Décision

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[Texte de la décision]

Section des affaires sociales

En matière de sécurité ou soutien du revenu, d'aide et d'allocations sociales

 

 

Date : 17 juillet 2015

Référence neutre : 2015 QCTAQ 0739

Dossier  : SAS-Q-184769-1208

Devant les juges administratifs :

DANIEL LAGUEUX

NATALIE BIBEAU

 

S… L…

Partie requérante

c.

MINISTRE DE L'EMPLOI ET DE LA SOLIDARITÉ SOCIALE

Partie intimée

 

 


DÉCISION




[1]              La requérante conteste la décision en révision rendue par l’intimé, le ministre de l’Emploi et de la Solidarité sociale (le Ministère), le 23 juillet 2012.

[2]              Cette décision maintient la réclamation d’un montant de 416,62 $, pour la période du 1er au 31 mai 2012 et la diminution de l’aide financière de madame à compter du 1er juin 2012, en raison des revenus provenant d’une fiducie.

 

Contexte factuel

[3]              Du dossier, il ressort que la requérante participe au programme de solidarité sociale, lequel vise les personnes ayant des contraintes sévères à l’emploi.

[4]              À la suite du décès de sa mère en novembre 2011, une fiducie a été créée.

[5]              Les clauses testamentaires pertinentes se lisent comme suit[1] :

« ARTICLE 3     LEGS UNIVERSEL

Je lègue tous mes biens meubles et immeubles EN FIDUCIE pour le bénéfice de ma fille au premier degré, [nom de la requérante], ci-après nommée « mon enfant » ou « ma bénéficiaire ».

         La fiducie établie par la présente, portera le nom choisi par le fiduciaire, ou Fiducie [nom de la requérante].

 

ARTICLE 4     AFFECTATION

         Les biens de la fiducie seront affectés à la satisfaction des besoins et à l’avantage général de mon enfant.

         À ces fins, mon fiduciaire devra, à son entière discrétion, veiller à l’entretien, à la subsistance, à l’éducation et à tout ce qu’il pourra juger nécessaire au bien-être de mon enfant, en fonction de ses besoins respectifs, et avec faculté d’employer tant le revenu que le capital. A cette fin, mon fiduciaire remettra à mon bénéficiaire une somme ne dépassant pas cent (100) dollars par semaine, sauf un besoin spécifique jugé acceptable par mon fiduciaire. »

[6]              C’est la nièce de la requérante qui a été désignée comme fiduciaire.

[7]              Madame Lise Michelin est conseillère communautaire auprès de l’organisme « Solidarité Régionale d’Aide et d’Accompagnement pour la Défense des Droits en santé mentale (SRAADD) ». Elle accompagne la requérante dans ses démarches juridiques.

[8]              Madame Michelin explique que la requérante présente un diagnostic de schizophrénie. Elle est en incapacité totale.

[9]              Dans la première année d’application de la fiducie, soit entre 9 et le 13 avril 2012[2],  la fiduciaire a fait l’achat de meubles et vêtements pour la requérante. Les services de téléphonie/internet/télévision ont été payés pour une année à l’avance. Il y a eu remboursement d’une dette de 875,23 $ à l’État. Finalement, un montant de 1 000 $ a été déposé au compte de la Caisse populaire de madame.

[10]           Le 15 mai 2012, le Ministère rend une première décision dans laquelle il réclame à la requérante, pour la période du mois de mai 2012, le montant de 416,62 $. Par la suite, celui-ci sera diminué de la prestation mensuelle de madame. En effet, le Ministère considère que la fiduciaire doit faire des versements de 100 $ par semaine à la requérante. Elle ne peut s’acquitter de son obligation en effectuant un versement unique de 5 000 $ par année. Ledit montant a été divisé par 52 semaines et appliqué mensuellement au bénéfice de la requérante, selon le montant précité.

[11]           Le 23 juillet 2012, cette décision est maintenue en révision, d’où le présent litige.

 

Analyse et décision

[12]           Par une disposition entrée en vigueur le 1er janvier 2007, le législateur a permis l’assouplissement de certaines règles visant les prestataires du programme de solidarité sociale, notamment en ce qui concerne les actifs reçus par succession. L’article 72 de la Loi sur l’aide aux personnes et aux familles[3] dispose :

« 72.  Le gouvernement peut, par règlement, prévoir des règles assouplies applicables aux prestataires du programme en ce qui concerne notamment :

1°  la possession de biens, de sommes versées dans un régime de retraite ou d’actifs reçus par succession;

2°  les conditions d’admissibilité à certaines prestations spéciales. »

[13]           Le paragraphe 4 de l’article 164 du Règlement sur l’aide aux personnes et aux familles[4] (le Règlement) contient un tel assouplissement. Il se lit comme suit :

« 164.  Malgré les articles 141 et 147, les avoirs liquides et la valeur des biens suivants sont exclus, jusqu’à concurrence d’un montant total de 130 000 $, augmenté, si l’adulte seul ou la famille est propriétaire de  sa résidence, de 1 000 $ par année complète d’occupation à ce titre :

1°  les avoirs liquides constitués de capitaux ou de sommes visés à l’article 141;

2°  les biens énumérés à l’article 147;

3°  tout autre bien immobilier;

4°  les biens et avoirs liquides reçus par l’adulte seul ou un membre de la famille à la suite d’une succession, pour la partie qui excède  les dettes et charges auxquelles il est tenu;

[…] »

(Notre soulignement)

[14]           Dans sa décision en révision, le Ministère applique le raisonnement suivant[5] :

« Le patrimoine formé des biens transférés en fiducie, constitue un patrimoine d’affectation autonome et distinct de celui du constituant, du fiduciaire ou du bénéficiaire, sur lequel aucun d’entre eux n’a de droit réel. Les biens appartiennent à la fiducie sont exclus du calcul de la prestation d’aide financière de derniers recours (sic). Toutefois, le bénéficiaire a droit aux fruits et revenus de la fiducie. Ceux-ci sont donc comptabilisables à ce titre.

Les sommes reçues de la fiducie sont comptabilisables au dossier de l’adulte qui est bénéficiaire lorsqu’elles sont versées en argent ou en nature pour un besoin couvert par la prestation de base. »  

[15]           La représentante du Ministère ajoute que l’article 164 du Règlement concerne les biens et avoirs liquides provenant d’une succession. À cet effet, les articles 141 et 147 dont il est fait référence se retrouvent aux sous-sections 2 (Avoirs liquides) et 3 (Biens) de la section III intitulée « Ressources ».

[16]           Cependant, la sous-section 1 concerne les revenus, gains et autres avantages. L’exclusion prévue à l’article 164 du Règlement ne peut trouver application puisque la somme reçue chaque semaine par la requérante n’est ni un bien, ni un avoir liquide, mais plutôt un revenu de la fiducie.

[17]           Le Tribunal s’est prononcé à plusieurs reprises sur l’interprétation à donner aux dispositions susmentionnées, et ce, dans des cas identiques ou similaires au présent dossier.

[18]           Dans une première décision portant sur l’analyse des montants provenant d’une fiducie testamentaire, le Tribunal établit ce qui suit [6]:

« [44]     La partie intimée s’oppose à l’application de cette exclusion à la partie requérante. Elle reconnaît que les montants transférés à la fiducie proviennent d'une succession mais soutient que lorsque la fiducie les verse à la partie requérante, les montants ont alors perdu le caractère de « provenant d’une succession, ».

[45)     Le Tribunal estime que le fait de recevoir un bien par l’intermédiaire d’une fiducie testamentaire ne change pas sa provenance. Une fiducie conserve son caractère tout au long de son existence à moins de modifications ordonnées par le tribunal. Dans notre cas, il n’y a eu aucune modification à la fiducie. La fiducie a commencé à exister au décès du père de la partie requérante et continue à exister par suite de son décès. Elle demeure une fiducie testamentaire et les montants reçus demeurent transmis par succession. »

[19]           L’argument qu’il y a transformation de la somme reçue en héritage, en montants hebdomadaires ou en rente viagère, n’a pas été davantage retenu[7] :

 « [18]     Par ailleurs, dans le présent dossier, le Tribunal conclut qu’il n’y a jamais eu transformation. En effet, le requérant a hérité d’une rente mensuelle. Il s’agit des dispositions expresses du défunt. Le requérant ne pouvait recevoir autrement sa part de l’héritage.

[19]     Même s’il y avait eu une transformation, suivant l’article 164 du règlement, elle est permise et l’exclusion doit continuer de s’appliquer.

[20]     Ne pas appliquer l’exclusion serait illogique et contraire à l’esprit de la loi. En effet, si le requérant avait hérité d’une somme en capital, il aurait pu la déposer dans un compte de banque et en jouir à sa guise sans jamais voir sa prestation déduite desdits montants. »

[20]           Le Tribunal a déjà mentionné que le Ministère a une interprétation réductrice de l’article 164 du Règlement. À cet effet, il faut tenir compte de l’objectif de la Loi[8] :

« [18]     Par ailleurs, le contexte est dans une certaine mesure celui du droit des personnes handicapées au plan psychique de recevoir un traitement égal, lors de la réception d’un héritage, par rapport aux personnes qui ont un handicap physique.

[19]     Le présent dossier illustre de manière frappante un certain risque d’une disparité de traitement. Les frères et sœurs de la requérante ont reçu leur héritage sans aucune condition, alors que pour des motifs évidents, elle se retrouve bénéficiaire d’une fiducie testamentaire contraignante. »

 

[21]           Au même effet dans une décision récente, il est mentionné ce qui suit[9] :

« [26]     L’Interprétation proposée par la partie intimée non seulement ne respecte pas l’intention manifeste du législateur de protéger certains prestataires, mais conduit à un résultat absurde en pénalisant les personnes souvent plus vulnérables qui reçoivent en héritage une rente plutôt qu’une somme d’argent globale. »

[22]           Les soussignés partagent les points de vue émis par les différentes formations du Tribunal qui se sont prononcées sur ce sujet. En conséquence le recours de la requérante doit être accueilli.

 

L’effet des décisions du Tribunal

[23]           Au début de l’audience, le Tribunal a été surpris de constater que le Ministère persiste à appliquer son interprétation du paragraphe 4 de l’article 164 du Règlement malgré la jurisprudence à cet effet.

[24]           En effet, toutes les décisions rendues depuis l’entrée en vigueur des nouvelles dispositions sont unanimes. Si le Ministère n’était pas d’accord avec celles-ci, il lui était loisible d’exercer différents recours. Cependant, il ne peut faire fi des interprétations du Tribunal et présenter constamment les mêmes arguments à différentes formations. 

[25]           Les articles suivants de la Loi sur la justice administrative[10] (la LJA) doivent être pris en considération :

«14.  Est institué le « Tribunal administratif du Québec ».

Il a pour fonction, dans les cas prévus par la loi, de statuer sur les recours formés contre une autorité administrative ou une autorité décentralisée.

Sauf disposition contraire de la loi, il exerce sa compétence à l’exclusion de tout autre tribunal ou organisme juridictionnel.

15.  Le Tribunal a le pouvoir de décider toute question de droit ou de fait nécessaire à l’exercice de sa compétence.

Lorsqu’il s’agit de la contestation d’une décision, il peut confirmer, modifier ou infirmer la décision contestée et, s’il y a lieu, rendre la décision qui, à son avis, aurait dû être prise en premier lieu.

20.  En matière de sécurité ou soutien du revenu, d’aide et d’allocations sociales, la section des affaires sociales est chargée de statuer sur les recours visés à l’article 1 de l’Annexe I, portant notamment sur des décisions relatives à des mesures d’aide financière. »

(Notre soulignement)

[26]           Le Tribunal exerce donc une pleine juridiction sur les recours dont il est saisi. D’autre part, le législateur souligne, à l’article 75 de la LJA, que l’atteinte d’un niveau élevé de qualité et de cohérence est un objectif important.

[27]           La position actuelle du Ministère a pour effet de créer une confusion pour les bénéficiaires du programme de solidarité sociale. Ceux-ci ne peuvent savoir quelle est la norme applicable en matière de fiducie testamentaire.

[28]           De plus, il en résulte une inégalité de traitement entre les personnes qui se soumettent à la décision du Ministère et celles qui contestent devant le Tribunal. À cet effet, il est utile de rappeler le principe établi par l’article 2 de la LJA :

« 2.  Les procédures menant à une décision individuelle prise à l’égard d’un administré par l’Administration gouvernementale, en application des normes prescrites par la loi, sont conduites dans le respect du devoir d'agir équitablement.

(Notre soulignement)

[29]           Il est donc souhaitable que l’interprétation du Tribunal, quant au paragraphe 4 de l’article 164 du Règlement, soit appliquée par le Ministère dans le traitement des dossiers de cette nature.

[30]           POUR CES MOTIFS, le Tribunal :

INFIRME la décision en révision rendue par l’intimé le 23 juillet 2012;

ACCUEILLE le recours de la requérante.


 

DANIEL LAGUEUX, j.a.t.a.q.

 

 

NATALIE BIBEAU, j.a.t.a.q.


 

Bélanger Sauvé

Me François Vigeant

Procureur de la partie requérante

 

Madame Alyne Laflamme

Représentante de la partie intimée


 



[1] Page 5 du dossier.

[2] Pages 27 à 35 du dossier.

[3] RLRQ, chapitre A-13.1.1.

[4] RLRQ, chapitre A-13.1.1, r.1.

[5] Page 38 du dossier.

[6] 2012 QCTAQ 04333.

[7] 2012 QCTAQ 021107 (révision administrative rejetée, 2012 QCTAQ 12537); 2014 QCTAQ 07563.

[8] 2014 QCTAQ 06885; 2015 QCTAQ 02138.

[9] 2015 QCTAQ 05330.

[10] RLRQ, chapitre J-3.

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