Gauthier c. Raymond Chabot inc. |
2017 QCCS 317 |
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COUR SUPÉRIEURE |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
QUÉBEC |
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N° : |
200-17-017118-126 |
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DATE : |
3 février 2017 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE |
L’HONORABLE |
SUZANNE GAGNÉ, j.c.s. (JG 2619) |
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DANIEL GAUTHIER -et- ROSANNE GAUTHIER |
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Demandeurs |
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c. |
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RAYMOND CHABOT INC. -et- CAISSE POPULAIRE DESJARDINS DE LA BAIE |
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Défenderesses solidaires |
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JUGEMENT Sur une demande de rejet d’un rapport d’expertise |
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Contexte
[1] Les demandeurs, à titre d’actionnaires de Scierie Gauthier Ltée (« Scierie »), réclament des dommages-intérêts de plus de 15 millions de dollars des défenderesses Raymond Chabot inc. (« RC ») et Caisse Desjardins de La Baie (« Caisse »).
[2]
Ils reprochent à RC des manquements à ses devoirs à titre de contrôleur
nommé en vertu de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des
compagnies (« LACC ») et de séquestre aux biens de Scierie nommé
en vertu de l’article
[3] La réclamation des demandeurs vise le recouvrement des honoraires professionnels payés à RC et des dommages-intérêts pour la perte de valeur de leurs actions à la suite de la vente des éléments d’actifs de Scierie et de sa faillite.
[4] Le 6 novembre 2015, les demandeurs signifient aux défenderesses un avis de communication du rapport d’un témoin expert accompagné d’une copie du rapport de monsieur Daniel Adam, syndic de faillite, daté du 2 mars 2015 (« Rapport »).
[5] En gros, le Rapport soulève des questions sur la nature, la valeur et la pertinence des services rendus par RC à titre de contrôleur et sur son comportement à titre de séquestre.
[6] Le 6 juillet 2016, l’avocat de RC interroge monsieur Adam sur ses compétences et sur le Rapport. Dans les 10 jours qui suivent, RC notifie aux demandeurs une demande de rejet d’expertise pour cause d’irrégularité, d’erreur grave et de partialité.
[7] RC invoque en particulier :
· L’absence de compétences professionnelles;
· L’absence d’impartialité, d’objectivité et de rigueur;
· L’inutilité du Rapport et l’usurpation du rôle du Tribunal.
[8] Les demandeurs rétorquent que ces motifs touchent non pas à la recevabilité du Rapport, mais à sa valeur probante, de sorte que le Tribunal doit se montrer prudent et laisser cette question à l’appréciation du juge du fond.
[9]
Ils ajoutent que la demande de rejet est tardive, puisqu’elle leur a été
notifiée plus de 10 jours après la signification du Rapport, contrairement à l’article
[10] Subsidiairement, ils demandent au Tribunal d’ordonner la correction du Rapport ou de permettre une autre expertise, selon le cas.
Analyse et décision
[11] Dans Roy c. Québec (Procureure générale)[1], la Cour d’appel note le changement apporté par le nouveau Code de procédure civile voulant que le débat sur la recevabilité d’un rapport d’expertise se tienne avant l’instruction.
[12]
Les articles
241. Une partie peut, avant l’instruction, demander le rejet du rapport pour cause d’irrégularité, d’erreur grave ou de partialité, auquel cas cette demande est notifiée aux autres parties dans les 10 jours de la connaissance du motif de rejet du rapport.
Le tribunal, s’il considère la demande bien fondée, ordonne la correction du rapport ou encore son retrait, auquel cas il peut permettre une autre expertise. Il peut également, dans la mesure qu’il indique, réduire le montant des honoraires dus à l’expert ou ordonner le remboursement de ce qui lui a été payé.
294. Chacune des parties peut interroger l’expert qu’elle a nommé, celui qui leur est commun ou celui commis par le tribunal pour obtenir des précisions sur des points qui font l’objet du rapport ou son avis sur des éléments de preuve nouveaux présentés au moment de l’instruction; elles le peuvent également, pour d’autres fins, avec l’autorisation du tribunal. Une partie ayant des intérêts opposés peut, pour sa part, contre-interroger l’expert nommé par une autre partie.
Les parties ne peuvent, cependant, invoquer l’irrégularité, l’erreur grave ou la partialité du rapport, à moins que, malgré leur diligence, elles n’aient pu le constater avant l’instruction.
[13]
Citons aussi l’article
237. L’expert qui n’a pas les compétences requises ou qui manque gravement à ses devoirs dans l’accomplissement de sa mission peut, notamment lors d’une conférence de gestion, à l’initiative du tribunal ou sur demande de l’une ou l’autre des parties, être remplacé ou désavoué.
[14] À ce propos, les Commentaires de la ministre de la Justice sont sans équivoque : le désaveu ou le remplacement de l’expert ou encore le retrait de son rapport doivent être décidés avant l’instruction, et ce, afin d’éviter le report de celle-ci « pour corriger une situation qui aurait pu l’être à moindre coût pour les parties et l’administration de la justice »[2].
[15]
L’irrégularité, l’erreur grave ou la partialité dont parle l’article
La recevabilité de l’expertise
[16]
Suivant l’article
[17] Cette définition rejoint les critères d’admissibilité de la preuve d’expert dégagés par la Cour suprême dans l’arrêt R. c. Mohan[4] :
L’admission de la preuve d’expert repose sur l’application des critères suivants :
a) La pertinence;
b) La nécessité d’aider le juge des faits;
c) L’absence de toute règle d’exclusion;
d) La qualification suffisante de l’expert.[5]
[18] Au moins deux critères font défaut ici : la nécessité d’aider le juge des faits et la qualification suffisante de l’expert. Voyons de quoi il retourne.
La nécessité d’aider le juge des faits
[19] Selon les demandeurs, le Rapport vise à éclairer le Tribunal sur les us et coutumes du milieu de l’insolvabilité. Ainsi, l’expert serait fondé à donner son avis sur le comportement de RC en se référant aux usages.
[20] L’ennui, à part le fait que l’expert ne possède ni les connaissances ni l’expérience requises, c’est que le Rapport ne traite pas des usages. L’expert analyse les faits, soulève plus de questions que de réponses et conclut que tout au long de son mandat comme séquestre, RC « a négligé de remplir ses obligations telles qu’édictées par la LFI et le Code de déontologie des comptables agréés »[6].
[21] L’expert ne fait aucune analyse financière et n’examine pas davantage le comportement de RC par rapport à des standards, se limitant à le qualifier d’inhabituel. Il reprend les faits tels qu’ils sont exposés par les demandeurs, souscrit à leur thèse et tire des inférences sous forme de questions et d’insinuations.
[22] Par exemple, l’expert conclut ainsi son chapitre sur l’administration du dossier comme contrôleur :
Ces faits nous amènent dont à nous questionner sur les intérêts que le contrôleur voulait protéger. Étaient-ce ceux des instances gouvernementales impliquées, ceux des créanciers garantis, ou ceux de la débitrice ? Mais une chose nous apparaît très claire, c’est la débitrice qui en a fait les frais ![7]
[23] Sur l’administration du dossier à titre de séquestre, il constate que cette facette du dossier soulève encore plus de questions[8].
[24] Bref, le Rapport ne fournit aucun renseignement dépassant les connaissances ou l’expérience du juge. Ce passage de l’arrêt Déry c. Fournier[9] est entièrement transposable ici :
En effet, ce document ne fournit aucun renseignement de nature scientifique ou technique qui dépasse l’expérience du juge et justifie l’assistance d’un expert. De plus, le document s’apparente à de l’analyse de faits simples et de l’interprétation juridique, des domaines relevant de l’expertise du juge qui entendra l’affaire au fond. Il comporte même de la spéculation sur les motivations de l’ex-employeur. Un tel document n’est pas admissible.[10]
[Références omises.]
[25] L’analyse des faits et l’application du droit aux faits relèvent du domaine d’expertise du juge qui entendra l’affaire au fond. Le fait pour l’expert d’empiéter sur le rôle du juge et de donner son avis sur des questions qui n’exigent pas des connaissances spécialisées constitue une irrégularité qui commande le retrait du Rapport au stade préliminaire.
La qualification suffisante de l’expert
[26] Pour être en mesure d’accomplir sa mission qui est d’éclairer le Tribunal dans sa prise de décision[11], l’expert doit posséder « des connaissances scientifiques, médicales, économiques ou autres qui dépassent la compréhension habituelle du juge et sans lesquelles celui-ci ne pourrait tirer certaines conclusions à la lumière de la preuve faite devant lui »[12].
[27] En l’espèce, l’interrogatoire de monsieur Daniel Adam révèle qu’il n’a jamais agi comme contrôleur nommé en vertu de la LACC ni comme séquestre en vertu de l’article 243 de la LFI[13].
[28] Bien qu’il cumule 38 ans d’expérience dans le domaine de l’insolvabilité et qu’il soit syndic de faillite depuis 1991, il ne détient aucun diplôme collégial ou universitaire en droit ou en comptabilité et ses connaissances dans le domaine de la déontologie lui viennent de sa lecture du Code de déontologie des comptables agréés[14].
[29] Lui-même se dit peu familier avec la LACC, parce qu’il n’en fait plus et n’en a jamais tellement fait[15]. Il croit du reste que cette loi constitue la partie XI de la LFI[16].
[30] Avec égards, il faut conclure que monsieur Adam ne possède ni les connaissances ni l’expérience requises pour éclairer le Tribunal sur les us et coutumes dans le contexte de la LACC, si tant est qu’une expertise sur cette question soit nécessaire pour aider le juge des faits. Les lacunes observées vont au-delà de la force probante du Rapport et font échec à sa recevabilité.
* * *
[31] RC soulève aussi l’absence d’impartialité, d’objectivité et de rigueur du Rapport.
[32] Il est vrai que l’expert épouse entièrement la thèse des demandeurs sans tenir compte de la position de RC. Il faut dire qu’au moment où il a signé le rapport, les défenses de RC et de la Caisse n’étaient pas encore produites.
[33] Reste que l’expert peut difficilement accomplir sa mission avec objectivité, impartialité et rigueur s’il ne considère pas l’ensemble des faits. Ici, l’expert donne son avis seulement sur la base des faits qui lui ont été rapportés par les demandeurs, sans même se soucier de la rentabilité de Scierie[17].
[34] En réalité, le Rapport ne constitue pas une expertise destinée à aider le juge, mais plutôt une argumentation écrite au soutien de la thèse mise de l’avant par les demandeurs. Or, comme l’écrit la Cour d’appel, « [l]a plaidoirie est le travail de l’avocat, non celui de l’expert »[18].
[35] Il s’ensuit que le Rapport doit aussi être rejeté pour cause de partialité.
La tardivité de la demande de rejet
[36] Les demandeurs font remarquer que la demande de rejet est tardive, puisqu’elle leur a été notifiée plus de 10 jours après la signification du Rapport.
[37]
À cet égard, l’article
[38] Même en retenant que RC a eu connaissance des motifs qu’elle invoque dès la signification du Rapport et que l’interrogatoire de Daniel Adam n’a fait que les renforcir, il y aurait lieu de prolonger le délai.
[39]
En effet, les parties n’ont pas encore procédé à la mise en état du
dossier, de sorte que l’objectif derrière l’article
[40]
Finalement, compte tenu des motifs de rejet retenus, il n’y a pas lieu
d’ordonner la correction du Rapport ni de permettre une autre expertise. Si
les demandeurs souhaitent produire une autre expertise, ils devront demander la
permission au Tribunal (art.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[41]
PROLONGE si besoin est le délai de 10 jours prévu à l’article
[42] ORDONNE le retrait du rapport d’expertise de Daniel Adam daté du 2 mars 2015;
[43] AVEC FRAIS de justice.
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_________________________ SUZANNE GAGNÉ, j.c.s. |
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Me Jean-François Bertrand TASSÉ BERTRAND AVOCATS 2954 boul. Laurier, bureau 440 Québec (Québec) G1V 4T2 Casier # 7 Procureur des demandeurs
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Me Alain Riendeau FASKEN MARTINEAU DUMOULIN C.P. 242, Tour de la Bourse 800, Place Victoria, bureau 3700 Québec (Québec) H4Z 1E9 |
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Casier # 133 |
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Procureurs des défenderesses |
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Date d’audience : |
1er février 2017 |
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[1]
[2] Commentaires de la ministre de la Justice : Code de procédure civile, chapitre
C-25-01, Montréal, Québec :
SOQUIJ : Wilson & Lafleur, 2015, p. 200. Voir au même effet les
commentaires sur l’article
[3] Roy c. Québec (Procureure générale), préc., note 1, paragr.9.
[4]
[5] Id., p. 20.
[6] Pièce R-4, p. 21 de 21.
[7] Id., p. 14 de 21.
[8] Id., p. 21 de 21.
[9]
[10] Id., paragr. 2.
[11] Art.
[12] Aluminerie
Alouette inc. c. Les constructions du Saint-Laurent Ltée,
[13] Interrogatoire de Daniel Adam du 6 juillet 2016, pièce R-5, p. 12 à 14.
[14] Id., p. 9, 20 et 3 à 35.
[15] Id., p. 12.
[16] Id., p. 28 à 31 et 55.
[17] Id., p. 22.
[18] Roy c. Québec (Procureure générale), préc., note 1, paragr.11.
AVIS :
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appel; la consultation
du plumitif s'avère une précaution utile.