Décision

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Modèle de décision CLP - avril 2013

Bourgeois et Jardins Ducharme inc.

2015 QCCLP 5368

 

 

COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES

 

 

Joliette

8 octobre 2015

 

Région :

Lanaudière

 

Dossier :

562855-63-1501

 

Dossier CSST :

141504100

 

Commissaire :

Pierre Arguin, juge administratif

 

Membres :

Luc Dupéré, associations d’employeurs

 

Régis Gagnon, associations syndicales

 

 

______________________________________________________________________

 

 

 

Diane Bourgeois

 

Partie requérante

 

 

 

Et

 

 

 

Les Jardins Ducharme inc.

 

Partie intéressée

 

 

 

______________________________________________________________________

 

DÉCISION

______________________________________________________________________

 

 

[1]           Le 21 janvier 2015, madame Diane Bourgeois (la travailleuse) dépose à la Commission des lésions professionnelles une requête par laquelle elle conteste une décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) rendue le 18 décembre 2014, à la suite d’une révision administrative.

[2]           Par cette décision, la CSST confirme celle qu’elle a rendue initialement le 22 octobre 2014 et déclare que la lésion professionnelle subie par la travailleuse le 14 septembre 2013 a entraîné une atteinte permanente à l’intégrité physique ou psychique de 25,20 %.

[3]           La travailleuse est présente et représentée à l’audience tenue le 21 septembre 2015 à Joliette. Les Jardins Ducharme inc. (l’employeur) n’est ni présent, ni représenté. L’affaire est mise en délibéré à cette date.

L’OBJET DE LA CONTESTATION

[4]           La travailleuse demande à la Commission des lésions professionnelles d’annuler la décision litigieuse de la CSST du 18 décembre 2014 et de déclarer invalide le Rapport d’évaluation médicale émis le 3 septembre 2014 par le docteur Jean-Paul Brutus, chirurgien orthopédiste, en raison du défaut de ce dernier de l’informer sans délai du contenu de son rapport.

[5]           Par conséquent, elle demande une nouvelle évaluation médicale par un autre médecin de son choix afin que ce dernier puisse produire un Rapport d’évaluation médicale conforme, portant sur les séquelles de sa lésion professionnelle.

LES FAITS

[6]           Le 14 septembre 2013, la travailleuse, une journalière alors âgée de 59 ans, se blesse gravement au membre supérieur gauche lorsque celui-ci est happé, puis écrasé, dans les rouleaux de désherbage d’une récolteuse d’oignons. La travailleuse profitait de l’arrêt temporaire de cette machine pour enlever l’herbe qui était prise dans le convoyeur lorsque l’opérateur de la récolteuse l’a involontairement actionnée.

[7]           Les premiers diagnostics posés par le docteur Benoît Maheu sont ceux de déchirure musculaire et tendineuse de l’avant-bras gauche et de fracture de l’apophyse coronoïde du cubitus gauche[1]. Ces diagnostics sont ensuite régulièrement posés.

[8]           Le 17 septembre 2013, la travailleuse subit une chirurgie pour une fracture avec écrasement et nécrose extensive. Trois jours plus tard, elle fait l’objet d’un débridement et lavage, d’une résection additionnelle de peau et d’une greffe de 800 centimètres carrés prélevés sur ses cuisses.

[9]           Le 4 octobre 2013, la CSST rend une décision qui accepte la réclamation de la travailleuse pour un accident du travail, dont les diagnostics sont ceux de déchirure musculaire et tendineuse de l’avant-bras gauche et de fracture de l’apophyse coronoïde du cubitus gauche.

[10]        Par ailleurs, environ deux heures après son arrivée à l’hôpital, le jour de l’événement, la travailleuse a subi un infarctus avec fibrillation ventriculaire[2].

[11]        Le 21 août 2014, soit à la suite de nombreux traitements, dont des chirurgies avec des greffes de la peau, de la physiothérapie et de l’ergothérapie, la docteure Geneviève Gaudreau, chirurgienne plasticienne, émet un rapport final dans lequel elle pose un diagnostic de dégantement de l’avant-bras gauche, fixe la consolidation de la lésion professionnelle à cette date, et prescrit de nouveaux traitements de physiothérapie post consolidation pendant une durée de six mois.

[12]        Ce médecin mentionne aussi que la travailleuse conserve une atteinte à l’intégrité physique ou psychique et des limitations fonctionnelles pour le membre supérieur gauche. Elle indique, toutefois, qu’elle ne produira pas de Rapport d’évaluation médicale, tout en ajoutant avoir référé la travailleuse au docteur Jean-Paul Brutus à ce sujet.

[13]        Le 3 septembre 2014, la travailleuse est examinée par le docteur Brutus. Dans son Rapport d’évaluation médicale, ce médecin mentionne que l’examen physique « démontre l’existence d’une déformation cosmétique assez significative au niveau du membre supérieur gauche avec des séquelles cicatricielles très importantes au niveau du coude et de l’avant-bras ».

[14]        Il distingue une « zone correspondant aux greffes de peau, mesurant 30 cm x 23 cm environ » et une « zone cicatricielle qui est presque circonférentielle au niveau du coude et du tiers proximal de l’avant-bras et du tiers moyen ». Il décrit également les pertes d’amplitudes articulaires du coude et du poignet gauches.

[15]        Au niveau des deux cuisses, ce médecin « retrouve des zones de prélèvement de greffe d’épaisseur partielle mesurant 14 [cm] x 27 cm pour la cuisse droite et 18 cm x 9 cm pour la cuisse gauche », qu’il considère « comme des zones d’altération de la coloration de qualité acceptable ». 

[16]        Selon ce médecin, le membre supérieur gauche de la travailleuse « est malheureusement réduit à une fonction d’assistance extrêmement limitée », de sorte qu’elle ne doit plus exercer de tâches qui requièrent de « serrer, forcer, visser, dévisser, faire des mouvements répétitifs de flexion et [d’] extension du poignet ou du coude ou [d’] utiliser des outils de la main gauche ».

[17]        Au niveau du déficit anatomophysiologique, le docteur Brutus retient les pourcentages suivants :

Ankylose du coude :                                                                CODE 105308 : 6 %

 

Ankylose de l’interphalangienne proximale de l’index :                 CODE 101954 : 0,5 %

 

Ankylose de l’interphalangienne distale de l’index :                     CODE 101963 : 0,5 %

 

Ankylose de l’interphalangienne proximale du 3e doigt :               CODE 101981 : 0,4 %

 

Ankylose de l’interphalangienne distale du majeur :                    CODE 101990 : 0,4 %

 

Ankylose de l’interphalangienne distale du 4e doigt :                   CODE 102025 : 0,3 %

 

Ankylose de l’interphalangienne distale du 5e doigt :                   CODE 102052 : 0,2 %

 

Ankylose du poignet en dorsi-flexion :                                        CODE 106183 : 1 %

 

Ankylose du poignet en flexion palmaire :                                  CODE 106236 : 2 %

 

Préjudice esthétique pour le membre supérieur, maximal :          CODE 224251 : 10 %

 

 

[18]        Ce rapport est d’abord transmis au bureau régional de la CSST de Montréal, le 24 septembre 2014, qui l’achemine à celui de Lanaudière, le 2 octobre 2014.

[19]        Le 22 octobre 2014, la CSST donne suite au Rapport d’évaluation médicale du docteur Brutus et déclare que la travailleuse conserve de sa lésion professionnelle du 14 septembre 2013 une atteinte permanente à l’intégrité physique ou psychique de 25,20 %, incluant un pourcentage de 3,90 % pour douleurs et perte de jouissance de la vie.

[20]        Le 12 novembre 2014, la travailleuse produit à la CSST une lettre dans laquelle elle indique qu’elle refuse « cette offre » et « cette décision ».

[21]        Cette décision est confirmée par celle rendue par la CSST, le 18 décembre 2014, à la suite d’une révision administrative, d’où le présent litige. Dans cette dernière décision, cette autorité administrative indique être liée par le rapport du 3 septembre 2014 du docteur Brutus et considère que le pourcentage de déficit anatomophysiologique retenu par ce dernier, de même que celui attribué pour les douleurs et la perte de jouissance de la vie sont conformes au Règlement sur le barème des dommages corporels[3].

[22]        Au printemps 2015, le représentant de la travailleuse, maître André Laporte, écrit à quelques reprises au docteur Brutus pour lui demander de modifier le Rapport d’évaluation médicale afin de le rendre conforme à la condition réelle de sa cliente.

[23]        À l’audience, la fille de la travailleuse, madame Nancy Laroche, témoigne qu’elle agissait en tant que mandataire pour sa mère dans ses rapports avec la CSST au cours de la période pertinente. Elle indique qu’en dépit du fait que le docteur Brutus disposait de leurs coordonnées, il n’a jamais communiqué avec elle ou sa mère, après avoir examiné cette dernière afin de les informer du contenu de son éventuel Rapport d’évaluation médicale. Elle ajoute que ce médecin ne l’a pas fait non plus après l’émission de ce rapport.

[24]        Lors de son témoignage, la travailleuse ajoute que l’examen du 3 septembre 2014 du docteur Brutus lui a paru court et incomplet, ce dernier n’ayant pris que certaines mesures, « et c’est à peu près tout ».   

[25]        Après avoir indiqué que sa condition actuelle est similaire à celle qu’elle affichait lors de cet examen, elle exhibe notamment une cicatrice qu’elle arbore dans la région du coude gauche, allant de l’avant-bras jusqu’au biceps. Son biceps gauche apparaît également atrophié. Elle produit aussi des photographies montrant des marques de prélèvement de peau aux deux cuisses. Elle ajoute qu’elle ressent une douleur à l’épaule gauche depuis l’événement, ce qu’elle attribue au coup qu’elle a subi lorsque son bras a été happé par la machinerie. Or, le docteur Brutus aurait fait défaut d’analyser ces divers aspects, observe-t-elle.

[26]        Enfin, elle signale qu’elle ne peut plier sa main gauche autant que la droite. Elle ne peut non plus soulever son majeur gauche.

[27]        Par ailleurs, assigné à comparaître par le représentant de la travailleuse, le docteur Brutus ne s’est pas présenté à l’audience.

[28]        Telle est la trame des faits pertinents retenus par le tribunal pour ce dossier.

L’AVIS DES MEMBRES

[29]        Le membre issu des associations syndicales et le membre issu des associations d’employeurs sont d’avis que le médecin qui a charge de la travailleuse a fait défaut de se conformer à son obligation d’informer sans délai cette dernière du contenu de son Rapport d’évaluation médicale.

[30]        Ces membres considèrent également que la travailleuse subit un préjudice de ce défaut, de sorte que ce rapport ne lie pas la CSST. La procédure d’évaluation médicale exécutée en l’espèce est donc irrégulière, de sorte que la décision qui y donne suite doit être annulée, observent ces membres.

 

LES MOTIFS DE LA DÉCISION

[31]        Le tribunal doit déterminer si la procédure d’évaluation médicale suivie en l’espèce est régulière.  

[32]        En l’occurrence, la travailleuse plaide que le Rapport d’évaluation médicale produit par le docteur Brutus ne la lie pas en raison du défaut de ce dernier de l’informer sans délai de son contenu.

[33]        L’article 203 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[4] (la loi) prévoit que le médecin qui a charge d’un travailleur doit l’informer sans délai du contenu de son Rapport d’évaluation médicale :

203.  Dans le cas du paragraphe 1° du premier alinéa de l'article 199, si le travailleur a subi une atteinte permanente à son intégrité physique ou psychique, et dans le cas du paragraphe 2° du premier alinéa de cet article, le médecin qui a charge du travailleur expédie à la Commission, dès que la lésion professionnelle de celui-ci est consolidée, un rapport final, sur un formulaire qu'elle prescrit à cette fin.

 

Ce rapport indique notamment la date de consolidation de la lésion et, le cas échéant :

 

1° le pourcentage d'atteinte permanente à l'intégrité physique ou psychique du travailleur d'après le barème des indemnités pour préjudice corporel adopté par règlement;

 

2° la description des limitations fonctionnelles du travailleur résultant de sa lésion;

 

3° l'aggravation des limitations fonctionnelles antérieures à celles qui résultent de la lésion.

 

Le médecin qui a charge du travailleur l'informe sans délai du contenu de son rapport.

__________

1985, c. 6, a. 203; 1999, c. 40, a. 4.

 

 

[34]        Il va sans dire que le docteur Brutus était le médecin ayant charge de la travailleuse au moment de son évaluation du 3 septembre 2014. En effet, ce médecin lui a été référé par celle qui agissait jusque-là à ce titre, à savoir la docteure Gaudreau, afin qu’il évalue le pourcentage d’atteinte permanente à l’intégrité physique ou psychique de la travailleuse d’après le barème des indemnités pour préjudice corporel adopté par règlement.

[35]        Or, la preuve au dossier démontre que le docteur Brutus a non seulement fait défaut d’informer sans délai la travailleuse du contenu de son rapport, mais il ne l’en a jamais informée.

[36]        En raison des conséquences d’un tel rapport sur les droits de la travailleuse, cette obligation ne constitue pas une simple formalité, mais plutôt une exigence de fond[5].

[37]        En effet, cette obligation d’information diligente vise à permettre à un travailleur, lequel ne peut contester les conclusions médicales de son médecin à charge, d’en discuter avec lui.

[38]        Le respect de cette obligation permet donc à un travailleur d’éviter d’être pris par surprise par la procédure d’évaluation.

[39]        En l’espèce, le défaut du docteur Brutus est suffisamment grave pour considérer irrégulier son rapport, puisque la travailleuse n’a pu en prendre connaissance qu’après la décision de la CSST du 22 octobre 2014.

[40]        En outre, la travailleuse a démontré avoir subi un préjudice à la suite de cette irrégularité, car elle a plaidé, de façon convaincante, que ce rapport ne tiendrait pas compte de toutes les séquelles susceptibles de découler de sa lésion professionnelle.

[41]        Plus particulièrement, elle indique que ce médecin a omis d’évaluer l’atteinte permanente des tissus mous au membre supérieur gauche (code 102383), ainsi que l’atrophie musculaire permanente à ce membre (code 106272 ou 106281).

[42]        De plus, elle allègue que le docteur Brutus a sous-évalué son préjudice esthétique, car il s’est limité à évaluer celui-ci au poignet et à l’avant-bras gauches, tout en omettant de le faire pour le bras, le coude et l’épaule gauches. Ce faisant, ce médecin a reconnu un préjudice esthétique de 10 % au membre supérieur gauche, alors que le barème prévoit que ce pourcentage peut atteindre un pourcentage maximal de 18 %, observe la travailleuse.

[43]        Eût-elle été informée sans délai par le docteur Brutus du contenu de son rapport, la travailleuse aurait pu alors lui faire part de ces lacunes. Le cas échéant, ce médecin aurait également pu corriger son rapport avec diligence.

[44]        Dans les circonstances, le tribunal est d’avis que le Rapport d’évaluation médicale du 3 septembre 2014 du docteur Brutus est irrégulier et ne lie pas la CSST. La décision qui donne suite à ce rapport doit donc être annulée.

[45]        La travailleuse devra donc être évaluée par un autre médecin de son choix afin que celui-ci puisse produire un nouveau Rapport d’évaluation médicale conformément à la loi.

PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :

ACCUEILLE la requête de madame Diane Bourgeois, la travailleuse;

ANNULE la décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail rendue le 18 décembre 2014, à la suite d’une révision administrative;

RETOURNE le dossier à la Commission de la santé et de la sécurité du travail afin que la procédure d’évaluation médicale soit poursuivie conformément à la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles.

 

 

__________________________________

 

Pierre Arguin

 

 

 

 

 

Me André Laporte

Laporte & Lavallée, avocats inc.

Représentant de la partie requérante

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1]          En l’occurrence, il s’agit d’une fracture ouverte.

[2]          Dans le dossier 569286-63-1503, la Commission des lésions professionnelles a reconnu la relation entre le nouveau diagnostic d’infarctus et l’événement du 14 septembre 2013.

 

[3]          RLRQ, c. A-3.001, r. 2.

[4]           RLRQ, c. A-3.001.

[5]          Poulin et CRT-Hamel, 2011 QCCLP 5996.

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