Ville de Montréal c. Baptiste |
2019 QCCM 131 |
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COUR MUNICIPALE DE MONTRÉAL |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
MONTRÉAL |
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No : |
320-001-441 830-633-333 |
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DATE : |
12 septembre 2019 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE |
L’HONORABLE |
RANDALL RICHMOND, J.C.M. |
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VILLE DE MONTRÉAL |
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Poursuivante |
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c. |
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BAPTISTE, Vanessa Anna |
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Défenderesse |
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JUGEMENT |
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APERÇU
[1] La conduite par une femme d’un véhicule appartenant à un homme n’est pas un motif valable d’interception. Et protester contre le profilage racial n’est pas une infraction.
[2] La Ville de Montréal reproche à Vanessa Anna Baptiste d’avoir enfreint l’art. 638.1 du Code de la sécurité routière[1] en refusant de fournir à un agent de la paix un renseignement ou document et d’avoir enfreint le par. 9(4) du Règlement sur le bruit[2] « en ayant émis un bruit audible à l’extérieur de cris ».
CONTEXTE
[3] Le 4 novembre 2017, après 2 h, Mme Baptiste conduit le véhicule automobile de son père. Elle se dirige vers l’Île Notre-Dame pour chercher son père qui est au Casino. Elle est accompagnée par son copain, Radouane Outor, qui est assis devant, côté passager. Vers 2 h 20, elle est sur l’avenue Papineau, en direction nord, et se dirige vers l’entrée du Pont Jacques-Cartier.
[4] À l’intersection de la rue Ste-Catherine, elle croise du regard une policière qui est au volant d’un véhicule policier sur la rue Ste-Catherine, direction est. Le véhicule policier fait un virage à droite (vers le sud) sur Papineau et croise le véhicule de Mme Baptiste.
[5] Madame Baptiste poursuit son trajet vers le nord. Le véhicule policier fait demi-tour et se met aussi en direction nord. Il contourne d’autres véhicules pour rattraper celui de Mme Baptiste. Après l’avoir rattrapé, le véhicule policier reste derrière celui de Mme Baptiste et le suit sur le pont, sans toutefois allumer son gyrophare.
[6] Ce n’est que vers le milieu du pont que les policiers allument le gyrophare, signalant ainsi leur désir d’intercepter le véhicule de Mme Baptiste. Elle obtempère et immobilise son véhicule sur la bretelle de sortie vers l’Île Ste-Hélène et le Parc Jean-Drapeau.
[7] L’agente Le Lan descend de son véhicule et s’approche de celui de Mme Baptiste. À son arrivée auprès de la portière de Mme Baptiste, celle-ci tient déjà dans sa main ses documents (permis de conduire, certificat d’immatriculation et attestation d’assurance), mais elle proteste vivement contre l’intervention policière qu’elle attribue à la couleur de sa peau. Elle dit n’avoir commis aucune infraction et accuse les policiers de racisme.
[8] Les policiers mettent Mme Baptiste en état d’arrestation et lui posent les menottes. Dans le processus, Mme Baptiste laisse tomber sur la banquette du véhicule ses documents ainsi que son téléphone cellulaire.
[9] Pendant sa détention, Mme Baptiste continue de protester et d’accuser les policiers de racisme. Les policiers récupèrent les documents sur la banquette. Ils finissent par relâcher Mme Baptiste en lui remettant deux constats d’infraction : l’un pour avoir refusé de fournir à un agent de la paix un document qu’il avait le droit d’exiger ou d’examiner et l’autre pour avoir « émis un bruit audible à l’extérieur de cris ».
[10] Par la suite, Mme Baptiste fait plusieurs démarches pour obtenir l’identité des policiers qui ont participé à l’intervention. Elle téléphone à la police et elle se rend au poste de quartier. Elle finit par avoir les noms des policiers, mais pas de l’observateur qui était avec eux.
[11] À l’audience, la défenderesse nie avoir refusé de donner des documents aux policiers et d’avoir fait un bruit excessif. Elle maintient qu’elle a été victime de discrimination. Son ami Radouane Outor, présent lors de l’incident, témoigne aussi en défense.
ANALYSE
[12] Malgré certaines contradictions, les témoignages rendus par Mme Baptiste et Radouane Outor m’ont paru sincères, de bonne foi et crédibles. Je ne peux pas en dire autant de la preuve documentaire attestée par les policiers.
[13] Même s’il est considéré isolément, le rapport d’infraction abrégé attesté par les agents C. Massé et S. Le Lan prête le flanc à de nombreuses critiques. Dans un souci d’équité pour les deux agents, je reproduis dans son entièreté leur résumé des faits:
Patrouille sur le 22-1 avec cst Le Lan. Nous circulons sur Sainte-Catherine (vers l’est). À l’intersection de Papineau, Nous observons DEF qui conduit un véhicule. Nous pouvons difficilement voir a l’intérieur du véhicule, car il fait noir. Nous tournons vers le sud sur Papineau et enquêtons la plaque du véhicule. À ce moment, je peux voir qu’une femme conduit le véhicule et qu’il semble avoir un homme assis du côté passager.
Suite au retour du CRPQ, je constate que le véhicule appartient à un homme. Nous décidons alors de faire demi-tour et intercepter le véhicule pour vérifier le permis de conduire de la conductrice.
Nous pouvons de plus, observer que le feu de freinage central est brûlé.
Le véhicule embarque sur pont Jacques-Cartier. Nous le suivons et manifestons notre intention de l’intercepter quelques mètres avant d’arriver à la sortie du parc Jean-Drapeau. Le véhicule se range et tourne sur la bretelle d’accès au parc.
Cst Le Lan se dirige immédiatement vers la conductrice. Cst Le Lan ne lui a même pas encore adressé la parole que la dame est hystérique et crie à tue tête. Elle est incontrôlable. Cst Le Lan lui demande à au moins cinq reprises de fournir ses documents mais elle refuse. Elle cris au meurtre et mentionne que nous l’interceptons en raison de sa couleur de peau.
DEF est tellement hystérique qu’il nous est impossible de placer un mot. Elle cris sans arrêt et malgré que l’agent Le Lan lui demande de s’identifier et tente de lui expliquer la base de l’article 636 du CSR, DEF crie qu’elle connait ses droits. L’agent Le Lan lui explique qu’elle devra s’identifier mais malgré qu’elle ait les documents nécessaires en mains elle refuse de les donner.
Cst Le Lann explique à DEF qu’elle devra procéder à son arrestation si elle n’obtempère pas. DEF est tellement hystérique et crie tellement fort qu’il nous est impossible de la raisonner. Nous devons alors procéder à son arrestation en vertu du CPP (avec droit au silence, à l’avocat ainsi que mise en garde). Elle se débat et refuse de sortir du véhicule.
Nous devons alors la sortir du véhicule et la menotter dans le dos (Cst Le Lan s’avance dans le véhicule pour détacher la ceinture de sécurité de DEF. Au même moment, le prend son bras gauche. Nous effectuons un demi tour et la menottons, debout, face à son véhicule. Cst Le Lan prend son bras droit.) Elle hurle à tue tête, cris que nous sommes racistes et nous ne parvenons pas à la calmer. Pendant l’intervention, un homme qui accompagnait DEF filme la scène (avec son téléphone cellulaire. DEF l’avait récupérée mais lorsqu’elle est menottée, elle le laisse tomber sur le banc du conducteur.). Nous l’assoyons à l’arrière du véhicule patrouille 22-4 (qui est une Caravane, sans cloison). DEF crie sans arrêt pendant que nous remplissions les deux constats d’infraction.
Nous récupérons le permis de DEF ainsi que l’attestation d’assurance et le certificat d’immatriculation qui sont restés sur la banquette du véhicule.
DEF répète sans arrêt que nous l’interceptons car elle est noir et mentionne que lorsque nous avons vu son nom dans notre système (Baptiste), nous l’avons intercepté en raison de sa couleur de peau. Elle n’en démord pas malgré que nous tentions de lui faire comprendre qu’il nous était impossible de voir ce détail dans la position où nous étions.
Nous libérons ensuite DEF avec ses constats d’infraction. Nous la démenottons. Elle reste près du véhicule patrouille, toujours en criant à tue tête. Nous quittons pour désamorcer la situation et allons nous stationner plus loin. DEF nous suit et vient se stationner derrière nous. Nous devons quitter une fois de plus pour la semer.
[14] Ma première observation relative au rapport d’infraction abrégé est l’utilisation répétée (trois fois) par les agents du mot « hystérique » pour décrire la défenderesse.
[15] Dans un jugement portant sur le même règlement municipal, Montreal (City of) c. Nelson[3], j’ai souligné le caractère péjoratif et sexiste de ce terme :
In his testimony, Officer Peixe described the defendant as "hystérique" (hysterical). This unfortunate choice of word should be considered with great caution. The word “hysterical” is derogatory and suggests that a person is out of control. Its etymology shows that it comes from the Greek word for uterus and was used for decades to describe a mental disorder allegedly suffered by women which today is no longer even recognized by scientific literature in medicine or psychology. The word continues to be accepted by dictionaries in a broader sense, but, more often than not, it is used in a derogatory manner to describe a woman. Far too often, shouting men are described as loud, and shouting women are dismissed as hysterical. Officer Peixe did not use this word in his description of events in his abridged offence report written in 2012, but he added it on during his testimony in 2015. For all of these reasons, I will not give any weight to this part of Officer Peixe’s description.
[soulignements ajoutés]
[16] D’autres mots utilisés par les agents pour décrire le comportement de la défenderesse ont attiré mon attention : « [Elle] crie à tue tête [...] Elle cris au meurtre [sic] Elle hurle à tue tête. [...] criant à tue tête. » Ces expressions imagées sont de l’hyperbole ― une figure de style qui consiste à augmenter ou à diminuer excessivement la vérité des choses. C’est une exagération volontaire dans le but de produire un effet. Elle sied peut-être bien dans la littérature et la conversation, mais elle devrait être évitée dans les documents officiels, surtout ceux qui peuvent être déposés en preuve devant une cour de justice.
[17] Dans la Iowa Law Review, les professeurs de droit Jones et Norwood ont souligné la fréquence du phénomène par lequel des femmes noires qui s’opposent à une situation d’injustice sont stéréotypées comme « angry black women » afin d’attaquer leur crédibilité et de transposer le blâme sur elles.[4] En l’espèce, l’utilisation répétée par les agents de l’hyperbole pour décrire la défenderesse suggère une exagération du comportement de celle-ci. Cette description mérite donc une grande circonspection.
[18] Quelles sont les circonstances qui entourent ces « cris » imputés à la défenderesse? À deux reprises, les policiers mentionnent que la défenderesse leur reprochait de l’avoir interceptée « en raison de sa couleur de peau ». Elle les a accusés d’être « racistes ». J’en déduis que la défenderesse protestait contre ce qu’elle percevait comme du profilage racial.
[19] Est-ce que ces protestations de Mme Baptiste étaient sincères? Il est difficile de croire le contraire lorsqu’on considère les circonstances. Les policiers ont suivi l’automobile conduite par la défenderesse, sans l’intercepter, depuis la rue Ste-Catherine jusqu’à l’entrée du Pont Jacques-Cartier et ensuite sur le pont jusqu’à la sortie du Parc Jean-Drapeau. Ils n’ont observé aucune infraction dans la conduite du véhicule.
[20] Le motif invoqué par les policiers pour justifier leur décision de faire demi-tour et d’intercepter le véhicule est le fait qu’une femme conduisait un véhicule appartenant à un homme :
(…) je peux voir qu’une femme conduit le véhicule et qu’il semble avoir un homme assis du côté passager. Suite au retour du CRPQ, je constate que le véhicule appartient à un homme. Nous décidons alors de faire demi-tour et intercepter le véhicule (…)
[21] Le sexe de la conductrice n’est pas un motif légitime pour intercepter un véhicule, même s’il appartient à un homme. À la face même du rapport policier, c’est un cas de discrimination basée sur le sexe.
[22] L’allégation d’un feu de freinage central « brûlé » n’est ajoutée que dans le paragraphe suivant du rapport et me paraît peu convaincante comme motif d’interception. Selon le rapport, la décision d’« intercepter le véhicule pour vérifier le permis de conduire de la conductrice » avait déjà été prise. De plus, les agents n’ont jamais remis de constat d’infraction pour un feu « brûlé ».
[23] Et je ne crois pas l’affirmation des policiers selon laquelle, lorsqu’ils étaient à l’intersection des rues Ste-Catherine et Papineau, il leur était « impossible » de voir la couleur de peau des occupants de la Dodge Caravan alors qu’ils pouvaient voir que le véhicule était conduit par une femme avec un homme assis du côté passager. Cela dépasse l’entendement. S’il y avait quelque chose d’impossible à voir par les policiers à ce moment, c’était bien plus la plaque d’immatriculation du véhicule de la défenderesse. La position des véhicules, décrite de façon identique par tous les témoins, rendait cette plaque impossible à voir par les policiers jusqu’au moment où ils ont croisé la Caravan. Et encore là, il aurait fallu qu’ils tournent la tête à 180° pour voir l’arrière du véhicule qui s’éloignait, derrière eux, dans le sens opposé. Par conséquent, je ne crois pas les motifs allégués par les policiers pour justifier leur interception du véhicule.
[24] Dans les circonstances, la croyance de Mme Baptiste qu’elle avait été interceptée en raison d’un profilage racial m’apparait tout à fait compréhensible. Par conséquent, je conclus que les protestations verbales de Mme Baptiste étaient sincères et raisonnables. C’est dans ce contexte factuel que je dois évaluer la preuve pour décider si la poursuite a prouvé hors de tout doute raisonnable les éléments essentiels de l’infraction.
LE DROIT
[25] Au moment des événements, les dispositions pertinentes du Code de la sécurité routière étaient les suivantes :
636. Un agent de la paix, identifiable à première vue comme tel, peut, dans le cadre des fonctions qu’il exerce en vertu du présent code, [...] exiger que le conducteur d’un véhicule routier immobilise son véhicule. Le conducteur doit se conformer sans délai à cette exigence.
638.1 Quiconque entrave, de quelque manière que ce soit, l’action d’un agent de la paix agissant en vertu du présent code, [...] ou d’une autre loi dont la Société [...] est chargée de l’application, notamment en le trompant par réticence ou par de fausses déclarations, en refusant de lui fournir des renseignements ou des documents qu’il a le pouvoir d’exiger ou d’examiner, en cachant ou en détruisant un document ou un bien concerné par une inspection, commet une infraction et est passible d’une amende de 300 $ à 600 $ [...]
[26] Les passages pertinents du Règlement sur le bruit étaient ceux-ci :
1. Aux fins du présent règlement, les mots suivants signifient :
« lieu habité » : un bâtiment ou un espace non bâti dans lequel ou sur lequel des personnes résident, travaillent ou séjournent, et comprend une habitation, un édifice à bureaux, un hôpital, un campement ou tout autre lieu analogue ou partie d’un tel lieu qui constitue un local distinct au termes d’une ordonnance;
SECTION III
BRUIT DANS LES LIEUX HABITÉS
9. [...] est spécifiquement prohibé lorsqu'il s'entend à l'extérieur ou dans un autre local, quelle que soit sa destination, que celui d’où il provient :
4º le bruit de cris, de clameurs, de chants, d'altercations ou d'imprécations et toute autre forme de tapage.
21. Quiconque contrevient au présent règlement commet une infraction et est passible :
1º s'il s'agit d'une personne physique :
a) pour une première infraction, d'une amende de 300 $ à 1 000 $;
[27] Dans Montréal (Ville) c. 2952-1366 Québec Inc.[5], la Cour suprême du Canada a donné une interprétation étroite au Règlement sur le bruit afin de conclure à sa constitutionnalité. Le bruit qui est prohibé par le Règlement se distingue du bruit pris dans un sens littéral. Il doit être perturbateur. Il se distingue du bruit d’ambiance et interfère avec l’utilisation paisible de l’espace urbain :
31 D’autres dispositions du Règlement aident aussi à cerner l’intention du législateur. Le Règlement (reproduit en annexe) comporte plusieurs définitions qui permettent d’identifier différents types de bruits. Ainsi, un « bruit comportant des sons purs audibles » est défini comme « un bruit perturbateur dont l’énergie acoustique est concentrée autour de certaines fréquences ». La notion de « bruit perturbateur » est d’ailleurs présente dans la majorité des définitions des différents bruits. Ce renvoi explicite à la notion de perturbation est cohérent avec l’objectif identifié plus tôt. L’expression « bruit perturbateur » est elle-même définie comme « un bruit repérable distinctement du bruit d’ambiance et considéré comme source aux fins d’analyse, et comprend un bruit défini comme tel au présent article ». Le « bruit d’ambiance » est la norme à laquelle le bruit perturbateur peut être mesuré. Le « bruit d’ambiance » est « un ensemble de bruits habituels de diverses provenances, y compris des bruits d’origine extérieure, à caractère plus ou moins régulier et repérables dans un temps déterminé en dehors de tout bruit perturbateur ». La première caractéristique du bruit perturbateur est donc de se distinguer du bruit d’ambiance. Le bruit qui perturbe rejoint le bruit qui interfère avec l’utilisation paisible de l’espace urbain et se distingue du bruit pris dans un sens littéral.
32 Cette notion de bruit perturbateur est reprise dans les dispositions particulières au bruit dans les lieux habités, section qui inclut les art. 9 et 11. Bien que l’expression ne soit pas mentionnée de façon expresse à l’art. 9, elle en fait néanmoins partie intégrante. En effet, on remarque que tous les bruits ciblés à l’art. 9 comportent une interférence auditive. Ce sont des bruits perturbateurs au sens du Règlement sans qu’il soit nécessaire d’ajouter cette précision (par. 2, sirène; par. 3, percussion; par. 4, cris; etc.). Il serait contraire aux principes interprétatifs de faire abstraction de cet élément contextuel indéniable en interprétant le par. 9(1) de façon abstraite.
33 Il s’ensuit qu’appliquer le par. 9(1) à tous les bruits provenant d’appareils sonores, même s’ils n’ont pas pour effet de causer une interférence avec l’environnement urbain, est incompatible avec le contexte immédiat de la disposition. Tous les bruits ciblés par l’interdiction de l’art. 9 ont un effet perturbateur sur l’environnement urbain selon la définition qui en est donnée au Règlement. Tous ces bruits sont repérables distinctement du bruit d’ambiance. Si le bruit produit par un appareil sonore situé à l’intérieur ou à l’extérieur d’un bâtiment peut être entendu de l’extérieur, c’est qu’il se distingue du bruit d’ambiance. Seule une interprétation qui tient compte du contexte peut être retenue. Si la notion de perturbation n’est pas expressément mentionnée à l’art. 9, c’est qu’en raison des bruits ciblés, il n’a pas été jugé utile de la reprendre explicitement à chaque paragraphe.
34 L’analyse historique et téléologique a permis de déterminer que le but recherché par le législateur est le contrôle des bruits qui constituent une interférence avec la jouissance paisible de l’environnement urbain. Le contexte immédiat de l’art. 9 permet de faire ressortir que la notion de bruit qui nuit à la jouissance de l’environnement est implicite à l’art. 9 et que les activités qui y sont prohibées sont celles qui produisent un bruit repérable distinctement du bruit d’ambiance. [...]
[soulignements ajoutés]
[28] Par conséquent, ce ne sont pas tous les cris qui sont perturbateurs, mais seulement ceux qui se distinguent du bruit ambiant et interfèrent avec la jouissance de l’environnement.
[29] L’art. 9 du Règlement interdit les bruits qui satisfont deux critères distincts. D’une part, le bruit doit se distinguer des bruits ambiants. D’autre part, le bruit doit interférer avec la jouissance de l’environnement.
APPLICATION DES FAITS AU DROIT
[30] Ce serait une erreur de conclure que les « cris » de Mme Baptiste suffisent à eux seuls à justifier sa condamnation. Il faut considérer le lieu et le contexte.
[31] Considérant que Mme Baptiste était au milieu du Pont Jacques-Cartier, où il n’y a que des véhicules automobiles qui circulent rapidement, je ne suis pas convaincu hors de tout doute raisonnable que le volume de ses cris dépassait celui du bruit ambiant. Je conclus que les cris de Mme Baptiste ne remplissent pas le premier critère d’application de l’art. 9 du Règlement.
[32] Ils ne répondent pas non plus au deuxième critère d’application. Il n’y avait pas d’interférence avec la jouissance de l’environnement.
[33] Le contexte aussi favorise l’acquittement de Mme Baptiste. Bien que les policiers justifient l’interception de Mme Baptiste par l’art. 636 du Code de la sécurité routière, les explications invraisemblables fournies par les agents Massé et Le Lan suggèrent que les circonstances entourant l’interception de Mme Baptiste étaient suspectes et suscitaient une appréhension raisonnable de profilage racial. Compte tenu du contexte de l’interception, les cris sincères de Mme Baptiste ne m’apparaissent pas perturbateurs, mais plutôt légitimes.
[34] Dans Longueuil (Ville de) c. Debellefeuille[6], le juge Tremblay s’est basé sur la définition donnée par le Service de police de la Ville de Montréal pour définir le profilage :
[…] toute action initiée par des personnes en autorité à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes, pour des raisons de sécurité ou de protection du public et qui repose essentiellement sur des facteurs tels que la race, l’origine ethnique, la couleur… le sexe… dans le but d’exposer l’individu à un examen ou traitement différentiel alors qu’il n’y a pas de motifs réels ou de soupçons raisonnables.
[35] En criant au profilage racial, Mme Baptiste cherchait à dénoncer une intervention illégitime par des personnes agissant au nom de l’État.
[36] Comme j’ai déjà souligné dans Montreal (City of) c. Nelson[7], l’expression d’une personne dénonçant une arrestation policière qu’elle juge illégitime est protégée par le par. 2(b) de la Charte canadienne des droits et libertés.
[37] Ce type de dénonciation critiquant l’autorité étatique est une composante essentielle de la démocratie, comme l’a affirmé la Cour suprême dans Switzman v. Elbling and A.G. of Quebec[8] :
The right of free expression of opinion and of criticism upon matters of public policy and public administration and the right to discuss and debate such matters whether they be social economic or political are essential to the working of parliamentary democracy such as ours.
[soulignements ajoutés]
[38] Le contenu des cris de Mme Baptiste était une manifestation légitime de son droit à la liberté d’expression, protégé par le par. 2(b) de la Charte canadienne des droits et libertés:
2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes :
b) liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication
[39] Les protestations de Mme Baptiste étaient également protégées par l’art. 3 de la Charte (québécoise) des droits et libertés de la personne:
3. Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d’association.
[40] Considérant le contenu expressif des cris de Mme Baptiste, ainsi que le contexte, j’arrive à la conclusion que, même s’ils avaient rempli le premier critère d’application de l’art. 9 du Règlement, les cris de Mme Baptiste seraient protégés tant par la Charte canadienne des droits et libertés que la Charte des droits et libertés de la personne.
[41] Ces considérations suffisent pour acquitter la défenderesse de l’accusation relative au règlement municipal sur le bruit.
[42] Quant à l’infraction au Code de la sécurité routière, la preuve ne me convainc pas hors de tout doute raisonnable que Mme Baptiste a refusé de fournir ses documents. Avant même l’arrivée d’un policier à sa portière, elle avait sorti ses papiers et les tenait dans sa main.
[43] De plus, je ne suis pas convaincu hors de tout doute raisonnable que les policiers agissaient en vertu du Code de la sécurité routière ou d’une autre loi. L’intervention policière avait toutes les apparences d’une partie de pêche et d’une détention arbitraire motivée par un profilage racial ou sexuel ou les deux à la fois.
CONCLUSION
[44] Pour ces motifs, je trouve la défenderesse non-coupable d’avoir enfreint l’art. 9(b) du Règlement sur le bruit et non-coupable de l’infraction au Code de la sécurité routière.
[45] Elle est acquittée des deux d’accusations.
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__________________________________ RANDALL RICHMOND, J.C.M. |
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Me Nicolas Rousseau et Me Delphine René |
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Procureurs pour la poursuivante |
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Me Mathieu Laplante-Goulet Procureur pour la défenderesse |
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Dates d’audience: |
1er février 2019 et 13 mai 2019 |
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[1] RLRQ, c. C-24.2
[2] RRVM c. B-3
[3] 2015 QCCM 146 (au par. 82)
[4] Trina Jones et Kimberly Jade Norwood, « Aggressive Encounters and White Fragility: Deconstructing the Trope of the Angry Black Woman » (2017) 102 Iowa L. Rev. 2017.
[5] 2005 SCC 62 (aux para. 31-34)
[6] 2012 QCCM 235 (au para. 103)
[7] 2015 QCCM 146 (au para. 102)
[8] [1957] SCR 285 (à la page 326)
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