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DOSSIER 166237-64-0107
[1] Le 31 juillet 2001, monsieur André Beaucaire (le travailleur) dépose à la Commission des lésions professionnelles une requête par laquelle il conteste une décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) rendue le 18 juillet 2001, à la suite d’une révision administrative.
[2] Par cette décision, la CSST déclare irrecevable la demande de révision déposée le 9 avril 2001 par le travailleur.
DOSSIER 195115-64-0211
[3] Le 22 novembre 2002, le travailleur dépose à la Commission des lésions professionnelles une requête par laquelle il conteste une décision de la CSST rendue le 8 novembre 2002, à la suite d’une révision administrative.
[4] Par cette décision, la CSST confirme sa décision initiale du 26 mars 2002, déclare que la relation entre le diagnostic de trouble somatoforme et l’événement du 10 septembre 1990 n’a pas été démontrée, que ce diagnostic n’est donc pas admissible et que le travailleur n’a pas droit aux prestations prévues à la loi pour cette lésion.
[5] Le travailleur est présent et représenté à l’audience. La municipalité de Saint - Joseph-du-Lac. (l’employeur) et la CSST ont toutes deux avisé, par lettre du 3 mai 2004, qu’elles ne seraient pas représentées à l’audience.
L'OBJET DE LA CONTESTATION
[6] Dans le dossier 166237-64-0107, le travailleur demande de déclarer recevable sa demande de révision du 9 avril 2001 et de déclarer qu’il a subi, le 11 septembre 2000, une récidive, rechute ou aggravation (récidive) de sa lésion professionnelle du 10 septembre 1990, soit un trouble somatoforme.
[7] Dans le dossier 195115-64-0211, le travailleur formule la même demande quant au fond.
[8] Le procureur du travailleur argue que si le tribunal donne gain de cause au travailleur dans le premier dossier, celui-ci devrait bénéficier des avantages prévus à la loi à compter du 11 septembre 2000, la date du rapport du docteur Pierre-Paul Noiseux, neurologue. L’autre date envisagée pour le début des bénéfices - un second choix, si l’on peut dire - serait celle du 13 novembre 2000, soit la date de l’accusé réception par la CSST du formulaire de Réclamation du travailleur signé le même jour.
[9] Toujours selon le procureur du travailleur, advenant que la contestation déposée par le travailleur dans le premier dossier soit rejetée, mais que celle qu’il a présentée dans le deuxième dossier soit accueillie, alors son client devrait bénéficier des avantages prévus à la loi à compter des dates suggérées au paragraphe précédent et non seulement à compter du 24 octobre 2001, date de l’Attestation médicale finalement délivrée par le docteur Allen Payne au soutien de la réclamation.
L'AVIS DES MEMBRES
[10] Conformément à l’article 429.50 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[1](la loi), le commissaire soussigné a demandé et obtenu l’avis des membres qui ont siégé avec lui, sur les questions faisant l’objet de la contestation, ainsi que les motifs de cet avis.
[11] Les membres issus des associations d’employeurs et syndicales sont d’avis que la contestation déposée dans le dossier 166237-64-0107 doit être rejetée. Selon eux, les diagnostics suggérés par le docteur Noiseux (sinistrose et syndrome de stress posttraumatique) n’en sont pas qui satisfont aux exigences de la loi, puisqu’ils n’ont pas été posés par le médecin qui a charge du travailleur. Par ailleurs, la note adressée via télécopieur, le 2 juillet 2001, par le docteur Payne au représentant du travailleur ne constitue pas une attestation ou un rapport médical d’évolution conformément à la loi. La réclamation du 13 novembre 2000 était donc incomplète ; une carence de fond qui justifiait le refus de la CSST d’en disposer à son mérite.
[12] Les membres issus estiment cependant que la contestation doit être accueillie dans le dossier 195115-64-0211. La prépondérance de la preuve démontre que la condition psychologique du travailleur découle de la lésion subie onze ans plus tôt. Certains traits de caractère ou difficultés personnelles propres au travailleur ont pu jouer un rôle contributif dans l’intensité de son trouble somatoforme, mais les conséquences directes et prolongées de l’accident survenu le 10 septembre 1990 sont la cause effective de la détérioration de son état psychologique.
LES FAITS ET LES MOTIFS
[13] Alors âgé de trente ans, le travailleur subit un accident du travail le 10 septembre 1990. Le diagnostic retenu en est un d’entorse lombaire, consolidée le 6 avril 1991 avec une atteinte permanente à l’intégrité physique de 5,75 % et de sévères limitations fonctionnelles en raison de la condition dont le travailleur est porteur : « spondylolisthésis, dégénérescence discale sous-jacente, problème lombaire chronique et instabilité »[2]. Dès le départ, le pronostic était peu encourageant : « ce patient pourrait finir éventuellement par une greffe lombaire ».
[14] De fait, en dépit d’un suivi médical constant, de démarches thérapeutiques variées et de mesures de réadaptation poussées, le tout couvrant une période ininterrompue de dix ans, le travailleur ne reprendra jamais le travail. Son état semble se détériorer irrémédiablement, de nouveaux diagnostics venant sans cesse assombrir le tableau d’origine : deux hernies discales lombaires, une sciatalgie gauche, une entorse cervicale sévère, une fibromyalgie secondaire et une vessie neurogène avec dysfonction érectile associée.
[15] Appelé à examiner le travailleur à la demande de la CSST en septembre 2000, le docteur Noiseux le trouve en fort piteux état :
Il est dans un état lamentable actuellement. Il est émacié, maigre, il ne mange pas beaucoup, il passe ses journées en chaise roulante ou assis dans un fauteuil chez lui. Il s’occupe un peu de quelques petits travaux domestiques en position assise toujours, c’est-à-dire à frotter certains pots, à sécher la vaisselle, mais il ne se déplace pas, il n’a pas d’activité physique. Il est complètement à la remorque de sa femme.
[16] Notant au passage la déclaration du travailleur (« il a été en dépression sévère, me dit-il, de 1991 jusqu’à maintenant, mais pire jusqu’en 1994 et c’est en 1994 que la CSST a commencé à le larguer ») ainsi que les recommandations de soutien psychologique apparaissant au dossier d’une part, et constatant, d’autre part, que « on n’a pas d’explication anatomique pour les problèmes et la condition physique de cet individu », le docteur Noiseux conclut comme suit :
À mon humble avis, j’ajouterais que le problème ici réside au niveau psychiatrique. Je pense que cet individu a eu un accident de travail, il a développé une sinistrose de cet accident du travail, un syndrome de stress post traumatique qui lui a complètement figé ou mis à l’envers la neurochimie du cerveau et c’est pour cette raison qu’il est dans un état lamentable comme il est actuellement.
En conclusion je crois qu’il devrait avantageusement être évalué en psychiatrie pour son bien.
[17] C’est sur ce fond de tableau que le représentant du travailleur dépose en son nom le formulaire de réclamation du 13 novembre 2000. On y lit, en guise de description de l’événement, l’explication suivante :
Pour faire suite au rapport d’expertise du 11 septembre 2000, nous déposons une RRA basée sur la conclusion et recommandation du docteur Pierre-Paul Noiseux.
[18] Tel qu’il appert de la lettre de transmission jointe à ce formulaire, aucune attestation ou rapport d’évolution médicale n’est joint au soutien de la réclamation ; celle-ci repose exclusivement sur le rapport du docteur Noiseux. Par son accusé réception du 13 mars 2001, la CSST avise le représentant du travailleur qu’aucune suite ne peut être donnée à la demande « puisque cette réclamation n’est accompagnée d’aucun document médical nous permettant de procéder à l’étude de celle-ci ».
[19] Le dépôt d’une attestation médicale émanant du médecin qui a charge du travailleur blessé est un élément nécessaire à la prise en considération initiale de toute demande en vue d’obtenir les avantages prévus à la loi, selon la procédure de réclamation instaurée au chapitre VIII de la loi, tout comme à la détermination subséquente des droits des parties impliquées est tributaire des autres rapports médicaux souscrits par le ou les médecins ayant pris le travailleur en charge. Plusieurs articles de la loi illustrent ce mécanisme d’application, les articles 267, 269, 199, 200, 202, 203, 204, 212 et 224 notamment :
267. Le travailleur victime d'une lésion professionnelle qui le rend incapable d'exercer son emploi au-delà de la journée au cours de laquelle s'est manifestée sa lésion doit remettre à son employeur l'attestation médicale prévue par l'article 199.
Si aucun employeur n'est tenu de verser un salaire à ce travailleur en vertu de l'article 60, celui-ci remet cette attestation à la Commission.
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1985, c. 6, a. 267.
269. L'employeur transmet à la Commission le formulaire prévu par l'article 268, accompagné d'une copie de l'attestation médicale prévue par l'article 199, dans les deux jours suivant :
1° la date du retour au travail du travailleur, si celui‑ci revient au travail dans les 14 jours complets suivant le début de son incapacité d'exercer son emploi en raison de sa lésion professionnelle ; ou
2° les 14 jours complets suivant le début de l'incapacité du travailleur d'exercer son emploi en raison de sa lésion professionnelle, si le travailleur n'est pas revenu au travail à la fin de cette période.
Il remet au travailleur copie de ce formulaire dûment rempli et signé.
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1985, c. 6, a. 269.
199. Le médecin qui, le premier, prend charge d'un travailleur victime d'une lésion professionnelle doit remettre sans délai à celui-ci, sur le formulaire prescrit par la Commission, une attestation comportant le diagnostic et :
1° s'il prévoit que la lésion professionnelle du travailleur sera consolidée dans les 14 jours complets suivant la date où il est devenu incapable d'exercer son emploi en raison de sa lésion, la date prévisible de consolidation de cette lésion ; ou
2° s'il prévoit que la lésion professionnelle du travailleur sera consolidée plus de 14 jours complets après la date où il est devenu incapable d'exercer son emploi en raison de sa lésion, la période prévisible de consolidation de cette lésion.
Cependant, si le travailleur n'est pas en mesure de choisir le médecin qui, le premier, en prend charge, il peut, aussitôt qu'il est en mesure de le faire, choisir un autre médecin qui en aura charge et qui doit alors, à la demande du travailleur, lui remettre l'attestation prévue par le premier alinéa.
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1985, c. 6, a. 199.
200. Dans le cas prévu par le paragraphe 2°du premier alinéa de l'article 199, le médecin qui a charge du travailleur doit de plus expédier à la Commission, dans les six jours de son premier examen, sur le formulaire qu'elle prescrit, un rapport sommaire comportant notamment :
1° la date de l'accident du travail ;
2° le diagnostic principal et les renseignements complémentaires pertinents ;
3° la période prévisible de consolidation de la lésion professionnelle ;
4°le fait que le travailleur est en attente de traitements de physiothérapie ou d'ergothérapie ou en attente d'hospitalisation ou le fait qu'il reçoit de tels traitements ou qu'il est hospitalisé ;
5° dans la mesure où il peut se prononcer à cet égard, la possibilité que des séquelles permanentes subsistent.
Il en est de même pour tout médecin qui en aura charge subséquemment.
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1985, c. 6, a. 200.
202. Dans les 10 jours de la réception d'une demande de la Commission à cet effet, le médecin qui a charge du travailleur doit fournir à la Commission, sur le formulaire qu'elle prescrit, un rapport qui comporte les précisions qu'elle requiert sur un ou plusieurs des sujets mentionnés aux paragraphes 1° à 5°du premier alinéa de l'article 212.
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1985, c. 6, a. 202; 1992, c. 11, a. 12.
203. Dans le cas du paragraphe 1° du premier alinéa de l'article 199, si le travailleur a subi une atteinte permanente à son intégrité physique ou psychique, et dans le cas du paragraphe 2°du premier alinéa de cet article, le médecin qui a charge du travailleur expédie à la Commission, dès que la lésion professionnelle de celui-ci est consolidée, un rapport final, sur un formulaire qu'elle prescrit à cette fin.
Ce rapport indique notamment la date de consolidation de la lésion et, le cas échéant :
1 le pourcentage d'atteinte permanente à l'intégrité physique ou psychique du travailleur d'après le barème des dommages corporels adopté par règlement ;
2 la description des limitations fonctionnelles du travailleur résultant de sa lésion ;
3 l'aggravation des limitations fonctionnelles antérieures à celles qui résultent de la lésion.
Le médecin qui a charge du travailleur l'informe sans délai du contenu de son rapport.
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1985, c. 6, a. 203.
204. La Commission peut exiger d'un travailleur victime d'une lésion professionnelle qu'il se soumette à l'examen du professionnel de la santé qu'elle désigne, pour obtenir un rapport écrit de celui-ci sur toute question relative à la lésion. Le travailleur doit se soumettre à cet examen.
La Commission assume le coût de cet examen et les dépenses qu'engage le travailleur pour s'y rendre selon les normes et les montants qu'elle détermine en vertu de l'article 115.
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1985, c. 6, a. 204; 1992, c. 11, a. 13.
212. L'employeur qui a droit d'accès au dossier que la Commission possède au sujet d'une lésion professionnelle dont a été victime un travailleur peut contester l'attestation ou le rapport du médecin qui a charge du travailleur, s'il obtient un rapport d'un professionnel de la santé qui, après avoir examiné le travailleur, infirme les conclusions de ce médecin quant à l'un ou plusieurs des sujets suivants:
1° le diagnostic ;
2° la date ou la période prévisible de consolidation de la lésion ;
3° la nature, la nécessité, la suffisance ou la durée des soins ou des traitements administrés ou prescrits ;
4° l’existence ou le pourcentage d'atteinte permanente à l'intégrité physique ou psychique du travailleur ;
5° 'existence ou l'évaluation des limitations fonctionnelles du travailleur.
L'employeur transmet copie de ce rapport à la Commission dans les 30 jours de la date de la réception de l'attestation ou du rapport qu'il désire contester, pour que celle-ci le soumette au Bureau d'évaluation médicale prévu par l'article 216.
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1985, c. 6, a. 212; 1002, c. 11, a. 15.
224. Aux fins de rendre une décision en vertu de la présente loi, et sous réserve de l'article 224.1, la Commission est liée par le diagnostic et les autres conclusions établis par le médecin qui a charge du travailleur relativement aux sujets mentionnés aux paragraphes 1° à 5° du premier alinéa de l'article 212.
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1985, c. 6, a. 224; 1992, c. 11, a. 26.
(Le tribunal souligne)
[20] Il appert également des articles précités, que le législateur a clairement distingué le médecin désigné par la CSST aux fins d’examiner le travailleur conformément à l’article 204 de la loi du médecin qui a charge du travailleur. L’un et l’autre ne peuvent ni ne doivent être confondus ; la protection des droits du travailleur lui-même, entre autres, dépend de cette distinction. C’est pourquoi, le rapport du docteur Noiseux, médecin désigné par la CSST et non pas médecin ayant charge du travailleur, ne pouvait valablement servir aux fins de la présentation de la réclamation du travailleur.
[21] Dès l’ouverture d’un dossier à la suite du dépôt d’une réclamation, l’Attestation médicale initiale et le premier rapport du médecin traitant fournissent des informations cruciales pour les parties en cause : d’abord préciser la date à laquelle le fait accidentel allégué est survenu, ensuite identifier la nature de la lésion (c’est le diagnostic), justifier l’absence du travail et en fixer la durée, prévoir la période de consolidation de la lésion, annoncer un plan de traitement et même, si possible, faire un pronostic quant à d’éventuelles séquelles permanentes. Il ne s’agit donc pas d’une exigence de pure forme à laquelle on peut passer outre comme en matière procédurale, selon l’article 353 de la loi. Au contraire, étant donné que les droits et recours dont tous les intéressés pourront se prévaloir conformément à la loi dépendent largement des informations médicales livrées dès le début du dossier, les documents médicaux d’ouverture représentent une condition de fond substantielle et indispensable à l’exercice du droit de réclamer.
[22] De telle sorte qu’au-delà de l’exigence législative - ce qui devrait pourtant suffire -, il est exact d’affirmer, comme l’a fait ici la CSST dans son accusé de réception du 13 mars 2001, que la réclamation ne pouvait être étudiée faute des documents médicaux requis à son soutien.
[23] De toute évidence, cet accusé de réception ne constituait pas une décision disposant de la réclamation, puisqu’on avisait justement le représentant du travailleur que son étude ne pouvait être entreprise dans l’état où se trouvait alors le dossier.
[24] Dans ces conditions, aucune décision - notamment au sens des articles 354 et 358 de la loi - n’ayant été rendue, le recours en révision n’était pas encore ouvert, le 9 avril 2001, quand le travailleur a prétendu l’exercer.
[25] Le représentant du travailleur a tenté de contourner cet obstacle de taille en fournissant in extremis la note suivante émanant du docteur Payne :
Après un questionnaire téléphonique exhaustif équivalent a un examen en bureau avec mon expérience de ces cas et le visionnement et d’un vidéo présentation récente d’un cas identique je peux affirmer sans grand risque d’erreur que M. Beaucaire souffre d’un trouble somatoforme que le le Dr Noiseux étiquette de "sinistrose", que son état au niveau des AVQ, des sites douloureux diffus rapportés correspondent a ce que le Dr.Noiseux a noté possiblement de façon aggravée et je crois qu’un examen physique ajouterait peu ou pas à mon évaluation. (sic)
[26] Les articles 200, 204 et 212 précités réfèrent expressément à la nécessité pour l’auteur d’une attestation ou d’un rapport médical de procéder à l’examen du travailleur. Au regard de la loi, il s’agit là d’une autre exigence de fond ; sans parler des autres instruments législatifs ou réglementaires qui en font une obligation déontologique pour tout professionnel de la santé.
[27] Le tribunal considère que cette exigence n’est nullement satisfaite en l’espèce par « un questionnaire téléphonique exhaustif équivalent à un examen en bureau », comme le prétend le docteur Payne. L’observation directe du patient - qui tombe sous le sens au cas de lésion physique - est tout aussi nécessaire en matière psychique. Comment le docteur Payne aurait-il pu en effet - sans même apercevoir le travailleur - apprécier sa tenue, son apparence, son langage non verbal, les expressions de son visage et ses réactions spontanées aux questions visant à vérifier le contenu de sa pensée, son jugement, son sens de l’autocritique ? Comment le médecin pouvait-il ainsi raisonnablement s’assurer de la présence ou de l’absence de signes physiopathologiques et distinguer s’ils étaient compatibles avec le diagnostic qu’il a posé ou, au contraire, le contredisaient ?
[28] Le docteur Lionel Béliveau, psychiatre, a témoigné à l’audience. Il confirme que les observations suivantes relatées dans son rapport « font partie des constats qui assoient mes conclusions » : « M. Beaucaire s’est présenté à l’examen en chaise roulante et portant un collet cervical - il n’était pas négligé dans son apparence extérieure et son état général paraissait satisfaisant en dépit de son amaigrissement - il ne paraissait pas abattu, mais triste et tendu - il coopérait volontiers à l’examen - il était en bon contact avec la réalité et bien orienté dans le temps et l’espace - il ne présentait pas de trouble de l’attention, mais présentait un déficit significatif de sa capacité de concentration qui se reflétait sur sa mémoire de fixation - il ne présentait pas ... d’activité psychotique ».
[29] Si un spécialiste renommé cumulant quarante années d’expérience clinique juge nécessaire de procéder à un examen de visu attentif du travailleur, avant de se prononcer sur l’existence et la nature d’une condition psychologique dont ce dernier serait affligé, on comprend mal toute la confiance mise par le docteur Payne en son « expérience de ces cas » - alors qu’il n’est pas psychiatre lui-même - et dans le visionnement d’une bande vidéo « d’un cas identique » - on peut sérieusement douter qu’il ait examiné cette autre personne pour évaluer sa condition avant de la déclarer identique à celle du travailleur.
[30] Au surplus, on ne décèle dans la note accommodante concoctée par le docteur Payne aucune prise en charge du travailleur : délivrance d’une prescription, confection d’un plan de traitement, dispense de travailler, référence à un autre médecin ou fixation d’un rendez-vous en vue d’un suivi, etc. Il ne peut donc s’agir ici de l’attestation délivrée par le médecin qui prend charge du travailleur requise par les articles 199 et suivants de la loi.
[31] De fait, l’affirmation « sans grand risque d’erreur » lancée par le savant docteur Payne est parfaitement gratuite et ne recèle aux yeux du tribunal aucune valeur, ni probante ni légale.
[32] La réviseure avait dès lors raison de n’en tenir aucun compte aux fins de l’analyse de la réclamation du travailleur.
[33] Pour ces motifs, la contestation de cette décision rendue à la suite de la révision administrative ne peut donc être accueillie.
[34] Le docteur Payne délivre enfin une Attestation médicale « initiale » le 24 octobre 2001, donnant alors vie à une réclamation jusque-là inexistante sur le plan légal. Le diagnostic posé est celui de « trouble somatoforme » ; en l’absence de contestation sur ce point, c’est le diagnostic liant.
[35] Les autres mentions figurant sur le certificat laissent espérer qu’un examen en bonne et due forme a été tenu cette fois-là et qu’il y a prise en charge effective : « confirme mon examen clinique (chaise roulante, membre inférieur gauche cliniquement dystrophique, ???[3] actionné ??? conjointe, mouvements passif et actifs très limités) - voiturette - ??? - collet cervical - ??? (sic).
[36] Dans la case intitulée Date de l’événement, le docteur Payne inscrit celle du « 20 avril 1998 ». Or, le travailleur réclame que l’on relie ce diagnostic à l’accident survenu le 10 septembre 1990. C’est donc ailleurs que dans l’attestation du médecin en charge du travailleur - si ce n’est en dépit d’elle - que le tribunal devra trouver la démonstration du rapport unissant la condition psychologique alléguée au soutien de la demande de récidive à la lésion professionnelle initialement reconnue.
[37] Elle se retrouve notamment dans les éléments suivants tirés de la preuve offerte :
- le témoignage du travailleur lui-même qui, tout en reconnaissant les difficultés rencontrées sur le plan personnel, relate la concomitance de l’apparition et de l’évolution de ses symptômes psychiques (agressivité, état dépressif, anhédonie, perte d’estime de soi, sentiment de dépendance et dysfonction érectile) d’une part, avec la détérioration de sa condition physique, la persistance de ses douleurs et, surtout, l’aggravation incessante de sa perte d’autonomie, toutes consécutives à sa lésion professionnelle, d’autre part. Le tribunal retient les explications sincères et crédibles fournies par le travailleur quant à certains écarts de conduite, lesquels s’avèrent incorrectement rapportés au dossier, du moins quant à l’époque où ils ont eu cours ;
- le témoignage de sa conjointe corroborant celui du travailleur et explicitant la détresse ressentie par ce dernier du fait qu’il s’estimait désormais inutile ainsi que sa frustration devant l’abdication forcée à jouer son rôle traditionnel de pourvoyeur, à cause de sa perte de capacité croissante. Madame confirme particulièrement deux faits importants : que la détérioration de la condition physique de son conjoint a été progressive au fil des ans et que l’humeur de celui-ci a suivi une évolution directement proportionnelle ;
- le témoignage du docteur Béliveau qui, bien que ne niant pas l’existence de facteurs contributifs d’origine personnelle, a su faire la part des choses, distinguer les multiples diagnostics différentiels (troubles de personnalité psychopathe, trouble factice, hypocondrie, régression, compétition avec un enfant malade pour l’attention de l’être aimé, troubles de la personnalité -vs- traits de personnalité narcissique, etc.), analyser les antécédents et l’histoire familiale du travailleur, interpréter en parallèle l’évolution de ses conditions physique et psychique et reconnaître l’importance que le travail avait pour le travailleur, à cause de la valorisation qu’il lui avait apportée et de l’effet stabilisateur qu’il avait eu sur son comportement - d’où la sévérité de sa réaction devant sa soudaine incapacité à travailler et sa difficulté à « en faire son deuil ». Le docteur Béliveau explique bien comment, le temps, la douleur et l’incapacité faisant leur œuvre, l’irritabilité, l’anxiété et la symptomatologie douloureuse ont pris le dessus sur les signes dépressifs rendant le travailleur de moins en moins fonctionnel, car percevant la détérioration de son état, il tolérait très mal son sentiment d’impuissance et d’inutilité. C’est par une analyse rigoureuse de la situation dans son ensemble et une application raisonnée des principes gouvernant sa science aux faits établis, que le docteur Béliveau identifie la présence chez le travailleur « d’un trouble somatoforme douloureux associé à la fois à des facteurs psychologiques et à une affection médicale générale ». Toute chose étant considérée, il conclut que « l’on doit considérer la persistance des douleurs et des limitations fonctionnelles sur le plan physique comme étant le facteur prépondérant qui continue à entretenir la symptomatologie que M. Beaucaire présente sur le plan psychique » ;
- le suivi médical, tant physique que psychique, continu dont le travailleur a fait l’objet depuis sa lésion de 1990 jusqu’à sa réclamation ;
- les commentaires de madame Diane Richer, psychologue, qui a suivi le travailleur en thérapie de décembre 1991 à mai 1993. Certes, quelques extraits ‑ ceux cités dans la décision rendue à la suite de la révision administrative - font état de la problématique personnelle au travailleur et de l’impact qu’elle a eu sur son état général. Mais, la plus grande part des rapports consignés par la psychologue a trait au sentiment d’impuissance du travailleur face à son impotence toujours plus sévère depuis l’accident dont il a été victime, au stress que sa dépendance impose sur sa relation conjugale, à l’inquiétude que le fait de ne plus subvenir aux besoins des siens génère, à la tristesse qu’il ressent de ne plus faire un travail qui représentait un tournant important dans sa vie (« c’est la première fois que je me sentais bon à quelque chose »), au refus d’accepter sa nouvelle condition (« il accepte encore très mal une grande partie des handicaps conséquents à son accident »), à son appréhension de ne pouvoir trouver un autre emploi convenable, au sentiment de révolte que lui inspire cet « accident et ses conséquences qu’il vit comme une injustice extrême et inacceptable », aux « douleurs physiques qui l’assaillent [lesquelles] semblent presque constantes dès qu’il fait le moindre effort - son irritation à ce sujet est quasi permanente » et, finalement, son insatisfaction totale quant aux perspectives réalistes d’avenir qu’il peut entretenir ;
- l’opinion déjà citée du docteur Noiseux et les autres extraits suivants tirés de son rapport du 11 septembre 2000 : « on sait que le tout a débuté par un accident de travail du 10 septembre 1990, et, selon monsieur, avec aggravation en 1996, aggravation en 1998 (...) je lui vois surtout une teinte dépressive avec un certain retrait, un isolement, il se sent inutile, incapable de faire quoique ce soit » ;
- l’impression diagnostique exprimée par le docteur Jean-Paul Ferron, interniste, dans son rapport du 20 avril 1993 : « tableau dépressif chronique relié au problème situationnel sous-jacent » identifié dans l’anamnèse comme regroupant l’ensemble des symptômes éprouvés depuis son accident du travail ;
- la référence faite par la Commission des lésions professionnelles dans sa décision du 23 janvier 2001 aux notes cliniques et rapport du médecin traitant, le docteur Pierre comtois, posant un diagnostic de « problèmes psychosomatiques » le 28 septembre 1995 ; et
- la confirmation par le médecin conseil régional de la CSST, le docteur Pierre Cadieux, que « le travailleur a souffert, en 1993, d’une dépression chronique ».
[38] Tous ces faits rendent probable le rapport de cause à effet entre l’accident du 10 septembre 1990 et ses conséquences physiques directes (particulièrement les douleurs persistantes et la diminution de capacité due aux séquelles permanentes), d’une part, et l’état dépressif manifesté à compter de 1991 qui, en 1995, s’est transformé en un trouble somatoforme accentuant encore davantage les symptômes physiques et l’invalidité qui en découle, d’autre part.
[39] Il est indéniable que l’histoire personnelle du travailleur et certains de ses traits de caractère ont créé un terrain fertile à l’implantation et à l’évolution de sa maladie psychologique, en le rendant particulièrement fragile aux stresseurs susceptibles de le déstabiliser. Mais, il faut bien reconnaître que juste avant son accident, le travailleur avait amorcé un virage très positif dans sa vie par l’obtention d’un emploi qui lui plaisait, le valorisait et lui permettait d’entrevoir des perspectives d’avenir intéressantes. N’eut été du malheureux événement survenu le 10 septembre 1990, le travailleur aurait fort probablement poursuivi dans cette voie débouchant sur une vie heureuse et florissante ; en cela, on ne peut nier que l’accident dont le travailleur a été victime a joué un rôle déterminant dans sa mauvaise fortune.
[40] Le travailleur a donc prouvé avoir subi une aggravation de sa lésion professionnelle originaire, soit un trouble somatoforme.
[41] Pour les motifs exprimés précédemment, la réclamation n’a acquis une valeur légale qu’à compter du dépôt de l’Attestation médicale du 24 octobre 2001. On ne peut donc y donner effet auparavant.
[42] La contestation doit réussir dans cette mesure.
PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :
DOSSIER 166237-64-0107
REJETTE la requête de monsieur André Beaucaire, le travailleur ;
CONFIRME la décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail rendue le 18 juillet 2001, à la suite d’une révision administrative ;
DÉCLARE irrecevable la demande de révision du 9 avril 2001 ;
DOSSIER 195115-64-0211
ACCUEILLE en partie la requête du travailleur ;
INFIRME la décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail rendue le 8 novembre 2002, à la suite d’une révision administrative ;
DÉCLARE que le travailleur a subi, à compter du 24 octobre 2001, une récidive, rechute ou aggravation de sa lésion professionnelle du 10 septembre 1990, soit un trouble somatoforme ;
DÉCLARE que le travailleur a droit aux avantages prévus à la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles à compter de ladite date du 24 octobre 2001.
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Me Jean-François Martel |
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Commissaire |
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Me Denis Lapierre |
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Lalonde Geraghty Riendeau Lapierre |
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Représentant de la partie requérante |
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Me Isabelle Piché |
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Panneton Lessard |
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Représentante de la partie intervenante |
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.