Béliveau et Agence du revenu du Québec |
2019 QCTAT 2417 |
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APERÇU
[1] Madame Maryse Béliveau, la travailleuse, est agente en recouvrement fiscal au service de l’Agence du revenu du Québec, l’employeur, depuis le mois de novembre 2012.
[2] La travailleuse prétend à la survenance d’un accident du travail le 24 février 2016, ayant aggravé ou occasionné une récidive de SDRC[1] au membre supérieur droit diagnostiqué initialement en 2013.
[3] Le Tribunal administratif du travail, le Tribunal, est d’avis de faire droit à la contestation de la travailleuse.
ANALYSE
[4] La travailleuse ne prétend pas qu’elle est atteinte d’une maladie professionnelle ni qu’il s’agit d’une récidive, d’une rechute ou d’une aggravation d’une lésion professionnelle antérieure.
[5] Aussi, il n’est pas contesté que les circonstances à l’origine de la lésion professionnelle alléguée ne peuvent permettre l’application de la présomption de lésion professionnelle prévue à l’article 28 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[2], la Loi.
[6] Il reste maintenant à déterminer si la preuve établit la survenance d’un accident du travail au sens de la définition prévue à l’article 2 de la Loi.
[7] Pour réussir, il doit être démontré qu’un événement imprévu et soudain, attribuable à toute cause, survenant par le fait ou à l’occasion du travail exercé par la travailleuse, entraîne pour elle une lésion professionnelle.
La survenance d’un événement imprévu et soudain
[8] Au premier jour d’audience, soit le 13 décembre 2017, les procureures de l’employeur et de la travailleuse produisent des admissions conjointes écrites.
[9] Il est notamment admis que le 24 février 2016, la travailleuse a chuté sur la chaussée glacée en sortant de son véhicule, après s’être stationnée sur l’Avenue Broadway devant l’immeuble où elle travaille. Il est 7 h 15, soit 15 minutes avant le début de son quart de travail qui commence à 7 h 30.
[10] L’intervention du procureur de la Commission le 11 février 2019, avant la poursuite de l’audience pour entendre les plaidoiries, n’empêche pas le Tribunal de donner effet aux admissions déjà produites au dossier et de reconnaître qu’il s’agit d’un événement imprévu et soudain.
[11] Quant aux détails postérieurs à la survenance de cet événement, ils se résument ainsi.
[12] Sur le coup, la travailleuse a mal au coude gauche puisqu’elle est tombée sur la glace. Elle ne se souvient pas si elle s’est cogné la tête, mais sa collègue, avec qui elle faisait du covoiturage ce matin-là, lui aurait dit que oui. La travailleuse se relève en se soutenant avec la portière de son véhicule.
[13] La travailleuse explique qu’elle a aussi ressenti une sorte de vibration au niveau de son membre supérieur droit, comme un contrecoup. La douleur, qui était déjà présente de ce côté, s’intensifie alors pour atteindre le maximum sur une échelle de 10, selon son évaluation.
[14] La travailleuse et sa collègue se rendent ensuite à leurs postes de travail en passant par l’entrée principale de l’immeuble donnant sur l’Avenue Broadway. La travailleuse ouvre son ordinateur et se dirige à la cafétéria pour y déposer son sac à lunch. La douleur est encore plus intense et, consciente qu’elle a besoin de calme pour gérer sa douleur, elle se rend à la salle des douches, mais elle décide ensuite de téléphoner à son conjoint pour qu’il vienne la chercher.
[15] La travailleuse avise ensuite sa gestionnaire, madame Hélène Gravel. Elle lui explique qu’elle est tombée dans le stationnement et que son bras droit est enflé avec une douleur intense. La travailleuse est ensuite victime d’un choc vagal et elle sera reconduite à l’hôpital en ambulance.
L’événement imprévu et soudain du 24 février 2016 est-il survenu à l’occasion du travail?
[16] Dans le présent dossier, il n’est pas prétendu que la chute de la travailleuse est survenue par le fait du travail. La travailleuse allègue que l’événement du 24 février 2016 s’est produit à l’occasion de son travail.
[17] Les termes « à l’occasion du travail » ne sont pas définis dans la Loi. La jurisprudence du Tribunal a établi qu’il est nécessaire d’évaluer la connexité de l’activité exercée au moment de l’accident avec le travail afin d’établir s’il existe un lien plus ou moins étroit[3].
[18] Aussi, certains éléments peuvent aider à apprécier cette question. Ils sont les suivants[4] :
- le lieu de l’événement,
- le moment de l’événement,
- la rémunération de l’activité exercée au moment de l’événement,
- l’existence ou le degré d’autorité ou de subordination de l’employeur lorsque l’événement ne survient ni sur les lieux du travail ni durant les heures de travail,
- la finalité de l’activité exercée au moment de l’événement, qu’elle soit incidente, accessoire ou facultative aux conditions de travail du travailleur,
- l’utilité relative de l’activité du travailleur en regard de l’accomplissement du travail.
[19] Le Tribunal rappelle qu’il n’est toutefois pas nécessaire que tous ces éléments soient présents pour conclure à l’existence d’un lien de connexité avec le travail. Aussi, aucun d’eux n’est à lui seul décisif. Chaque cas doit être apprécié en fonction de l’ensemble des circonstances particulières d’un dossier[5].
[20] Aussi, un caractère professionnel à un accident qui survient pendant l’activité d’arrivée et de départ du travail, lorsqu’il se produit en utilisant les voies d’accès extérieures usuelles mises à la disposition des travailleurs par un employeur[6], est habituellement reconnu.
[21] C’est au niveau de la définition ou des limites de ce qui est compris dans les voies d’accès usuelles mises à la disposition des travailleurs par un employeur que le débat se situe le plus souvent.
[22] Pour certains, les voies d’accès usuelles comprennent uniquement les trottoirs adjacents aux portes d’entrée et de sortie du lieu de travail alors que pour d’autres, les voies d’accès peuvent inclure les rues adjacentes au terrain de l’employeur[7] ou d’un stationnement mis à la disposition de ses employés.[8]
[23] Lorsque le stationnement utilisé par un travailleur pour garer son automobile est fourni par l’employeur et que l’accident survient dans cet espace, à moins que le travailleur n’effectue une activité purement personnelle, il est généralement reconnu que l’accident survient à l’occasion du travail.
[24] Il peut en être de même de la voie publique que doit emprunter un travailleur entre le stationnement fourni par l’employeur et le lieu de travail. Il s’agit alors d’une extension des voies usuelles d’accès au travail[9]. La propriété des lieux où survient un accident n’a donc pas d’importance, dans ces circonstances, puisque le travailleur exerce une activité connexe à son travail, en empruntant un trajet normal non prohibé par son employeur[10].
[25] La tendance jurisprudentielle est plus nuancée lorsque l’accident survient sur un stationnement qui n’appartient pas à l’employeur.
[26] Le Tribunal constate aussi que le moment où survient l’accident doit être relativement rapproché du début ou de la fin du quart de travail[11], ce qui ne pose pas de problème en l’espèce.
[27] Dans le présent dossier, la travailleuse, qui bénéficie d’un horaire variable, choisit de commencer sa journée de travail le 24 février 2016 à 7 h 30. Pour ce faire, elle voyage avec une collègue qui est passagère de son véhicule.
[28] Il est mis en preuve que sur l’Avenue Broadway, le long du trottoir adjacent au terrain de l’immeuble de l’employeur, le stationnement en ligne est permis par la municipalité. Toutefois, tous s’entendent pour dire que ces espaces de stationnement sont gardés libres pour la clientèle de l’immeuble puisqu’ils sont tout près de l’entrée.
[29] Ce matin-là, vers 7 h 15, la travailleuse se stationne sur l’Avenue Broadway, devant l’immeuble où elle travaille, mais de l’autre côté de la chaussée où plusieurs voitures peuvent être stationnées de manière perpendiculaire à la bordure de rue.
[30] Des blocs de béton alignés le long de cette bordure de rue séparent les stationnements perpendiculaires d’une zone de 43 places de stationnement sur un terrain adjacent.
[31] Au sud de cet espace, de manière contigüe, une autre zone de stationnement, comprenant environ 90 places, est réservée aux membres du personnel de l’employeur qui détiennent une vignette. Cet espace est devant l’École Immaculée-Conception.
[32] Une longue preuve a été administrée de part et d’autre afin d’établir si l’endroit où la travailleuse a choisi de stationner sa voiture le matin du 24 février 2016, soit dans les stationnements perpendiculaires sur l’Avenue Broadway, est une extension du stationnement mis à la disposition des travailleurs par l’employeur.
[33] Il est important de préciser que la travailleuse dispose d’une vignette et qu’elle peut donc se stationner dans la partie du stationnement qui est réservée au personnel devant l’École Immaculée-Conception.
[34] L’employeur semble faire une distinction importante entre les cas où un accident survient sur le stationnement réservé aux détenteurs de vignette et les accidents qui surviennent dans les autres aires de stationnement qui ne sont pas sous son contrôle, en l’occurrence sur l’Avenue Broadway.
[35] Cette distinction que fait l’employeur entraîne un certain questionnement puisque les espaces du stationnement de l’employeur sont insuffisants en nombre. Par conséquent, une partie du personnel doit nécessairement se stationner ailleurs, notamment sur l’Avenue Broadway.
[36] L’employeur tolère donc qu’une partie de son personnel se stationne sur l’Avenue Broadway, mais selon lui, la travailleuse devait stationner son véhicule dans la zone réservée aux employés puisqu’elle était détentrice d’une vignette. Comme elle ne l’a pas fait, il soutient que l’accident n’est pas survenu à l’occasion du travail.
[37] À ce sujet, il n’a pas été démontré de manière prépondérante qu’une directive claire avait été portée à la connaissance de la travailleuse concernant la politique de stationnement chez l’employeur.
[38] D’abord, la travailleuse mentionne qu’au moment d’obtenir sa vignette, on lui a dit que le stationnement était de l’autre côté de la rue, sans plus de précision.
[39] Aussi, pendant la période du déménagement en mars 2013, le Guide du parfait déménageur est remis à tous les employés avec un plan du stationnement annexé et les indications pour les détenteurs de vignette.
[40] La travailleuse confirme en audience qu’elle a déjà vu ce document, mais qu’elle ne l’a pas lu.
[41] Enfin, un courriel aurait été envoyé à tout le personnel le 23 mai 2013 pour demander la collaboration des détenteurs de vignette afin qu’ils se stationnent dans la zone réservée pour permettre à ceux qui n’en ont pas, de se stationner dans la rue. La travailleuse mentionne qu’elle ne l’a pas reçu et le Tribunal constate que cette période est contemporaine à celle où la travailleuse a dû s’absenter pour des raisons de santé en 2013.
[42] Bref, la prétention de l’employeur est que la travailleuse aurait dû se stationner dans l’aire prévue pour les détenteurs d’une vignette, car les places dans la rue doivent être laissées libres pour ceux qui n’ont pas de vignette considérant qu’elles sont disponibles en nombre limité.
[43] Toutefois, puisque rien ne soutient qu’en cas de contravention à une telle directive, la travailleuse s’exposait à une conséquence, notamment, le retrait de ce privilège, le Tribunal est plutôt d’avis que la gestion du stationnement chez l’employeur n’était pas aussi stricte qu’il le prétend et que le stationnement dans la rue demeurait une option pour la travailleuse.
[44] Le Tribunal estime de plus que dans le présent dossier, il n’est de toute façon pas opportun de faire une distinction entre les aires de stationnement appartenant à l’employeur et les stationnements sur l’Avenue Broadway qui ne sont pas sous sa gouverne, pour les raisons suivantes.
[45] Dans un premier temps, peu importe où se stationnent les employés, l’Avenue Broadway doit être traversée pour accéder au lieu de travail. Il serait donc illogique de faire une distinction entre le stationnement avec vignette et le stationnement sur l’Avenue Broadway afin d’établir si un accident survient à l’occasion du travail.
[46] Dans l’éventualité où une distinction serait faite, un travailleur victime d’un accident sur l’Avenue Broadway ne vivrait pas d’opposition à sa réclamation de la part de l’employeur, s’il ne détient pas de vignette de stationnement, car il a son aval pour se stationner dans la rue.
[47] À l’opposé, comme en l’espèce, l’employeur serait en désaccord avec la reconnaissance d’une lésion professionnelle quand une employée ne jouit pas de son privilège et préfère se stationner dans la rue.
[48] Une chute sur l’Avenue Broadway, alors qu’il s’agit d’une rue que tous les employés doivent traverser pour se rendre à leur lieu de travail, survient-elle dans une voie d’accès au travail?
[49] Si oui, la qualification de « voie d’accès » ne peut pas varier selon les circonstances. Une voie d’accès au travail demeure telle pour tous les employés, même si un travailleur omet de se conformer à une directive de l’employeur pour le stationnement de sa voiture dans une zone réservée quand il détient une vignette puisque dans tous les cas, cette rue doit être traversée. Elle fait donc partie des voies d’accès au lieu de travail.
[50] Il faut comprendre aussi qu’il n’a pas été mis en preuve que l’employeur avait juridiction pour interdire le stationnement dans la rue devant l’immeuble.
[51] Le fait que la travailleuse ait l’aval ou non de l’employeur pour se stationner sur l’Avenue Broadway n’a aucune incidence sur le fait que cette rue doit nécessairement être traversée par tous les travailleurs qui se stationnent dans la rue ou au stationnement de l’employeur pour entrer par ce côté de l’immeuble. Il est donc impossible de ne pas emprunter l’Avenue Broadway dans ces cas puisque cette rue est contigüe à l’immeuble de l’employeur.
[52] Ce constat permet d’écarter les conclusions rendues dans les décisions Sarazin et S.T.M. (Gestion des lésions professionnelles)[12] et Beaulieu et Marché Vieux Beauport (IGA Beauport)[13] ainsi que Oger et S.T.M. (Réseau des autobus) précitée puisqu’il s’agit de cas où l’accident est survenu dans des rues qui ne sont ni adjacentes ni contigües à l’établissement de l’employeur.
[53] Il serait illogique de reconnaître d’une part que le stationnement mis à la disposition des détenteurs de vignette soit inclus dans les voies d’accès au travail et que l’activité d’y circuler pour se rendre au travail soit considérée comme étant connexe au travail et d’autre part, de ne pas considérer que la voie publique, comprise entre ce stationnement et l’immeuble de l’employeur, le soit tout autant.
[54] Refuser de considérer la voie publique située devant l’immeuble de l’employeur comme une voie d’accès alors qu’elle sépare le stationnement de l’employeur et le trottoir conduisant à la porte d’entrée de l’immeuble, conduit à un découpage illogique des voies d’accès.
[55] Selon la logique de l’employeur, une personne pourrait être indemnisée si elle se blesse lors d’un accident qui survient sur le stationnement plus loin, mais elle ne le serait pas au moment de poser le pied sur l’Avenue Broadway.
[56] Un travailleur qui sort de son véhicule automobile pour se rendre au travail ne valse pas entre l’exercice d’une activité personnelle et une activité professionnelle au fur et à mesure du chemin qu’il emprunte pour entrer au travail, sauf s’il sort de sa sphère professionnelle pour exécuter une activité personnelle, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.
[57] Même si les conclusions de la décision Oger et S.T.M. (Réseau des autobus)[14] ne peuvent être transposées à la présente affaire puisque les faits diffèrent du présent cas, le Tribunal retient tout de même le passage suivant des motifs qui sont éloquents:
[34] Cependant, lorsque l’accident se produit sur la portion de la voie publique qui est immédiatement adjacente à l’établissement de l’employeur et ce, au moment même où le travailleur s’apprête à entrer ou sortir de cet établissement, on pourra alors conclure qu’il s’agit d’un accident survenu à l’occasion du travail. En pareilles circonstances, il faut retenir que le travailleur doit nécessairement emprunter cette voie publique pour accéder à son lieu de travail et en sortir et, qu’à cette étape, il n’est pas dans sa sphère d’activité personnelle, mais plutôt, dans une sphère d’activité professionnelle.
[35] Il en est de même pour l’accident qui survient sur la voie publique lors du trajet parcouru à pied par le travailleur entre un stationnement mis à sa disposition par son employeur et son lieu de travail, ce trajet étant alors considéré comme étant une extension des voies d’accès au travail.
[Note omise] [Notre soulignement]
[58] Dans ce contexte, le Tribunal est d’avis que l’action pour la travailleuse d’arriver au travail juste avant le début de son quart de travail est connexe à son emploi. La finalité même de la présence de la travailleuse à cet endroit de l’Avenue Broadway au moment où survient la chute le 24 février 2016 vers 7 h 15 s’explique exclusivement par son travail. Il s’agit donc d’un événement imprévu et soudain qui est survenu à l’occasion du travail.
Existe-t-il un lien de causalité entre l’événement survenu à l’occasion du travail et le SDRC?
[59] Maintenant, il s’agit de décider si le SDRC au membre supérieur droit a été causé par la chute survenue le 24 février 2016.
[60] Le Tribunal rappelle que ce diagnostic est admis par les parties et n’a pas été remis en question par le biais d’une procédure d’évaluation médicale[15]. Il lie donc le Tribunal.
[61] Le dossier médical de la travailleuse nous apprend que ce même diagnostic a été posé pour la première fois à la suite d’une autre chute survenue cette fois-ci, le 4 février 2013.
[62] Après une absence maladie pour différents problèmes de santé incluant le SDRC, un retour au travail progressif débute le 14 novembre 2014. La travailleuse reprend son emploi à temps complet le 20 juillet 2015.
[63] Dans le présent dossier, la représentante de la travailleuse soutient que la condition de la travailleuse était stable et qu’elle était sous contrôle, même si elle n’était pas complètement résolue au moment de chuter le 24 février 2016. La travailleuse était en plein emploi et fonctionnelle. Selon ses prétentions, le SDRC s’est aggravé à cause de la chute.
[64] L’employeur plaide pour sa part que la condition de la travailleuse n’a pas évolué et que même si tel était le cas, il s’agit d’une évolution naturelle d’un SDRC et la relation causale ne peut être établie avec le traumatisme survenu le 24 février 2016.
[65] Comme il est généralement reconnu, la présence d’une condition personnelle préexistante, même si elle est symptomatique, n’est pas un obstacle à la reconnaissance d’une lésion professionnelle.
[66] Pour déterminer ce qui a contribué à la pathologie décrite par les médecins à compter du 24 février 2016, il faut soupeser le rôle de la condition personnelle et son évolution potentielle versus celui allégué de la chute survenue à l’occasion du travail.
[67] Il faut se demander si d’une part, la condition s’est détériorée et d’autre part, si cette aggravation est reliée à l’accident.
[68] Afin d’expliquer l’évolution de la condition de la travailleuse, le docteur Alain Bissonnette, médecin généraliste œuvrant depuis l’année 2000 dans des centres ou des cliniques spécialisés dans le traitement de la douleur et à titre de conférencier sur le sujet, témoigne à la demande de la représentante de la travailleuse après avoir eu l’opportunité d’examiner la travailleuse le 10 février 2017 et de produire une opinion écrite.
[69] Le curriculum vitae du docteur Bissonnette et les lettres de références jointes permettent de constater qu’il évalue et traite plus de 1 000 patients annuellement. Il est membre de l’IASP[16], de l’AQDC[17] et a participé à des comités ou collaboré à des groupes de recherche touchant de près le sujet de la douleur chronique. Il a même élaboré un protocole de recherche en douleur chronique consistant en une réimagerie centrale pour les cas de SDRC. Il a aussi développé une expertise dans les cas de fibromyalgie.
[70] Cette expérience convainc le Tribunal que le docteur Bissonnette a les compétences et l’expérience requise pour être qualifié d’expert selon les Attentes relatives aux rôles des experts[18] afin de présenter son opinion relativement aux aspects médicaux du présent dossier.
[71] Le médecin explique que le 24 février 2016, lorsque la travailleuse ressent une douleur en tombant sur son coude gauche, l’influx douloureux qui se rend alors au cortex droit est transmis au cortex gauche par des interconnections qui sont bien décrites dans la littérature[19].
[72] En raison de l’hypersensibilité déjà présente au cortex gauche depuis 2013, la sensation douloureuse au membre supérieur droit est amplifiée. Cela peut expliquer la perte de conscience que la travailleuse a eue après être rentrée sur les lieux du travail. Selon lui, il s’agit d’un choc vagal causé par l’augmentation importante et très rapide de la douleur au membre supérieur droit. Celle-ci a d’ailleurs été décrite par le médecin qui a évalué la travailleuse à l’urgence ce jour-là.
[73] Par ailleurs, le docteur Bissonnette fait valoir que dès le 2 mars 2016, le docteur Lanoue, médecin de famille de la travailleuse qui la connaît depuis plusieurs années, décrit une augmentation des douleurs au bras droit avec une extension de celles-ci à l’avant-bras, la main ainsi qu’à la mâchoire. Il rapporte également la présence de tremblements, ce qui à son avis, est nouveau et correspond à un désordre moteur pouvant être retrouvé dans les critères diagnostiques de Budapest rapportés dans l’article de Fugère[20].
[74] Il revoit aussi les notes médicales contemporaines à l’accident de février 2016 et souligne que ce sont les mêmes constats que le docteur Lanoue fait le 2 mars 2016. Aussi, tant la note du docteur Dansereau du 12 avril 2016 que celle de la physiatre Josée Fortier, le 12 mai 2016, font état d’une augmentation des douleurs et de la présence de tremblements.
[75] Enfin, le médecin considère que l’absence de soulagement des douleurs à la suite des trois blocs stellaires réalisés par le docteur Dansereau, anesthésiologiste, le 6 juin 2016 est également un signe d’aggravation du SDRC.
[76] En conclusion, selon le docteur Bissonnette, la travailleuse présentait déjà avant l’accident de février 2016 un SDRC de type 1. Les douleurs étaient à cette époque quantifiées à 5/10 et elles sont aujourd’hui à 10/10. En outre, elle présente maintenant une atteinte motrice en raison des tremblements. Cette aggravation est donc devenue permanente. Il ne croit pas que le bloc proposé par le docteur Fortier aura un effet bénéfique sur sa condition, car ce traitement est efficace lorsque la douleur se situe au niveau périphérique. Or, selon lui, la douleur de la travailleuse est maintenant centralisée et ne peut être modifiée par cette approche. Il croit plutôt que des modifications ou un ajout de médication, notamment un nouvel antidépresseur, pourraient avoir un effet bénéfique sur la douleur et l’humeur.
[77] Les représentants des parties mises en cause soutiennent que l’évaluation du docteur Bissonnette repose sur un aspect subjectif très important et que la fiabilité des résultats et des conclusions qu’il tire n’est pas probante puisque des tremblements étaient déjà rapportés antérieurement et que l’inefficacité des traitements administrés sous forme de bloc était déjà connue.
[78] Le Tribunal constate qu’une note médicale du 15 juillet 2015, écrite par le docteur Martin Lanoue lors du suivi médical du SDRC, bien avant l’événement du 24 février 2016, démontre un examen objectif sensiblement normal sauf pour des allégations de douleur. Ce médecin rapporte que les blocs veineux et les blocs stellaires sont peu efficaces et que la travailleuse sera au travail à temps plein à partir de la semaine suivante. Il suggère de poursuivre le sevrage et prend acte que le suivi est terminé à la Clinique de la douleur. Le médecin recommande une prise en charge rapide en cas de blessure ultérieure.
[79] Une note plus récente d’une consultation à la Clinique de la douleur le 9 septembre 2015 rapporte l’absence de froideur ou d’œdème. La mobilité active est évaluée à 3 sur 4 et à 4 sur 4 en passif.
[80] Le Tribunal retient donc qu’avant le 24 février 2016, la travailleuse était porteuse d’un SDRC qui, selon la preuve prépondérante, ne l’empêchait pas de travailler. Sa condition, bien que non totalement résolue, était stable.
[81] Ensuite, compte tenu de la piètre qualité des notes médicales du 24 février 2016, le Tribunal préfère s’en remettre aux notes de consultation subséquentes de la Clinique de la douleur.
[82] Le 12 avril 2016, le docteur Dominique Dansereau fait référence à une première visite du 16 mars 2016 à la suite d’une récidive de SDRC. À cette première visite, le Cymbalta avait été augmenté à 60 mg tout comme le Lyrica qui est passé à 300 mg.
[83] Quant aux tremblements au membre supérieur droit, la travailleuse se plaint que ceux-ci la perturbent tant le jour que la nuit. Sa main est plus chaude avec des sensations de démangeaisons et de douleurs importantes. Elle ne présente plus de force au niveau du membre supérieur droit ou très peu. Le médecin constate une sudation plus importante à droite qu’à gauche.
[84] Un bloc interscalénique est prévu pour le lendemain et le Cymbalta sera changé pour l’Effexor. Un traitement en hypnothérapie est prévu en plus d’un suivi à la Clinique de la douleur.
[85] Même s’il est possible de lire au dossier qu’avant le 24 février 2016, des tremblements avaient déjà été rapportés de manière isolée en 2014, il n’en est pas fait mention lors des plus récentes consultations médicales du 15 juillet 2015 et du 9 septembre 2015, alors que la travailleuse est en retour au travail.
[86] À partir de la chute du 24 février 2016, ils sont accentués de manière telle que l’arrêt de travail est recommandé et ils se manifestent même la nuit.
[87] Aussi, la chaleur à la main droite et la sudation sont constatées cliniquement et il est conclu à une récidive de SDRC au membre supérieur droit.
[88] Le 27 février 2018, la physiatre Suzanne Lavoie, mandatée par l’employeur pour examiner la travailleuse plus de deux ans après l’événement, conclut qu’à la date de son examen, la travailleuse ne présente pas les signes cliniques requis pour lui permettre de retenir le diagnostic de SDRC. Il ne lui est pas demandé son avis relativement à l’évaluation du dossier de la travailleuse pour la période contemporaine au 24 février 2016.
[89] De plus, selon le docteur Bissonnette, la littérature médicale[21] confirme que l’aspect subjectif des symptômes rapportés et même la disproportion de la douleur par rapport au traumatisme en cause, sont du propre de ce type de diagnostic. Les discordances relevées par la docteure Lavoie, deux ans après l’événement, doivent donc être considérées avec réserve.
[90] Considérant que les prémisses sur lesquelles le docteur Bissonnette s’appuie sont fiables, son avis, à l’effet que la condition personnelle antérieure de SDRC de la travailleuse a connu une détérioration à compter du 24 février 2016, doit être retenu.
[91] Le Tribunal estime qu’en l’absence de preuve contraire et compte tenu des plaintes de douleur de la travailleuse et des constatations objectives des examinateurs, il demeure que le SDRC au membre supérieur droit a évolué de manière négative à compter du 24 février 2016, d’autant plus que la médication a dû être augmentée de manière significative.
[92] Quant à savoir s’il existe un lien entre l’aggravation du SDRC et l’accident survenu le 24 février 2016, le docteur Bissonnette est formel à l’effet qu’en présence d’un traumatisme bien précis et de l’apparition d’une aggravation concomitante aussi prononcée, la relation entre les deux peut être faite.
[93] Selon le médecin, l’intensité des symptômes, entraînant même un choc vagal en raison de l’augmentation importante du niveau de douleur au membre supérieur droit consécutivement à la chute, démontre de manière probable que le traumatisme est responsable de la condition de la travailleuse telle que constatée à partir de là.
[94] Même si, selon le docteur Bissonnette, il n’est pas impossible que l’évolution naturelle de cette condition soit responsable d’une recrudescence éventuelle des symptômes, un traumatisme aussi clair et une variation des symptômes aussi prononcée de manière aussi contemporaine voire concomitante, supportent l’opinion qu’il émet face à l’existence d’un lien de cause à effet.
[95] Considérant les explications appuyées du docteur Bissonnette et compte tenu de la relation temporelle entre l’aggravation du SDRC et la chute survenue le 24 février 2016, le Tribunal estime qu’il a été démontré de manière prépondérante que la travailleuse a subi une lésion professionnelle.
[96] Aucune autre cause n’explique l’aggravation de la condition de la travailleuse de manière aussi probante.
PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL :
ACCUEILLE la contestation de madame Maryse Béliveau, la travailleuse;
INFIRME la décision de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail rendue le 4 juillet 2016, à la suite d’une révision administrative;
DÉCLARE que le 24 février 2016, la travailleuse a subi une lésion professionnelle et qu’elle a droit aux prestations prévues par la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles.
[1] Syndrome douloureux régional complexe. Dans cette décision, l’abréviation SDRC est utilisée aussi pour représenter l’ancienne appellation : algodystrophie sympathique réflexe.
[2] RLRQ, c. A-3.001.
[3] Olymel Flamingo et Morier, C.L.P. 152565-62B-0012, 25 mars 2003. M.-D. Lampron, Hoang et CSSS du Cœur-de-l’île, C.L.P. 295273-61-0607, 6 décembre 2006, G. Morin.
[4] Chouinard et Ville de Montréal, C.L.P. 113745-72-9903, 22 mars 2000, G. Robichaud.
[5] Olymel St-Simon et Auclair, C.L.P. 290963-62B-0606, 26 juin 2007, N. Blanchard.
[6] Voir notamment : Provigo Distribution et Renaud-Desharnais, 753-60-8608, 30 septembre 1987, M.-C. Lévesque; Gagnon et Centre d’escompte Racine, C.L.P. 297387-31-0608, 12 janvier 2007, C. Lessard.
[7] Oger et S.T.M. (Réseau des autobus), C.L.P. 371956-71-0903, 27 juin 2010, S. Lévesque.
[8] De Riggi et Corporation d’Urgences-Santé (Mtl), C.L.P. 315610-71-0704, 11 mars 2008, S. Arcand, (révision rejetée le 18 septembre 2008, S. Moreau); Belhumeur et Corporationn Komunik C.L.P. 355189-71-0808, 22 octobre 2009, L. Daoust.
[9] Instech Télécommunication inc. et Jbaihi, 2016 QCTAT 4137; Perron et Commission scolaire de la Jonquière, C.L.P. 351925-02-0806, 11 février 2009, J.-M. Hamel; Burton et Tim Horton, C.L.P. 469-271-07-1204, 4 avril 2013, P. Sincennes.
[10] Métro-Richelieu 2000 inc. et Lavoie, C.L.P. 127097-02-99-11, 9 mars 2000, A. Vaillancourt; Burton et Tim Horton, précitée note 9; YMCA du Québec et Sasu 2018 QCTAT 5843.
[11] Burton et Tim Horton, précitée note 9.
[12] 2012 QCCLP 2350.
[13] 2018 QCTAT 6193.
[14] C.L.P. 371956-71-0903, 27 juin 2010, S. Lévesque.
[15] Une décision a été rendue par le Tribunal administratif du travail qui déclare l’employeur forclos de contester le diagnostic en raison notamment d’une admission écrite de sa part, voir Agence du revenu du Québec et Béliveau 2019 QCTAT 1100.
[16] International Association for the Study of Pain.
[17] Association québécoise de la douleur chronique.
[18] TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL, Attentes relatives au rôle des experts, [Québec], TAT, [2016], 6 p., [En ligne], <https://www.tat.gouv.qc.ca/fileadmin/tat/6Le_tribunal/ Publications_ et_documents/Depliants_et_brochures/4917_TAT_DPL_Attentes_role_experts_3_ACCESS.pdf
[19] J. MALEKI et al., « Patterns of Spread in Complex Regional Pain Syndrome, Type I (Reflex Sympathetic Dystrophy) », (2000) 88 Pain, pp. 259-266.
[20] François FUGÈRE, « Le syndrome douloureux régional complexe : Vous connaissez? Vous devriez! », (2015) 50 Médecin du Québec, pp. 41-46.
[21] Précitée note 20.
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