Décision

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[Texte de la décision]

Section des affaires sociales

En matière de régime des rentes

 

 

Date : 26 juillet 2016

Référence neutre : 2016 QCTAQ 07686

Dossier  : SAS-Q-207233-1502

Devant les juges administratifs :

MICHÈLE RANDOIN

CLAUDIA DAO

 

T… K…

Partie requérante

c.

RETRAITE QUÉBEC

Partie intimée

 

 


DÉCISION




[1]              La requérante conteste une décision rendue en révision le 23 janvier 2015 par Retraite Québec[1] (ci-après « l’intimée »), qui refuse de la reconnaître invalide au sens de la Loi sur le régime de rentes du Québec[2] (la Loi).

[2]              Lors de l’audience tenue le 16 mai 2016, certains documents supplémentaires furent jugés nécessaires.

[3]              Ils ont été produits par la requérante les 25 et 30 mai 2016, suivis de la réplique du procureur de l’intimée reçue au Tribunal le 13 juin 2016, date à laquelle le délibéré débuta. 

 

LA PREUVE DOCUMENTAIRE

[4]              C’est le 10 janvier 2014 que Retraite Québec reçoit la demande de prestations d’invalidité de la requérante, alors âgée de 51 ans.

[5]              On y lit que madame a déjà été indemnisée par la CSST en 2006, mais que son indemnité est terminée.

[6]              Elle affirme avoir cessé son emploi de « kitchen help » en novembre 2013, en raison de diverses douleurs corporelles.

[7]              Elle déclare souffrir de fibromyalgie et de douleurs au dos.

[8]              Le 2 janvier 2014, le médecin qui la suit depuis 2007, le Dr Mario Wilhelmy, complète un rapport médical adressé à l’intimée[3]. Il déclare que le diagnostic de fibromyalgie a été confirmé par la Dre Camerlain[4] et que madame aurait connu une augmentation de ses douleurs en 2012-2013. Elle fut alors revue en rhumatologie et du Cymbalta fut instauré. Il y avait une légère amélioration en août 2013. Par ailleurs, madame a subi un accident de travail en 2006, lui causant une entorse lombaire et elle souffre de lombalgies résiduelles. Madame a fréquenté une clinique de réadaptation physique en 2007. L’examen clinique permet de retrouver 12 points positifs de fibromyalgie, ainsi que des douleurs diffuses au niveau dorsal et lombaire ainsi que  des sacro-iliaques, tout comme au genou droit et aux trapèzes. Le Dr Wilhelmy retient les diagnostics de fibromyalgie, d’arthrose et de discopathie au niveau lombaire ainsi que d’une gonarthrose. Enfin, il ajoute un diagnostic de dysthymie secondaire à la douleur chronique. Madame a un suivi annuel auprès de la Dre Camerlain. Le médecin estime que madame a un traitement optimal et que malgré celui-ci, la réponse est mitigée. Il ne croit pas que madame puisse reprendre un autre emploi que le sien, en raison des douleurs qui nécessitent la prise de narcotiques, de la difficulté à faire un travail manuel et à exécuter les déplacements nécessaires au travail.

[9]              Par ailleurs, le dossier comprend une décision de la CLP[5], datée du 21 janvier 2008, qui reconnaît à la requérante certaines limitations fonctionnelles au niveau lombaire[6]. La CLP retournait alors le dossier auprès de la CSST pour qu’elle décide de la capacité de la travailleuse à exercer son emploi. Le dossier constitutif ne comprend pas les suites administratives auprès de la CSST.

[10]           Les notes cliniques du Dr Wilhelmy permettent de constater les différentes modifi-cations de traitement effectuées, en lien avec la fibromyalgie, et ce, durant les années 2013 et 2014. La requérante dépose également sous R-3 la liste de sa médication actuelle.

[11]           Le 10 décembre 2014, l’intimée réclame une expertise médicale auprès de la Dre Suzanne Lavoie, physiatre[7].

·        La Dre Lavoie rend compte du fait que madame a déjà participé à un certain programme de gestion de la douleur, après son accident de 2006.

·        Au niveau lombaire : madame se plaint de douleurs, surtout à la flexion, qui l’éveillent la nuit, et qui sont pires depuis un an. Seule la flexion lombaire est légèrement diminuée à l’examen. L’extension produit une douleur centrale inférieure.

·        Aux genoux, elle souffre de douleurs autant en interne qu’en externe, sans autre symptôme. Leurs mouvements sont normaux. Il existe une douleur au regard des ligaments collatéraux, mais leur mise sous tension ne déclenche pas de douleur.

·        En ce qui a trait à sa fibromyalgie, l’expert rapporte des douleurs cervicales, dorsales, aux mains et aux pectoraux.

·        Elle ne semble pas avoir recherché la présence de points gâchette et/ou de fibromyalgie, sauf au cou où elle précise qu’il n’y en a pas.

·        L’expert reconnaît « quelques éléments de fibromyalgie » chez la requérante, et une discarthrose lombaire ainsi qu’une cervicalgie musculaire.

·        Comme traitement : au niveau lombaire, elle considère que la condition n’est pas stabilisée, compte tenu d’une aggravation depuis un an. Elle propose des infiltrations facettaires et une remise en forme. Elle ne formule aucune recommandation en lien avec la fibromyalgie.

·        Le pronostic est réservé.

·        Elle reconnaît à la requérante des limitations fonctionnelles de classe II de l’IRSST[8] pour la région lombaire, jugées permanentes.

·        Concernant la capacité de travail de madame, elle s’exprime ainsi : « Il est peu probable que Mme [la requérante] puisse occuper un emploi, sauf si ces limitations sont respectées. »

[12]           Ceci mènera à la décision en litige, qui reprendra essentiellement les conclusions de la Dre Lavoie en ce qui a trait aux différentes conditions douloureuses de madame. Au regard de la dysthymie, l’intimée mentionne l’absence de suivi en psychologie ou en psychiatrie, et l’absence de corroboration de symptômes dysthymiques dans les notes du suivi médical du Dr Wilhelmy. Quant à la gonarthrose, elle n’apparaît pas sévère au  point d’être invalidante pour tout travail. Ainsi, la gravité de la condition médicale de madame n’est pas reconnue par Retraite Québec.

[13]           La requérante dépose sous R-1 en liasse une expertise réalisée le 21 décembre 2015 par le Dr Alain Bissonnette. Cette expertise est assortie d’une littérature scientifique[9], qui fut elle-même complétée par la transmission après l’audience d’articles médicaux dont on trouvait certains extraits dans l’expertise du Dr Bissonnette.

Ø  Le Dr Bissonnette administre plusieurs questionnaires à la requérante : celui concernant les nouveaux critères de fibromyalgie de 2010[10], ainsi que le questionnaire FiRST mènent à un diagnostic de fibromyalgie[11]. Cette conclusion est corroborée par le questionnaire DN-4, qui vise à dépister la présence de douleurs neuropathiques. L’étendue des douleurs de madame est représentée à l’Annexe A.

Ø  L’impact des douleurs sur la capacité de madame à effectuer ses activités quotidiennes et domestiques est évalué par le questionnaire FIQ, dont le résultat indique une altération sévère[12].  Le Pain Disability Index démontre également un impact important des douleurs de madame sur diverses activités ciblées[13].

Ø  À ces questionnaires portant sur la douleur chronique s’ajoutent d’autres questionnaires visant à évaluer la fatigue ainsi que la tendance à la somnolence de la requérante. L’état de fatigue est qualifié de sévère par le Dr Bissonnette[14].

Ø  L’examen physique effectué par le Dr Bissonnette permet de constater certaines anomalies qui diffèrent de l’examen réalisé par la Dre Lavoie.

Ø  Le médecin retient donc, comme diagnostics, une douleur neuropathique de type fibromyalgie ainsi qu’une douleur nociceptive probable par discarthrose modérée cervicale et lombaire.

Ø  En réponse à la question portant sur l’approche thérapeutique, le médecin précise qu’une personne porteuse de fibromyalgie doit faire des exercices aérobiques (mais ne formule aucune recommandation spécifique à ce sujet) et l’essai d’analgésiques. Il donne la liste des divers médicaments utilisés, qui auraient contribué à diminuer de 50 % les douleurs de madame. Il propose un transfert de M-Eslon vers HydroMorphone.

Ø  Il poursuit ainsi :

« […]

Bien que proposé par l’ACR (American College of Rhumatology) et les lignes directrices, Madame [la requérante] n’a jamais participé à une équipe multidisciplinaire. Toutefois, il est utopique, à notre avis, et même simpliste de croire que des séances de psychothérapie et de physiothérapie permettront une récupération fonctionnelle suffisante pour un travail rémunérateur dans le contexte d’une maladie neurologique sévère évoluant depuis des années.

Voyons ce que pensent les experts internationaux à ce sujet :

“Bien que l’on favorise les soins dans un contexte multidisciplinaire, cette option de groupe multidisciplinaire n’est pas réaliste pour la plupart des patientsˮ (Lignes directrices Canadienne en fibromyalgie 2012)

“Les thérapies habituelles, comme les analgésiques, physiothérapie et programme de réadaptation soulagent à court terme la douleur mais n’ont que peu d’impact et peu d’évidence qu’ils modifient l’évolution et la chronicité de certaines douleurs musculosquelettiquesˮ (Alvarez, Eur. J. Neurosi, 2011)

“ We think that these (Active participation, équipe multidisciplinaire) are good suggestions, but they raise certain questions. Who is to offer such programs ? Who is to pay for them ? How doses one assess such programs ? What success rate, i.e. avoidance of work desability or return to work, can one expect ? It is also unlikely that an employer would whish to continue employing individuals with high levels of functionnal impairment. ˮ (Harth et al. (2104) " Fibromyalgia and disability adjudication : no simple solution to a complex problem") »

Ø  Il estime le  pronostic de récupération comme étant faible.

Ø  Par analogie à l’échelle de limitations fonctionnelles concernant la colonne lombaire, il émet des limitations de classe 4/4, donc très sévères.

Ø  Afin de répondre à la question portant sur l’invalidité, compte tenu de la définition qui doit être appliquée, selon l’article 95 de la Loi, il dit prendre en considération l’impact cognitif reconnu d’une telle maladie, selon certains articles déposés, qui affirment par exemple que 88 % des patients rapportent des troubles de mémoire, 69 % rapportent un déficit de mémoire, etc. Il considère également les résultats obtenus aux questionnaires d’impact de la fibromyalgie chez madame, et conclut enfin qu’elle est inapte à tout emploi de façon permanente.

[14]           Un médecin-évaluateur de l’intimée se prononcera deux fois sur le dossier de la requérante[15]. Dans sa première analyse, le médecin ne tient pas compte de la présence d’une fibromyalgie comme diagnostic présent chez la requérante[16]. Dans le second rapport, elle mentionne l’expertise du Dr Bissonnette, mais n’en retient pas les conclusions quant à la gravité de la situation, sans toutefois expliquer pourquoi. En effet, ses conclusions quant au critère de la gravité concernent toujours les limitations fonctionnelles au niveau lombaire et le diagnostic de dysthymie.

[15]           Toutefois, en ce qui a trait au traitement, elle exprime longuement son désaccord face à la position du Dr Bissonnette. 

 

LE TÉMOIGNAGE DE LA REQUÉRANTE ET DE SON CONJOINT

[16]           La requérante a 53 ans présentement.

[17]           Elle parle et comprend très peu le français.

[18]           Elle détient une 11e année de scolarité.

[19]           Elle énumère les différents emplois qu’elle a occupés au fil des ans.

[20]           Après son accident de travail de 2006, madame retourne à un travail plus léger, puis occupe celui d’aide-cuisinière, à temps partiel, jusqu’à son arrêt de travail définitif en 2013.

[21]           Sa fibromyalgie aurait débuté graduellement après cet accident de travail, en 2007. Elle a quand même pu poursuivre un travail jusqu’en 2013, en prenant davantage de pauses, sur autorisation de ses employeurs. Mais dès qu’elle retourne à la maison, elle doit se faire masser par son mari.

[22]           Depuis 2013, elle n’a tenté aucun autre travail. Elle croit que personne ne voudrait l’engager, en raison de sa fibromyalgie, du fait qu’elle ne peut demeurer longtemps dans la même position, et du fait qu’elle ne parle pas le français.

[23]           La requérante précise ensuite ce qu’elle fait durant une journée type. Elle peut exécuter certaines tâches domestiques, mais s’assoit au besoin.

[24]           Par ailleurs, elle estime que sa médication ne l’aide pas.

[25]           Elle dort peu et mal, la nuit.

[26]           Concernant la possibilité d’exercer un emploi léger, elle déclare qu’elle serait souffrante, car ne pourrait pas prendre de Morphine pour travailler.

[27]           Elle est incapable de se mobiliser davantage.

[28]           La requérante a déjà fréquenté le programme SURF dans un centre de réadaptation. On lui aurait fait faire des exercices en ergothérapie, liés aux activités nécessaires pour son ancien travail, en vue d’un éventuel retour au travail. Il y avait un programme de gestion de la douleur. À cette date, elle avait mal au dos, mais les douleurs ailleurs sur son corps avaient également débuté.

[29]           Elle n’a cependant jamais consulté en psychologie.

[30]           Son conjoint, monsieur P. W., corrobore la diminution des capacités fonctionnelles de la requérante, et en donne plusieurs exemples.

[31]           Seule la natation semble être encore à sa portée.

[32]           Il doit lui apporter son aide pour faire toutes les activités domestiques.

 

LES DISPOSITIONS APPLICABLES

[33]           L’article 95 de la Loi se lit ainsi :

95.  Une personne n'est considérée comme invalide que si la Régie la déclare atteinte d'une invalidité physique ou mentale grave et prolongée.

Une invalidité n'est grave que si elle rend la personne régulièrement incapable de détenir une occupation véritablement rémunératrice.

En outre, dans le cas d'une personne âgée de 60 ans ou plus, une invalidité est grave si elle rend cette personne régulièrement incapable d'exercer l'occupation habituelle rémunérée qu'elle détient au moment où elle cesse de travailler en raison de son invalidité.

Une invalidité n'est prolongée que si elle doit vraisemblablement entraîner le décès ou durer indéfiniment.

[…]

(Emphase du Tribunal)

[34]           Pour être reconnue invalide, la requérante doit satisfaire aux deux critères de la Loi.

[35]           Comme la requérante avait moins de 60 ans au moment de sa demande, elle doit non seulement être incapable d’exercer son propre emploi, soit celui de « kitchen help », mais tout autre emploi véritablement rémunérateur.

[36]           De plus, pour que son invalidité soit qualifiée de « prolongée » au sens de cette loi, la requérante doit avoir épuisé les différentes options thérapeutiques qui sont réalistement disponibles.

[37]           Rappelons que c’est elle qui avait le fardeau de la preuve.

[38]           Après avoir soupesé l’ensemble de la preuve, le Tribunal décide de rejeter le recours de la requérante, pour les raisons exposées ci-après.

 

LES MOTIFS

[39]           Selon la décision en litige, c’est le critère de la gravité qui n’est pas reconnu par l’intimée.

[40]           Toutefois, après analyse, le Tribunal reconnaît que madame satisfait au critère de la gravité en ce qui a trait à la fibromyalgie, mais pas à celui de la durée prolongée.

[41]           Aucun autre des diagnostics posés ne satisfait à la fois les deux critères de la Loi. En effet, les lombalgies par arthrose facettaire justifient des limitations de classe II de l’IRSST, selon la CLP et selon la Dre Lavoie. Ces limitations ne sont pas suffisantes, en elles-mêmes, pour justifier la reconnaissance du critère de gravité. De plus, la Dre Lavoie prend acte d’une aggravation récente depuis un an, pour laquelle elle propose d’autres traitements.

[42]           Quant à la gonarthrose diagnostiquée par le médecin traitant, le Tribunal ne retrouve aucun indice de gravité. Aucun épanchement articulaire n’est présent, les mouvements du genou mesurés par la Dre Lavoie sont complets et non douloureux[17] et il n’y a aucune atrophie musculaire mesurée. Il ne semble pas y avoir eu de consultation en orthopédie, d’injection de Synvisc envisagée, etc.

[43]           Enfin, quant au diagnostic de dysthymie, le Tribunal n’en retrouve aucune mention dans les notes cliniques du médecin traitant, qui ne décrit pas l’humeur de sa patiente. Il n’y eut aucune référence en psychologie ni en psychiatrie, et aucune forme de traitement adressé à cette condition n’est retrouvée au dossier[18].

[44]           Pour ces raisons, le Tribunal ne traitera ci-dessous que du diagnostic de fibromyalgie.

Le critère de la gravité

[45]           Les critères de 2010 de l’ACR sont reconnus et utilisés par la communauté médicale afin de diagnostiquer une fibromyalgie[19].

[46]           Le seul médecin à avoir fait passer le questionnaire lié à ces critères de 2010 est le Dr Bissonnette. Or, le résultat confirme la présence de ce diagnostic.

[47]           Cet outil permet également d’obtenir un indice de sévérité de la condition. Le « SS » chez la requérante est de 10 à 11/12, ce qui est compatible avec une condition sévère.

[48]           De plus, le Dr Bissonnette utilise plusieurs autres questionnaires visant à documenter l’altération fonctionnelle de la requérante. Or, l’impact de la condition de madame sur ses AVQ-AVD est de modéré à sévère, dépendamment des échelles utilisées.

[49]           Le Tribunal est conscient qu’il s’agit de questionnaires subjectifs, mais l’utilité de ces derniers n’est pas réfutée dans les « Lignes directrices canadiennes 2012 pour le diagnostic et la prise en charge du syndrome de fibromyalgie » (ci-après : « Les Lignes directrices canadiennes 2012 »)[20].

[50]           Le schéma de localisation des douleurs (Annexe A) démontre une étendue diffuse de celles-ci, aux quatre quadrants du corps.

[51]           Ainsi, le Tribunal est en désaccord avec la Dre Lavoie qui ne reconnaît que des « éléments »  de fibromyalgie, qui ne retient pas ce diagnostic dans ses conclusions et qui ne lui attribue aucune limitation fonctionnelle.

[52]           De même, le Tribunal note que le médecin évaluateur de l’intimée ne retient tout simplement pas le diagnostic de fibromyalgie dans son premier rapport. Dans le second rapport, elle n’explique pas pourquoi la fibromyalgie ne rencontre pas le critère de la gravité.

[53]           La médication utilisée par la requérante est également compatible avec une certaine sévérité clinique.

[54]           Certes, le Tribunal note qu’il existe une discordance entre certains éléments objectivés à l’examen clinique du Dr Bissonnette et ceux décrits par la Dre Lavoie[21]. Toutefois, cette constatation n’est pas suffisante pour empêcher le Tribunal, dans le cas présent, de reconnaître l’existence d’une fibromyalgie qui satisfait le critère de gravité.

Le critère de la durée prolongée

[55]           Le Tribunal constate que plusieurs médicaments appartenant à diverses classes ont été utilisés par la requérante, au fil du temps, notamment  du M-Eslon, de l’Élavil, du Gabapentin, de la Venlafaxine, du Cymbalta, du Cyclobenzaprine, du Statex et du Voltaren Gel.

[56]           Le médecin traitant affirme que madame a bénéficié d’un traitement optimal.

[57]           Toutefois, le Tribunal remarque qu’elle n’a pas suivi de programme de réadaptation dans un centre multidisciplinaire, axé sur la douleur chronique et/ou la fibromyalgie, ni de psychothérapie.

[58]           Le Dr Bissonnette, à la page 9 de son rapport, en convient.

[59]           Toutefois, il ajoute ceci :

« [] il est utopique, à notre avis, et même simpliste de croire que des séances de psychothérapie et de physiothérapie permettront une récupération fonctionnelle suffisante pour un travail rémunérateur dans le contexte d’une maladie neurologique sévère évoluant depuis des années. »

[60]           De toute évidence, le Dr Bissonnette s’inscrit en faux contre les recommandations des Lignes directrices canadiennes 2012, ou du moins, il en minimise l’importance.

[61]           Or, rappelons que les Lignes directrices canadiennes 2012 ont été rédigées par 11 experts, dont des médecins experts en matière de douleur chronique, des médecins de famille, neurologues, psychologues, psychiatres, etc. Elles ont été cautionnées par la Société canadienne de la douleur et la Société canadienne de rhumatologie. Elles sont fondées sur des données probantes et ont été rédigées en tenant compte de ces avancées et des nouveaux critères diagnostiques de 2010.

[62]           Le Dr Bissonnette s’appuie sur trois extraits de doctrine.

[63]           Le premier extrait provient des Lignes directrices canadiennes 2012 :

« Bien que l’on favorise les soins dans un contexte multidisciplinaire, cette option de groupe multidisciplinaire n’est pas réaliste pour la plupart des patients »

[64]           L’extrait retrouvé au texte original des Lignes directrices comporte une seule référence appuyant cet énoncé[22]. Or, il s’agit d’une étude effectuée aux Pays-Bas. Ainsi, il est difficile de confirmer que la situation est la même au Québec. De toute façon, dans le cas qui nous occupe, aucune preuve démontrant que madame ne pourrait avoir accès à un suivi multidisciplinaire n’a été déposée. Au contraire, madame réside près d’une grande ville dotée d’un centre hospitalier universitaire comportant un centre de réadaptation. Aucune preuve ne fut soumise au Tribunal voulant que madame ait tenté d’y obtenir des soins, sans succès. Il n’existe donc aucune preuve que dans le cas qui nous occupe, cette option serait irréaliste et non réalisable.

[65]           Les Lignes directrices stipulent ceci :

« Au sein des équipes multidisciplinaires, on trouve entre autres des infirmiers, des physiothérapeutes, des kinésiologues, des travailleurs sociaux et des psychologues. De plus, le soutien infirmier, fortement sous-utilisé pour les soins des patients aux prises avec la fibromyalgie, serait un apport précieux qui contribuerait à diminuer les délais d’attente et à rehausser la satisfaction du patient. Les soins infirmiers pourraient amener les patients à considérer des objectifs réalistes en ce qui concerne leur état et également, à se concentrer sur l’atteinte d’une santé optimale. »

[66]           Finalement, les Lignes directrices font la recommandation suivante :

« 8.    On devrait concentrer la prise en charge des personnes souffrant de FM dans un contexte de soins de premier recours, constitués de professionnels de la santé bien informés et, idéalement, lorsque possible, accompagnés de l’accès à une équipe multidisciplinaire [Niveau 1 [96,97], Grade A] ou à des membres d’équipe en mesure de leur fournir du soutien et de les rassurer [Niveau 3 [101,102], Grade C]. »

[67]           Rappelons que dans le cas présent, aucune preuve ne fut soumise quant à l’impossibilité de donner suite à cette recommandation.

[68]           Elle n’a tout simplement pas été tentée. Il est important de différencier le suivi déjà obtenu par la requérante en 2007, constitué par des soins isolés en ergothérapie, du suivi multidisciplinaire proposé par les Lignes directrices. L’effet combiné et simultané de divers spécialistes en santé, visant des objectifs communs et oeuvrant de concert en impliquant le patient dans sa démarche est supérieur à celui pouvant découler de suivis individuels et non orchestrés.

[69]           Par ailleurs, soulignons le niveau de preuve de la recommandation : Niveau 1, Grade A. Un Niveau 1 en matière de traitement est appuyé sur une revue systématique des essais randomisés ou des essais à effet unique, alors qu’un grade A réfère à des études de niveau 1 constant. Il s’agit donc des meilleurs niveaux de preuve possibles.

[70]           Les bienfaits d’une approche multidisciplinaire ont été confirmés par divers experts ayant témoigné devant le présent Tribunal, et dont les propos ont été rapportés dans certaines décisions. Entre autres, la décision suivante rapporte les propos du Dr Simon Tinawi, physiatre oeuvrant dans un tel centre de réadaptation, et du Dr André Robitaille, rhumatologue[23] :

« [12] En ce qui a trait aux traitements, docteur Robitaille écrit, notamment :

« Le problème me semble particulièrement à ce niveau, où on parle d’un échec thérapeutique, alors que la seule approche, malheureusement, n’a consisté qu’à l’emploi de médicaments antidouleurs. […]

On s’entend, en général, au niveau du traitement de la fibromyalgie, pour insister d’abord et avant tout sur l’importance, et dès le départ, d’un programme d’exercices quotidiens, ne serait-ce que pour maintenir la forme, mais également pour exploiter les endorphines naturelles qui se dégagent d’une activité physique moindrement intense. Également, de la sorte, d’éviter que le patient ne présente un deuxième problème à sa fibromyalgie, soit celui d’un déconditionnement physique qui le rend encore pire qu’il ne l’était auparavant.

Et pour mieux comprendre le programme d’exercices, une approche en psychologie, et ceci lui était fort probablement accessible, étant un employé du gouvernement du Québec, dans le but d’avoir une thérapie cognitivo-comportementale. Car le patient a, malheureusement, adopté une attitude à l’effet qu’il ne retournera pas au travail s’il n’est pas guéri.

Or, ne guérit pas de beaucoup de maladie dans la vie, ne serait-ce que d’une infection. On traite un diabète, une arthrite rhumatoïde, une hypertension artérielle, mais on ne les guérit pas. […]

Son généraliste, le docteur Bissonnette, considère qu’il est dans un état d’invalidité totale et permanente, malgré les 39 ans du patient et malgré qu’une bonne partie de l’approche thérapeutique, qui aurait pu aider ce patient, n’aurait probablement même pas été proposé. »

[…]

[77]      Lorsque l’on se retrouve face à un échec thérapeutique, à son avis, une approche multidisciplinaire intégrant médecin, psychologue, physiothérapeute, ergothérapeute, kinésiologue, travailleur social, se doit d’être recommandée. Il ne s’agit pas de nier la douleur ressentie par le requérant, mais de l’outiller afin de le rendre progressivement plus fonctionnel, en débutant par les activités de la vie domestique, puis les loisirs et, finalement, le travail. L’approche psychologique ne vise pas nécessairement le traitement d’une pathologie psychique spécifique, mais la thérapie cognitivo-comportementale cible plutôt le soutien et la mobilisation du patient.

[…]

[96]      D’autre part, les docteurs Robitaille et Tinawi estiment que le requérant a des limitations fonctionnelles temporaires, mais qu’elles ne sont pas permanentes. En outre, tout comme le docteur Robitaille, docteur Tinawi est d’avis que la condition du requérant pourrait s’améliorer s’il y avait une prise en charge adéquate, notamment par une approche multidisciplinaire axée sur la réadaptation. Il s’agit de l’approche recommandée dans la majorité de la doctrine médicale déposée avant et à l’audience. Leurs opinions tiennent compte de la problématique spécifique du requérant et, contrairement aux prétentions du docteur Bissonnette, le Tribunal est d’avis que leurs opinions s’appuient sur les données les plus récentes de la littérature médicale.

[97]      Dans un tel contexte, le Tribunal accorde une force probante à leurs opinions, particulièrement à celle du docteur Tinawi, considérant sa vaste expérience dans le traitement et la réadaptation des patients souffrant de fibromyalgie. »

[71]           Dans un autre ordre d’idées, les Lignes directrices commentent également les interventions psychologiques. Notamment, elles affirment que lorsque la TCC[24] était combinée à un programme d’activité physique aérobique de trois semaines, on a constaté une amélioration de plusieurs critères d’évaluation persistant jusqu’à un an, permettant de penser que la TCC favorise l’adhésion à une routine d’activité physique.

[72]           D’où l’importance d’un programme multidisciplinaire.

[73]           Ainsi, la recommandation numéro 20 des Lignes directrices se lit ainsi :

« 20.  La TCC, même sur une courte période, est utile pour aider à atténuer la crainte inspirée par la douleur et l’activité physique [Niveau 1 [150,151], Grade A]»

[74]           Le second extrait fourni par le Dr Bissonnette est une seule phrase traduite vraisemblablement en français par le Dr Bissonnette lui-même, dont la référence serait : Alvarez, Eur. J. Neurosi, 2011. Toutefois, puisque l’extrait parle de « certaines douleurs musculosquelettiques » et que le Tribunal ne pouvait déceler ce à quoi on faisait référence exactement, il a demandé au procureur de la requérante de déposer l’article complet en question. Or, le document finalement déposé n’est constitué que de deux pages résumant un article plus complet, lui-même non déposé, et dans lequel l’auteur fait référence à une étude d’Alvarez portant sur les rats[25]. Le résumé en question porte sur l’invalidité au travail en raison de douleurs musculosquelettiques, tels des maux de dos, des cervicalgies et celles liées à l’ostéoarthrite. Or, selon les soussignées, il n’y a aucune comparaison à faire avec une fibromyalgie, qui n’est pas, à proprement parler, une pathologie musculosquelettique, bien qu’elle s’exprime par des douleurs musculaires.

[75]           D’ailleurs, c’est précisément que ce que soutient un autre extrait soumis par le Dr Bissonnette [26]:

« La recherche scientifique des vingt dernières années nous a cependant permis de confirmer qu’il ne serait plus exclusivement question d’un syndrome douloureux musculosquelettique ou inflammatoire, mais plutôt d’un syndrome principalement composé d’anomalies neuro-immuno-endocriniennes, avec des répercussions douloureuses périphériques. »

(Référence omise)

[76]           Ainsi, le Tribunal estime que l’extrait fourni par le Dr Bissonnette n’est pas pertinent pour évaluer l’utilité et l’effet d’un programme multidisciplinaire chez une patiente souffrant de fibromyalgie.

[77]           De plus, le Tribunal croit que les recommandations émises dans les Lignes directrices canadiennes 2012, portant spécifiquement sur la fibromyalgie, sont davantage probantes à ce sujet.

[78]           Le dernier extrait pose certains questionnements sur l’accessibilité à un centre multidisciplinaire : qui paiera les soins? Qui les offrira? Quel résultat peut-on en espérer?

[79]           Le Tribunal estime que toutes ces questions sont fort légitimes, mais non pertinentes à la résolution du litige.

[80]           En conclusion, un traitement optimal n’a pas encore été effectué chez la requérante.

[81]           Il appert donc que le critère de la durée prolongée fait obstacle à la reconnaissance d’une invalidité au sens de la Loi.

[82]           Si la condition de la requérante demeure grave malgré l’utilisation des moyens optimaux de traitement, elle pourra faire une nouvelle demande à l’intimée.


PAR CES MOTIFS, le Tribunal :

·     REJETTE le recours; et

·     CONFIRME la décision en révision du 23 janvier 2015.

 


 

MICHÈLE RANDOIN, j.a.t.a.q.

 

 

CLAUDIA DAO, j.a.t.a.q.


 

Bureau d'aide juridique A

Me Pierre Thibaudeau

Procureur de la partie requérante

 

Lafond, Robillard, Laniel avocats

Me Philippe Auger-Giroux

Procureur de la partie intimée


 



[1] Alors nommée la « Régie des rentes du Québec ».

[2] RLRQ, chapitre R-9.

[3] Voir les pages 9 à 12 du dossier.

[4] Note du Tribunal : il s’agit vraisemblablement de la Dre Monique Camerlain.

[5] Commission des lésions professionnelles.

[6] Voir les pages 33 à 40 du dossier, plus précisément la page 40.

[7] Voir les pages 66 à 77 du dossier.

[8] Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et en sécurité du travail.

[9] Cotée R-2.

[10] Reconnus par l’American College of Rheumatology.

[11] Voir l’Annexe D.

[12] Voir l’Annexe E et l’interprétation du Dr Bissonnette à la page 3.

[13] Voir l’Annexe I ainsi que l’interprétation du Dr Bissonnette à la page 3 de son rapport.

[14] Page 4 de son rapport.

[15] Voir les pages 78 et 79, puis la pièce I-1.

[16] Voir la page 79.

[17] Voir la page 72.

[18] En effet, bien qu’il soit un antidépresseur, le Cymbalta a été prescrit chez madame en raison de son indication dans le traitement de la fibromyalgie.

[19] Bien qu’au départ, les critères de 1990 avaient été développés à des fins de recherche, les Lignes directrices canadiennes 2012 stipulent aussi que les critères de 2010 « peuvent servir à la validation d’un diagnostic clinique. » (page 10 de ce rapport).

[20] Déposées sous I-2. Voir la page 37 de ce rapport. 

[21] Par exemple, les mouvements des épaules, l’existence d’un pincé-roulé positif, des douleurs lombaires dans tous les axes.

[22] Ce qu’a omis d’écrire le Dr Bissonnette.

[23] Voir 2014 QCTAQ 04371.

[24] Thérapie cognitivo-comportementale.

[25] Au surplus, cet article d’Alvarez ne datait pas de 2011, mais de 2010.

[26] Voir la page 3 de la pièce R-2.

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