Lalande c. Compagnie d'arrimage de Québec ltée |
2020 QCCS 928 |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
QUÉBEC |
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N°: |
200-06-000169-139 |
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DATE : |
4 mars 2020 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE : |
L’HONORABLE |
JACQUES G. BOUCHARD, j.c.s. |
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VÉRONIQUE LALANDE et LOUIS DUCHESNE
Demandeurs |
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c. |
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COMPAGNIE D’ARRIMAGE DE QUÉBEC LTÉE et ADMINISTRATION PORTUAIRE DE QUÉBEC
Défenderesses
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JUGEMENT (Action collective) |
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TABLE DES MATIÈRES
Par.
1. Introduction ........................................................................................................................... 1
2. Aperçu...................................................................................................................................... 4
2.1 Les parties .................................................................................................................. 4
2.1.1 Véronique Lalande et Louis Duchesne...................................................... 4
2.1.2 Les membres du groupe ................................................................................... 8
2.1.3 Compagnie d’arrimage de Québec ltée........................................................ 11
2.1.4 Administration portuaire de Québec.......................................................... 13
2.2 Origine du litige ......................................................................................................... 15
2.3 Position des parties ................................................................................................. 23
2.3.1 Position des demandeurs .............................................................................. 23
2.3.2 Position des défenderesses ......................................................................... 27
3. Questions en litige................................................................................................................ 33
4. Analyse..................................................................................................................................... 35
4.1 Le droit applicable ................................................................................................... 35
4.1.1 La responsabilité civile avec faute de l’article 1457 C.c.Q............... 35
4.1.2 La Loi sur la qualité de l’environnement, article 20 ............................ 54
4.1.3 La responsabilité sans faute de l’article 976 C.c.Q. ........................... 56
4.1.4 Les articles 46.1 et 49 de la Charte des droits
et libertés de la personne ........................................................................... 65
4.2 Application aux faits ............................................................................................... 70
4.2.1 Les retombées de poussières ....................................................................... 70
4.2.1.1 Les témoignages des membres .................................................................. 70
4.2.1.2 L’échantillonnage des demandeurs ........................................................ 78
4.2.1.3 Modélisation : expertise de Denis Dionne (en demande) .................... 88
4.2.1.4 Signature chimique : expertise de
Richard Saint-Louis (en demande) ......................................................... 102
4.2.1.5 Le réseau de jauges : expertise de
Jean-Luc Allard (en défense)................................................................... 113
4.2.1.6 la minéralogie : expertise de
Jean-François Wilhelmy (en défense).................................................... 125
4.2.2 La qualité de l’air ambiant .......................................................................... 136
4.2.3 Le risque pour la santé ................................................................................ 144
4.2.4 Les activités portuaires et les mesures
de mitigation mises en place ...................................................................... 156
4.3 Les autres questions .............................................................................................. 180
5. Récapitulation ...................................................................................................................... 181
6. Conclusions .......................................................................................................................... 186
1. INTRODUCTION
[1] Préoccupés par la qualité de leur environnement, des citoyens habitant dans un secteur résidentiel voisin du Port de Québec se mobilisent par le biais d’une action collective dirigée contre la Compagnie d’arrimage de Québec ltée (CAQ) et l’Administration portuaire de Québec (APQ).
[2] Ils réclament de ces dernières divers dommages en lien avec leurs expositions à la poussière qui se dépose dans leur milieu de vie depuis le 1er novembre 2010 ainsi que pour l’atteinte à leur droit à un environnement sain garanti par la Charte des droits et libertés de la personne.
[3] Au surplus, ils demandent au Tribunal de rendre des ordonnances en injonction permanente afin que CAQ limite ses émissions de particules provenant de ses activités au terminal de Beauport du Port de Québec de façon à ne pas leur nuire et à ne pas porter préjudice à la qualité de leur environnement, le tout en mettant en place des infrastructures et méthodes opératoires selon des balises qu’ils laissent à la discrétion du Tribunal.
2. APERÇU
2.1 Les parties
2.1.1 Véronique Lalande et Louis Duchesne
[4] Véronique Lalande (VL) et Louis Duchesne (LD) représentent les membres du groupe en vertu du jugement autorisant l’exercice de la présente action collective[1]. Ils ont habité dans le secteur visé jusqu’au 1er septembre 2016.
[5] Il aurait été difficile de choisir de meilleurs candidats pour ce rôle. Ils sont les véritables initiateurs de la démarche citoyenne qu’ils ont littéralement portée sur leurs épaules durant près d’une décennie.
[6] Manifestement, cette cause leur tient à cœur et ils n’ont pas ménagé temps et efforts pour faire valoir leurs points de vue. Au-delà de toutes leurs implications en marge du procès, madame Lalande a été présente lors de vingt-deux journées d’audience et monsieur Duchesne à quarante-sept occasions.
[7] Il s’agit de deux personnes très bien articulées et pugnaces dont le dévouement mérite certainement la reconnaissance des membres.
2.1.2 Les membres du groupe
[8] Le groupe est initialement formé de toutes les personnes propriétaires ou résidentes, depuis le 31 octobre 2010, de l’arrondissement La Cité-Limoilou dans les secteurs délimités ainsi[2] :
- Vieux-Limoilou : au sud de la 18e Rue qui devient ensuite le boulevard Wilfrid-Hamel jusqu’à Marie-de-l’Incarnation et entre Henri-Bourassa et la rivière Saint-Charles; et
- Saint-Roch : entre la rivière Saint-Charles et le boulevard Charest et entre Jean-Lesage et Langelier; et
- Saint-Sacrement : entre Charest et Arago et entre Langelier et Marie-de-l’Incarnation; et
- Saint-Sauveur : entre la rivière Saint-Charles et Charest et entre Langelier et Marie-de-l’Incarnation; et
- Maizerets : entre le Domaine Maizerets et les rues Trinité, Villebon et Montmorency.
[9] Convenant que la preuve ne soutient pas leurs prétentions pour une large partie du territoire visé initialement[3], les demandeurs souhaitent que le Tribunal redéfinisse le groupe comme suit :
Vieux-Limoilou : entre la 10e Rue et son prolongement jusqu’au boulevard Henri-Bourassa au nord et la rivière St-Charles au sud, puis entre la rivière St-Charles à l’ouest et l’autoroute Dufferin-Montmorency (440) à l’est et;
Vieux-Limoilou : entre le prolongement de la rue Plamondon, la 15e rue, le boulevard Benoît-XV, la rue de l’Espinay et la rue Papineau au nord et la 10e rue (exclusivement) et la rivière St-Charles au sud, puis entre l’autoroute Laurentienne (973) à l’ouest et le boulevard Henri-Bourassa à l’est et;
Vanier : entre la rue Isabelle-Aubert à l’ouest et son prolongement au nord, l’autoroute Laurentienne (973) à l’est et la rivière St-Charles au sud et;
Saint-Roch : entre la rivière St-Charles au nord et la rue Prince-Édouard, l’avenue Simon Napoléon Parent (exclusivement) et la rue Chênevert (exclusivement) au sud, puis entre la rivière St-Charles à l’ouest et l’autoroute Dufferin-Montmorency (440) à l’est;
Maizerets : entre les rues St-Eugène, Plamondon et son prolongement jusqu’au boulevard Henri-Bourassa au nord, le boulevard Henri-Bourassa à l’ouest et le boulevard Montmorency jusqu’à l’avenue Champfleury à l’est.
[10] Par souci de commodité, le Tribunal réfèrera à l’ensemble du territoire délimité par les demandeurs par les mots : « la Zone ».
2.1.3 Compagnie d’arrimage de Québec ltée
[11] La Compagnie d’arrimage de Québec ltée (CAQ) est une entreprise privée de débardage œuvrant dans le secteur de la manutention de vrac solide et d’autres marchandises. Elle conduit des activités de transbordement et d’entreposage de vrac solide dans le secteur Beauport du Port de Québec depuis 1991[4].
[12] CAQ loue de l’Administration portuaire de Québec (APQ) des terrains situés dans le secteur Beauport du Port de Québec sur lesquels elle exploite des terminaux de transbordement et d’entreposage de vrac solide.
2.1.4 Administration portuaire de Québec
[13] L’Administration portuaire de Québec (APQ) est une personne morale de droit public qui agit comme mandataire de sa Majesté du chef du Canada dans le cadre de ses activités portuaires liées à la navigation, au transport des passagers et des marchandises et à la manutention ainsi qu’à l’entreposage des marchandises, dans la mesure prévue par ses lettres patentes[5]. La mission de l’APQ est notamment de gérer les infrastructures portuaires de la Ville de Québec, y compris celles situées dans le secteur Beauport.
[14] Dans le but de faciliter la lecture du jugement, l’expression « les activités portuaires » couvrira l’entièreté de ce qui est exposé aux chapitres qui précèdent (2.1.3 et 2.1.4).
2.2 Origine du litige
[15] Selon les demandeurs, c’est un incident survenu dans la nuit du 25 au 26 octobre 2012 qui les alerte et les motive à enquêter sur la problématique de la poussière qui nuit à leur qualité de vie[6].
[16] D’ailleurs, cet incident a donné lieu à une première action collective présidée par le juge Pierre Ouellet, j.c.s. Celui-ci le décrit comme suit[7] :
[1] À compter de la nuit du 25 octobre 2012, de la poussière d’une couleur rouge-ocre se dépose dans un secteur résidentiel de la basse-ville de Québec.
[2] Après le lever du soleil, les citoyens, habitants le Vieux-Limoilou, à l’ouest du Boulevard des Capucins, sont les premiers à s’en apercevoir.
[3] Ils constatent de la poussière sur leur balcon, cadres de fenêtres et leurs mobiliers situés à l’extérieur.
[17] CAQ reconnait que cette poussière rouge émane de ses installations situées dans le secteur Beauport du Port de Québec. Pour elle, il s’agit d’un évènement isolé et clos suite au jugement par lequel le juge Ouellet fixe une indemnité par logement dans trois zones en fonction de l’intensité de la dispersion des poussières[8].
[18] Entre octobre 2012 et mai 2013, VD et LD ont eux-mêmes prélevé des échantillons de poussières principalement sur leur balcon et leurs rebords de fenêtres extérieurs à l’aide d’un pinceau et d’un carton[9].
[19] Ils les ont ensuite fait analyser par AGAT Laboratoire (AGAT)[10].
[20] En avril 2013, le ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques (MELCC) publie un rapport intitulé « Origine des concentrations élevées de nickel dans l’air ambiant à Limoilou» [11].
[21] Les auteurs de ce rapport, Pierre Walsh et Jean-François Brière, concluent qu’il est très improbable que les concentrations élevées de nickel mesurées dans l’air de Limoilou puissent provenir d’une autre source que le transbordement et/ou l’entreposage du concentré de nickel dans le secteur Beauport du Port de Limoilou[12].
[22] Il s’agit là de la trame initiale qui donne lieu à une seconde action collective entre les mêmes parties, où les demandeurs veulent élargir la portée de leur action au-delà du seul évènement isolé de la poussière rouge en démontrant que les activités portuaires sont à l’origine des poussières qui leur cause des nuisances depuis le 31 octobre 2010.
2.3 Position des parties
2.3.1 Position des demandeurs
[23] Pour les demandeurs, la Zone visée par l’action collective est située à moins de deux kilomètres des activités de manutention de vrac solide au terminal de Beauport exploité par CAQ. Cette Zone ainsi que les activités portuaires se situent directement dans l’axe des vents dominants les plus forts provenant du fleuve.
[24] Les membres du groupe se plaignent de dépôts de poussières à leur domicile qui dépassent le seuil des inconvénients normaux pour un environnement similaire, de sorte qu’elles nuisent à leur qualité de vie.
[25] Les demandeurs proposent trois causes d’action : la responsabilité civile générale, la responsabilité sans faute pour troubles de voisinage et une demande en injonction permanente fondée sur la Loi sur la qualité de l’environnement.
[26] Au surplus, ils prétendent que même en présence de plusieurs sources, un contributeur important est juridiquement tenu de compenser à lui seul pour l’ensemble des préjudices ou des inconvénients anormaux[13].
2.3.2 Position des défenderesses
[27] Les défenderesses CAQ et APQ plaident que la Zone visée par le recours est située en milieu urbain manifestement affecté par un très grand nombre de sources diverses d’émissions de poussières.
[28] À partir d’échantillonnages des retombées de poussières effectués à l’aide d’un réseau de jauges ainsi que par des analyses minéralogiques réalisées par leurs experts, CAQ et APQ affirment que la seule contribution des activités portuaires aux poussières déposées dans la Zone est inférieure à 2,8%.
[29] Au surplus, malgré qu’ils n’aient pas le fardeau de prouver la provenance des autres sources, ils avancent tout de même que le principal contributeur est l’épandage d’abrasifs et de sel de déglaçage.
[30] Enfin, ils soumettent que leur expertise produite en matière de toxicologie et d’épidémiologie révèle que les formes de concentrations de nickel observées dans la Zone ne posent pas de risque pour la santé.
[31] Ils ajoutent qu’à la suite de deux avis sur le nickel publiés par la Direction régionale de la santé publique (DRSP) en 2013[14] et en 2015[15], un citoyen raisonnablement informé aurait dû comprendre que les concentrations de nickel mesurées à Limoilou ne représentaient aucun risque tangible pour la santé.
[32] En somme, la preuve ne permet pas de soutenir selon la prépondérance des probabilités que les inquiétudes à la santé reposent sur un fondement raisonnable pour un citoyen adéquatement informé.
3. QUESTIONS EN LITIGE
[33] Le jugement autorisant l’exercice de l’action collective identifie comme suit les principales questions de fait et de droit à traiter collectivement :
- Les intimées ont-elles été négligentes dans la gestion de leurs équipements?
- L’émission de poussières en provenance des activités des intimées dépasse-t-elle les normes ou impose-t-elle des inconvénients anormaux de voisinage?
- Les requérants et les membres du groupe ont-ils subi des dommages, troubles et inconvénients en raison de l’émission de poussières en provenance des activités des intimées?
- Les requérants et les membres du groupe sont-ils en droit d’exiger des intimées, solidairement, une somme de 1 000,00 $ par année pour les dommages, troubles et inconvénients liés à l’exposition à la poussière et aux contaminants depuis novembre 2010, le tout avec intérêts au taux légal plus indemnité additionnelle depuis l’assignation?
- Les requérants et les membres du groupe sont-ils en droit de demander aux intimées des dommages punitifs pour atteinte à leur droit à un environnement sain garanti par la Charte des droits et libertés de la personne?
- Les requérants et les membres du groupe sont-ils en droit de demander le recouvrement collectif des dommages liés aux troubles et inconvénients et aux dommages punitifs?
- Les requérants et les membres du groupe sont-ils en droit d’exiger l’émission d’une injonction visant à forcer l’intimée Compagnie d’arrimage de Québec Limitée à éliminer toutes émissions de poussières en provenance de ses activités qui dépassent les normes ou qui imposent aux requérants et aux membres du groupe des inconvénients anormaux de voisinage?
[34] Après plus de six ans de procédures, au-delà de seize séances de gestion, une visite des lieux et cinquante jours de procès, il appert que les allégations des demandeurs ne résistent pas à l’analyse objective de la preuve, tel que nous le verrons ci-après.
4. ANALYSE
4.1 Le droit applicable
4.1.1 La responsabilité civile avec faute de l’article 1457 C.c.Q.
[35] Rappelons d’emblée que malgré le caractère collectif du recours intenté par les demandeurs, le fardeau de preuve qui leur échoit demeure celui d’en établir les éléments essentiels de façon prépondérante[16].
[36] En l’espèce, les demandeurs reprochent aux défenderesses d’avoir eu un comportement fautif en émettant des poussières en contravention aux normes en cette matière ou en étant négligentes dans la gestion de leurs opérations.
[37] L’article 1457 C.c.Q. exige que les demandeurs prouvent l’existence d’une faute commise par l’une ou l’autre des défenderesses, un préjudice subi par les membres ainsi qu’un lien de causalité entre les deux. Il se lit ainsi :
1457. Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s’imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.
Elle est, lorsqu’elle est douée de raison et qu’elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu’elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu’il soit corporel, moral ou matériel.
Elle est aussi tenue, en certains cas, de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute d’une autre personne ou par le fait des biens qu’elle a sous sa garde.
[38] Dans l’arrêt Ciment du Saint-Laurent (CSL) de 2008, la Cour suprême du Canada rappelle certains principes applicables à cette « obligation d’agir raisonnablement, prudemment et diligemment […] qualifiée d’obligation de moyen » :
[34] En droit civil québécois, la violation d’une norme législative ne constitue pas en soi une faute civile. Il faut encore qu’une infraction prévue par un texte de loi constitue aussi une violation de la norme de comportement de la personne raisonnable au sens du régime général de responsabilité civile de l’article 1457 C.c.Q. La norme de la faute civile correspond à une obligation de moyens. Par conséquent, il s’agira de déterminer si une négligence ou imprudence est survenue, eu égard aux circonstances particulières de chaque geste ou conduite faisant l’objet d’un litige. Cette règle s’applique à l’évaluation de la nature et des conséquences d’une violation d’une norme législative. » [17]
(citations omises)
(nos soulignements)
[39] Les auteurs Baudouin, Deslauriers et Moore, cités dans l’arrêt CSL, précisent pour leur part qu’une obligation d’agir spécifique n’est pas indispensable pour qu’il y ait faute extracontractuelle[18].
[40] Sur cette obligation d’agir, soulignons qu’aucune loi ou règlement ne régit ni n’encadre le dépôt de poussières au Québec. Et à plus forte raison, il n’existe aucune règle obligeant qui que ce soit à construire ou à maintenir des mesures d’atténuation à cet égard.
[41] Par contre, il existe une règlementation applicable à l’émission de contaminants dans l’atmosphère. Le Règlement sur l’assainissement de l’atmosphère (R.A.A.) est entré en vigueur en juin 2011 en remplacement du Règlement sur la qualité de l’atmosphère[19]. Avant l’entrée en vigueur du R.A.A., il n’existait aucune norme règlementant les concentrations de nickel dans l’air ambiant au Québec.
[42] Le R.A.A. prévoyait une norme horaire[20] et une norme annuelle[21] dans les particules en suspension totale (PST) pour les concentrations de nickel dans l’air ambiant. Ces deux normes ont ensuite été remplacées en décembre 2013 par une norme quotidienne sur le nickel[22].
[43] Au cours des procédures préalables au procès, le Tribunal a homologué une entente entre les parties[23] prévoyant que la norme journalière adoptée en décembre 2013 quant au nickel est exclue du débat.
[44] Il est bien établi que le dépassement d’une norme statutaire ne décharge pas les demandeurs du fardeau de preuve habituelle en matière de responsabilité civile extracontractuelle. En d’autre termes, le seul dépassement d’une norme règlementaire n’équivaut pas à la commission d’une faute civile ni à la survenance d’un dommage. En l’espèce, les défenderesses peuvent opposer que la norme invoquée est plus sévère que le critère de la personne raisonnablement prudente et diligente. Elles pourront également établir qu’elles ont pris toutes les mesures nécessaires pour respecter leurs obligations statutaires.
[45] On peut conclure sur ce sujet que les normes de qualité de l’air sont plutôt des valeurs guides déterminées par les autorités avec une grande marge de sécurité, dans un contexte de prévention[24].
[46] En outre, la Cour d’appel résume bien l’état du droit sur la question[25] :
[6] Cela dit, le fait qu’un usage donné contrevienne à la règlementation municipale ne signifie pas automatiquement que le recours d’un propriétaire voisin doit réussir, que ce recours prenne appui sur la responsabilité extracontractuelle des personnes (1457 C.c.Q.) ou sur l’article 976 C.c.Q. Encore faut-il que la partie demanderesse établisse des inconvénients suffisamment sérieux.
(notre soulignement)
[47] Au-delà de la faute et des dommages invoqués, la question du lien de causalité est au centre du présent débat. Conformément à l’article 1607 C.c.Q., les dommages réclamés par les demandeurs doivent avoir été la conséquence logique, directe et immédiate de la faute alléguée.
[48] Plus particulièrement en matière de responsabilité environnementale, la démonstration du lien de causalité exige que le préjudice soit causé uniquement par la faute alléguée, et ce, en excluant toutes les autres causes possibles ayant pu causer le préjudice allégué[26] :
[59] Il est normal vu la situation géographique des demandeurs au bord de la route provinciale d’avoir du bruit, de la poussière et des odeurs. Les demandeurs n’ont d’ailleurs ni fourni de données ni fait la preuve que la poussière ou les odeurs excessives provenaient uniquement de leur voisin.
[49] De même, dans l’arrêt Lampron c. Énergie Algonquin (Ste-Brigitte) inc.[27], la Cour supérieure explique :
[242] Si la théorie avancée par les demandeurs peut relever du domaine du possible, voir même du vraisemblable, la preuve qu’ils ont administrée n’est pas suffisamment claire et convaincante pour satisfaire au critère de la prépondérance de probabilités et se décharger ainsi du fardeau qui était le leur.
[243] Par ailleurs, les défenderesses ont réussi à démontrer, selon la balance des probabilités, qu’il existe d’autres causes probables susceptibles d’avoir entrainé le préjudice que les demandeurs ont subi.
[244] Dès lors, les présomptions graves, précises et concordantes dont ils se réclament se trouvent anéanties.
[…]
[264] Toutefois et malgré toute l’empathie qu’il peut éprouver à leur égard, le Tribunal doit décider du présent recours en fonction des règles de droit et de la preuve qui lui a été présentée.
[265] Manifestement, celle que les demandeurs ont administrée n’est basée que sur de pures hypothèses, spéculations ou conjectures, ce qui est nettement insuffisant pour que leur recours soit accordé.
(nos soulignements)
[50] D’autre part, puisque les demandeurs en font l’une des assises de leur théorie de cause, il importe d’exposer le cadre dans lequel la responsabilité in solidum peut être invoquée.
[51] Lorsqu’un préjudice peut résulter des activités de plusieurs personnes qui n’ont aucun lien entre elles et qu’une seule est poursuivie, le demandeur a le fardeau d’établir le lien de causalité en deux étapes : il doit d’abord établir l’importance de la contribution de la partie poursuivie en regard du préjudice allégué et ensuite, établir que la seule contribution de celle-ci, abstraction faite de toutes les autres sources, lui a causé un dommage[28].
[52] À cet égard, les auteurs Baudouin, Deslauriers et Moore expliquent[29] :
1-708-Principe- L’article 1457 C.c.Q. limite la responsabilité au dommage causé par sa propre faute. Nul, dans sa conception classique, ne peut être tenu de réparer les conséquences d’un acte fautif qu’il n’a pas commis lui-même ou dont la loi ne le tient pas comptable (responsabilité du fait d’autrui). […]
[53] Ce principe a encore été mis en application dans l’affaire Nadon c. Montréal[30]. Lorsqu’une situation environnementale alléguée résulte de l’effet cumulatif de nombreuses sources, aucune responsabilité ne peut être imputée à une partie défenderesse qui ne contribue pas « de manière significative » à cette situation.
4.1.2 La Loi sur la qualité de l’environnement, article 20
[54] L’article 20 de la Loi sur la qualité de l’environnement[31], dispose que :
20. Nul ne peut rejeter un contaminant dans l’environnement ou permettre un tel rejet au-delà de la quantité ou de la concentration déterminée conformément à la présente loi.
La même prohibition s’applique au rejet de tout contaminant dont la présence dans l’environnement est prohibée par règlement ou est susceptible de porter atteinte à la vie, à la santé, à la sécurité, au bien-être ou au confort de l’être humain, de causer du dommage ou de porter autrement préjudice à la qualité de l’environnement, aux écosystèmes, aux espèces vivantes ou aux biens.
[55] Tel que vu au chapitre précédent, une violation de l’article 20 LQE doit s’analyser soit en regard du régime de l’article 1457 C.c.Q. déjà traité, soit de celui de l’article 976 C.c.Q. que nous verrons ci-après. Bref, cet article ne dicte aucun régime de responsabilité civile autonome[32].
4.1.3 La responsabilité sans faute de l’article 976 C.c.Q.
[56] L’article 976 C.c.Q. prévoit ce qui suit :
976. Les voisins doivent accepter les inconvénients normaux du voisinage qui n’excèdent pas les limites de la tolérance qu’ils se doivent, suivant la nature ou la situation de leurs fonds, ou suivant les usages locaux.
[57] Cet article prescrit un régime de responsabilité objective sans égard à la faute qui est fondé sur le caractère excessif et anormal des inconvénients subis plutôt que sur le comportement fautif de leur auteur.
[58] En l’espèce, les demandeurs doivent démontrer selon la balance des probabilités les éléments suivants :
1) La présence de voisins;
2) Un trouble résultant de l’exercice du droit de propriété;
3) Des inconvénients anormaux.
[59] Dans la présente cause le statut de « voisins » des défenderesses à l’égard des demandeurs n’est pas contesté.
[60] Récemment, la Cour d’appel précisait que l’appréciation de la nature ou de la situation des fonds des voisins fait en sorte que l’application de l’article 976 C.c.Q. doit tendre vers l’atteinte d’un équilibre entre les droits respectifs des voisins plutôt que d’être considéré comme un régime de responsabilité désincarné.
[54] Ainsi, les voisins doivent accepter des inconvénients normaux, sans pouvoir prétendre au droit d’être indemnisés. L’objectif recherché par cette disposition est de trouver cette « solution intermédiaire » qui permet « d‘équilibrer l’exercice social du droit de propriété et de jouissance entre voisins » [33].
[61] Dans le cadre de son analyse factuelle, le Tribunal est donc invité à déterminer le caractère normal ou anormal des inconvénients allégués en regard de l’ensemble des circonstances spécifiques à la présente affaire.
[62] Le caractère normal ou anormal d’un inconvénient de voisinage s’apprécie de manière objective en fonction de ce qu’une personne raisonnable, placée dans les mêmes circonstances, considèrerait comme normal ou anormal. Un trouble de voisinage doit être récurrent et suffisamment grave au point de constituer un préjudice réel et sérieux en regard de la nature et de la situation des fonds, des usages locaux et de toutes les circonstances pertinentes.
[81] Pour conclure à la présence de troubles de voisinage, deux critères sont centraux dans l’analyse des inconvénients : la gravité et la récurrence de tous ceux-ci. La récurrence s’entend généralement d’un trouble continu ou répétitif s’étalant sur une durée assez longue, alors que la gravité renvoie à l’idée d’un préjudice réel et sérieux en regard de la nature et de la situation du fonds, des usages locaux, du moment des inconvénients, etc. […][34]
[63] Il importe également de rappeler que bien qu’en matière de troubles de voisinage un régime de responsabilité sans faute existe, cela n’empêche pas que les demandeurs doivent démontrer l’existence d’un lien de causalité entre les dommages subis et les activités des défenderesses[35].
[64] Bref, que l’on soit sous l’égide de l’article 1457 C.c.Q. ou sous celui de l’article 976 C.c.Q., les demandeurs doivent convaincre le Tribunal, selon la balance des probabilités, que les retombées de poussières qui les affectent de différentes façons sont principalement causées par les activités des défenderesses.
4.1.1 Les articles 46.1 et 49 de la Charte des droits et libertés de la personne
[65] L’article 46.1 de la Charte des droits et libertés de la personne[36]:
46.1. Toute personne a droit, dans la mesure et suivant les normes prévues par la loi, de vivre dans un environnement sain et respectueux de la biodiversité.
[66] Il importe de souligner que cet article ne crée aucun droit autonome ni aucun régime de responsabilité distinct de ceux prévus aux articles 1457 et 976 C.c.Q.
[67] À cet égard, les auteurs Henri Brun, Guy Tremblay et Eugénie Brouillette expliquent[37] :
« XII-1.8- […] La charte québécoise des droits énonce quelques droits économiques et sociaux (article 40, 44, 45, 46.1 par exemple), ce qui n’est pas sans intérêt d’un point de vue politique, à titre déclaratoire ou programmatoire. Mais il faut être conscient que, du point de vue judiciaire, ces « droits » n’ont pu inspirer quelques principes d’interprétation. […] »
[68] Ainsi, dans la présente cause, l’intérêt de l’article 46.1 de la Charte est qu’il pourrait fonder la base de la réclamation en dommages punitifs, eux-mêmes prévus à l’article 49 qui énonce ce qui suit :
49. Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnue par la présente Charte confère à la victime le droit d’obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte.
En cas d’atteinte illicite et intentionnelle, le tribunal peut en outre condamner son auteur à des dommages-intérêts punitifs.
[69] Pour obtenir une condamnation à de tels dommages-intérêts punitifs, les demandeurs doivent donc prouver une faute, un préjudice et un lien de causalité. Selon la Cour suprême, l’octroi de ce type de dommages requiert la démonstration d’une atteinte illicite et intentionnelle aux droits des demandeurs de « vivre dans un environnement sain et respectueux de la biodiversité »[38].
121. En conséquence, il y aura atteinte illicite et intentionnelle au sens du second alinéa de l’art. 49 de la Charte lorsque l’auteur de l’atteinte illicite a un état d’esprit qui dénote un désir, une volonté de causer les conséquences de sa conduite fautive ou encore s’il agit en toute connaissance des conséquences, immédiates et naturelles ou au moins extrêmement probables, que cette conduite engendrera. Ce critère est moins strict que l’intention particulière, mais dépasse toutefois, la simple négligence. Ainsi, l’insouciance dont fait preuve un individu quant aux conséquences de ses actes fautifs, si déréglée et téméraire soit-elle, ne satisfera pas, à elle seule, à ce critère.
122. En plus d’être conforme au libellé de l’art. 49 de la Charte, cette interprétation de la notion d’« atteinte illicite et intentionnelle » est fidèle à la fonction préventive et dissuasive des dommages exemplaires qui suggère fortement que seuls les comportements dont les conséquences sont susceptibles d’être évitées, c’est-à-dire dont les conséquences étaient soit voulues soit connues par l’auteur de l’atteinte illicite, soient sanctionnées par l’octroi de tels dommages : Roy, Les dommages exemplaires en droit québécois : instrument de revalorisation de la responsabilité civile, op. cit. t. l, aux pp. 231 et 232. J’ajouterais que la détermination de l’existence d’une atteinte illicite et intentionnelle dépendra de l’appréciation de la preuve dans chaque cas et que, même en présence d’une telle atteinte, l’octroi et le montant des dommages exemplaires aux termes du deuxième alinéa de l’art. 49 et de l’art. 1621 C.c.Q. demeurent discrétionnaires.[39]
4.2 Application aux faits
4.2.1 Les retombées de poussières
4.2.1.1 Les témoignages des membres
[70] Au-delà d’une centaine de membres ont eu l’occasion de témoigner, soit au préalable, soit au procès.
[71] Leur description des dépôts de poussières sur leurs biens (balcons, bordures de fenêtres, mobilier de patio, automobiles, jardins, etc.) est plutôt hétéroclite en regard de la couleur et de la consistance de ce qu’ils ont observé.
[72] Ainsi, selon certains la poussière est noire, gris-foncé ou « charcoal ». Pour d’autres elle est gris-pâle, gris-jaune, gris-rouge, orange tirant sur le noir ou encore brunâtre.
[73] Sa consistance est aussi variée que : collante, très fine, sablonneuse, abrasive, argileuse, granuleuse, farineuse, poudreuse, épaisse, lourde, volatile, grasse, métallique, semblable à du bran de scie, semblable à du plâtre, tachante, etc.
[74] Relativement à la quantité de poussières déposées, on la présente comme : importante, significative, excessive, abondante, ou anormale. Quant à la fréquence, celle-ci est évaluée comme étant régulière, constante, quotidienne, récurrente, etc.
[75] Les membres ont également abondamment décrit les conséquences de ces dépôts de poussières, plus particulièrement quant aux nettoyages anormalement fréquents que tout cela leur impose.
[76] Aux yeux du Tribunal, ces témoins paraissent sincères et crédibles. À n’en point douter, cette poussière leur cause des inconvénients sérieux.
[77] Toutefois, leurs témoignages ne fournissent aucune information utile quant à la provenance de toute cette poussière. Aucun témoin n’est en mesure de pointer les défenderesses comme étant la source de leur problème.
4.2.1.2 L’échantillonnage des demandeurs
[78] La liste des échantillons prélevés par les demandeurs[40] montre que plusieurs de ceux-ci n’ont pas été analysés en laboratoire. Cela ne fournit donc aucune information sur la provenance de la poussière.
[79] De fait, il s’agit d’un échantillonnage artisanal effectué par monsieur Duchesne, à l’aide d’un pinceau et d’un carton. On ne connait ni la surface précise de prélèvement ni la période d’accumulation des dépôts. Il ne permet évidemment pas de mesurer un taux de retombée de poussières dans l’espace et dans le temps. On verra plus loin, lors de l’analyse du témoignage de l’expert Jean-Luc Allard, qu’une méthode scientifique doit être suivie rigoureusement pour prélever et mesurer un échantillonnage de contaminants atmosphériques.
[80] Les échantillons prélevés par monsieur Duchesne ne permettent de tirer aucune conclusion sur la source des dépôts de poussières dans la Zone.
[81] D’autre part, les demandeurs ont mandaté la professeure Rosa Galvez-Cloutier, du département de génie civil et de génie des eaux de l’Université Laval[41], afin d’analyser certains échantillons.
[82] Le but de la démarche confiée à la professeure Galvez-Cloutier consistait à établir la présence de pentlandite dans les échantillons prélevés. Il s’agit d’un minéral dominant associé au concentré de nickel transbordé dans le cadre des activités portuaires[42]. Or, la professeure n’en a pas retrouvé la trace.
[83] En outre, les analyses de la professeure Galvez-Cloutier confirment que les minéraux dominants dans certains échantillons prélevés par monsieur Duchesne sont présents de façon naturelle dans la région de Québec et proviennent des abrasifs épandus sur les routes l’hiver.
[84] Le Tribunal doit souligner qu’il considère assez révélateur que le rapport de la professeure Galvez-Cloutier, pourtant mandatée par les demandeurs, ait été produit par les défenderesses.
[85] Également, le MELCC a entrepris en 2013 une campagne de caractérisation exploratoire des sols afin de documenter la présence de nickel dans les sols de surfaces et de déterminer si les concentrations trouvées pouvaient représenter un risque potentiel en fonction des critères applicables contenus à la Politique de protection des sols et de réhabilitation des terrains contaminés[43] .
[86] Ainsi, le MELCC a effectué des travaux d’échantillonnage sur des terrains situés dans Limoilou et une campagne de caractérisation exploratoire des sols a ensuite été réalisée[44]. Le MELCC était alors à la recherche de sols contaminés au nickel[45].
[87] Ces démarches ont permis au MELCC de constater l’absence de dépassement des critères applicables concernant le nickel ainsi que l’absence de risque significatif découlant de la présence de métaux dans les sols échantillonnés. Cela dit, le MELCC ne se prononce pas sur la provenance des métaux analysés.
4.2.1.3 Modélisation : expertise de Denis Dionne (en demande)
[88] Comme on l’a vu précédemment, la théorie de cause des demandeurs repose très largement sur la démonstration de leurs experts Denis Dionne et Richard Saint-Louis.
[89] Monsieur Dionne est ingénieur et détient une maîtrise en génie chimique. Les demandeurs l’on fait reconnaitre par le Tribunal comme expert en qualité de l’air[46].
[90] Son mandat consiste à identifier les principales sources de poussière ainsi que le territoire où celle-ci s’est propagée.
[91] Pour ce faire, il utilise une méthode appelée « modélisation ». Le juge Pierre Ouellet, j.c.s. explique très bien en quoi consiste cette méthode, dans le dossier de la poussière rouge[47], en référent aux expertises des parties, dont celles de monsieur Dionne :
[135] Les deux experts, dont les qualifications ne sont pas contestées, ont préparé chacun un volumineux rapport. Ils décrivent tous deux, de la même façon, la méthodologie de la modélisation que Rhéaume résume ainsi :
« Une modélisation est une représentation simplifiée d’un système permettant d’étudier son fonctionnement par simulation. Cette représentation est théorique, et fait appel à des outils mathématiques, de même qu’à des outils logiciels et cartographiques.
En ce qui concerne la modélisation de la dispersion atmosphérique, le modèle mathématique cherche à simuler la dispersion d’un panache de substances dans l’air. Ces substances peuvent être gazeuses, des particules solides ou liquides. La modélisation permet alors d’estimer les concentrations dans l’air ambiant et les taux de déposition, et ce, à une distance donnée des sources d’émission prises en compte par le modèle.
Ainsi, le résultat de la modélisation est toujours une image simplifiée de ce que pourrait être la réalité, compte tenu des approximations théoriques inhérentes au modèle mathématique utilisé et de l’incertitude qui entoure la caractérisation des sources d’émissions. Il ne peut en aucun temps se substituer à des mesures prises sur le terrain. »
(référence omise)
(nos soulignements)
[92] L’expert Dionne conclut que les activités portuaires sont le principal contributeur aux poussières qui se déposent dans la Zone depuis le 31 octobre 2010[48].
[93] L’interrogatoire et surtout le contre-interrogatoire de monsieur Dionne révèlent la faiblesse manifeste de la méthode employée dans le contexte particulier de la présente cause.
[94] De son propre aveu, le modèle « Aermod » qu’il a utilisé ne garantit pas que les résultats obtenus soient conformes à la réalité[49]. On apprend entre autres que si les intrants utilisés sont erronés, les résultats le seront nécessairement aussi et ne représenteront pas la réalité[50].
[95] Or, l’approche préconisée par monsieur Dionne se concentre sur les activités portuaires sans tenir compte des nombreuses autres sources potentielles de dépôts de poussières dans la Zone. Malgré qu’il dise avoir aussi effectué une modélisation pour un total de soixante-six sources différentes (incluant celles associées aux activités portuaires), aucun de ses rapports ne présente quelque résultat que ce soit relativement à de telles modélisations unitaires.
[96] Surtout, il n’a fait aucune modélisation présentant l’effet cumulatif de toutes les sources, confirmant ainsi qu’il n’a ciblé que celles provenant des activités portuaires.
[97] Une telle façon de faire enlève toute objectivité à l’exercice effectué ainsi qu’aux résultats obtenus.
[98] L’expertise réalisée par monsieur Dionne n’a donc aucune valeur pour aider le Tribunal à déterminer la provenance des retombées de poussière dans la Zone. D’ailleurs, un autre expert des demandeurs, monsieur Richard Saint-Louis, pense lui aussi la même chose[51].
[99] La conclusion de l’expert Dionne est également anéantie lorsque l’on s’arrête à l’une des données principales de sa modélisation, soit la contribution des vents dominants provenant du nord-est.
[100] Tous conviennent, y compris monsieur Dionne, que lorsque les vents soufflent en direction du fleuve Saint-Laurent, aucune poussière issue des activités portuaires ne peut affecter la Zone.
[101] Or, les données relatives à la vitesse et à la direction des vents révèlent que ceux-ci ont soufflé justement en direction du fleuve plus de 75% du temps pendant la majeure partie de la période visée par le recours[52].
4.2.1.4 Signature chimique : expertise de Richard Saint-Louis (en demande)
[102] Monsieur Richard Saint-Louis a témoigné à titre d’expert en chimie analytique de l’environnement. Il enseigne au département de biologie, chimie et géographie de l’Université du Québec à Rimouski. Son curriculum vitae fait ressortir que son expertise se situe principalement en matière d’environnement aquatique.
[103] L’objectif de son expertise était d’identifier la composition des poussières que l’on retrouve dans la Zone et de vérifier si elles pouvaient être reliées aux vracs manutentionnés par CAQ.
[104] Le 16 mai 2017, monsieur Saint-Louis a prélevé divers échantillons de poussières à des endroits sélectionnés par monsieur Duchesne[53], suivant la même méthode artisanale que celle employée par ce dernier (pinceau et carton).
[105] Il procède ensuite à une analyse de métaux extractibles pour obtenir leur « signature » chimique, à l’aide d’un microscope électronique.
[106] En contre-interrogatoire, monsieur Saint-Louis doit admettre que les poussières qu’il a échantillonnées proviennent majoritairement de sources autres que les activités portuaires…[54]
[107] Son témoignage nous permet également d’apprendre qu’il a confié à un tiers la tâche de faire l’analyse des particules au microscope électronique, faute de posséder les habiletés pour le faire lui-même. Il s’agit pourtant de l’outil sur lequel se fonde toute son interprétation de la composition des échantillons analysés.
[108] Au surplus, il n’a analysé que cinquante particules par échantillon[55], soit moins de 0,01% d’un échantillon contenant 20 000 particules[56], pour une marge d’erreur inacceptable de plus de 50%. À titre comparatif l’expert des défenderesses, monsieur Jean-François Wilhelmy, a analysé 31 800 particules par échantillon, pour une marge d’erreur de 0,1%[57].
[109] Un si faible échantillonnage ne peut que produire des résultats imprécis, voire invraisemblables. Ainsi, monsieur Saint-Louis constate que la signature chimique du « concentré de nickel ou cuivre » ne contient ni nickel, ni cuivre[58], et celle du « concentré de cuivre ou nickel » ne contient non plus aucun nickel[59].
[110] En outre, la signature chimique du « concentré de cuivre ou nickel » n’est pas la même que celle du « concentré de nickel ou cuivre », même si les deux appellations réfèrent au même produit[60].
[111] De même, la signature chimique de la bauxite est composée de fer, de titane, de calcium, de potassium et d’aluminium, soit cinq des six éléments chimiques majeurs que l’on retrouve dans la croûte terrestre, lesquels ne peuvent évidemment servir à quelque association que ce soit avec les activités portuaires[61].
[112] Bien que l’on pourrait continuer encore longtemps la liste des incongruités révélées par la démarche de monsieur Saint-Louis, voilà suffisamment de raisons pour ne pouvoir prêter foi à ses conclusions quant à la provenance des poussières retrouvées dans la Zone.
4.2.1.5 Le réseau de jauges : l’expertise de Jean-Luc Allard
(en défense)
[113] Le Tribunal a reconnu à monsieur Allard la qualification requise pour agir à titre de témoin expert spécialisé en qualité de l’air. Il a toutefois réservé sa décision relativement à son expertise en matière d’échantillonnage de contaminants atmosphériques.
[114] Après avoir longuement entendu les explications de monsieur Allard sur cet aspect de ses compétences et de son expérience, il y a certainement lieu d’ajouter ce domaine à ses qualifications.
[115] Pendant une année, entre août 2017 et août 2018, monsieur Allard a supervisé l’opération d’un réseau de jauges servant à mesurer le dépôt de poussières dans la Zone.
[116] Il s’agit d’un exercice innovateur sans précédent puisqu’il n’existait jusqu’alors aucune donnée à ce sujet[62].
[117] Pour monsieur Allard, ces mesures sur le terrain sont beaucoup plus près de la réalité que la modélisation, laquelle demeure essentiellement théorique et tributaire des nombreuses variables à considérer. D’ailleurs, comme il le souligne avec justesse, il est inutile de modéliser lorsqu’on a en mains les données réelles!
[118] La démarche scientifique employée comporte deux volets : le premier est de nature quantitative. Il est basé sur la minéralogie (expertise de monsieur Wilhelmy) et vise à déterminer l’origine de la poussière échantillonnée dans le réseau de jauges. Le second sert à mesurer le taux de retombées de poussières.
[119] Nous reviendrons sur la minéralogie au chapitre suivant.
[120] Monsieur Allard rappelle qu’il n’existe au Québec aucune norme relative aux retombées de poussières depuis juin 2011. Il a donc utilisé comme valeur guide l’ancienne norme de 7,5 tm/km2/30 jours prévue dans le R.A.A.
[121] Les analyses effectuées par monsieur Allard[63] montrent que[64] :
● Des résultats supérieurs à la valeur guide ont été observés, mais ils ne sont pas attribuables aux activités, tel que démontré à la section 6.23.;
● Pendant 8 mois (août 2017 à février 2018), il n’existe aucune différence significative entre les taux moyens de retombées de poussières mesurés aux stations d’échantillonnage situées dans la Zone et ceux mesurés aux stations hors de celle-ci;
● Pendant 3 mois (mars 2018 à mai 2018), il existe une telle différence significative, mais elle n’est pas attribuable aux activités. L’explication la plus plausible des taux de retombées de poussières significativement plus élevés dans la Zone au printemps réside dans la contribution accrue du secteur des transports dans la Zone (principalement la libération des abrasifs utilisés en période hivernale remis en suspension par les transports en période de fonte des neiges);
● Dans le cas du mois de juillet 2018, il existe également une différence significative entre les taux de retombées de poussières mesurés dans la Zone et ceux mesurés tant dans la Zone qu’à l’extérieur de celle-ci ont été inférieurs à la valeur guide de 7,5 tm/km2/30 jours.
[122] Les résultats obtenus par les analyses minéralogiques et la mesure des dépôts de poussières sont percutants. La contribution moyenne des activités portuaires durant la période d’échantillonnage est inférieure à 2,8% pour les échantillons prélevés dans la Zone et à 1,7% pour ceux prélevés à l’extérieur de celle-ci[65].
[123] Il est aussi très révélateur que lorsque les activités portuaires sont à leur paroxysme en septembre et en novembre, les taux de retombées mesurés dans la Zone sont inférieurs à ceux notés en mars alors que les activités portuaires sont à leur minimum[66].
[124] De plus, entre avril et juillet, le tonnage augmente constamment pendant que le taux de retombées de poussières diminue tant dans la Zone qu’à l’extérieur de celle-ci[67].
4.2.1.6 La minéralogie : expertise de Jean-François Wilhelmy (en défense)
[125] Monsieur Wilhelmy est un ingénieur en génie géologique détenant une maîtrise en minéralogie. Il est retraité depuis peu.
[126] De tous les experts entendus dans la présente cause, il est le seul à posséder les compétences pour effectuer l’analyse minéralogique qui est au cœur du débat. D’ailleurs, personne n’a remis en question les analyses qu’il a effectuées.
[127] Sa démarche scientifique consiste à identifier et à quantifier les minéraux retrouvés dans la poussière recueillie dans la Zone.
[128] Pour ce faire, il utilise un microscope électronique à balayage de dernière génération très performant : le MLA. Cet appareil sert à identifier et à mesurer chaque grain pour établir sa source avec une marge d’erreur de 0,1%!
[129] D’ailleurs, monsieur Wilhelmy souligne que la minéralogie est la seule science qui permet de connaitre la provenance des minerais.
[130] Il constate que les minéraux naturels que l’on trouve en abondance à Québec ainsi que les abrasifs et les sels de déglaçage sont présents de façon constante dans tous les échantillons.
[131] Ses résultats montrent[68] de façon éloquente que les principaux contributeurs aux poussières prélevées dans la Zone sont les abrasifs de même que le sel de déglaçage.
[132] En outre, monsieur Wilhelmy a également analysé des échantillons prélevés à leur résidence respective et apportés lors de leurs témoignages par deux membres : monsieur Marc Chouinard et monsieur Nicolas Bruneau[69].
[133] Le constat est le même : la très grande majorité des poussières ne provient pas des activités portuaires.
[134] Monsieur Wilhelmy fait aussi la démonstration que la composition annuelle moyenne des échantillons est pratiquement la même à l’extérieur qu’à l’intérieur de la Zone.
[135] Pour le Tribunal, l’expertise non contredite de monsieur Wilhelmy constitue la réponse la plus crédible à la principale question soulevée dans la présente cause, soit l’absence de contribution des activités portuaires aux nuisances invoquées par les demandeurs.
4.2.2 La qualité de l’air ambiant
[136] Les demandeurs suggèrent que l’exploitation de stations de mesure de poussières par CAQ prouve que les poussières émanent du site des activités portuaires.
[137] Il s’agit en l’espèce de capteurs Hi-Vol et E-series permettant d’échantillonner la poussière et de suivre en temps réel, de façon continue, les particules en suspension totales (PST).
[138] Pour le Tribunal, ces outils de mesure de la qualité de l’air ambiant, principalement installés sur le site des activités portuaires et quelques-uns hors site, sont peu représentatifs des retombées de poussières dans la Zone.
[139] D’ailleurs, soulignons qu’une quantité importante de photos et de vidéos présentées par les demandeurs montre des mouvements de poussières à l’intérieur du terminal, souvent dans le giron immédiat des piles ou encore lors de manœuvres de transbordement des vracs manutentionnés par CAQ. Cela n’apporte toutefois aucune information utile quant à la poussière que l’on retrouve dans la Zone.
[140] Quoi qu’il en soit, une étude récente du MELCC portant sur la qualité de l’air dans l’arrondissement La Cité-Limoilou conclut que celle-ci est typique d’un milieu urbain[70] :
« En somme, la qualité de l’air de l’arrondissement La Cité-Limoilou est typique d’un milieu urbain. Les principales sources de pollution responsables des concentrations de contaminants mesurés aux stations sont les sources urbaines habituelles, soient vraisemblablement le transport routier, les combustibles fossiles et le chauffage au bois. […] »
[141] Les demandeurs ont également identifié le nickel comme étant un traceur permettant d’identifier les activités des défenderesses comme source de poussières excessives.
[142] Encore là, un rapport plus objectif émanant de la Direction régionale de la santé publique (DRSP) portant sur le nickel[71] révèle que celui-ci ne constitue qu’une fraction aussi minime que 0.2 % des PST présentes dans la Zone.
[143] Quant aux particules fines de type PM2,5, leur présence relève manifestement d’un phénomène visant plutôt la grande région de Québec[72] et pouvant provenir de très loin[73] puisqu’elles se comportent comme des gaz. Elles sont donc peu susceptibles de se poser au sol.
4.2.3 Le risque pour la santé
[144] Les demandeurs invoquent des craintes, des inquiétudes et de l’inconfort relativement à leur santé et celle de leurs proches causés par la présence de poussières abondantes dans leur milieu de vie.
[145] De l’avis du Tribunal, les témoignages des membres, tant hors Cour qu’au procès, permettent de nuancer passablement de telles affirmations.
[146] Plusieurs n’ont rapporté aucune inquiétude ni même de préoccupation à ce sujet. Pour les autres, leurs craintes n’ont donné lieu à aucune investigation sur le caractère nocif de cette poussière et personne n’a cru utile de consulter un médecin à ce sujet.
[147] Au surplus, en 2013, la DRSP a publié un avis préliminaire[74] destiné à la population de l’arrondissement La Cité-Limoilou. Cette autorité en matière de santé publique affirme que les risques pour la santé en raison des concentrations de nickel présentes dans l’air ambiant dans la Zone sont jugés faibles.
[148] En 2015, la DRSP complète son investigation et publie un avis complémentaire[75]. Elle confirme qu’il serait peu probable que des effets chroniques de sévérité mineure à modérée (asthme, bronchite chronique, fibrose pulmonaire) soient observés à la suite de l’inhalation de nickel durant une période de 70 ans! Elle conclut également que les risques d’un cancer sont à peu près nuls pour une telle exposition.
[149] Ainsi, un citoyen raisonnablement informé devrait conclure de ce qui précède que la concentration de nickel mesurée dans son environnement ne présente aucun risque tangible pour la santé. C’est également la conclusion à laquelle en arrive le demandeur lui-même lors de son contre-interrogatoire[76]…
[150] Comme si ce qui précède n’était pas suffisant, le Tribunal a pu bénéficier du témoignage de la Dre Julie Goodman qu’il a reconnue à titre d’experte en toxicologie et en épidémiologie.
[151] La Dre Goodman a reçu le mandat des défenderesses de revoir les risques à la santé reliés à la présence de nickel dans Limoilou.
[152] Elle conclut que le nickel, seul ou combiné à d’autres métaux, n’augmente pas les risques pour la santé des citoyens.
[153] Afin de ne laisser aucune ambiguïté persister pour qui que ce soit, elle affirme que même la forme la plus cancérigène du nickel (la pentlandite), constituée de particules trop grosses pour être inhalées, ne pourrait causer un cancer à un citoyen de Limoilou qui y serait exposé 24 heures par jour, 7 jours par semaine, pendant 70 ans.
[154] Pour elle, les concentrations sont si basses qu’elles ne peuvent même pas causer de réactions allergiques ni d’irruptions cutanées.
[155] Ces propos rassurants ont le mérite d’être clairs. De plus, ils ne sont pas contredits.
4.2.4 Les activités portuaires et les mesures de mitigation mises en place
[156] Malgré l’absence d’un préjudice indemnisable causé par les défenderesses, il convient tout de même d’examiner les activités portuaires et les mesures de mitigation mises en place par les défenderesses.
[157] Les témoignages d’employés et de représentants de CAQ et de APQ ont marqué le Tribunal d’une impression générale de compétence, de sens des responsabilités et d’un contrôle de grande qualité sur les activités portuaires en général.
[158] Notamment, monsieur Rémy Gilbert, coordonnateur à l’entretien chez CAQ, présent presque quotidiennement au terminal de Beauport durant une très grande partie de la période visée par l’action collective, a livré un témoignage fort impressionnant.
[159] Ses réponses sont spontanées, précises et dénuées de faux-fuyants. Elles sont rendues avec assurance, conviction et sans exagération.
[160] On sent monsieur Gilbert très concerné et sensible aux questions relatives à l’environnement au point où sa crédibilité n’est pas mise en doute lorsqu’il affirme qu’il n’hésiterait pas à quitter son poste si son employeur ne respectait pas ses valeurs à cet égard. Après tout, tel qu’il le rappelle avec justesse, cet enjeu de l’environnement est une préoccupation constante et nécessaire pour protéger avant tout les travailleurs ainsi que les équipements.
[161] De même, monsieur Ivan Boileau, ingénieur et vice-président au partenariat stratégique et à la gestion des actifs, œuvrant pour CAQ depuis une quinzaine d’années, a lui aussi livré un témoignage crédible et percutant.
[162] C’est lui qui a imaginé et conçu dès 2012, avec son équipe, un système innovateur de canons à eau utilisé depuis non seulement par CAQ mais un peu partout dans le monde. Le tout sert à humidifier le vrac solide pour diminuer ou empêcher sa volatilité.
[163] Cet homme, manifestement d’une grande compétence en opérations de terminal de vrac solide, parait en plein contrôle de sa situation. Il a su mettre en place au fil du temps et des évolutions technologiques, un système performant et efficace de contrôle des émissions de poussières inhérentes aux activités portuaires, lequel pourrait même être cité en exemple comme modèle à suivre en ce domaine[77].
[164] On pourrait repasser un à un les autres témoignages en défense que le constat général serait au même effet. Il n’y a absolument aucune preuve de négligence dans la gestion des équipements et des opérations des défenderesses pouvant engager leur responsabilité.
[165] En bref, CAQ opère un terminal de vrac solide sur un site loué à APQ dans le secteur Beauport du Port de Québec.
[166] Le vrac solide est déchargé de navires (vraquiers, laquiers) et il est ensuite entreposé à divers endroits sur le terminal. On retrouve ainsi une multitude de produits variant en quantité et en caractéristiques diverses au fil du temps.
[167] Il est intéressant de noter que bien que le terminal soit ouvert toute l’année, les piles de vrac sont recouvertes de neige ou de glace entre les mois de janvier et mai. Pourtant, aucun témoin en demande n’a relaté de diminution de poussières à son domicile durant ces périodes. Madame Lalande parle même d’un cauchemar quotidien.
[168] D’autre part, les mesures de mitigation mises en place depuis 2010 sont nombreuses. Elles ont augmenté et se sont améliorées de façon constante au cours des années qui ont suivi.
[169] Au départ, les mesures utilisées consistent essentiellement à l’humidification des piles et des opérations des surfaces, d’abord à l’aide de camions à eau. On utilise également des camions à brosse ou aspirateur.
[170] APQ et CAQ possèdent également un réseau de caméras de surveillance pour superviser l’ensemble des activités au port à partir d’une salle de contrôle. L’éclairage de nuit ainsi que le pavage du site sont d’autres moyens utilisés.
[171] Au-delà des équipements, diverses méthodes opératoires sont mises en place afin de minimiser les impacts des activités sur l’environnement : directives aux opérateurs de machinerie[78], contrôle de hauteur de chute des produits[79], réduction de la vitesse des opérations, planification, veille météo quotidienne, etc.
[172] Pour sa part, APQ en tant qu’administratrice des propriétés portuaires, a elle aussi instauré diverses mesures : surveillance des activités par des patrouilleurs, le tout supervisé par son personnel de la capitainerie et de la direction environnementale, réseau de caméras de surveillance du site, épandages d’abats-poussières, location de balais mécaniques et de canons à eau pour nettoyer les rues, les quais, les stationnements, etc.
[173] Depuis l’évènement de la poussière rouge, de nombreuses mesures supplémentaires ont été ajoutées :
- réseau de 19 canons à eau fixes;
- réseau de capteurs de poussières et lecture continue relié à une salle de contrôle;
- système de contrôle de canons à eau à distance;
- numérisation de l’éclairage;
- formations en matière environnementale;
- pavage de sections non pavées;
- utilisation d’une toile sur la structure de chargement de navires pour contrôler les émissions potentielles en période hivernale;
- installation de toiles sur certaines piles de minerais;
- présence constante sur le terminal de personnel dédié à l’environnement;
- etc.
[174] On ne peut conclure autrement de cette nomenclature que CAQ et APQ se sont comportées à tous égards en bons citoyens corporatifs, dans le respect des standards les plus exigeants en matière de mesures de mitigation.
[175] D’ailleurs, monsieur Joel Shirriff, ingénieur, reconnu comme expert en opérations portuaires, a reçu mandat de visiter et de commenter les installations et les opérations des défenderesses au terminal de Beauport[80].
[176] Il souligne que chaque terminal est unique et comporte des caractéristiques spécifiques. Il précise qu’aucune pratique n’est applicable indistinctement à toutes les installations.
[177] Il conclut que les équipements et les pratiques observées sont similaires aux bonnes pratiques ailleurs dans le monde. Quant au réseau de capteurs de poussières dont les données en continu sont suivies à partir d’une salle de contrôle informatisée, il les qualifie de meilleures pratiques dans l’industrie.
[178] En terminant, il y a lieu de souligner qu’il ressort de l’ensemble de la preuve que sur la période de neuf années couvertes par le recours et après une analyse minutieuse des opérations des défenderesses, les demandeurs n’ont pu relever que trois incidents où des particules de poussières ont pu quitter le terminal pour se diriger vers la Zone. On parle de trois journées sur plus de 3 200. Et encore, on ignore la contribution réelle de ces particules sur l’ensemble des inconvénients allégués…
[179] Dans les circonstances, il est certainement inapproprié de parler de faute ou de troubles de voisinage.
4.3 Les autres questions
[180] Compte tenu de ce qui précède, les autres questions relatives au quantum des dommages, au mode de recouvrement et à l’injonction recherchée deviennent sans objet.
5. RÉCAPITULATION
[181] L’argumentaire des demandeurs ne passe pas le test de l’analyse factuelle objective menant à la conclusion que l’abondance et la constance du phénomène de dépôt de poussières dans la Zone ne peuvent être causées par les défenderesses.
[182] À l’évidence, il existe nécessairement plusieurs sources au problème. La preuve scientifique irréfutable montre que la contribution des activités portuaires aux troubles invoqués est à toutes fins pratiques nulle. À tout le moins, elle ne dépasse certainement pas la limite de la tolérance attendue entre voisins vivant dans un milieu urbain adjacent à un port.
[183] Dans les circonstances, on comprendra aisément qu’il serait contraire aux prescriptions de la loi de condamner APQ et CAQ alors que celles-ci ont démontré un comportement exemplaire.
[184] Au demeurant, CAQ et APQ ont administré une preuve fort convaincante à l’effet que les investigations devraient davantage se diriger vers l’effet combiné de certaines activités propres à la vie urbaine, telles que le transport, la construction, la combustion, etc…
[185] Enfin, relativement aux inquiétudes à la santé invoquées par les demandeurs, la preuve a clairement démontré que celles-ci n’ont aucun fondement objectif. Une personne raisonnable moyennement informée ne pourrait les justifier de façon rationnelle.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[186] REJETTE l’action collective;
[187] AVEC FRAIS DE JUSTICE, incluant ceux pour la préparation des expertises et le témoignage des experts, la rémunération de l’interprète ainsi que ceux liés à la prise et à la transcription des témoignages avant et pendant le procès.
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________________________________ JACQUES G. BOUCHARD, j.c.s. |
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Me Clara Poissant-Lespérance Me Philippe Trudel Me André Lespérance Trudel Johnson & Lespérance 750, Côte de la Place d’Armes, bureau 90 Montréal (Québec) H2J 2X8 Avocats des demandeurs
Me François Pinard-Thériault Me Amélie Dufour Jean-François Bertrand avocats Casier 25 Avocats-conseils des demandeurs
Me Ariane-Sophie Blais Me Sylvain Chouinard Me Antoine Veillette Langlois avocats Casier 115 Avocats de Compagnie d’Arimage de Québec ltée
Me Michel Gagné McCarthy Tétrault 1000, rue de la Gauchetière Ouest, bureau 2500 Montréal (Québec) H3B 0A2 Avocats-conseils de Compagnie d’Arimage de Québec ltée
Me Vincent Rochette Me Marie-Hélène Caron Norton Rose Fullbright Casier 92 Avocats d’Administration portuaire de Québec
Dates d’audience : 16, 17, 18, 19, 23, 24, 25, 26, 30 septembre, 1er, 2, 3, 7, 8, 15, 16, 17, 21, 22, 23, 24, 28, 29, 30, 31 octobre, 4, 7, 11, 18, 19, 20, 21, 25, 26, 27, 28, 29 novembre, 2, 3, 9, 10, 12, 13, 18, 19 décembre 2019, 14, 20, 21, 22, 23 janvier 2020.
Domaine du droit : action collective/responsabilité civile |
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[1] P-1.
[2] P-1.
[3] Plaidoirie des demandeurs du 20 janvier 2020.
[4] Contre-interrogatoire de Denis Dupuis du 9 octobre 2019.
[5] P-6.
[6] Demande introductive d’instance réamendée 30 juillet 2019, par. 3.1.1 et 3.1.2.
[7] 200-06-0000157-134 : LALANDE c. Compagnie d’arrimage de Québec ltée, 2019 QCCS 306.
[8] Id.
[9] D-150 p. 96.
[10] P-13.
[11] P-14.
[12] D-134.
[13] Homans c. Gestion Paroi inc. 2017 QCCA 480.
[14] P-32.
[15] P-33.
[16] Bisaillon c. Université Concordia, [2006] 1 R.C.S. 666.
[17] Ciment du Saint-Laurent c. Barrette, 2008 CSC 64, par. 34.
[18] Jean-Louis BAUDOUIN, Patrice DESLAURIERS, et Benoit MOORE La responsabilité civile, 8e éd., vol. 1, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2014, p. 244 et 245.
[19] RLRQ c. Q-2, r.38.
[20] 6µg/m3.
[21] 12ng/m3.
[22] 14ng/m3 dans les PM10
[23] Jugement du 12 juin 2019.
[24] Spieser c. Canada (Procureur général), 2012 QCCS 2801, appel principal accueilli en partie et appel incident rejeté, 2020 QCCA 42.
[25] Diotte c. Pièces d’auto H. Moran 2001 inc., 2006 QCCA 1258.
[26] Beaupré c. Barril, 2019 QCCS 936.
[27] Lampron c. Énergie Algonquin (Ste-Brigitte) inc., 2013 QCCS 3989, confir. par appel : 2015 QCCA 475.
[28] Association des résidents riverains de La Lièvre inc. c. Québec (Procureure générale), 2015 QCCS 5100, par. 746-749.
[29] BAUDOUIN, DESLAURIERS, MOORE, préc. note 18.
[30] Nadon c. Montréal (Ville de,) 2007 QCCS 150, conf. en appel, 2008 QCCA 2221, demande d’autorisation de pourvoi rejetée (C.S. Can., 2009-04-23), 32972.
[31] RLRQ, c. q-2 (LQE).
[32] Belmamoun c. Brossard (Ville de), 2015 QCCS 2913, par. 266, appel accueilli en partie 2017 QCCA 102.
Christine DUCHAINE, « Les recours visant le respect des lois environnementales à la portée des citoyens : l’émergence d’une autorité de contrôle sociétale», dans Développements récents en droit de l’environnement (2007), Barreau du Québec, Service de la formation continue, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2007, p. 227.
Groupe CRH Canada inc. c. Beauregard, 2018 QCCA 1063 par. 41-43.
[33] Laflamme c. Groupe Norplex inc., 2017 QCCA 1459, demande d’autorisation de pourvoi rejetée (C.S. Can., 2018-08-16), 37874.
[34] Plantons A et P inc. c. Delage, 2015 QCCA 7, par. 81.
[35] Jean c. Municipalité de Saint-Jean-de-l’Île-d’Orléans, 2017 QCCS 2786, par. 232-233.
[36] RLRQ, C-121 (la Charte)
[37] Henri BRUN, Guy TREMBLAY et Eugénie BROUILLETTE, Droit constitutionnel, 6e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2014.
[38] De Montigny c. Brossard (Succession), [2010] 3 R.C.S. 64, 51 par. 48-49.
[39] Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St-Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211.
[40] D-50, page 96.
[41] D-58.
[42] D-122.
[43] D-109.
[44] D-90.
[45] D-109.
[46] D-4.
[47] Lalande c. Compagnie d’arrimage de Québec ltée, préc., note 7.
[48] EXP-DD-1 et EXP-DD-2.
[49] Contre-interrogatoire de monsieur Dionne du 19 novembre 2019.
[50] Interrogatoire de monsieur Dionne du 18 novembre 2019.
[51] Contre-interrogatoire de monsieur Richard Saint-Louis du 14 janvier 2020.
[52] D-249.
[53] EXP-RSL-1.
[54] Contre-interrogatoire de monsieur Saint-Louis du 14 janvier 2020.
[55] EXP-RSL-2.
[56] Contre-interrogatoire de monsieur Saint-Louis du 14 janvier 2020.
[57] Interrogatoire de monsieur Wilhelmy du 2 décembre 2019.
[58] EXP-RSL-2 et contre-interrogatoire de monsieur Saint-Louis du 14 janvier 2020.
[59] EXP-RSL-2.
[60] Contre-interrogatoire de monsieur Saint-Louis du 14 janvier 2020.
[61] Id.
[62] D-146, page 20.
[63] ED-3.
[64] ED-4, page 14.
[65] ED-3.
[66] ED-4, page 24.
[67] ED-4, page 25.
[68] D-250.
[69] D-234 et D-235.
[70] D-97, page 57.
[71] P-32.
[72] ED-1, page 89.
[73] D-63, page 67.
[74] P-32.
[75] P-33.
[76] Contre-interrogatoire de monsieur Louis Duchesne du 30 septembre 2019.
[77] EXP-7.
[78] D-24.
[79] D-200.
[80] ED-7. et témoignage de monsieur Sherrif les 12 et 13 décembre 2019.
AVIS :
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