 51.
- « La caractéristique la plus importante du nouveau cadre d’analyse réside dans le fait qu’il fixe un plafond au-delà duquel le délai est présumé déraisonnable »; Jordan, par. 49.
- « Si le délai total entre le dépôt des accusations et la conclusion réelle ou anticipée du procès (moins les délais imputables à la défense) dépasse le plafond, il est présumé déraisonnable. Pour réfuter cette présomption, le ministère public doit établir la présence de circonstances exceptionnelles. S’il ne peut le faire, le délai est déraisonnable et un arrêt des procédures doit suivre […] si le délai restant est inférieur au plafond, l’accusé peut toujours démontrer, dans des cas manifestes, qu’il est néanmoins déraisonnable »; Jordan, par. 47, 76.
- Le nouveau cadre d’analyse élaboré par la Cour suprême sur les demandes fondées sur l’article 11(b) de la Charte se résume comme suit (Jordan, par. 105) :
• Il existe un plafond au‑delà duquel le délai est présumé déraisonnable. Ce plafond présumé est de 18 mois pour les affaires instruites devant une cour provinciale, et de 30 mois pour celles portées devant une cour supérieure (ou pour les affaires instruites devant une cour provinciale au terme d’une enquête préliminaire). Les délais imputables à la défense ne comptent pas dans le calcul visant à déterminer si ce plafond est atteint.
• Une fois le plafond présumé dépassé, le fardeau est inversé et le ministère public doit réfuter la présomption du caractère déraisonnable du délai en invoquant des circonstances exceptionnelles. Il doit s’agir de circonstances indépendantes de la volonté du ministère public, c’est-à-dire de circonstances (1) raisonnablement imprévues ou raisonnablement inévitables, et (2) auxquelles il ne peut pas être raisonnablement remédié. Si la circonstance exceptionnelle concerne un événement distinct, le délai attribuable à cet événement doit être soustrait du délai total. Si la circonstance exceptionnelle résulte de la complexité de l’affaire, le délai est raisonnable.
• Lorsque le délai est inférieur au plafond présumé, la défense, dans des cas manifestes, peut faire la preuve que le délai est déraisonnable. Pour ce faire, elle doit démontrer deux choses : (1) qu’elle a pris des mesures utiles démontrant qu’elle a fait des efforts soutenus pour accélérer la procédure, et (2) que le délai a été plus long de manière manifeste que celui qui aurait été raisonnable que prenne la cause.
• Pour les affaires en cours d’instance, le tribunal doit appliquer le cadre d’analyse selon le contexte et avec souplesse, tout en étant sensible au fait que les parties se sont fiées à l’état du droit qui prévalait auparavant.
- Les circonstances exceptionnelles se divisent généralement en deux catégories : les événements distincts et les affaires particulièrement complexes.
- Des circonstances exceptionnelles qui peuvent réfuter la présomption du caractère déraisonnable du délai ont été décrites comme des « circonstances indépendantes de la volonté du ministère public, c'est-à-dire (1) qu’elles sont raisonnablement imprévues ou raisonnablement inévitables, et (2) que l’avocat du ministère public ne peut raisonnablement remédier aux délais lorsqu’ils surviennent […] Il n’est pas nécessaire qu’elles satisfassent à un autre critère en étant rares ou tout à fait insolites »; La liste des circonstances exceptionnelles reste ouverte; Jordan, par. 69, 71.
- La Cour Suprême a expliqué; Jordan, par. 70, 77, 81 :
Une fois que le plafond est dépassé, le ministère public ne peut se contenter d’invoquer une difficulté passée. Il doit aussi démontrer qu’il a pris les mesures raisonnables qui étaient à sa portée pour éviter et régler le problème avant que le délai maximal applicable — le plafond — ne soit dépassé. Il pourrait notamment démontrer avoir recouru promptement aux processus de gestion d’instance pour obtenir l’aide du tribunal, avoir sollicité l’assistance de la défense pour simplifier la preuve ou les questions en litige ou pour coordonner les demandes préalables au procès, ou encore avoir utilisé tout autre moyen procédural approprié. Le ministère public, soulignons-le, n’est pas tenu de démontrer que les mesures qu’il a prises ont été couronnées de succès — il doit plutôt uniquement établir qu’il a pris des mesures raisonnables pour éviter le délai.
[…]
Comme nous l’avons précisé antérieurement, il existe aussi une seconde catégorie de circonstances exceptionnelles : les affaires particulièrement complexes. Ici encore, certaines précisions s’imposent. Les affaires de ce genre sont celles qui, eu égard à la nature de la preuve ou des questions soulevées, exigent un procès ou une période de préparation d’une durée exceptionnelle, si bien que le délai est justifié. Pour ce qui est de la nature de la preuve, les affaires particulièrement complexes présentent notamment les caractéristiques suivantes : la communication d’une preuve volumineuse, un grand nombre de témoins, des exigences importantes applicables au témoignage d’expert, ainsi que des accusations qui portent sur de longues périodes. Les causes particulièrement complexes en raison de la nature des questions soulevées peuvent se caractériser notamment par un grand nombre d’accusations et de demandes préalables au procès, par la présence de questions de droit inédites ou complexes, ainsi que par un grand nombre de questions litigieuses importantes. Le fait de poursuivre conjointement plusieurs coaccusés, dans la mesure où il est dans l’intérêt de la justice de le faire, peut aussi avoir une incidence sur la complexité de la cause.
[…] une circonstance exceptionnelle peut découler d’un événement distinct (comme une maladie, une procédure d’extradition ou un imprévu au procès) ou de la complexité d’une cause. La gravité de l’infraction ne peut servir à justifier le délai, même si les causes plus complexes seront souvent celles qui mettent en cause des accusations graves, comme le terrorisme, le crime organisé et les activités liées à une organisation criminelle. Les délais institutionnels chroniques ne peuvent non plus servir de fondement au dépassement du plafond. […]
- Les mesures, non frivoles, prises légitimement par la défense afin de répondre aux accusations, ne constituent pas un délai qui lui est imputable. La Cour suprême a ainsi expliqué; Jordan, par. 65 :
Pour éviter toute confusion, nous précisons que le temps nécessaire pour traiter les mesures prises légitimement par la défense afin de répondre aux accusations portées contre elle est exclu du délai qui lui est imputable. Par exemple, il faut donner à la défense le temps de se préparer, même lorsque le tribunal et le ministère public sont prêts à procéder. Qui plus est, les demandes non frivoles de la défense ne compteront généralement pas non plus contre elle. Nous avons déjà tenu compte des exigences procédurales au moment de fixer le plafond, et pareille déduction irait à l’encontre du droit de l’inculpé de présenter une défense pleine et entière. […]
[nos soulignements ajoutés]
- La contestation constitutionnelle dont l’appelant s’est désisté le 9 novembre 2011, mais qui s'est poursuivie avec d’autres accusés, s'est terminée par un important jugement de la Cour suprême dans R. c. St-Onge Lamoureux, précité. Donc, on ne peut prétendre que les mesures prises par la défense étaient frivoles.
- Pour les affaires déjà en cours (cases currently in the system), le cadre d’analyse s’applique selon le contexte et avec souplesse, une raison étant qu’il ne serait pas juste de juger rigoureusement les participants au système de justice criminelle au regard de normes dont ils n’avaient pas connaissance. Le fait de s’être fondé sur l’état du droit qui était alors en vigueur constitue une circonstance importante. Jordan ne devrait pas transformer automatiquement en un délai déraisonnable ce qui aurait antérieurement été considéré comme un délai raisonnable. Bien que le nouveau régime incite tant la Couronne que la défense à accélérer le déroulement des affaires criminelles, il ne donnera pas automatiquement lieu à des arrêts des procédures et répéter des conséquences extrêmes suite au jugement dans R. c. Askov, précité, où des dizaines de milliers d’accusations ont fait l’objet d’un arrêt des procédures en Ontario seulement, en raison de la modification soudaine du droit. Il va falloir du temps avant que les nouvelles règles changent la culture. Par contre, la Cour suprême a indiqué que lorsqu’il y a des violations des droits protégés par l’article 11(b), des causes pendantes (cases currently in the system), feront encore l’objet d’ordonnances d’arrêt des procédures; Jordan, par. 92, 94-95, 97-98,102-103.
- Pour les accusations portées avant Jordan où le délai excède le plafond, une mesure transitoire exceptionnelle peut s’appliquer. C’est le cas lorsque la Couronne convainc la cour - qui procède à un examen contextuel - que le temps qui s’est écoulé est justifié du fait que les parties se sont raisonnablement fiées au droit, tel qu’il existait au préalable; Jordan, par. 96; Williamson, par. 24.
- En l’espèce, le dépôt de l’accusation a eu lieu le 22 janvier 2010. À la suite du procès, le jugement a été rendu le 17 juin 2015. Donc, le délai excède le plafond de 18 mois. Le Tribunal est d’avis que la Couronne n’a pas convaincu le Tribunal que le temps qu’il a fallu pour instruire l’affaire est raisonnable et justifié selon l’état du droit applicable conformément à Morin et la jurisprudence qui a suivi.
- Néanmoins, le Tribunal est également d’avis que si le nouveau régime juridique s’appliquait en l’espèce (sans la mesure transitoire), a fortiori le droit de l’appelant d’être jugé dans un délai raisonnable a été violé.
Conclusions
- En l’espèce, il y a un délai de 5 ans et presque 5 mois (1972 jours) depuis le dépôt de l’accusation le 22 janvier 2010. À première vue, c’est un délai excessif et déraisonnable.
- Selon le cadre d’analyse de Morin, le Tribunal qualifie les délais de la façon suivante :
- Délai total : 1972 jours, soit 5 ans et presque 5 mois ou presque 65 mois;
- Délai inhérent : 561 jours, soit plus de 1 ½ an;
- Délai autre : 80 jours, soit plus de 2 ½ mois;
- Délai imputable à l’appelant : 240 jours, soit presque 8 mois;
- Délai imputable à la Couronne : 923 jours, soit plus de 2 ½ ans;
- Délai institutionnel : 168 jours, soit plus de 5 ½ mois.
- Tel qu’indiqué, il incombe à la Couronne - le ministère public - de traduire en justice l’accusé et de fournir les installations et le personnel nécessaires afin qu'il soit jugé dans un délai raisonnable; Askov, pp. 1224-1225, 1227, 1229, 1240; Godin, par. 11; Morin, p. 801. Par conséquent, les délais imputés à la Couronne peuvent être traités de la même façon que les délais institutionnels.
- La combinaison des délais institutionnels et des délais imputables à la Couronne s’élèvent à presque 3 ans sur un délai total de 5 ans et presque 5 mois (1091 jours sur un total de 1972 jours).
- Le Tribunal est d’avis que la Couronne n’a pas fait assez pour atténuer le long délai, tandis que l’appelant a été raisonnablement proactif pour tenter de faire avancer le dossier.
- Le Tribunal conclut que les délais imputés à la Couronne ainsi que les délais encourus en Cour du Québec en traitant des requêtes avant le procès - présidé par la Cour du Québec - sont déraisonnables.
- Le Tribunal conclut que la présente cause de conduite d’un véhicule à moteur avec les facultés affaiblies par l’effet de l’alcool ou d’une drogue - poursuivie par procédure sommaire - a pris beaucoup plus de temps qu'elle aurait dû raisonnablement en prendre.
- Que le nouveau (Jordan) ou l’ancien (Morin) cadre d’analyse soit appliqué, le Tribunal conclut que le délai a été déraisonnable.
- En soupesant les intérêts que l'article 11(b) de la Charte est destiné à protéger et les facteurs qui entraînent un délai ou sont autrement la cause du délai, la Cour suprême dans Morin, pp. 787, 796-799, a reconnu qu’une ligne directrice ne résulte pas d'une formule juridique ou scientifique précise et a rejeté une formule mathématique ou administrative destinée à être appliquée d'une manière purement mécanique. La Cour suprême a conclu que la ligne directrice ne devrait pas être traitée comme un délai de prescription stricte, qu’elle doit se prêter à l'application d'autres facteurs et céder devant ceux-ci. La Cour suprême l’a qualifiée à titre de guide pour les tribunaux de première instance, d'une manière générale. La Cour suprême a même reconnu que les tribunaux de première instance devront ajuster les délais proposés pour s'adapter à des conditions locales et à des circonstances différentes.
- Le Tribunal conclut que selon Morin, il y a en l’espèce une atteinte portée aux droits constitutionnels de l’appelant en raison des délais déraisonnables et du préjudice subi.
- Les délais en l'espèce sont tels qu'il est difficile sinon impossible de ne pas conclure que les droits garantis à l’appelant en vertu de l'article 11b) de la Charte ont été violés. De plus, l'intérêt de la société à ce que l’appelant subisse son procès dans un délai raisonnable « a été gravement violé et bafoué »; R. c. Askov, précité, p. 1240.
- Selon le cadre d’analyse avant Jordan, et considérant les délais excessifs pour une accusation de cette nature, ainsi que les tergiversations et l'inconstance dans les positions de la Couronne, le Tribunal est convaincu que l'intérêt de l’appelant-accusé et de la société dans la tenue rapide d'un procès est plus important que l'intérêt de la société à ce que l’appelant soit jugé; Jordan, par. 25-26; Morin, pp. 810, 812-813 (la juge McLaughlin); R. c. Camiran, 2013 QCCA 452, par. 76.
- Toujours selon le cadre d’analyse avant Jordan, le préjudice qu’a subi l’appelant l'emporte sur l'intérêt qu'a la société à ce que l’appelant subisse son procès pour cette accusation sommaire de conduite d’un véhicule à moteur avec les facultés affaiblies. Vu l’absence d’une victime, l’intérêt d’une victime et de sa famille ne fait pas partie de l’équation ici; R. c. Asselin, précité, par. 35.
- En suivant Jordan, les délais ont dépassé le plafond présumé de 18 mois pour les affaires instruites devant une cour provinciale. Les délais ont même dépassé le plafond présumé de 30 mois pour les affaires instruites devant une cour supérieure (ou pour les affaires instruites devant une cour provinciale à la fin de l’enquête préliminaire). Par conséquent, les délais sont déraisonnables et la Couronne n’a pas réfuté la présomption du caractère déraisonnable du délai en invoquant des circonstances exceptionnelles. Puisque le plafond a été dépassé, une atteinte aux droits de l’appelant à la liberté, à la sécurité de sa personne et à un procès équitable est tenue pour acquis. L’absence de préjudice ne peut en aucun cas servir à justifier des délais lorsque le plafond est dépassé; Jordan, par. 34, 54, 81.
- Dans le cas où l’article 11(b) de la Charte est violé, un arrêt des procédures est le remède approprié en l’espèce; Morin, p. 809-813 (la juge McLachlin); Rahey, pp. 614-615; Steele, par. 30-33; Jordan, par. 35, 47, 76. 98, 114.
- Considérant l’ensemble des circonstances, le Tribunal conclut qu’il y a lieu d’arrêter les procédures, un remède en vertu de l’article 24(1) de la Charte qui équivaut à un acquittement pour l’appelant.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
- ACCUEILLE l’appel;
- INFIRME le jugement de la Cour du Québec en première instance;
- ANNULE la déclaration de culpabilité en Cour du Québec en première instance (no. 755-01-028466-107);
- ORDONNE l’arrêt des procédures.
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| __________________________________ MICHAEL STOBER, J.C.S. |
Me Jean-Philippe Marcoux |
Avocat de l'appelant-accusé |
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Me Nicolas Rochon |
Avocat de la Couronne |
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Dates d’audience : | Les 12 mai, 11 juillet et 1er août 2016 |
Transcrit et révisé : Le 12 août 2016 |
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