Décision

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Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Sam) c. 9377-1905 Québec inc.

2022 QCTDP 3

TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

 

 :

500-53-000572-204

 

DATE :

28 janvier 2022

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

CHRISTIAN BRUNELLE

AVEC L’ASSISTANCE DES ASSESSEURES :

 

Me Marie Pepin, avocate à la retraite

Me Jacqueline Corado

______________________________________________________________________

 

 

COMMISSION DES DROITS DE LA PERSONNE ET DES DROITS DE LA JEUNESSE, agissant dans l’intérêt public et en faveur de KIANNA SAM

Partie demanderesse

c.

 

9377-1905 QUÉBEC INC.

Partie défenderesse

et

 

KIANNA SAM

Partie plaignante

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

______________________________________________________________________

 

[1]          La Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Commission), agissant pour la plaignante[1], Mme Kianna Sam, réclame à la défenderesse, 9377-1905 Québec inc.[2] (9377-1905), une somme de 8 000 $ en dommages-intérêts compensatoires et de 2 000 $ en dommages-intérêts punitifs.

[2]          9377-1905 exploite un dépanneur dans l’arrondissement LaSalle, sur l’Île de Montréal.

[3]          La Commission soutient que Mme Sam n’a pu y obtenir les biens et services ordinairement offerts au public dans ce type d’établissement commercial et ce, en raison de sa race, sa couleur, son sexe et sa condition sociale.

I. LES QUESTIONS EN LITIGE

[4]          Le litige soulève essentiellement deux questions :

A)    La Commission a-t-elle démontré, par prépondérance de preuve, que 9377-1905 a agi de façon discriminatoire envers Mme Sam, portant ainsi atteinte aux droits que lui confèrent les articles 4, 10, 12 et 15 de la Charte des droits et libertés de la personne[3]?

B)    Dans l’affirmative, quelle est la réparation qui s’impose en application de l’article 49 de la Charte?

II. LE CONTEXTE

[5]          Originaire de l’archipel des Grenadines, dans les Caraïbes, Mme Sam habite Montréal depuis juillet 2011.

[6]          Elle est noire, s’exprime en anglais – « broken english », selon son expression – et possède le statut de résidente permanente.

[7]          Elle vit seule avec ses trois garçons respectivement âgés de 8, 4 et 2 ans, et demeure à un pâté de maisons du dépanneur de 9377-1905.

[8]          Cet établissement commercial est exploité par M. Jianli Liu.

[9]          Le 15 janvier 2019, en fin de journée, Mme Sam se rend à pied chercher ses deux plus jeunes fils à la garderie. Sur le chemin du retour vers la maison, elle fait un arrêt au dépanneur pour y acheter du macaroni en prévision du souper.

[10]      Elle en était seulement à sa seconde visite à cet établissement. Lors de sa première visite, elle s’était procuré une carte d’appel téléphonique qu’elle voulait payer avec sa carte bancaire. La lenteur du terminal à confirmer la transaction avait conduit M. Liu à douter qu’elle ait les fonds nécessaires, ce qu’elle n’avait pas apprécié : « He was rude to me ».

[11]      Une fois entrés dans le dépanneur, Mme Sam et ses deux enfants circulent entre les rayons. Les garçons la suivent. Fidèle à son habitude, dit-elle, elle remet un sac de croustilles au plus jeune afin de soutenir son attention.

[12]      M. Liu suit la situation de près.

[13]      Arrivée à la caisse, Mme Sam remet à M. Liu une petite somme en argent comptant.

[14]      Puis elle décide d’acheter également une petite canette de boisson gazeuse. Comme elle n’a plus suffisamment d’argent comptant pour acquitter l’entièreté de la facture, elle veut récupérer l’argent qu’elle lui a remis afin de payer plutôt au moyen de sa carte bancaire.

[15]      M. Liu retire alors brusquement le sac de croustilles des mains du benjamin. Il craint que l’on ne lui paye pas sa marchandise. Il demande à Mme Sam de quitter immédiatement son magasin avec ses fils.

[16]      Une discussion animée s’engage. M. Liu menace d’appeler la police.

[17]      En attente de la police, Mme Sam sort son téléphone intelligent et filme ce qui se déroule dans le dépanneur[4].

[18]      Sur ces entrefaites, une femme blanche aux cheveux blonds entre dans le dépanneur et se présente ensuite à la caisse pour payer.

[19]      Le fils aîné de Mme Sam, qui revient de l’école, fait son entrée à l’intérieur. Il place les mains sur ses oreilles comme pour atténuer le son des cris de sa mère qui retentissent.

[20]      Mme Sam avance que son fils aîné, une fois sorti à l’extérieur, a mis ses mains dans ses poches parce qu’il faisait froid. M. Liu l’aurait physiquement contraint de les retirer, craignant être victime de vol : « You have my stuff in your pockets! », aurait-il dit au garçon.

[21]      « Don’t touch my child! », lui lance alors Mme Sam. Elle relate que l’enfant était effrayé et qu’elle-même était sous le choc, triste, confuse et très émotive, vu la tournure des événements.

[22]      Arrivée sur les lieux, la police met un terme à la dispute. Mme Sam veut porter plainte, mais la policière à qui elle s’adresse lui suggère plutôt de contacter la Commission.

[23]      En pleurs, Mme Sam se rend ensuite avec ses fils dans un autre commerce afin de se procurer les biens dont elle avait besoin.

[24]      Elle n’est jamais retournée au dépanneur de 9377-1905 par la suite : « What he did was not right », tranche-t-elle, au sujet de M. Liu.

[25]      Le 14 février 2019, Mme Sam porte plainte à la Commission. Selon ce que rapporte la Commission dans sa résolution du 9 avril 2020, la plainte porte sur une allégation de « discrimination fondée sur la race et la couleur »[5].

[26]      Après enquête, la Commission adopte une résolution aux termes de laquelle elle conclut que « la plaignante a été victime de traitements différenciés ou inhabituels de la part du propriétaire du dépanneur du fait, notamment, de son appartenance à un groupe protégé par la Charte ».

III. LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES

[27]      La demande met en jeu les articles suivants de la Charte :

4. Toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation.

10. Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, l’identité ou l’expression de genre, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap.

Il y a discrimination lorsqu’une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit.

12. Nul ne peut, par discrimination, refuser de conclure un acte juridique ayant pour objet des biens ou des services ordinairement offerts au public.

15. Nul ne peut, par discrimination, empêcher autrui d’avoir accès aux moyens de transport ou aux lieux publics, tels les établissements commerciaux, hôtels, restaurants, théâtres, cinémas, parcs, terrains de camping et de caravaning, et d’y obtenir les biens et les services qui y sont disponibles.

49. Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnu par la présente Charte confère à la victime le droit d’obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte.

En cas d’atteinte illicite et intentionnelle, le tribunal peut en outre condamner son auteur à des dommages-intérêts punitifs.

IV. L’ANALYSE

[28]      La Commission soutient que M. Liu s’est livré à du « profilage racial »[6] envers Mme Sam en refusant de lui vendre des biens de consommation et en les exhortant plutôt, elle et ses jeunes garçons, à quitter son établissement.

[29]      9377-1905 plaide avoir agi ainsi parce que la cliente n’assurait pas une surveillance adéquate de ses fils, compromettant ainsi le respect de la politique selon laquelle tout item doit être payé avant d’être consommé.   

[30]      Le procès portant sur une allégation de discrimination peut être qualifié de litige civil. Bien que, de façon générale, le Tribunal ne soit « pas tenu de respecter les règles particulières de la preuve en matière civile », il doit évidemment « respecter les principes généraux de justice »[7].

[31]      En matière de preuve, il demeure ainsi assujetti aux enseignements de la jurisprudence selon lesquels « le recours entrepris en vertu de la Charte comporte une démarche à deux volets qui impose successivement au demandeur et au défendeur un fardeau de preuve distinct »[8].

  1.         Le fardeau de preuve de la Commission

[32]      En sa qualité de partie demanderesse, la Commission assume un triple fardeau en lien avec « les trois éléments constitutifs de la discrimination »[9] :

[35]  […] l’art. 10 requiert du demandeur qu’il apporte la preuve de trois éléments, soit « (1) une “distinction, exclusion ou préférence”, (2) fondée sur l’un des motifs énumérés au premier alinéa et (3) qui “a pour effet de détruire ou de compromettre” le droit à la pleine égalité dans la reconnaissance et l’exercice d’un droit ou d’une liberté de la personne ».[10]

[33]      Il est par ailleurs acquis que c’est « par prépondérance des probabilités »[11] que la Commission doit faire cette démonstration tripartite :

[59]  […] la norme de preuve fondée sur la prépondérance des probabilités habituellement requise en droit civil s’applique en l’espèce. Dans un contexte de discrimination, l’expression « prima facie » ou « à première vue » ne renvoie qu’au premier volet de la démarche à suivre et ne modifie aucunement le degré de preuve applicable.[12]

(Notre soulignement)

[34]      Qu’en est-il?

  1.          La distinction / exclusion

[35]      À cette première étape, la Commission « doit prouver l’existence d’une différence de traitement », c’est-à-dire que la conduite de M. Liu a touché Mme Sam « d’une manière différente par rapport à d’autres personnes » en lui imposant, par exemple, des « conditions restrictives qui ne sont pas imposées aux autres »[13].

[36]      La personne qui, accompagnée de ses jeunes enfants, entre dans un dépanneur pour s’y procurer des biens de consommation ne s’attend pas à ce qu’on lui intime de quitter les lieux, sans lui permettre de compléter ses achats, sous peine d’être expulsée avec l’assistance de la police.

[37]      Le Tribunal convient qu’il y a là une preuve suffisante de « différence de traitement » pour justifier l’analyse du « deuxième élément constitutif de la discrimination », étant entendu qu’« une distinction à elle seule ne peut suffire »[14].

  1.          Les motifs prohibés

[38]      À cette deuxième étape, la Commission doit établir que la distinction ou l’exclusion subie par Mme Sam est liée, en tout ou en partie, à l’un des motifs prohibés de discrimination ciblés par l’article 10 de la Charte :

[…] relativement au deuxième élément constitutif de la discrimination prima facie, le demandeur a le fardeau de démontrer qu’il existe un lien entre un motif prohibé de discrimination et la distinction, l’exclusion ou la préférence dont il se plaint ou, en d’autres mots, que ce motif a été un facteur dans la distinction, l’exclusion ou la préférence.[15]

(Nos soulignements)

i)     La confluence des motifs

[39]      Dans sa résolution du 9 avril 2020, la Commission précise que la plaignante est « une femme noire » qui s’estime « victime de discrimination fondée sur la race et la couleur ».

[40]      Puis, après avoir passé sommairement en revue les éléments de preuve recueillis au cours de son enquête, elle écrit :

La Commission est d’avis […] que la preuve, selon laquelle la plaignante aurait été victime de discrimination fondée sur la race et la couleur lorsqu’elle s’est présentée au Dépanneur […] est suffisante pour soumettre le litige au tribunal […]. Selon la Commission, la plaignante a été victime de traitements différenciés ou inhabituels de la part du propriétaire du dépanneur du fait, notamment, de son appartenance à un groupe protégé par la Charte.[16]

(Notre soulignement)

[41]      Or, dans sa demande introductive d’instance, la Commission ajoute également les motifs liés au « sexe » et à la « condition sociale ».

[42]      L’avocate de la Commission plaide ainsi qu’il y a confluence[17] de plusieurs caractéristiques personnelles qui, par leur effet cumulatif, mène à un profilage discriminatoire :

La prise en compte dune telle conjugaison de motifs interdits de discrimination sinscrit en fait dans une approche contextualisée et sensible au phénomène de la discrimination dite « intersectionnelle », qui tient compte de leffet particulier découlant de linteraction ou du chevauchement de plusieurs motifs […].[18]

[43]      En d’autres termes :

Il peut arriver qu’il soit impossible de reconnaître un traitement discriminatoire à l’égard d’une personne ou d’un groupe en l’examinant au regard d’un seul motif de discrimination interdit et qu’il soit nécessaire d’appliquer plusieurs facteurs convergents qui, isolément, ne permettraient peutêtre pas de mesurer l’ampleur des conséquences du déni de l’avantage ou de l’imposition du fardeau en cause.[19]

[44]      En dépit d’un libellé qui pourrait être plus explicite[20], la Charte n’exclut évidemment pas « une solide analyse intersectionnelle »[21] – ou « holistique »[22]des motifs de discrimination aux fins d’identifier les désavantages qui se conjuguent et ainsi « rendre compte plus adéquatement de la ‘‘réalité’’ de la discrimination dans toute sa complexité »[23].

[45]      Toutefois, encore faut-il que la Commission elle-même, après enquête, identifie clairement dans sa résolution les caractéristiques personnelles visées par l’article 10 qui sont en jeu.

[46]      La Charte distingue la « Commission » – qui est « composée de 13 membres »[24]et « les membres du personnel requis pour s’acquitter de ses fonctions »[25].

[47]      Or, tout porte à croire que l’ajout du « sexe » et de la « condition sociale », d’abord dans la demande introductive d’instance puis dans le mémoire, est le fait du Contentieux et non de la Commission proprement dite.

[48]      Certes, par sa résolution, « la Commission MANDATE sa direction du Contentieux pour s’adresser à un tribunal en vue d’obtenir, compte tenu de l’intérêt public, toute mesure appropriée ou pour réclamer, en faveur de la victime, toute mesure que la Commission juge alors adéquate ».

[49]      Ceci dit, le Contentieux ne peut, par ses actes de procédures, ajouter des motifs de discrimination de manière à conférer au Tribunal une compétence qui excède le cadre délimité par la résolution de la Commission.

[50]      Dans l’arrêt Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville)[26], la Cour suprême du Canada affirme ceci au sujet du Tribunal :

[40]  […] Il constitue un organisme créé par la Charte québécoise dont l’expertise porte principalement sur les affaires de discrimination […]. Sa compétence à cet égard est tributaire du mécanisme de réception et de traitement des plaintes instauré par la Charte québécoise et mis en œuvre par la Commission. À l’égard de ces plaintes, il se veut la continuité, comme organe juridictionnel, du mécanisme d’enquête préliminaire de la Commission […].[27]

(Nos soulignements)

(Références omises)

[51]      Puis, s’exprimant sur le cas du justiciable (victime ou plaignant) qui, exceptionnellement, peut être autorisé à saisir directement le Tribunal en lieu et place de la Commission[28], la Cour précise :

[57]  […] lorsqu’un plaignant est autorisé à se présenter lui-même devant le Tribunal, la portée de son recours est limitée par le travail effectué jusque-là par la Commission. La compétence du Tribunal est circonscrite par ce travail préalable. Dans les affaires de discrimination, le recours devant le Tribunal se veut le prolongement de l’enquête menée par la Commission à la suite du dépôt d’une plainte.

[…]

[60] […] Conclure autrement réduirait indûment la fonction de gestion et de filtrage des plaintes de la Commission […]. En matière de discrimination, la compétence du Tribunal est tributaire de l’existence d’une enquête préalable menée par la Commission.[29]

(Nos soulignements)

(Références omises)

[52]      Puisque la compétence du Tribunal est tributaire de l’enquête préalable menée par la Commission et qu’elle est circonscrite par ce travail préliminaire, il ne peut statuer sur des droits[30] ou des motifs de discrimination[31] qui n’ont pas retenu l’attention de la Commission aux termes de sa résolution.

[53]      Le Tribunal entend donc limiter son analyse aux motifs de la « race » et la « couleur » et décline ainsi compétence à l’égard des motifs liés au « sexe » et à la « condition sociale ».

ii) Le « lien » ou « facteur »

[54]      À ce stade de l’analyse, il suffit, pour la partie demanderesse, d’établir un lien entre les motifs allégués de discrimination et la conduite de la personne à qui elle reproche d’avoir commis un acte discriminatoire :

[48]  […] il n’est pas nécessaire que la personne responsable de la distinction, de l’exclusion ou de la préférence ait fondé sa décision ou son geste uniquement sur le motif prohibé; il est suffisant qu’elle se soit basée partiellement sur un tel motif […]. En d’autres mots, il suffit que le motif ait contribué aux décisions ou aux gestes reprochés pour que ces derniers soient considérés comme discriminatoires.[32]

(Nos soulignements)

(Références omises)

 

[55]      Ceci dit, « le degré de preuve » requis pour établir l’existence d’un « lien » ou pour démontrer qu’au moins l’un des motifs ciblés par l’article 10 de la Charte a été un « facteur » qui a contribué à la conduite discriminatoire alléguée demeure le même que celui qui s’applique à tout recours civil :

[56]  […] bien que dans le cadre d’un recours fondé sur la Charte, tant le demandeur que le défendeur soit assujetti à un fardeau de preuve distinct, et que l’on exige du premier, non pas la preuve d’un « lien causal », mais plutôt d’un simple « lien » ou « facteur », il n’en demeure pas moins que le demandeur doit démontrer, par prépondérance des probabilités, l’existence des trois éléments constitutifs de la discrimination. Pour cette raison, l’existence du « lien » ou du « facteur » doit être établie par preuve prépondérante.[33] 

(Nos soulignements)

* * *

[56]      En l’espèce, seule Mme Sam a témoigné en demande.

[57]      En défense, 9377-1905 n’a cité que M. Liu à comparaître.

[58]      Or, ces deux personnes ont des versions largement contradictoires des événements.

[59]      Il ressort de la preuve que la première fois où Mme Sam s’est rendue au dépanneur, M. Liu en était l’exploitant depuis très peu de temps. La lenteur à obtenir la confirmation du paiement effectué par Mme Sam au moyen de sa carte bancaire a tout de suite suscité son inquiétude quant à savoir si elle disposait des fonds suffisants.

[60]      De toute évidence, sa crainte subjective d’être floué l’emportait déjà sur l’importance, pour un commerçant, de soigner ses relations avec la clientèle.

[61]      Les événements du 15 janvier 2019 s’inscrivent dans la même veine.

[62]      En dépit du stress qui accable généralement la personne appelée à témoigner devant un tribunal, il est apparu à l’audience que M. Liu est un homme particulièrement fébrile, très nerveux et qui dégage une grande insécurité.

[63]      D’origine chinoise, lui et son épouse sont les seuls administrateurs de 9377-1905. Ils habitent avec leur fillette tout juste au-dessus du dépanneur.

[64]      M. Liu indique qu’il travaille tous les jours de très longues heures au commerce, souvent de 8h00 à 23h00. Il arrive que sa fille de 6 ans descende le voir au travail, quand la présence de son père lui manque.

[65]      Elle était d’ailleurs présente au moment où Mme Sam et ses enfants sont entrés dans le dépanneur.

[66]      Mme Sam témoigne que la fillette les suivait dans le dépanneur. La Commission y voit l’indice d’un « traitement différencié » du fait que la femme blanche aux cheveux blonds qui s’est ensuite présentée sur les lieux n’a pas subi cette même surveillance.

[67]      À cet égard, il faut dire que la surface du dépanneur est petite et plutôt encombrée par les produits mis en vente. Il y avait déjà cinq personnes sur place quand cette cliente est entrée. Le fait qu’elle n’ait pas été suivie peut fort bien s’expliquer par l’intérêt plus grand que la fillette portait aux jeunes enfants de son âge ou encore aux feuilles de bricolage qu’elle gardait en mains, selon l’extrait vidéo mis en preuve[34].

[68]      Quoi qu’il en soit, M. Liu exerçait lui-même une surveillance étroite à partir des quatre caméras qui balaient l’espace du commerce. Il témoigne avoir vu l’un des fils de Mme Sam saisir une barre de chocolat et le plus jeune porter un bonbon à sa bouche.

[69]      Il alerte alors Mme Sam au sujet de la politique de l’entreprise, bien en vue dans le dépanneur, selon laquelle, résume-t-il, « You cannot open or eat before payment » :

AVANT LE PAIEMENT

s.v.p.  Ne mettez pas dans votre poche

s.v.p.  N’ouvrez pas à la consommation

s.v.p.  Ne quittez pas le magasin[35]

 

[70]      Il exhorte ainsi Mme Sam à contrôler les enfants.

[71]      Il décrit leur déplacement à travers les rayons comme chaotique – « a mess », selon son expression. Si l’on en juge par le calme apparent des deux plus jeunes enfants de Mme Sam qui ressort de l’extrait vidéo[36], cette lecture témoigne d’une exagération certaine.

[72]      Elle traduit cependant la crainte subjective de M. Liu de voir sa marchandise consommée ou dérobée à son insu.

[73]      Au moment où Mme Sam demande à récupérer l’argent comptant déjà versé pour payer plutôt avec sa carte bancaire, cette crainte est exacerbée au point où M. Liu préfère ne pas conclure la vente.

[74]      Sur l’insistance de Mme Sam qui souhaite payer les items choisis, M. Liu lui fait ce commentaire désobligeant : « You people always come here to steal my stuff ».

[75]      Offusquée, Mme Sam entreprend de filmer en direct  live »), en utilisant la plateforme Instagram, ce qui se déroule dans le dépanneur en ajoutant ses commentaires sur ce qui vient de s’y produire.

[76]      Son fils aîné, apparemment incommodé par le ton de voix élevé de sa mère, porte les mains sur ses oreilles et sort du dépanneur.

[77]      Coupant court à la conversation téléphonique qu’il a initiée avec la police, M. Liu le suit à l’extérieur et lui lance : « Take off my stuff », « You steal, you steal ».

[78]      L’extrait vidéo ne permet pas de voir si M. Liu a touché l’enfant, mais il se termine sur ces mots de Mme Sam : « Don’t touch my child! […] What happened? What happened? What Happened? ».

[79]      Elle soutient que M. Liu a tiré les mains de son fils, qui les gardaient dans ses poches, mais il n’y a pas une preuve prépondérante qu’il ait touché au garçon.

* * *

[80]      La Commission devait établir que la race ou la couleur ont un lien quelconque avec le traitement que M. Liu a réservé à Mme Sam.

[81]      Le fait que l’identité unique d’une personne puisse se décliner à travers plusieurs des caractéristiques personnelles ciblées par l’article 10 de la Charte n’emporte pas une présomption que le traitement cavalier, indélicat ou rustre qu’un commerçant lui réserve est forcément discriminatoire.

[82]      De l’ensemble de la preuve, le Tribunal retient que M. Liu a eu une réaction disproportionnée, eu égard aux circonstances. Son comportement irritable, empreint de méfiance et motivé par une crainte presque obsessive d’être victime de vol, l’a conduit à porter contre Mme Sam et ses fils des accusations sans fondement qui l’ont manifestement blessée.

[83]      Ceci dit, les fausses accusations dont il s’agit ne sont pas liées à l’un ou l’autre des motifs de discrimination allégués.

[84]      La réaction intempestive de M. Liu n’aurait pas été différente si Mme Sam et ses enfants n’avaient pas été noirs.

[85]      De l’avis du Tribunal, c’est essentiellement sa crainte démesurée et viscérale que des produits soient consommés ou subtilisés à son insu qui fut le seul moteur de son action. Le nombre substantiel d’heures de travail et les efforts considérables qu’il consacre à l’essor de son commerce font qu’il exècre les pertes économiques engendrées par le vol, d’où ses appels répétés à la police lors de conflits sur le sujet avec sa clientèle.

[86]      À cet égard, malgré l’opposition de la Commission, le Tribunal juge pertinent l’historique des appels effectués par M. Liu au Service de police de la Ville de Montréal (SPVM). Les notes relatives à un appel fait le 12 juin 2019 (soit moins de cinq mois après les faits du présent litige[37]) comportent cette mention :

CONFLIT VERBAL

AVEC CLIENTE

PROPRIÉTAIR EDEPANEUR

CONNU POUR AVOIR DES

CONFLITS AVEC SES

CLIENTS […]

PR DU DEPANNEUR

CONNU POUR ETRE

IMPATIENT[38] 

(Reproduction fidèle à l’original)

[87]      Si désobligeant soit le comportement du commerçant, il n’y a pas une preuve prépondérante qu’il est en lien avec la couleur ou la race de Mme Sam.

[88]      Dans l’arrêt Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (X) c. Commission scolaire de Montréal[39], la Cour d’appel du Québec rappelle :

[18]  […] Il devient important de savoir à quelle partie revient la charge de faire la démonstration requise dans les cas où la prépondérance de la preuve ne penche en faveur d’aucune des positions opposées. Celle à qui appartient le fardeau succombera.

(Notre soulignement)

[89]      La réponse négative que le Tribunal apporte à la première question en litige emporte ainsi le rejet de la demande.

  1.         La réparation

[90]      Vu la conclusion à laquelle en arrive le Tribunal à l’égard de la première question en litige, la seconde devient théorique.

PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[91]      REJETTE la demande, avec frais de justice.

 

 

 

__________________________________

CHRISTIAN BRUNELLE

Juge au Tribunal des droits de la personne

 

 

 

 

Me Geneviève Griffin

BITZAKIDIS CLÉMENT-MAJOR FOURNIER

Pour la partie demanderesse

 

Me Dominique Pion

Pour la partie défenderesse

 

 

Date d’audience :

10 juin 2021

 


[1]  Pièce P-1, Consentement écrit de Mme Kianna Sam autorisant la Commission à agir en sa faveur.

[2]  Pièce P-2, État de renseignements d’une personne morale au registre des entreprises, 18 janvier 2019.

[3]  RLRQ, c. C -12 (Charte).

[4]  Pièce P-4, Extrait vidéo sur clé USB.

[5]  Pièce P-3, Résolution CP-766.2, 9 avril 2020.

[6]  Même si, à l’origine, le concept de « profilage racial » a été élaboré à l’occasion de recours exercés pour réprimer des abus de pouvoir commis par des autorités publiques, il peut également servir à l’encontre d’une personne morale de droit privé : Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39, [2015] 2 R.C.S. 789 (Bombardier), par. 33.

[7]  Art. 123 de la Charte.

[8]  Bombardier, préc., note 6, par. 55.

[9]  Id., par. 40.

[10]  Id., par. 35.

[11]  Id., par. 50, 56, 59, 65 et 67; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Bencheqroun) c. Société de transport de Montréal, 2020 QCCA 602, par. 23.

[12]  Bombardier, id., par. 59.

[13]  Id., par. 42.

[14]  Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), 2021 CSC 43, par. 95.

[15]  Bombardier, préc., note 6, par. 52.

[16]  Pièce P-3, préc., note 5.

[17]  Le terme est emprunté à Pierre BOSSET, « Les fondements juridiques et l’évolution de l’obligation d’accommodement raisonnable », dans Myriam JÉZÉQUEL (dir.), Les accommodements raisonnables : quoi, comment, jusqu’où? Des outils pour tous, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2007, 3, p. 14.  

[18]  Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Tardif et autres) c. Syndicat des constables spéciaux, 2010 QCTDP 3, par. 216 (infirmé en appel, mais non contredit sur ce point : Québec (Procureur général) c. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2013 QCCA 141).

[19]  Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 RCS 396, par. 58.

[20]  L’on ne retrouve pas, dans la Charte québécoise, une disposition équivalente à celle que recèle, depuis 1998, l’article 3.1 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (LRC 1985, c. H-6) : « Il est entendu que les actes discriminatoires comprennent les actes fondés sur un ou plusieurs motifs de distinction illicite ou l’effet combiné de plusieurs motifs ».  

[21]  Fraser c. Canada (Procureur général), 2020 CSC 28, par. 116.

[22]  Sirma BILGE et Olivier ROY, « La discrimination intersectionnelle : la naissance et le développement d’un concept et les paradoxes de sa mise en application en droit antidiscriminatoire », (2010) 25-1 Canadian Journal of Law and Society / Revue Canadienne Droit et Société 51, p. 66 et suiv.

[23]  Vanessa TANGUAY, « La Charte québécoise des droits et libertés permet-elle de mobiliser l’intersectionnalité comme cadre d’analyse de la discrimination? Quelques pistes de réflexion », (2021) 36-1 Canadian Journal of Law and Society / Revue Canadienne Droit et Société 47, p. 50.

[24]  Art. 58 de la Charte.

[25]  Art. 62 de la Charte.

[26]  2015 CSC 16, [2015] 2 RCS 3.

[27]  Id., par. 40.

[28]  Art. 84 de la Charte.

[29]  Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville), préc., note 26, par. 57 et 60.

[30]  Amer c. Bédard-Lafrance, 2021 QCTDP 38, par. 91 et suivants.

[31]  Yapi c. Moustafa, 2021 QCTDP 9, par. 56 et suivants.

[32]  Bombardier, préc., note 6, par. 48.

[33]  Id., par. 56.

[34]  Pièce P-4, préc., note 4.

[35]  Pièce D-4, Politique affichée dans le dépanneur.

[36]  Pièce P-4, préc., note 4.

[37]  Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Dorion et une autre) c. Englander, 2021 QCTDP 17, par. 53 : « […] un fait postérieur à la naissance du litige est admissible s’il est pertinent ». Voir également : Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Samson-Thibault) c. Ville de Québec, 2021 QCTDP 23, par. 55 et suivants.

[38]  Pièce D-3. Voir aussi la pièce D-5, qui laisse voir que la police est également intervenue au dépanneur les 18 septembre 2019 et 28 novembre 2020. 

[39]  2017 QCCA 286 (demande pour autorisation d’appeler refusée, CSC, 17-08-2017, 37538), par. 18.

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