Décision

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Directeur des poursuites criminelles et pénales c. Théâtre du Trident inc.

2021 QCCQ 11956

COUR DU QUÉBEC

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

QUÉBEC

LOCALITÉ DE

QUÉBEC

« Chambre criminelle et pénale »

 :

200-61-218356-184

200-61-232730-190

200-61-230456-194

 

DATE :

9 novembre 2021

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

MONSIEUR LE JUGE YANNICK COUTURE

JUGE DE PAIX MAGISTRAT

 

______________________________________________________________________

 

DIRECTEUR DES POURSUITES CRIMINELLES ET PÉNALES

Poursuivant

c.

LE THÉÂTRE DU TRIDENT INC.

-et-

LE THÉÂTRE DE LA BORDÉE INC.

-et-

PREMIER ACTE INC.

Défenderesses-Requérantes

-et-

PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC

Mis en cause

______________________________________________________________________

 

DÉCISION SUR UNE REQUÊTE EN DÉCLARATION D’INVALIDITÉ DES ARTICLES 1, 2 ET 11 DE LA LOI CONCERNANT LA LUTTE CONTRE LE TABAGISME ET DE L’ARTICLE 1 DU RÈGLEMENT D’APPLICATION DE LA LOI CONCERNANT LA LUTTE CONTRE LA TABAGISME

______________________________________________________________________

 

MISE EN CONTEXTE

[1]                Les défenderesses-requérantes (ci-après «requérantes») ont reçu chacune un constat d’infraction pour avoir toléré que des comédiens fument une cigarette de tabac sur scène durant une représentation théâtrale, en contravention à l’article 11 de la Loi concernant la lutte contre le tabagisme[1].

[2]                Les requérantes ont reconnu les faits. Elles présentent une requête en déclaration d’invalidité.

[3]                Elles prétendent que les constats d’infractions représentent une violation de leur liberté d’expression artistique protégée par les chartes canadienne et québécoise. De l’avis des requérantes, elles ont le droit de permettre que soient librement exprimés, dans le cadre d’une représentation théâtrale, les gestes ou actes expressifs qui incluent le fait pour un acteur de fumer afin de respecter le texte ou l’expression créative des auteurs et/ou metteurs en scène.

[4]                Le fait pour un acteur de fumer du tabac ou toute substance assimilée est une expression protégée puisqu’elle ne constitue pas une menace de violence physique. La scène d’un théâtre doit être considérée comme un lieu des plus approprié où peut s’exprimer la liberté artistique.

[5]                L’atteinte à la liberté d’expression artistique est non justifiée dans une société libre et démocratique, car l’interdiction générale de fumer en toute circonstance dans un lieu où se déroulent des activités culturelles et artistiques n’a aucun lien avec les objectifs poursuivis par la loi et les règlements.

[6]                L’interdiction générale de fumer dans les lieux publics n’est pas contestée, ni la nocivité des produits du tabac. Les requérantes ne prétendent pas que les salles de théâtre constituent en eux-mêmes des lieux où l’interdiction générale ne doit pas s’appliquer. Toute personne qui fume à l’intérieur d’une salle de théâtre est soumise à l’interdiction générale. Cette interdiction est trop restrictive au sens où elle ne permet pas à un acteur de fumer sur scène afin de respecter le texte, l’esprit ou l’essence artistique. Ainsi, la mesure ne serait pas proportionnée.

[7]                Le litige porte sur la représentation de l’acte de fumer dans une expression artistique sur scène.

 

 

 

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

[8]                L’article 2 de la Loi concernant la lutte contre le tabagisme[2] prévoit qu’il est interdit de fumer dans tous les lieux fermés, notamment ceux où se déroulent des activités sportives ou de loisirs, judiciaires, culturelles ou artistiques, des colloques ou des congrès ou autres activités semblables, de même que dans tous les lieux fermés qui accueillent le public.

[9]                L’article 11 de cette loi énonce que l’exploitant d’un lieu ne doit pas tolérer qu’une personne fume dans un endroit où il est interdit de le faire.

ANALYSE

[10]           Les requérantes allèguent que l’imposition de contraventions dans le cadre de représentations artistiques durant lesquelles les créateurs ont fait le choix de faire fumer du tabac à des acteurs sur scène est une violation à la liberté d’expression.

[11]           Il appartient à la personne qui allègue une atteinte à la liberté d’expression en vertu de la Charte canadienne et/ou québécoise de démontrer[3] :

a)     Que l’activité en cause a un contenu expressif, qu’elle vise à transmettre un message ou une signification;

b)     Que l’activité en cause est non exclu par une des limites à la liberté d’expression;

c)     Que dans la mesure où une activité est protégée par la Charte, la loi porte atteinte, par son objet ou par son effet, à la liberté d’expression.

[12]           S’il est démontré l’existence d’une violation à la liberté d’expression, il reviendra à l’État de démontrer par prépondérance des probabilités que la violation peut se justifier en vertu de l’article 1 de la Charte canadienne et/ou de l’article 9.1 de la Charte québécoise en respectant les critères suivants établis par l’arrêt R. c. Oakes[4], à savoir :

a)     L’objectif visé par les restrictions à un droit garanti par la Charte doit être suffisamment important pour justifier une atteinte;

b)     Il doit y avoir une proportionnalité des moyens choisis pour atteindre l’objectif. Cette deuxième étape en compte trois :

  1. La preuve d’un lien rationnel entre l’objectif et la mesure contestée;
  2. La preuve que la mesure contestée a été libellée de manière à assurer une atteinte minimale; et
  3. Que la mesure contestée produit des effets bénéfiques qui surpassent les inconvénients découlant de la restriction à la liberté d’expression artistique.

[13]           Comme le débat porte sur la façon de représenter l’acte de fumer par les acteurs lors d’une expression théâtrale et/ou artistique plutôt que sur la légitimité de l’action de jouer une personne qui fume, il n’y a en soi aucune atteinte à la liberté d’expression artistique.

[14]           Toute activité humaine ne contient pas nécessairement du contenu expressif, c’est-à-dire, qu’elle n’est pas toujours porteuse d’un message et donc que certaines activités sont purement physiques[5].

[15]           Le but est d’interdire de fumer, soit d’aspirer et d’inhaler de la fumée produite par du tabac ou par toute substance assimilée à du tabac dans des lieux fermés qui accueillent le public ainsi que dans des lieux où se déroulent des activités artistiques. Cela a pour but de protéger le public de la fumée de tabac ou de toute substance assimilée à du tabac.

[16]           Par ailleurs, l’inhalation ou l’aspiration de la fumée produite par le tabac ou toute substance assimilée à du tabac n’emporte pas en soi un contenu expressif. De ce fait, il ne bénéficie pas de la protection de la liberté d’expression protégée par l’alinéa b) de l’article 2 de la Charte canadienne ou de l’article 3 de la Charte québécoise, car il ne vise pas à transmettre du contenu expressif (un message) :

The previous analysis applies. Additionnally, smoking is not an expression. It is, in most cases, an addiction, and a pathetic one at that. It is not an activity that comes within the scope of freedom of expression. Smoking does not have expressive contentas defined by case law. An expression within the meaning of the Charter must convey meaning and it must have expressive content. Examples of expression within the Charter are words, writings, photographs, artwork, sculpture, music, dance, film and theatre, to mention a few. Smoking is not about the expression of ideas to or of others. It is simply not an expression within the concept of freedom of expression.[6]

[17]           D’autres exemples démontrent que des gestes matériels n’ont pas été considérés comme étant de nature expressive, car ils ne visent pas à transmettre un message, comme la vente de cigarettes traditionnelle dans une pharmacie[7].

[18]           La loi et ses règlements n’empêchent pas un comédien de simuler le geste de fumer sur scène de différentes façons, en utilisant divers accessoires, artifices ou quelques effets spéciaux. La preuve démontre que certains metteurs en scène ont d’ailleurs choisi d’utiliser de fausses cigarettes. Rien dans la législation en cause n’empêche l’exercice des libertés artistiques ni de pouvoir livrer l’âme d’une représentation théâtrale.

[19]           La représentation de gestes ou actions proscrites par d’autres lois est chose commune au théâtre, comme simuler le meurtre, utiliser une arme, consommer de la drogue ou user de violence.

[20]           La loi et ses règlements permettent de représenter, de simuler, de jouer ou d’acter une personne qui fume, ce qui constitue du contenu expressif qui n’est pas interdit. L’interdiction est de projeter ou d’inhaler de la fumée provenant d’un produit du tabac dans un lieu public. Le fait de fumer du tabac lors d’une représentation théâtrale ne constitue pas du contenu expressif, car aucun message n’est véhiculé.

[21]           Puisque l’activité en cause n’a aucun contenu expressif, c’est-à-dire qu’elle ne vise pas à transmettre un message ou une signification, elle n’entre pas dans le champ d’application de la protection offerte par la Charte canadienne ni dans celle de la Charte québécoise.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[22]           REJETTE  la requête des défenderesses-requérantes.

 

 

__________________________________

YANNICK COUTURE

JUGE DE PAIX MAGISTRAT

 

 

 

 

 

 


[1] RLRQ, c. L-6.2.

[2] Id.

[3] Irwin Toy LTD c. Québec (Procureur général), [1989] 1 RCS 927.

[4] [1986] 1 RCS 103.

[5] Irwin Toy LTD c. Québec (Procureur général), précit. note 3.

[6] Yellowknife c. Denny, [2004] N.W.T.J. No. 16, par. 65.

[7] Rosen v. Ontario (Attorney General), [1996] O.J. No. 100 (QL).

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