Décision

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B. c. Frères Maristes

2023 QCCS 167

COUR SUPÉRIEURE

(Actions collectives)

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT D’

IBERVILLE

 

No :

755-06-000007-225

 

 

Le 24 janvier 2023

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

SYLVAIN LUSSIER, J.C.S.

______________________________________________________________________

 

B.

 

Demandeur

c.

 

LES FRÈRES MARISTES

ŒUVRES RIVAT (jadis LES FRÈRES MARISTES IBERVILLE)

FONDS ARTHUR-CARON

FONDS BEDFORD

FONDATION MISSION MARISTES

ŒUVRES VIE NOUVELLE (jadis LES FRÈRES MARISTES DE QUÉBEC)

 

Défenderesses

 

 

 

JUG EMENT

(Sur Demande D’AUTORISATION D’ACTION COLLECTIVE)

 

______________________________________________________________________

 

LE CONTEXTE

[1]                Le Demandeur demande l’autorisation d’intenter une action collective en responsabilité civile contre les Défenderesses pour le compte des personnes qui, tout comme lui, ont été agressées sexuellement au Québec par un religieux Frère Mariste[1] membre de la congrégation religieuse connue comme l’Institut des Frères Maristes des Écoles (F.M.S Fratres Maristae a Scholis)[2].

[2]                Il propose d’exercer l’action au nom du groupe suivant :

« Toutes les personnes qui ont été agressées sexuellement par un religieux membre de la congrégation religieuse connue sous le nom des Frères Maristes à tout endroit au Québec, incluant de manière non limitative toute institution, établissement de formation, école, collège, établissement de loisir, centre d’animation, camp, résidence, lieu de culte (le « Groupe »).

Le Groupe exclut les personnes qui sont membres et qui ne se sont pas exclues de l’action collective Association des amis du Patro Lokal de St-Hyacinthe c. Les Frères Maristes et al., dossier portant le numéro de Cour : 750-06-000004-140, soit toutes les personnes, de même que leurs héritiers et ayants cause, ayant été abusées physiquement, sexuellement ou psychologiquement par tout religieux membre ou employé de la congrégation religieuse connue sous le nom des Frères Maristes alors qu’elles fréquentaient ou étaient hébergées à la ressource d’hébergement le Patro Lokal à St-Hyacinthe, entre 1970 et 1986. »

[3]                B. allègue avoir été agressé sexuellement dans son enfance par le Frère Mariste Athanase Fortin à plusieurs endroits, notamment dans le bureau de ce dernier à l’école secondaire de Baie-Saint-Paul. Avec la permission expresse de B., qui y voit le moyen de rejoindre un certain nombre de victimes potentielles des agressions, le Tribunal reproduit certaines des allégations qui sont reprochées à certains Frères Maristes :

3.1. B. a grandi à Baie-Saint-Paul, près de la ville de Québec;

3.2. En tout temps pertinent avant les agressions sexuelles, B. a eu une enfance heureuse et sans accroc; il s’entendait bien avec ses parents qui étaient stricts sur le plan scolaire et religieux, mais affectueux et aimant;

3.3. Ses parents étaient des fidèles catholiques très croyants et pratiquants. La famille fréquentait l’église tous les dimanches et les enfants participaient à la messe;

3.4. En 1960, alors que B. est âgé de 8 ans, il fait la rencontre du Frère Athanase Fortin, Religieux FM, qui a été invité par ses parents à venir à la maison;

3.5. À cette époque, le Frère Fortin avait été assigné par l’Institut comme conseiller en orientation auprès des jeunes et il travaillait au sein d’écoles notamment dans la région de Baie-Saint-Paul, Charlevoix et Clermont;

3.6. Le Frère Fortin était un homme très charismatique qui voulait se rapprocher de B. et de son frère ainé au prétexte de vouloir enligner les enfants adéquatement dans leurs études, ce qui plaisait au père de B., puisque ce dernier travaillait dans le domaine de l’éducation;

3.7. Suivant cette première visite, le Frère Fortin se présente régulièrement au domicile familial, ce qui fait le bonheur des parents de B. Ceux-ci tiennent le Frère Fortin en haute estime et se sentent privilégiés que celui-ci passe autant de temps avec eux et leurs enfants;

3.8. Le Frère Fortin donne beaucoup d’attention à B. et à son frère, et il amène les enfants faire des tours d’automobile dans des petites routes rurales au prétexte de vouloir leur apprendre à conduire;

3.9. C’est ainsi que les agressions sexuelles ont commencé; alors que le Frère Fortin fait conduire son frère, il met sa main à l’intérieur des pantalons, puis des culottes de B. et il joue avec son pénis et ses testicules. Le Frère Fortin lui fait des attouchements pendant plusieurs minutes, lesquels se transforment en de la masturbation;

3.10.            B. n’a aucune expérience sexuelle et n’a jamais parlé de sexualité avec ses parents, ce qui était très tabou à l’époque. Il se sent complètement déconcerté par les agissements du Frère Fortin et il se sent impuissant, car il est impossible pour lui de se confier à ses parents, considérant qu’il a été élevé de manière à obéir sans discussion aux religieux vu leur statut de représentant de Dieu;

3.11.            Les agressions sexuelles ont lieu à l’occasion de chaque tour d’automobile, soit plusieurs fois par mois;

3.12.            B. est témoin du fait que le Frère Fortin se livre aux mêmes types d’attouchements sur son frère, lorsque vient le tour de B. de conduire. Cependant, il n’est pas question pour lui d’en parler à son frère, car il a trop peur;

3.13.            Le Frère Fortin dit également aux parents de B. qu’il veut que le petit passe des tests d’aptitude, pour bien s’orienter plus tard dans ses études. Le Frère Fortin amène B. à plusieurs occasions dans sa chambre située dans son bureau à l’école Baie-Saint-Paul au cours de la fin de semaine. À chacune de ses occasions, le Frère Fortin l’agresse sexuellement en le masturbant dans son lit;

3.14.            Le Frère Directeur à cette époque était le Frère Benoît Paré, Religieux FM. Celui-ci est témoin du fait que le Frère Fortin amène B. dans sa chambre la fin de semaine. B. se souvient d’une altercation entre les deux religieux dans le couloir, de l’autre côté de la porte de la chambre du Frère Fortin, durant laquelle le Frère Paré confronte le Frère Fortin à savoir ce qu'il fait avec le petit dans sa chambre. Les deux montent la voix et le Frère Fortin rétorque : « toi tu t’envoies (sic) ta secrétaire, viens pas me faire chier (sic) avec mes affaires »;

3.15.            Malheureusement, le Frère Paré ne fait rien et le Frère Fortin continue à agresser sexuellement B. et d’autres enfants impunément;

3.16.            Au cours de l’année scolaire 1963-1964, B. fait son secondaire 1 dans un collège privé à Québec. Malheureusement, puisque le collège ferme, ses parents l’inscrivent à l’école Baie-Saint-Paul pour le secondaire 2;

3.17.            B. est alors confronté de nouveau au Frère Fortin et les agressions sexuelles se poursuivent de manière régulière dans sa chambre située dans son bureau à l’école;

3.18.            B. a beaucoup de difficulté à se concentrer en classe et ses résultats scolaires baissent drastiquement. Il vit beaucoup de rage qu’il ne sait pas comment exprimer outre qu’en ayant un comportement dérangeant. Il se sent mort à l’intérieur et prisonnier de ses émotions, dont il ne peut partager avec qui que ce soit vu la culpabilité et la crainte qu’il ressent;

3.19.            B. est témoin du fait que le Frère Fortin donne des privilèges aux élèves en les amenant faire des activités et qu’il s’entoure des plus petits garçons;

3.20.            Notamment, au cours de l’été 1965, alors que B. a 13 ans, le Frère Fortin amène celui-ci et quatre autres garçons, incluant son frère, faire du camping à Manic 5 pendant quelques jours;

3.21.            B. est choqué, car le Frère Fortin se baigne complètement nu devant eux et montre son pénis en érection. Le Frère Fortin passe également la nuit dans sa tente avec les plus jeunes garçons;

3.22.            Le Frère Fortin amène aussi B., son frère et trois jeunes garçons à un tournoi de hockey pee-wee à Québec;

3.23.            Au cours du printemps 1967, alors que B. est en secondaire 4, le Frère Fortin amène celui-ci, son frère et trois autres garçons à l’Expo 1967 à Montréal. Ils sont hébergés chez une amie du Frère Fortin dont B. ignore le nom;

3.24.            B. remarque que le Frère Fortin amène encore le plus jeune des garçons dormir avec lui dans son lit. Ceci n’a pas empêché le Frère Fortin d’aller voir B. pendant la nuit pour lui faire des attouchements au pénis, alors qu’il dormait dans une chambre à côté;

 

3.25.            À la fin du secondaire 4, un des garçons qui étaient toujours avec le Frère Fortin confie à B. qu’il s’est plaint au Frère Paré, le directeur de l’école Baie-Saint-Paul, que le Frère Fortin lui mettait souvent la main dans les culottes;

3.26.            De manière contemporaine à cette dénonciation, B., qui était connu de la direction pour être toujours avec le Frère Fortin et qui avait été surpris par le Frère Paré plusieurs années auparavant, apprend qu’il sera également expulsé au prétexte qu’il avait un mauvais comportement. Aujourd’hui, B. se demande si le Frère directeur l’a renvoyé, puisqu’il sentait la soupe chaude;

3.27.            Les parents de B. sont très déçus de l’expulsion et ils ne reconnaissent plus leur fils;

3.28.            B. fait son secondaire 5 dans une autre région, et c’est ainsi que les agressions sexuelles par le Frère Fortin se terminent, après sept longues années d’enfer;

3.29.            Le stress et l’anxiété qu’il a supportés au cours des sept dernières années lui causent des migraines chroniques et il consomme des pilules quotidiennement;

3.30.            B. commence à boire excessivement pour oublier les agressions sexuelles et geler ses émotions. Il vit avec de la rage. Il a des idées violentes de meurtre. Il souffre énormément et il perd l’intérêt pour l’école, alors qu’il provient d’une famille éduquée;

3.31.            B. a beaucoup de difficulté à faire confiance aux gens et à développer des relations interpersonnelles tant amicales qu’amoureuses. Il est très renfermé et ne veut pas être « connu », il préfère garder les relations superficielles;

3.32.            Après le secondaire, il veut retrouver sa discipline et un sens à sa vie, donc il s’inscrit dans la marine royale, mais sa consommation d’alcool et son insubordination face à l’autorité font en sorte qu’il devra abandonner;

3.33.            Malheureusement, B. n’a pas poursuivi ses études et n’est jamais allé à l’université, contrairement à tous ses frères et ses sœurs, souffrant ainsi d’une perte de productivité. Il s’est toujours senti comme le mouton noir de la famille, puisque l’éducation était très importante pour sa famille;

3.34.            À ce jour, B. ne s’est jamais confié à sa famille et à sa conjointe, outre que récemment à son frère, sur les agressions sexuelles qu’il a subies dans son enfance, puisque cela est encore trop difficile pour lui, qu’il a encore honte et il craint d’être jugé;

3.35.            Quelques années après son renvoi de l’école Baie-Saint-Paul, B. a appris que l’Institut avait transféré le Frère Fortin en Gaspésie où il a poursuivi son travail de conseiller en orientation auprès des jeunes;

3.36.            Bien qu’il soit évident que le Frère Fortin était un pédophile, l’Institut l’a ensuite nommé Supérieur local en Gaspésie pour le mandat 1971-1974;

3.37.            Le Frère Fortin est décédé dans un accident d’automobile, alors qu’il était avec un garçon;

3.38.            Tel qu’allégué précédemment, le Frère Fortin a agressé sexuellement plusieurs autres enfants, incluant le frère de B., des garçons fréquentant l’école secondaire Baie-Saint-Paul, ainsi que d’autres garçons;

3.39.            Dans le cas d’une autre victime, il était un élève à l’école primaire Jean-Talon dans la localité de Clermont, à trente minutes de Baie-Saint-Paul;

3.40.            Le Frère Athanase Fortin, ainsi que d’autres Religieux FM, enseignaient également à cette école;

3.41.            Au cours de l’année scolaire 1961-1962, ce garçon était en 6e année et était âgé de 11 ans. Il a fait la connaissance du Frère Fortin, lequel avait un bureau à l’école;

3.42.             Le Frère Fortin demandait à ce garçon de venir à son bureau où il l’a agressé sexuellement à de nombreuses reprises. Le Frère Fortin assoyait le garçon sur ses genoux et lui caressait les parties génitales, les fesses, les cuisses, les bras et les épaules. L’enfant pouvait ressentir que le Frère Fortin était en érection et il se frottait le pénis contre ses fesses;

3.43.            Les agressions sexuelles par le Frère Fortin ont eu lieu plusieurs fois par semaine tout au long de l’année scolaire;

3.44.            Le Frère Fortin a tenté de recruter ce garçon pour devenir un Religieux FM membre de l’Institut, afin que les deux puissent continuer leur relation;

3.45.            Ce garçon vénérait le Frère Fortin, qu’il voyait comme un représentant de Dieu, et il était convaincu que le Frère Fortin l’aimait. Aujourd’hui, il est dégoûté par l’emprise psychologique que le Frère Fortin avait sur lui et en est resté marqué à vie;

3.46.            Il est évident que vu le modus operandi du Frère Fortin, l’Institut savait qu’il était un pédophile et l’a transféré dans la région de Gaspésie où il a continué à agresser sexuellement d’autres jeunes;

3.47.            Dans le cas d’une autre victime, elle a été agressée sexuellement à de nombreuses reprises entre l’âge de 7 ans et 9 ans par le Frère Jean (…), un Religieux FM;

3.48.            Entre 1953 et 1955, la mère de cette fillette travaillait comme cuisinière à l’école Boudreau à Québec. Elle y avait également une chambre;

3.49.            Les Religieux FM, dont le Frère Jean, enseignaient à l’école Boudreau;

3.50.            La fillette venait souvent aider sa mère à la cuisine. Une fois l’aide terminée, sa mère lui permettait d’aller dans sa chambre pour se reposer;

3.51.            Pour ce faire, elle devait passer devant la chambre du Frère Jean qui l’arrêtait et lui demandait de venir dans sa chambre sous divers prétextes;

3.52.            Rendu dans la chambre du Frère Jean, il prenait l’enfant dans ses bras, lui flattait le dos, les bras, les cuisses et le vagin. Le Frère Jean lui faisait également des pénétrations digitales dans son vagin;

3.53.            Le Frère Jean disait à cette fillette qu’elle ne pouvait rien dire à sa mère, sinon personne ne la croirait, sa mère perdrait son emploi et ça serait sa faute. Le Frère Jean lui disait aussi que sa famille se retrouverait alors sans rien à manger. Cette enfant était pétrifiée du Frère Jean;

3.54.            Une trentaine d’années plus tard, alors que le Frère Jean était sur son lit de mort, il aurait avoué au Frère Léonard, Religieux FM, qu’il avait agressé des enfants, incluant cette jeune fille. Lorsque la mère de cette victime a reçu l’appel du Frère Léonard à cet effet, elle était en choc et elle s’est rendue chez sa fille pour savoir si c’était vrai. Afin de protéger sa mère, cette victime n’a jamais été capable de lui divulguer les agressions sexuelles;

[4]                Comme l’écrivait la regrettée juge Eva Petras [3]:

[75]          (…) dès qu'il y a preuve des agressions sexuelles sur des membres du groupe, il y a automatiquement préjudice.

[76]            En effet, si les membres du groupe proposé ont été abusés sexuellement au Centre durant la période en question, il y a faute et il y a dommages. Ils ont subi un préjudice.

[5]                Et le juge Brown de renchérir, au nom de la majorité dans Oratoire St. Joseph [4]:

« Les agressions sexuelles ont d’ailleurs toujours été des fautes automatiquement constitutives de préjudices graves. »

[6]                Il s’agit maintenant de savoir si ces allégations permettent d’intenter une action collective, et surtout, contre qui.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[7]                L’action collective devrait-elle être autorisée?

[8]                Contre qui devrait-elle autorisée?

[9]                Pour les raisons qui suivent, le Tribunal estime que l’action doit être autorisée contre toutes les Défenderesses.

[10]           Quelles seront les questions en litige et les conclusions recherchées?

[11]           Dans quel district judiciaire procèdera-t-elle?

  1. Autorisation de l’action collective

a)     Principes généraux

[12]           L’autorisation d’exercer une action collective est accordée si chacun des quatre critères de l’article 575 C.p.c. est rempli. Cet article prévoit :

575. Le tribunal autorise l’exercice de l’action collective et attribue le statut de représentant au membre qu’il désigne s’il est d’avis que :

1. les demandes des membres soulèvent des questions de droit ou de fait identiques, similaires ou connexes ;

2. les faits allégués paraissent justifier les conclusions recherchées ;

3.  la composition du groupe rend difficile ou peu pratique l’application des règles sur le mandat d’ester en justice pour le compte d’autrui ou sur la jonction d’instance ;

4. le membre auquel il entend attribuer le statut de représentant est en mesure d’assurer une représentation adéquate des membres.

[13]           En l’espèce, les Défenderesses concèdent que les critères 1 et 3 sont remplis. Elles contestent en fait l’existence d’un lien de droit (critère 2) entre B. et les Défenderesses Fondation Missions Maristes, Fonds Arthur-Caron et Fonds Bedford[5]. Quant au quatrième critère, il est contesté en lien avec l’absence d’intérêt juridique de B. face aux Fonds.

[14]           Elles contestent également la solidarité réclamée entre les Défenderesses de même que l’octroi de dommages punitifs. Elles ne font pas de représentations sur les autres questions.

[15]           La Cour suprême et la Cour d’appel ont écrit abondamment au sujet des critères d’autorisation et les enseignements à tirer de ces jugements sont notamment résumés dans les arrêts Infineon[6], Vivendi[7], et Oratoire Saint-Joseph[8].

[16]           Au nom de la majorité, le juge Kasirer reprend, dans Desjardins Cabinet de services financiers inc. c. Asselin[9], ce qu’il faut en retenir :

[27] Je propose donc de m’en tenir à l’état actuel du droit suivant les arrêts Infineon, Vivendi et Oratoire. Comme nous le savons, l’autorisation d’un recours collectif au Québec nécessite l’atteinte d’un seuil peu élevé. Une fois les quatre conditions énoncées à l’art. 1003 de l’ancien C.p.c. (maintenant l’art. 575 du nouveau C.p.c.) satisfaites, la juge d’autorisation doit autoriser le recours collectif; elle ne bénéficie d’aucune discrétion résiduelle lui permettant de refuser l’autorisation au prétexte que, malgré l’atteinte de ces quatre conditions, le recours ne serait pas le véhicule « le plus adéquat » (voir Vivendi, par. 67). Les questions de droit peuvent être résolues par un ou une juge d’autorisation lorsque le sort de l’action projetée en dépend, mais ce choix relève généralement de la discrétion du tribunal (voir Oratoire, par. 55). Ceci témoigne de la vocation de l’étape de l’autorisation du recours collectif: exercer une fonction de filtrage pour écarter les demandes frivoles, sans plus (voir Oratoire, par. 56, citant notamment Infineon, par. 61, 125 et 150). Enfin, il n’y a aucune exigence au Québec que les questions communes soient prépondérantes par rapport aux questions individuelles (voir Vivendi, par. 56-57). Au contraire, une seule question commune suffit si elle fait progresser le litige de façon non négligeable. Il n’est pas nécessaire que celle-ci soit déterminante pour le sort du litige (voir Vivendi, par. 58; Oratoire, par. 15).

[17]           Il est acquis que l’action collective vise tant l’indemnisation des victimes que la dissuasion de comportements répréhensibles. Ses principaux avantages demeurent « l’économie de ressources judiciaires, l’accès à la justice et la modification des comportements »[10].

[18]           À ces fins, une approche souple, libérale et généreuse, afin de faciliter l’exercice de l’action collective, doit être adoptée.

[19]           Il appartient au demandeur de démontrer que les critères de l’article 575 C.p.c. sont remplis. Son fardeau en est un de démonstration et non de preuve[11].

[20]           Il suffit pour le demandeur de présenter une cause ayant une apparence sérieuse de droit, c’est-à-dire une cause ayant une chance de réussite, sans nécessiter pour lui d’établir une possibilité raisonnable de succès[12]. Le mécanisme de filtrage ne doit empêcher que les « demandes frivoles »[13].

[21]           Les faits allégués dans la demande d’autorisation sont tenus pour avérés à moins qu’une preuve non contredite ne démontre qu’ils sont faux.  Les faits allégués par la défense ne sont pas tenus pour avérés s’ils sont susceptibles d’être éventuellement contredits par le demandeur.[14]

[22]           Cependant, les faits allégués ne peuvent être vagues et imprécis[15] sous réserve de ce qui sera dit au paragraphe 27 ci-après.

[23]           De plus, le Tribunal ne peut pas tenir compte de ce qui est allégué dans un plan d’argumentation en l’absence d’assise factuelle dans la demande[16]. Les opinions, les hypothèses, et l’argumentation ne constituent pas des faits allégués et ne lient aucunement le Tribunal.

[24]           Enfin, le juge d’autorisation doit s’abstenir de trancher le fond de l’affaire en appréciant les faits. S’il s’agit d’une pure question de droit, le Tribunal a la discrétion, et non l’obligation, de la trancher :

« Les questions de droit peuvent être résolues par un ou une juge d’autorisation lorsque le sort de l’action projetée en dépend, mais ce choix relève généralement de la discrétion du tribunal.[17] »

[25]           La Cour d’appel nous rappelait récemment, sous la plume du juge Frédéric Bachand [18]:

[16]      As the Supreme Court made clear in L’Oratoire SaintJoseph du MontRoyal and Asselin, the role of a motion judge on an application for authorization to institute a class action is very limited. His or her task is not to “make […] determination[s] as to the merits in law of the conclusions in light of the facts being alleged”, but rather to “filter out frivolous claims, and nothing more”. This explains why, in order to clear the hurdle set by article 575(2) C.C.P., “[t]he applicant need establish only a mere ‘possibility’ of succeeding on the merits, as not even a ‘realistic’ or ‘reasonable’ possibility is required”.

(Références omises)

[26]           Il reprenait par ailleurs les propos du juge Brown dans l’arrêt Oratoire St Joseph [19]:

[58]                        Le fardeau qui incombe au demandeur au stade de l’autorisation consiste simplement à établir l’existence d’une « cause défendable » eu égard aux faits et au droit applicable (…) Il s’agit d’un « seuil peu élevé » (…) En effet, le demandeur n’a qu’à établir une simple « possibilité » d’avoir gain de cause sur le fond, pas même une possibilité « réaliste » ou « raisonnable » 

[27]           Les dossiers d’agression sexuelle par les membres de communautés religieuses sont par ailleurs traités de façon particulière à certains égards, notamment quant aux exigences quant à la preuve requise pour établir les comportements répréhensibles.

[28]           Le juge Brown écrit, dans Oratoire St Joseph :

[64]                        Toutefois, le caractère apparemment vague, général ou imprécis des allégations doit être apprécié à la lumière du contexte entourant la demande de J.J. et de la preuve présentée au soutien de celle-ci. Le contexte est celui d’événements survenus il y a de nombreuses années alors que J.J. n’était encore qu’un enfant. Comme je l’ai souligné précédemment, l’absence de dénonciations à l’époque des faits explique, du moins en partie, l’absence, dans la demande elle-même, d’allégations de faits « concrets », « précis » ou « palpables » invoqués au soutien de la prétention de J.J. selon laquelle l’Oratoire avait connaissance des agressions sexuelles qui auraient été commises sur des enfants. Les allégations de faute visant l’Oratoire ne sont d’ailleurs pas formulées « dans l’abstrait » : elles s’appuient sur la trame factuelle sous-jacente, laquelle consiste en des allégations d’agressions sexuelles qui auraient été commises régulièrement à l’Oratoire sur une période de plusieurs années et sur plusieurs victimes, ce qui en soi est « suspect » et rend « possible » l’existence d’une faute imputable à l’Oratoire. Les agressions sexuelles ont d’ailleurs toujours été des fautes automatiquement constitutives de préjudices graves : Langevin et Des Rosiers, p. 166; Centre de la communauté sourde du Montréal métropolitain c. Institut Raymond-Dewar, 2012 QCCS 1146, par. 75-76 (CanLII). De plus, les allégations apparemment générales de J.J. visant l’Oratoire trouvent en l’espèce appui dans une « certaine preuve » au sens de l’arrêt Infineon : par. 134.

b)     Questions communes

[29]           L’arrêt Vivendi établit que l’existence d’une question dont la résolution commune permette de faire avancer la cause des membres du groupe est suffisante pour satisfaire au premier critère de l’article 575 C.p.c..

[30]           Les gestes décrits ci-haut, malheureusement caractéristiques de plusieurs actions en responsabilité contre les congrégations religieuses[20], soulèvent plusieurs aspects communs :

30.1.            Chaque membre du Groupe aurait été agressé sexuellement au Québec par au moins un Religieux FM membre de l’Institut.

30.2.            Chaque membre du Groupe aurait subi des dommages graves automatiquement causés par les agressions sexuelles perpétrées par un Religieux FM, ainsi qu’une atteinte à son intégrité et à sa dignité.

30.3.            Chaque membre du Groupe était vulnérable face à l’autorité, au pouvoir et au contrôle du Religieux FM de par son statut de « Frère » ou de « Père » qui lui a été conféré par l’Institut, l’élevant au rang de « représentant de Dieu ».

30.4.            Chaque Religieux FM a émis un vœu d’obéissance envers l’Institut et il occupait des fonctions d’enseignement, de prédication, de direction ou de supervision auprès des membres du Groupe selon l’assignation, l’obédience et l’autorisation de l’Institut.

30.5.            Les Religieux FM agresseurs pouvaient être transférés d’un établissement à un autre, d’une province religieuse à une autre, où ils pouvaient perpétrer des agressions sexuelles sur d’autres enfants. Ce fut d’ailleurs le cas du Frère Athanase Fortin, l’agresseur de B., qui a été transféré en Gaspésie et élevé au rang de Supérieur local malgré les dénonciations d’agressions sexuelles contre lui.

30.6.            Chaque Défenderesse ne serait qu’une composante ou l’un des visages de l’Institut au Québec.

c)     Apparence de droit

[31]           Tel qu’indiqué ci-haut, les Frères Maristes, ainsi qu’Œuvres Rivat et Œuvres Vie Nouvelle, ne contestent pas l’existence d’une apparence de droit en ce qui a trait à l’attribution de dommages compensatoires :

«  [46] Les droits des victimes, membres du groupe, d’obtenir réparation ne seront pas compromis étant donné que leurs droits contre les autres défenderesses n’en sont pas affectés, puisque les ayants droits des corporations initiales sont OEuvres Rivat, OEuvre Vie Nouvelle, et Frères Maristes. Tous les frères potentiellement abuseurs étaient sous l’autorité de l’une ou l’autre de ces trois (3) autres défenderesses; [21]»

[32]           À la lumière des enseignements de la Cour suprême dans Oratoire St Joseph, ainsi que des conclusions auxquelles en arrive le juge Claude Bouchard dans l’affaire Les Rédemptoristes, le Tribunal ne peut qu’être d’accord avec leur prise de position. L’apparence de droit est claire à cet égard.

[33]           Les Défenderesses plaident cependant qu’il n’y a pas de lien de droit entre le Demandeur B. et les Fonds. Elles écrivent :

« [42] Les Fonds n’ont jamais entretenu de liens de droit avec les victimes alléguées puisqu’elles n’ont jamais eu pour mission ou objet d’être impliquées dans des projets éducatifs ou de loisirs auprès des enfants; [22]»

[34]           Nous verrons, en étudiant les objets de ces fonds que cette affirmation est inexacte. Quant au lien de droit, il peut découler d’une autre source que la commission directe de la faute.

[35]           Les Défenderesses soutiennent également qu’il ne devrait pas y avoir de condamnation solidaire entre elles et qu’il ne devrait pas y avoir d’octroi de dommages punitifs.

[36]           Chacun de ces arguments mérite qu’on s’y attarde.

  1. La responsabilité possible des Fonds

[37]           Les Défenderesses invoquent le fait que les Fonds ont été créés en 1999 et 2004 pour administrer des sommes auparavant détenues par les congrégations de Frères Maristes, et que la détention et la gestion des fonds est leur seul objet.

[38]           Un historique de la constitution des différentes entités impliquées s’impose donc.

[39]           Les allégations au soutien de la demande d’autorisation sont les suivantes :

39.1.            Le 18 mai 1887, la « Congrégation des Petits Frères de Marie, dits Frères Maristes [23]» est constituée par loi spéciale, l’Acte incorporant la Congrégation des Petits Frères de Marie, dits " Frères Maristes.[24]"

39.2.            Le préambule et l’article 1 de la Loi de 1887 identifient certains Frères Maristes qui ont demandé d’être incorporés en Congrégation. Les Défenderesses soulèvent que ce n’est donc pas L’Institut qui a demandé l’incorporation de la Congrégation. L’argument est spécieux et contraire aux déclarations apparaissant aux pièces suivantes.

39.3.            Les objets de la Corporation FM de 1887 étaient d’établir des noviciats, des pensionnats, des écoles et des collèges au Québec[25].

39.4.            Le 15 mars 1944, la corporation « Les Frères Maristes de Québec »[26] est constituée par la Loi constituant en corporation Les Frères Maristes de Québec[27]. Le mode de constitution est similaire à celui de la Loi de 1887, soit à la demande de certains Frères Maristes identifiés. Les objets sont sensiblement les mêmes[28]. La Corporation FM Québec dessert les territoires des diocèses de Québec, Sainte-Anne-de-la-Pocatière, Chicoutimi, Rimouski et Gaspé.

39.5.            Suivant le même modèle et pour les mêmes objets, le 24 mars 1961, la Loi constituant en corporation les Frères Maristes de Chicoutimi[29] incorpore «Les Frères Maristes de Chicoutimi [30]», pour desservir les territoires des diocèses de Chicoutimi, Hauterive et Amos.

39.6.            Le 19 décembre 1981, la Corporation FM change sa dénomination sociale pour « Les Frères Maristes (Iberville) »[31], par la Loi concernant la Congrégation des Petites Frères de Marie dits Frères Maristes[32].

39.7.            Le 14 décembre 1989, 4 Frères Maristes désignés comme tels incorporent la Défenderesse « Fondation Missions Maristes », par Lettres patentes[33] émises en vertu de la Loi sur les corporations religieuses[34].

39.8.            Les objets de la corporation sont notamment d’organiser, maintenir et administrer une œuvre dont les fins sont la charité, l’enseignement, l’éducation, la religion et le bien-être, et également de soutenir Corporation FM Québec et Corporation FM (Iberville) dans la poursuite de leurs œuvres, de recevoir les contributions financières et de fournir à ces corporations l’aide financière nécessaire[35].

39.9.            Deux membres du Conseil d’administration sont désignés par les Frères Maristes de Québec et deux par les Frères Maristes d’Iberville[36].

39.10.        Le 18 décembre 1997, la Corporation FM Québec est convertie en corporation régie par la Loi sur les corporations religieuses, par Lettres patentes émises par l’Inspecteur général des institutions financières[37], pour donner suite à un « Règlement du Conseil provincial ».

39.11.        Ses objets sont notamment d’organiser, administrer et maintenir une congrégation dont les fins sont la religion, la charité, l’éducation, l’enseignement et le bien-être, et également d’organiser, administrer et maintenir la province religieuse connue comme étant Les Frères Maries de Québec de la congrégation Frères Maristes des Écoles (F.M.S. Fratres Maristae a Scholis) [38].

39.12.        Signalons que les seuls membres autorisés à voter sont le Supérieur provincial et les membres du conseil provincial de « ladite province religieuse »[39].

39.13.        À la même date, la Corporation FM (Iberville) est convertie en corporation régie par la Loi sur les corporations religieuses, par Lettres patentes émises pour donner suite à un « Règlement du Conseil provincial »[40].

39.14.        Ses objets sont notamment d’organiser, administrer et maintenir une congrégation dont les fins sont la religion, la charité, l’éducation, l’enseignement et le bien-être, et également d’organiser, administrer et maintenir la province religieuse connue comme étant Les Frères Maries (Iberville) de la congrégation Frères Maristes des Écoles (F.M.S. Fratres Maristae a Scholis), « congrégation fondée par Marcellin Champagnat le 2 février 1817 sous le nom « L’Institut religieux laïque des Petits Frères de Marie et érigée canoniquement en institut de droit pontifical par le Saint Siège en 1863 »[41]. Les seuls membres votant sont identiques à ceux de la Corporation FM Québec.

39.15.        Le Demandeur allègue qu’en 2002, l’Institut décrète la fusion des provinces religieuses d’Iberville et de Québec en une seule province, afin de créer la province du Canada.

39.16.        En effet, le 1er juillet 2003, l’Institut incorpore par Lettres patentes[42] une nouvelle corporation, « Les Frères Maristes »,[43] dont les objets sont « d’organiser, administrer et maintenir une congrégation dont les fins sont la charité, la religion, l’éducation, l’enseignement et le bien-être et, l’enseignement d’organiser, administrer et maintenir la division administrative connue comme étant la Province du Canada de la congrégation Frères Maristes des Écoles (F.M.S. Fratres Maristae a Scholis) ». Il est à nouveau fait état de l’Institut dans les objets[44]. La désignation des seuls membres votants demeurent la même que pour les corporations précédentes.

39.17.        Des Lettres patentes supplémentaires sont émises le 1er août 2021[45] pour changer les objets de la Défenderesse FM en changeant la division administrative en « District du Canada ».

39.18.        Le « Fonds Arthur-Caron » est incorporé par Lettres patentes du 18 février 2004[46] par trois Frères Maristes en vertu de la Loi sur les corporations religieuses. Ses objets[47] sont « d’organiser, administrer et maintenir une œuvre dont les fins sont la religion, la charité et le bien-être, et de venir en aide aux membres de la Province du Canada de la congrégation des Frères Maristes (soit la Défenderesse FM). » Ses objets incluent également de « constituer et d’administrer un fonds financier dans la poursuite de ses objets ».

39.19.        Le 16 mars 2004, le « Fonds Bedford » est constitué par Lettres patentes[48] de la même façon et pour les mêmes objets que le Fonds Artur Caron.

39.20.        Il est allégué que l’Institut a procédé à des transferts de l’ordre de plus de 160 millions$ aux Fonds Bedford et Fonds Arthur Caron. Les dates n’en sont pas précisées. Il ne semble pas nié que les Fonds détiennent des sommes importantes. D’ailleurs, les Défenderesses soutiennent que le seul objet des Fonds est la détention de sommes au bénéfice des Frères Maristes.

[40]           Selon le Demandeur, l’Institut a décidé de prendre la loi entre ses mains et de mettre ses actifs à l’abri de ses créanciers, afin d’accorder une préférence à ses Religieux FM, faisant ainsi preuve de mauvaise foi. Selon lui, les actes juridiques, incluant la décision d’incorporer de nouvelles corporations, sont décrétés par les supérieurs canoniques de l’Institut.

[41]           Toujours selon les allégations de la demande d’autorisation, les décisions concernant la répartition et la distribution des actifs de l’Institut entre les diverses corporations relèvent des supérieurs canoniques de l’Institut, soit plus particulièrement de l’Économat de l’Institut, et non d’un conseil d’administration civil agissant de manière autonome et indépendante. Les corporations ne seraient que des pions.

[42]           Cela dit, les Défenderesses ont raison de soulever que l’Institut, entité de droit canon, n’est pas devant la Cour. Pour nos fins, c’est la personne morale Les Frères Maristes ou Défenderesse FM qui apparaît centrale au débat. Elle est en quelque sorte la Congrégation des Frères Maristes. Ses liens avec les Religieux FM est admise et établie, de même qu’avec, aux fins de l’autorisation, Œuvres Rivat et Œuvres Vie Nouvelle.

[43]           Le Demandeur fait valoir les liens « corporatifs » étroits entre la Défenderesse FM, Les Frères Maristes, et les Fonds :

43.1.            Le Religieux FM Yvon Bédard, Économe provincial, est requérant pour l’incorporation de la Défenderesse Fondation Missions Maristes et administrateur provisoire de celle-ci (R-7, art. 1 et 3); il est requérant pour l’incorporation de la Défenderesse Fonds Arthur-Caron et administrateur provisoire de celle-ci (R-12, art. 1 et 3); il est requérant pour l’incorporation de la Défenderesse Fonds Bedford et administrateur provisoire de celle- ci (R-13, art. 1 et 3); il est nommé mandataire pour procéder aux modifications corporatives de la Défenderesse Œuvres Rivat (R-14, art.7); il est nommé mandataire pour procéder aux modifications corporatives de la Défenderesse Œuvre Vie Nouvelle (R-16, art. 7); il est nommé mandataire pour procéder aux modifications corporatives de la Défenderesse Fondation Missions Maristes (R-15, art. 7).

43.2.            Le Religieux FM Léopold Robert, Conseiller et Économe provincial, est administrateur provisoire de la Défenderesse Œuvres Rivat (R-9, art. 4), il est requérant pour l’incorporation de la Défenderesse Fonds Arthur- Caron et administrateur provisoire de celle-ci (R-12, art. 1 et 3); il est requérant pour l’incorporation de la Défenderesse Fonds Bedford et administrateur provisoire de celle-ci (R-13, art. 1 et 3); il est signataire à titre de « Religieux FM secrétaire» du règlement visant l’obtention de lettres patentes supplémentaires concernant la Défenderesse Fondation Mission Maristes (R-15).

43.3.            Le Religieux FM Réal Cloutier, Supérieur provincial et Conseiller provincial, est requérant pour l’incorporation de la Défenderesse FM et administrateur provisoire de celle-ci (R-10, art. 1 et 3), il est administrateur provisoire de la Défenderesse Œuvre Vie Nouvelle (R-8, art. 4); il est nommé mandataire pour procéder aux modifications corporatives de la Défenderesse Œuvres Rivat (R-14, art. 7).

43.4.            Le Religieux FM Bernard Beaudin, Supérieur provincial et assistant provincial, est requérant pour l’incorporation de la Défenderesse FM et administrateur provisoire de celle-ci (R-10, art. 1 et 3); il est nommé mandataire pour procéder aux modifications corporatives de la Défenderesse Œuvre Vie Nouvelle (R-16, art. 7).

43.5.            Le Religieux Gérard Bachand, Vice-Provincial et Conseiller provincial, est requérant pour l’incorporation de la Défenderesse FM et administrateur provisoire de celle-ci (R-10, art. 1 et 3); il est administrateur provisoire de la Défenderesse Œuvres Rivat (R-9, art. 4).

[44]           Le Demandeur fait également valoir que la Loi sur les corporations religieuses diffère des lois régissant d’autres entités corporatives, notamment en ce qui a trait à la fonction de Visiteur, prévue à l’article 9 de cette Loi :

9. 1.   Les lettres patentes peuvent contenir des dispositions établissant un visiteur; celui-ci y est désigné par la fonction qui lui est reconnue par l’autorité religieuse compétente.

Elles peuvent également contenir des dispositions permettant au visiteur de déléguer sa fonction à toute personne.

La délégation ou la révocation de celle-ci est faite par écrit. Un avis en est donné au registraire des entreprises qui le dépose au registre.

2.   Lorsque les lettres patentes prévoient l’établissement d’un visiteur, celui-ci exerce les pouvoirs conférés à toute assemblée, générale ou extraordinaire, des membres par la Loi sur les compagnies (chapitre C38).

3.   S’il y a un visiteur, la corporation doit être préalablement autorisée par celui-ci pour exercer les pouvoirs énoncés aux paragraphes a, b, c et d du deuxième alinéa de l’article 8 et pour accepter les fondations visées à l’article 12.

4.   Si les lettres patentes ou les lettres patentes supplémentaires contiennent des dispositions établissant un visiteur, ce dernier peut, à ce titre, visiter la corporation et se rendre compte de tout ce qui concerne l’administration et la régie de ses affaires; il peut, sous réserve des règlements de la corporation mais sans préjudice des droits des tiers, l’obliger à faire ce qu’il juge utile ou nécessaire pour la régie, l’administration et le perfectionnement de ses oeuvres et à cesser de faire ce qu’il juge ne pas être approprié ou nécessaire à telles fins.

5.   Les lettres patentes peuvent aussi contenir des dispositions restreignant les pouvoirs du visiteur.

(Le Tribunal souligne)

[45]           L’article 16 de cette Loi prévoit en outre :

16. Le registraire des entreprises à la requête de la corporation, autorisée par son visiteur si elle en a un, peut, aux conditions qu’il détermine, déclarer cette corporation dissoute. Cette dissolution prend effet à compter de la date mentionnée dans l’avis qui est déposé par le registraire des entreprises au registre. Cet avis est rédigé suivant la formule 1 et fait preuve par lui-même de ce qu’il contient.

Au cas de dissolution, aucun membre de la corporation ne peut être admis au partage des biens de la corporation et ces biens sont dévolus à la corporation sans but lucratif régie par la présente loi ou par une autre loi, générale ou spéciale, et désignée dans la requête en dissolution.

La corporation qui a accepté les biens ainsi dévolus est saisie, à compter de la date de la dissolution, des droits, biens et obligations de la corporation dissoute, et toutes les procédures qui auraient pu être commencées ou continuées par ou contre la corporation dissoute peuvent être commencées ou continuées par ou contre la corporation qui succède.

(Le Tribunal souligne)

[46]           En l’espèce, cinq des six Défenderesses sont soumises, ou ont été soumises, à l’autorité d’un Visiteur, à savoir le Religieux FM occupant la fonction de Supérieur provincial de la province religieuse du Canada.

[47]           Pour chacune de ces cinq Défenderesses, les documents constitutifs ou de continuation prévoient que le Visiteur peut destituer tout membre du conseil d’administration en tout temps et à son entière discrétion, qu’il nomme les membres du conseil d’administration et que, lorsqu’applicable, tous les droits et pouvoirs conférés par la loi aux membres de la corporation sont dévolus au Visiteur et exercés par celui-ci.

[48]           Signalons qu’il n’y a pas de Visiteur nommé pour la Défenderesse FM, puisque les documents d’incorporation de celle-ci prévoient expressément que les seuls membres votants de la corporation sont le Religieux FM exerçant le rôle de Supérieur provincial et les Religieux FM qui sont membres du Conseil du District du Canada.

[49]           Pour chacun des Fonds, les Lettres patentes prévoient que leurs actifs sont dévolus à la Défenderesse FM (ou un organisme relié à la Congrégation des Frères Maristes dans le cas de Fondation Missions Maristes) en cas de dissolution.

[50]           Pour la Défenderesse Œuvres Rivat, les actifs sont dévolus à la Défenderesse FM. Pour les Défenderesses Œuvres Vie Nouvelle et FM, les actifs sont dévolus à un «organisme » relié à la Congrégation des Frères Maristes.

[51]           Peut-on, à ce stade-ci du dossier, se satisfaire de l’existence d’entités corporatives distinctes pour juger qu’elles doivent être mises hors de cause? Certes, il existe des précédents,[49] le recours n’a pas été autorisé contre des entités liées, au nom de la personnalité distincte des personnes morales.

[52]           Pour mémoire, la Cour suprême a autorisé, à la majorité de huit juges, le recours contre la Congrégation des Frères de Ste-Croix, pourtant fondée en 2008, longtemps après les faits reprochés.

[53]           La majorité a aussi autorisé le recours contre l’Oratoire St Joseph, en raison des liens l’unissant à la Congrégation. Sans reprendre l’entièreté des motifs du juge Brown, citons :

[36]                        Lors de l’audience devant notre Cour, l’Oratoire a contesté l’existence de tout « lien » entre lui et la Congrégation. Toutefois, il convient de rappeler la conclusion de la Cour d’appel selon laquelle les affaires de l’Oratoire « sont administrées en partie ou en totalité par les membres de la Congrégation » : par. 111; voir aussi par. 14, 22 et 64. D’ailleurs, la juge dissidente en Cour d’appel n’a pas elle non plus nié « [l]e [. . .] fait que l’Oratoire est administré par des membres de la Congrégation » : par. 137. Elle a seulement contesté la conséquence juridique susceptible de découler de ce fait. À mon avis, l’Oratoire n’a pas démontré en quoi la conclusion de la Cour d’appel à cet égard serait entachée d’une erreur révisable.

[37]                        Dans sa demande, J.J. allègue que la Congrégation a fondé l’Oratoire : par. 3.3. Il joint à sa demande la Loi constituant en corporation l’Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal, S.Q. 1916, c. 90 (« Loi de 1916 »), dont les passages reproduits ci-dessous, en particulier le préambule de cette loi, confirment son allégation : (…)

[41]                        Lors de l’audition de l’action sur le fond, l’Oratoire pourra toujours, s’il le souhaite, présenter une défense afin de nier l’existence de tout « lien » entre lui et la Congrégation, mais il n’y a pas lieu, au stade de l’autorisation, de considérer les moyens de défense qui pourraient être soulevés à cet égard : Sibiga, par. 83; Brown c. B2B Trust, 2012 QCCA 900, par. 40 (CanLII); voir aussi Carrier c. Québec (Procureur général), 2011 QCCA 1231, [2011] R.J.Q. 1346, par. 37. En outre, s’il apparaissait qu’une distinction s’impose entre les agressions qui auraient été commises à l’Oratoire avant 1974 et celles qui l’auraient été après cette date, le juge du fond pourrait « en tout temps et même d’office, modifier ou scinder le groupe »

[54]           Le Demandeur soutient que les Fonds ont été créés pour mettre les Frères Maristes à l’abri de jugements éventuels. Déjà au début des années 2000, des causes d’abus causés par des membres de communautés religieuses avaient fait leur chemin jusqu’en Cour suprême[50].

[55]           Les Défenderesses répliquent que les causes d’action étaient à ce moment-là prescrites, l’article 2926.1 C.c.Q.[51] relatif aux agressions sexuelles n’étant entré en vigueur que le 12 juin 2020[52].

[56]           C’est faire peu de cas du fait que « la névrose post-traumatique qui empêche la victime d’un acte violent d’intenter un recours judiciaire peut causer une impossibilité qui suspend la prescription »[53]. Ce peut particulièrement être le cas pour les enfants victimes d’agression sexuelle[54].

[57]           Dans une autre affaire d’abus physiques et psychologiques, Perron c. Fondation Marie-Jeunesse[55], la juge Alicia Soldevilla a autorisé l’action non seulement contre l’entité dont faisait partie « l’abuseur » principal, mais également contre une entité, Maisons FJM, dont la à qui la somme de 6 055 000$ avait été transférée :

[61]        Pour ce qui est des défenderesses Fondation et Maisons, le lien est plus tenu mais il est allégué que ces corporations sont des alter ego du fondateur Lavoie et qu'elles ont été créées pour soutenir financièrement la communauté et mettre des biens, en particulier des immeubles, à sa disposition.

[62]        Les dirigeants de ces corporations, dont Lavoie était, et les corporations elles-mêmes, selon les faits allégués, savaient ou ne pouvaient ignorer que leurs biens étaient mis au service de la communauté dont les règles sont dénoncées.

[63]        De plus, une restructuration corporative est alléguée par laquelle Famille Marie-Jeunesse a transféré 6 055 000 $ à Maisons au cours de l'exercice se terminant le 31 décembre 2013.

[64]        Ce transfert peut avoir été réalisé avec des objectifs tout à fait légitimes; il est par contre soulevé par le demandeur comme un fait pertinent à l'analyse du syllogisme juridique qu'il a l'obligation d'établir à l'endroit de ces deux défenderesses et le Tribunal ne peut l'écarter.

[65]        En conclusion, le demandeur soulève un faisceau d'éléments à l'encontre des défenderesses Famille Marie-Jeunesse, Fondation et Maisons qui passent le seuil peu élevé exigé pour satisfaire aux exigences de l'article 575 (2) C.p.c.

[58]           Rappelons, si besoin est, la précaution dont doit faire preuve le juge autorisateur avant de trancher définitivement une question de droit[56]. Comme l’écrivait le juge Christian Immer dans F. c. Frères du Sacré-Cœur[57] :

[62]        Le Tribunal est d’avis que la demande comporte une cause défendable lorsqu’elle demande au Tribunal d’inférer que les défenderesses, qui constituent tous des visages différents de l’Institut, participent à maintenir la culture du secret entourant la commission des actes et commettent, de ce fait, une faute civile directe qui les rend solidairement responsables des actes commis par les frères et pères FSC.

[63]        Le demandeur remplit son fardeau de démonstration à l’effet que le défaut de garde de surveillance, dont chacune des défenderesses fait preuve, cause les dommages subis par chaque membre. L’absence fautive délibérée d’intervention et la culture de secret que F. impute à chacune des défenderesses ouvre la porte à une responsabilité potentielle pour les actes qui se répètent à travers les 26 établissements.

[64]        Il s’agira évidemment au fond de voir si la preuve soutient ces inférences. En refusant au demandeur de rechercher de telles conclusions dès le stade de l’autorisation, le Tribunal outrepasse sa fonction de filtrage en imposant au demandeur un seuil trop élevé, commettant ainsi une erreur de droit.

[65]        Il est aussi indéniable que l’affaire J.J. invite le Tribunal à être prudent lorsqu’il déclare l’absence de lien de droit basé sur la personnalité juridique distincte des différentes défenderesses. La Cour suprême note bien que les organisations ou corporations religieuses et les « congrégations » sont des personnes morales particulières, des organisations complexes. Elle reconnaît, dans cette affaire, que la congrégation des pères Sainte-Croix se présente sous de « multiples visages ».

[66]        Il est certain qu’un tel principe ne permettrait pas de créer de liens de droit là où il n’y en a pas. À moins que la détermination de cette question n’est qu’une « pure question de droit », il n’y a en principe pas lieu, au stade de l’autorisation, de se prononcer sur le bien-fondé en droit des faits allégués. Ici la question de l’unicité et de la responsabilité commune pour la culture du secret et le défaut de l’obligation de garde allégués dépassent de beaucoup la pure question de droit.

(Références omises)

[59]           En l’espèce, se mêlent des arguments de droit et des allégations de faits qui invitent encore plus fortement à la prudence. Les liens factuels et juridiques entre les différentes Défenderesses sont trop étroits pour permettre de ne pas autoriser l’action à l’égard de chacune d’elles.

[60]           Les allégations et les dispositions législatives pertinentes permettent de soutenir qu’une même entité agissant par le véhicule de personnes morales ou corporations religieuses qu’elle contrôle étroitement sinon totalement engage la responsabilité extra-contractuelle de celles-ci ou déclenche la levée du voile corporatif, aux termes de l’article 317 C.c.Q.

[61]           L’existence d’un lien de droit du Demandeur avec chacune des Défenderesses n’est plus une exigence depuis l’arrêt Banque de Montréal c. Marcotte[58] qui a renversé à cet égard le jugement de la Cour d’appel dans Bouchard c. Agropur Coopérative.[59]

  1. La condamnation solidaire

[62]           Les Défenderesses soutiennent avec raison que la solidarité ne se présume pas : article 1525 C.c.Q.

[63]           Cependant, en vertu de l’article 1526 C.c.Q., il y a solidarité en cas de faute de deux personnes ou plus:

1526. L’obligation de réparer le préjudice causé à autrui par la faute de deux personnes ou plus est solidaire, lorsque cette obligation est extracontractuelle.

[64]           En l’espèce, ce ne sont pas les seuls frères agresseurs à qui le Demandeur reproche leur conduite, mais aux autres membres de la Congrégation qui les ont sciemment protégés et mutés et qui ont manœuvré pour mettre les biens de la Congrégation à l’abri de leurs créanciers, engageant ainsi possiblement la responsabilité des autres personnes morales de la Congrégation.  

[65]           Le Tribunal ne peut trancher les questions de faits qui seront à la base de la preuve du Demandeur. La solidarité pourra faire l’objet des condamnations recherchées.

  1. Les dommages punitifs

[66]           Soulevant que les faits reprochés par le Demandeur ont tous eu lieu avant le 28 juin 1976, date d’entrée en vigueur de la Charte des droits et libertés de la personne, [60]  qui prévoyait l’octroi de dommages punitifs en cas d’atteinte illicite et intentionnelle à un droit garanti par cette même Charte[61], les Défenderesses soutiennent que la recherche d’une condamnation à des dommages punitifs ne devrait pas autorisée.

[67]           Elles invoquent à cet effet un jugement de la juge Suzanne Courchesne, J.B. c. Soeurs Grises de Montréal. [62] La juge Courchesne écrit :

[77]        Or, les actes reprochés à la Congrégation à la Demande en autorisation et la définition du Groupe proposé telle que circonscrite sur le plan temporel portent sur une période se terminant en 1973. Aucun acte fautif commis au-delà de cette période n’est allégué à la Demande en autorisation.

[78]        Par conséquent, les Abus allégués, perpétrés selon les allégations entre 1925 et 1973 ne peuvent constituer des atteintes illicites au sens de la Charte puisqu’elle n’est pas applicable à la période visée par le recours[68].

[79]        Pour ces motifs, les allégations de la Demande en autorisation ne peuvent donner ouverture à une réclamation de dommages punitifs.

[68]           La définition du Groupe dans ce dossier proposait donc une période arrêtant avant l’entrée en vigueur de la Charte. Dans le présent dossier, la définition du groupe proposé ne s’arrête pas avant le 28 juin 1976. La définition du groupe ne comporte pas de limite temporelle. Le groupe exclut les membres du dossier du Patro Lokal à St Hyacinthe, dont les agressions auraient été subies jusqu’en 1986.

[69]           Le fait que le Demandeur ne décrive pas quant à lui de gestes allant au-delà de 1975 ne peut faire échec à ce que d’autres membres du groupe proposé puissent faire la preuve de tels gestes.

[70]           Par ailleurs, la protection des frères agresseurs a pu se continuer après 1975 et justifier l’octroi de dommages punitifs. Il en va de même si le juge du fond est d’avis que le transfert de sommes importantes à des Fonds pour se mettre à l’abri de jugements constitue un geste portant intentionnellement atteinte à un droit protégé.

[71]           La Cour d’appel a autorisé la demande de dommages punitifs dans le cas de J.J.[63], même si les gestes reprochés à la Congrégation et l’Oratoire remontaient à 1964 au plus tard. La Cour suprême a confirmé.

[72]           Dans l’affaire F c. Frères du Sacré-Cœur, le juge Immer a autorisé l’action réclamant de dommages punitifs, le groupe comprenant des victimes d’abus commis entre 1932 et 2008.

[73]           Mentionnons également que la question de droit relative à la possible rétroactivité des dispositions protégeant les droits fondamentaux continue à se poser, du fait des propos tenus par la Cour d’appel dans l’arrêt Imperial Tobacco Canada ltée c. Conseil québécois sur le tabac et la santé[64] :

[966] Les dispositions de la Charte qui sont en cause ici sont entrées en vigueur le 28 juin 1976 et ITL prétend que le juge a erré en ignorant cette réalité et en appliquant la Charte à toute la période visée.

[967] Elle a tort.

[968]     Il est évident, à la lecture des extraits suivants du jugement, que le juge est pleinement conscient que la Charte ne s’applique pas pendant toute la période visée : (…)

[971]  Étant donné que le juge n’a pas commis d’erreur révisable à ce titre, la Cour n’a pas non plus à se prononcer sur l’existence de droits fondamentaux avant l’entrée en vigueur de la Charte, ce qui est loin d’être exclu.

[74]           Saisi d’une question semblable à la nôtre, le juge Donald Bisson a référé la question au juge du fond :

[54]      Les agressions sexuelles qu’il allègue avoir été subies par lui ont eu lieu en 1960 et 1961. Or, à cette date, la Charte n’existait pas. Les articles 1, 4 et 49 sont entrés en vigueur le 28 juin 1976.

[55]      Cependant, la Charte a-t-elle une portée rétroactive? La responsabilité civile extracontractuelle inclut-elle les droits et libertés fondamentaux?

[56]      À prime abord, sans aucune recherche juridique, on aurait pu croire que la réponse à ces deux questions est négative. Or, la Cour d’appel du Québec a spécifiquement laissé la porte ouverte et n’a pas répondu à la question dans l’arrêt Imperial Tobacco Canada ltée c. Conseil Québécois sur le tabac et la santé. La Cour d’appel a écrit qu’elle « n’a pas non plus à se prononcer sur l’existence de droits fondamentaux avant l’entrée en vigueur de la Charte, ce qui est loin d’être exclu ». Si cela est loin d’être exclu, cela veut dire qu’il y a une apparence de droit à cette question, qui devra alors être tranchée au mérite en fonction d’une preuve élaborée quant aux faits législatifs entourant les droits et libertés et les dommages punitifs. Autrement dit, cette question ne peut être tranchée à l’autorisation.

[57]      Par conséquent, selon les propos de la Cour d’appel, les agressions sexuelles alléguées, perpétrées contre le demandeur en 1960 et 1961, peuvent constituer des atteintes au sens de la Charte.

(Références omises)

[75]           Pour toutes ces raisons, Il serait téméraire de décider qu’il ne peut y avoir de réclamation de dommages punitifs dans le présent dossier.

[76]           Il reviendra au juge du fond de déterminer, le cas échéant, la date à compter de laquelle des dommages punitifs peuvent être octroyés.

d)     Conclusion

[77]           Il ne fait pas de doute que la composition du groupe rend difficile ou peu pratique l’application des règles sur le mandat d’ester en justice pour le compte d’autrui ou sur la jonction d’instance. Les Défenderesses l’admettent.

[78]           Pour les motifs précédents, le lien de droit de B. avec les Défenderesses est suffisant pour lui conférer l’intérêt requis pour agir à titre de représentant du Groupe.

[79]           Il n’a pas été mis en doute qu’il avait les qualités requises pour agir à ce titre tel qu’il l’allègue au paragraphe 12 de la demande en autorisation.

[80]           Les critères de l’article 575 C.p.c. sont remplis.

  1. Les questions en litige et les conclusions recherchées

[81]           Pour les raisons exprimées, le Tribunal accepte les questions en litige tel que posées par le Demandeur, en y ajoutant celle de la date à compter de laquelle des dommages punitifs peuvent être octroyés, ainsi que les conclusions qu’il recherche au nom des membres du groupe.

  1. Détermination du district judiciaire où l’action doit être introduite

[82]           En vertu de l’article 576 C.p.c., le juge autorisateur détermine le district dans lequel l’action sera introduite, fonction que l’ancien article 1004 réservait au juge en chef. En l’espèce, la demande d’autorisation a été déposée dans le district de Richelieu, où est situé le siège social de la Défenderesse FM. Le dossier d’autorisation est géré de Montréal, conformément aux Directives de la Cour supérieure.

[83]           En fonction du rattachement avec le siège social d’une Défenderesse, le district de Richelieu pourrait être choisi. Par ailleurs, les principaux reproches de B. font état de gestes posés dans la région et district de Charlevoix.

[84]           Les avocats du Demandeur sont de Montréal, ceux des Défenderesses, de Québec.

[85]           Aucune des parties n’a fait de représentations quant au lieu d’introduction de l’action.

[86]           Le Tribunal réserve à l’audition sur les avis, la détermination du district où l’action sera intentée.

CONCLUSIONS

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[87]           ACCUEILLE la demande d’autorisation d’exercer une action collective contre les Défenderesses;

[88]           ACCORDE à B. le statut de Représentant pour le compte du Groupe suivant :

« Toutes les personnes qui ont été agressées sexuellement par un religieux membre de la congrégation religieuse connue sous le nom des Frères Maristes à tout endroit au Québec, incluant de manière non limitative toute institution, établissement de formation, école, collège, établissement de loisir, centre d’animation, camp, résidence, lieu de culte (le « Groupe »).

Le Groupe exclut les personnes qui sont membres et qui ne se sont pas exclues de l’action collective Association des amis du Patro Lokal de St-Hyacinthe c. Les Frères Maristes et al., dossier portant le numéro de Cour : 750-06-000004-140, soit toutes les personnes, de même que leurs héritiers et ayants cause, ayant été abusées physiquement, sexuellement ou psychologiquement par tout religieux membre ou employé de la congrégation religieuse connue sous le nom des Frères Maristes alors qu’elles fréquentaient ou étaient hébergées à la ressource d’hébergement le Patro Lokal à St-Hyacinthe, entre 1970 et 1986. »

[89]           IDENTIFIE comme suit les principales questions de faits ou de droit qui seront traitées collectivement :

a)     Est-ce que des Religieux FM ont commis des agressions sexuelles sur les membres du Groupe?

b)     Est-ce que les Défenderesses, lesquelles sont les multiples visages de l’Institut, sont responsables pour les agressions sexuelles perpétrées par les Religieux FM ?

 

c)     Est-ce que les Défenderesses doivent être tenues solidairement responsables ?

d)     Est-ce que des paramètres d’indemnisation de dommages compensatoires peuvent être établis pour les membres du Groupe ? Le cas échéant, lesquels ?

 

e)     Les Défenderesses ont-elles intentionnellement porté atteinte à des droits des membres du Groupe protégés par la Charte des droits et libertés de la personne ?

 

f)       À compter de quelle date les dommages punitifs peuvent-ils être réclamés ?

 

g)     Le cas échéant, quel est le quantum des dommages punitifs et exemplaires à être recouverts collectivement, le tout pour punir et dissuader le comportement des Défenderesses ?

[90]           IDENTIFIE comme suit les conclusions recherchées qui s’y rattachent :

ACCUEILLIR l’action du Demandeur;

CONDAMNER solidairement les Défenderesses à payer au Demandeur la somme de 450 000 $ à titre de dommages non pécuniaires, avec intérêts à compter de la signification de la Demande pour autorisation d’intenter une action collective et pour l’obtention du statut de représentant, ainsi que l’indemnité additionnelle prévue par la loi à compter de cette date;

CONDAMNER solidairement les Défenderesses à payer au Demandeur la somme de 500 000 $ à titre de dommages pécuniaires, avec intérêts à compter de la signification de la Demande pour autorisation d’intenter une action collective et pour l’obtention du statut de représentant, ainsi que l’indemnité additionnelle prévue par la loi à compter de cette date;

 

CONDAMNER solidairement les Défenderesses à payer une somme globale de   20 000 000 $ à titre de dommages-intérêts punitifs et exemplaires pour le compte du Groupe, avec intérêts à compter de la signification de la Demande pour autorisation d’intenter une action collective et pour l’obtention du statut de représentant, ainsi que l’indemnité additionnelle prévue par la loi à compter de cette date;

 

ACCUEILLIR l’action collective pour le compte de tous les membres du Groupe;

 

DÉCLARER QUE :

 

a)     Les Défenderesses sont solidairement responsables des dommages non pécuniaires subis par les membres du Groupe en raison des agressions sexuelles, dont la quantification et le recouvrement se feront au stade des réclamations individuelles ;

 

b)     Les Défenderesses sont solidairement responsables des dommages pécuniaires subis par les membres du Groupe en raison des agressions sexuelles, incluant les pertes de revenus ou de capacité de gains et les déboursés, dont la quantification et le recouvrement se feront au stade des réclamations individuelles ;

 

 

ORDONNER le recouvrement individuel des réclamations des membres du Groupe pour les dommages-intérêts compensatoires conformément aux dispositions prévues aux articles 599 à 601 C.p.c.;

 

ORDONNER le recouvrement collectif des dommages-intérêts punitifs et exemplaires conformément aux dispositions prévues aux articles 595 à 598 C.p.c.;

 

LE TOUT avec les frais de justice, incluant tous les frais d’experts, de pièces et d’avis aux membres.

[91]           DECLARE qu’à moins d’exclusion, les membres du Groupe seront liés de la manière prévue par la loi par tout jugement à intervenir dans le cadre de la présente action collective ;

[92]           FIXE le délai d’exclusion à soixante (60) jours après la première date de publication de l’avis aux membres, délai à l’expiration duquel les membres du Groupe qui ne se seront pas prévalus des moyens d’exclusion seront liés par tout jugement à intervenir sur la présente action collective ;

[93]           ORDONNE la publication d’un avis aux membres selon les termes et dans les médias à être déterminés par le Tribunal lors d’une conférence de gestion subséquente, aux frais des Défenderesses ;

[94]           DÉFÈRE la détermination du district dans lequel l’action collective procédera à cette même conférence de gestion;

[95]           PERMET l’utilisation de pseudonymes pour l’identification du Demandeur et des membres du Groupe dans les procédures, pièces et tout autre document produit au dossier de la Cour, le tout afin de protéger leurs identités ;

[96]           LE TOUT, avec les frais contre les Défenderesses.

 

 

 

 

                                                                       SYLVAIN LUSSIER, J.C.S.

 

Me Pierre Boivin

Me Robert Kugler

Me Jérémie Longpré

KUGLER KANDESTIN

Avocats du Demandeur

 

Me Gilles Provençal

Me Elise Paiement

BOUCHARD+AVOCATS

Avocats des Défenderesses

 

Date de l’audition :   12 janvier 2023

 

 


[1]  « Religieux F.M. ».

[2]  « L’Institut ».

[3]  Centre de la communauté sourde du Montréal métropolitain c. Institut Raymond-Dewar, 2012 QCCS 1146. 

[4]  L’Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal c. J.J., 2019 CSC 35, au paragr. 64.

[5]  Les « Fonds ».

[6]  Infineon Technologies AG c. Option consommateurs, 2013 CSC 59.

[7]  Vivendi Canada inc. c. Dell’Aniello, 2014 CSC 1.

[8]  L’Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal c. J.J., 2019 CSC 35.

[9]  2020 CSC 30.

[10]  Hollick c. Toronto (Ville de), 2001 CSC 68, paragr. 27.

[11]  Durand c. Subway Franchise Systems of Canada, 2020 QCCA 1647, paragr. 53.

[12]  Daigle c. Club de golf de Rosemère, 2019 QCCS   5801, paragr. 17.

[13]  Desjardins Cabinet de services financiers inc. c. Asselin, 2020 CSC 30, paragr. 25 et 27.

[14]  Durand c. Subway Franchise Systems of Canada, 2020 QCCA 1647, par.52

[15]  Infineon Technologies AG c. Option consommateurs, 2013 CSC 59, paragr. 67 ; Harmegnies c. Toyota Canada inc., 2008 QCCA 380.

[16]  Li c. Equifax inc., 2019 QCCS 4340, para. 21 et 41

[17]  Desjardins Cabinet de services financiers inc. c. Asselin, 2020 CSC 30, paragr. 27; L’Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal c. J.J., 2019 CSC 35, paragr. 55 : Benamor c. Air Canada, 2020 QCCA 1597, paragr. 42 et 48.

[18]  Davies c. Air Canada, 2022 QCCA 1551.

[20]    Outre l’Oratoire, mentionnons Tremblay c. Lavoie, 2014 QCCS 3185 (Les Rédemptoristes) ; Centre de la communauté sourde du Montréal métropolitain c. Institut Raymond-Dewar, 2012 QCCS 1146; Association des amis du Patro Lokal de St-Hyacinthe c. Frères Maristes, 2017 QCCS 3965; Y. c. Servites de Marie de Québec, 2018 QCCS 4889; A. c. Frères du Sacré-Coeur, 2017 QCCS 5394; J.S. c. Soeurs de la Charité de Québec, 2020 QCCS 2533 ; A.B. c. La corporation épiscopale catholique romaine de Saint-Hyacinthe, 2022 QCCS 2146; Bégin c. Corporation archiépiscopale catholique romaine de Québec,

2022 QCCS 1814; A.B c. Religieux de St-Vincent-de-Paul, 2021 QCCS 2045 (permission d’appel rejetée par Religieux de Saint-Vincent-de-Paul (Canada) c. A.B., 2021 QCCA 1246; Perron c. Fondation Marie-Jeunesse, 2021 QCCS 3744.

[21]  Cahier d’autorités, Frères Maristes.

[22]  Idem.

[23]  La « Corporation FM ».

[24]    50 Victoria, ch. 29. (La « Loi de 1887 »)

[25]  Préambule et article 8 de la Loi de 1887.

[26]  La « Corporation FM Québec ».

[27]  L.Q. 1944, ch. 84.

[28]  Article 5.

[29]  LQ 1961, ch. 165.

[30]  La « Corporation FM Chicoutimi ».

[31]  La « Corporation FM (Iberville) ».

[32]  L.Q. 1981, ch. 58.

[33]  Pièce R-7.

[34]  RLRQ c C-71.

[35]  Article 5 des Lettres patentes.

[36]  Article 8.

[37]  Pièce R-8.

[38]  Article 6.

[39]  Article 7 (3).

[40]  Pièce R-9.

[41]  Article 6.

[42]  Pièce R-10.

[43]  La « Défenderesse FM ».

[44]  Article 5.

[45]  Pièce R-11.

[46]  Pièce R-12.

[47]  Article 5.

[48]  Pièce R-13.

[49]  J.J. c. Province canadienne de la Congrégation de Sainte-Croix, 2020 QCCS 671, jugement rendu après autorisation et A c. Frères du Sacré-Coeur, 2017 QCCS 5394, jugement rendu avant que la Cour suprême ne rende l’arrêt Oratoire St Joseph.

[50]  Untel c. Bennett, [2004] 1 RCS 436; Blackwater c. Plint, [2005] 3 RCS 3.

[51]  « 2926.1. L’action en réparation du préjudice corporel résultant d’un acte pouvant constituer une infraction criminelle se prescrit par 10 ans à compter du jour où la personne victime a connaissance que son préjudice est attribuable à cet acte. Cette action est cependant imprescriptible si le préjudice résulte de la violence subie pendant l’enfance, de la violence sexuelle ou de la violence conjugale. » 

[52]  Loi modifiant le Code civil pour notamment rendre imprescriptibles les actions civiles en matière d'agression à caractère sexuel, de violence subie pendant l'enfance et de violence conjugale, L.Q. 2020, c 13, articles 2 et 6.

[53]  Gauthier c. Beaumont, [1998] 2 RCS 3, paragr. 1, 40 et 77.

[54]  Perron c. Fondation Marie-Jeunesse, 2021 QCCS 3744, paragr. 80.

[55]  2021 QCCS 3744.

[56]  Voir le paragr. 24 ci-haut.

[57]  2019 QCCS 5122.

[58]  2014 CSC 55.

[59]  2006 QCCA 1342.

[60]   RLRQ c C-12; Proclamation concernant l’entrée en vigueur de certaines dispositions de la Charte des droits et libertés de la personne, (1976) G.O.Q. II 3875.

[61]  Article 49.

[62]  2022 QCCS 694.

[63]  J.J. c. Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal, 2017 QCCA 1460.

[64]  2019 QCCA 358.

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