Décision

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Boudreault c. Boudreault

2015 QCCA 1781

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

QUÉBEC

N° :

200-09-008229-145

(400-14-003612-127)

 

DATE :

 26 octobre 2015

 

 

CORAM :

LES HONORABLES

FRANÇOIS DOYON, J.C.A.

MARIE-FRANCE BICH, J.C.A.

JEAN BOUCHARD, J.C.A.

 

 

ANDRÉ BOUDREAULT, ès qualités

APPELANT - Défendeur

c.

 

LÉVIS BOUDREAULT, ès qualités

INTIMÉ - Demandeur

 

 

ARRÊT

 

 

[1]           L’appelant se pourvoit contre un jugement rendu le 5 décembre 2013 par la Cour supérieure, district de Trois-Rivières (l’honorable Alain Bolduc), qui a accueilli la requête introductive d’instance de l’intimé visant : 1) à faire déclarer bon et valable le compte de l’inventaire de la succession de feu Louis Boudreault qu’il a préparé, 2) à le décharger de son administration à titre de liquidateur de ladite succession, 3) à lui permettre de procéder à la distribution des biens du défunt conformément au testament de ce dernier.

[2]           Pour les motifs du juge Bouchard auxquels souscrivent les juges Doyon et Bich, LA COUR :

[3]           ACCUEILLE l’appel en partie avec dépens;

[4]           INFIRME le jugement de première instance;

[5]           REJETTE la requête introductive d’instance de l’intimé;

[6]           DÉCLARE non conforme la reddition de compte préparée par l’intimé le 27 mars 2013;

[7]           ORDONNE à l’intimé de produire une nouvelle reddition de compte qui inclut les intérêts sur l’actif de la succession de feu Louis Boudreault qui n’ont pas été utilisés par Anne-Marie Thibeault en date de son décès, le 1er février 2011;

[8]           ORDONNE à l’intimé de faire état, s’il en est, du remploi qui a pu être fait des certificats de placements légués par feu Louis Boudreault à Anne-Marie Thibeault à titre de grevé de substitution;

[9]           ORDONNE, si l’aide d’un expert est requise, qu’il soit rétribué par les héritiers de feu Louis Boudreault.

 

 

 

 

FRANÇOIS DOYON, J.C.A.

 

 

 

 

 

MARIE-FRANCE BICH, J.C.A.

 

 

 

 

 

JEAN BOUCHARD, J.C.A.

 

Monsieur André Boudreault

Non représenté

 

Me Ghislain Lavigne

Lambert, Therrien

Pour l’intimé

 

Date d’audience :

31 mars 2015


 

 

MOTIFS DU JUGE BOUCHARD

 

 

[10]        Saisi par l’intimé d’une demande visant à faire approuver sa reddition de comptes à titre de liquidateur de la succession de son père, feu Louis Boudreault, le juge de première instance a déclaré celle-ci bonne et valable et a rejeté la contestation de l’appelant.

Les faits

[11]        Louis Boudreault a eu quatre enfants d’une première union, soit André, Lévis, Lise et Denise. Il s’est ensuite remarié avec Anne-Marie Thibeault à qui, le 27 février 1974, il a légué l’universalité de ses biens, sujet toutefois aux dispositions suivantes :

Je veux que ce qui restera à mon épouse des biens, que je lui lègue présentement, retourne à son décès, à tous mes enfants, par parts égales entre eux, à titre de substitution, en tenant compte des dettes que l’un ou l’autre de mes enfants pourrait me devoir lors de mon décès.

Après mon décès, mon épouse gardera sa vie durant la saisine et possession de tous les biens composant le legs universel que je lui fais et malgré la substitution que je fais du résidu de mes biens existant lors de son décès, j’entends que sa jouissance ne soit pas limitée au seul revenu de mes biens; elle pourra prendre sur le capital ce qu’elle jugera nécessaire pour sa subsistance.

[12]        Le testament prévoit également qu’Anne-Marie Thibeault agira à titre d’exécutrice testamentaire et que l’intimé la remplacera à son décès.

[13]        Louis Boudreault décède le 7 juillet 1988. Quelques jours plus tard, soit le 12 juillet 1988, on procède à l’ouverture du coffret de sûreté à la Caisse populaire Desjardins de Chicoutimi détenu conjointement par Louis Boudreault et Anne-Marie Thibeault. Cette dernière et Lévis Boudreault sont présents.

[14]        Il est admis par les parties que le contenu de ce coffret constitue l’ensemble des biens légués par Louis Boudreault à Anne-Marie Thibeault. On y retrouve des obligations au porteur, un certificat de placement de la Banque Royale et des certificats d’épargne à terme de la Caisse populaire Desjardins de Chicoutimi, le tout totalisant 154 697,79 $.

[15]        Le 15 mai 1997, c’est au tour d’Anne-Marie Thibeault de faire son testament. Veuve non remariée, elle lègue tous ses biens meubles et immeubles aux personnes suivantes :

1-         Les trois quart de l’actif de ma succession à Lise, Lévis et Denise Boudreault, enfant de mon défunt mari Louis Boudreault, par parts égales entre-eux.

2-         Le quart de l’actif de ma succession aux petits enfants de Louis Boudreault, soit François, Lucie et Céline Thibert, Ghislain Boudreault et Jean-François Côté par parts égales entre-eux.

[16]        Fait important à noter, André Boudreault, l’appelant, est exclu de la succession d’Anne-Marie Thibeault pour des raisons que le dossier ne révèle pas. Quant à Lévis Boudreault, cette dernière le désigne comme liquidateur de sa succession, lequel on le sait, agit déjà à ce titre dans la succession de son père, Louis Boudreault.

[17]        Le 1er février 2011, Anne-Marie Thibeault décède. Le 15 juillet suivant, Lévis Boudreault fait parvenir aux héritiers de Louis Boudreault, dont l’appelant, une première version de l’inventaire des biens de la succession de son père qui réfère au procès-verbal d’ouverture du coffret de sécurité rédigé 23 ans plus tôt, le 12 juillet 1988. Ceci permet de constater qu’Anne-Marie Thibeault n’a d’aucune façon, pendant toutes ces années, entamé le capital que lui a légué Louis Boudreault et que les intérêts sur celui-ci n’ont pas été comptabilisés.

[18]        Le 16 août 2011, l’intimé fait parvenir une reddition de comptes aux héritiers de Louis Boudreault qui reprend, pour l’essentiel, les mêmes données que celles apparaissant à l’inventaire produit le 15 juillet précédent. Comme l’appelant conteste vigoureusement cette reddition de comptes, l’intimé introduit devant la Cour supérieure une procédure intitulée « Compte et affidavit » en vertu des articles 532 et suivants du Code de procédure civile par laquelle il demande au Tribunal de valider sa reddition comptes, de le décharger de l’administration de la succession de son père et de l’autoriser à procéder à la distribution des biens composant celle-ci[1].

[19]        Le 5 décembre 2013, la Cour supérieure rend jugement et donne entièrement raison à l’intimé, d’où le pourvoi de l’appelant devant notre Cour.

Le jugement de première instance

[20]        Deux questions ont été portées à l’attention du juge de première instance. Il devait tout d’abord décider si les intérêts[2] sur l’actif de la succession de Louis Boudreault qui n’avaient pas été utilisés ou dépensés par Anne-Marie Thibeault en date de son décès, le 1er février 2011, faisaient partie de la succession de cette dernière ou de celle de Louis Boudreault, la problématique sous-jacente à cette première question étant que l’appelant n’aura droit à sa part dans ceux-ci (¼) que s’ils font partie de la succession de son père car, tel que mentionné, il est exclu de celle d’Anne-Marie Thibeault.

[21]        En réponse à cette question, le juge note tout d’abord que Louis Boudreault a légué l’universalité de ses biens à Anne-Marie Thibeault, tout en instituant une substitution portant sur le résidu de ceux-ci en faveur de ses quatre enfants et prenant effet lors du décès de sa conjointe. Or, selon le juge, Anne-Marie Thibeault, à titre de grevée, était propriétaire des biens légués[3] et donc en droit de percevoir les intérêts générés par les placements composant la succession. De plus, c’est à compter du décès de cette dernière seulement que les enfants de Louis Boudreault sont en droit de percevoir ces intérêts[4]. L’intimé était donc bien fondé à ne pas inclure dans la succession de ce dernier les intérêts accumulés avant le décès d’Anne-Marie Thibault[5].

[22]        La deuxième question que le juge devait trancher portait sur la propriété des obligations au porteur retrouvées le 12 juillet 1988 dans le coffret de sûreté détenu conjointement par Louis Boudreault et Anne-Marie Thibeault. Comme l’appelant ne conteste plus devant notre Cour que ces obligations appartenaient à Anne-Marie Thibeault, il n’y a pas lieu de s’attarder davantage sur ce sujet, sauf pour rappeler que le juge a conclu que celles-ci ne faisaient pas partie des actifs de la succession de Louis Boudreault[6].

Mise en contexte

[23]        L’appelant n’était pas représenté par avocat en première instance[7]. Je ne retrouve, par ailleurs, aucune trace au dossier d’une contestation écrite en bonne et due forme de la reddition de comptes produite par l’intimé. Quant à ce denier, il était alors âgé de 75 ans et son avocat a, pour ainsi dire, témoigné à sa place en faisant valoir, tout au long de l’audience, ses prétentions en droit.

[24]        Il résulte de tout ceci que l’audience en première instance s’est déroulée de manière quelque peu désordonnée et qu’il a fallu un certain temps au juge pour démêler l’écheveau et circonscrire le débat. Bref, on comprend maintenant que ce que conteste l’appelant n’est pas ce qui apparaît à la reddition de comptes préparée par l’intimé, mais ce qui n’y apparaît pas :

 

LA COUR :

Ce que j’ai vu, c’est que vous avez les pièces justificatives qui sont jointes, ici, là?

MONSIEUR ANDRÉ BOUDREAULT :

Oui, mais c’est justement, elles datent de quatre-vingt-huit (‛88), puis tout le reste, on ne les a pas. En deux mille onze (2011), quand il marque que l’inventaire ou le compte-rendu est du cinq (5) mai deux mille onze (2011), oui, mais il réfère aux données de quatre-vingt-huit (‛88), puis il marque tout simplement une date en haut, que c’est cinq (5) mai deux mille onze (2011). Oui, mais les relevés sont datés de juillet quatre-vingt-huit (‛ 88).

[…]

MONSIEUR ANDRÉ BOUDREAULT :

Non - - je suis héritier de mon père, et je veux avoir les montants de l’inventaire de la Caisse populaire de quatre-vingt-huit (‛88), où que c’est rendu présentement. On n’a jamais pu les avoir. C’est toutes ces données-là, là, il nous répond toujours avec les années quatre-vingt-huit (‛88), puis on ne sait pas où c’est rendu.

Me PIERRE BORDELEAU :

Il veut avoir les documents de la succession de la mère, dont il n’est pas héritier.

MONSIEUR ANDRÉ BOUDREAULT :

Non, ceux de mon père, que je veux avoir.

Me PIERRE BORDELEAU :

Vous les avez, ils sont…

LA COUR :

O.k., si on prend…

Me PIERRE BORDELEAU :

Ils sont tous là, là.

LA COUR :

Là, là, je commence à comprendre un petit peu. Ils sont - - là, la période en litige, là, c’est le décès du père…

Me PIERRE BORDELEAU :

C’est ça.

LA COUR :

… jusqu’au décès de son épouse?

Me PIERRE BORDELEAU :

Oui.

LA COUR :

Bon. Ce que je comprends, c’est que monsieur, ici, veut avoir accès aux documents qui démontrent ce que madame a - - bien, aux intérêts, ce que je peux comprendre, sur les sommes.

MONSIEUR ANDRÉ BOUDREAULT :

De - - oui …

LA COUR :

… qui partent de quatre-vingt-huit (‛88), c’est ce que je peux comprendre?

[25]        En bref, si la reddition de comptes de l’intimé passe sous silence le rendement sur l’actif de la succession de Louis Boudreault entre le moment de son décès le 7 juillet 1988 et celui d’Anne-Marie Thibeault le 1er février 2011, ce n’est donc pas par oubli ou mauvaise foi, mais pour des raisons juridiques, l’intimé étant fermement d’opinion que ces intérêts sont demeurés la propriété d’Anne-Marie Thibeault en vertu des règles propres à la substitution[8] et qu’ils font dès lors partie de la succession de cette dernière.

[26]        Voyons maintenant de quoi il retourne plus exactement.

Analyse

[27]        Il y a substitution lorsqu’une personne reçoit des biens par libéralité avec obligation de les rendre après un certain temps à un tiers. Elle s’établit par donation ou testament[9]. La personne qui a l’obligation de rendre se nomme le grevé et celle qui a droit de recevoir postérieurement se nomme l’appelé[10]. Enfin, celui qui crée la substitution est appelé le disposant[11].

[28]        Appliquées au cas sous étude, ces définitions permettent de désigner Louis Boudreault comme étant le disposant, Anne-Marie Thibeault, la grevée et André et Lévis Boudreault, deux des quatre appelés.

[29]        La substitution en tant qu’outil de transmission de biens a également ceci de particulier. Le grevé, avant l’ouverture, est propriétaire des biens substitués, lesquels forment, au sein de son patrimoine, un patrimoine distinct destiné à l’appelé. Ceci ressort de l’article 1223 C.c.Q. qui est ainsi libellé :

Art. 1223.  Avant l’ouverture, le grevé est propriétaire des biens substitués; ces biens forment, au sein de son patrimoine personnel, un patrimoine distinct destiné à l’appelé.

Art. 1223.  Before the opening of a substitution, the institute is the owner of the substituted property, which forms, within his personal patrimony, a separate patrimony intended for the substitute.

[30]        Bien que propriétaire, le grevé est cependant soumis à des règles spéciales relativement aux biens qui forment ce patrimoine distinct. Il en va ainsi parce que le grevé doit rendre éventuellement les biens remis. Parmi les obligations que le législateur lui impose, on pourra noter qu’il doit agir avec prudence et diligence eu égard aux droits de l’appelé[12]. De même, le grevé doit faire les actes nécessaires à l’entretien et à la conservation des biens[13]. Il doit les assurer contre les risques usuels[14]. S’il peut aliéner à titre onéreux les biens substitués[15], il doit alors faire remploi[16]. À moins que l’acte constitutif de la substitution le prévoit expressément, il ne peut disposer gratuitement des biens substitués ni en tester[17]. Eu égard aux créanciers du grevé, ces derniers doivent au préalable discuter le patrimoine personnel du grevé avant de faire saisir et vendre les biens substitués[18].

[31]        Tout ceci pour dire que, oui, le grevé est propriétaire des biens substitués avant l’ouverture de la substitution, mais il s’agit d’un droit de propriété imparfait ainsi que le fait remarquer le professeur John E.C. Brierley[19] :

12.-      Nature de sa condition juridique : généralités. - En vérité, le grevé, par rapport aux biens frappés de substitution, agit à titre de propriétaire et, en même temps, à titre de fiduciaire, et c’est précisément la combinaison de ces deux rôles dans la même personne qui fait de lui une personnalité juridique ambiguë. L’affirmation que le grevé « est propriétaire » à l’article 1223 (et dans les Commentaires détaillés) nous paraît ainsi erronée. Elle exige, à tout le moins, des précisions.

D’une part, avant l’ouverture de la substitution, le grevé possède pour lui-même à titre de propriétaire parce qu’il a la pleine jouissance des biens. Mais son droit de propriété, restreint dans le temps et dans son étendue, est imparfait. Il n’est jamais plein propriétaire si ce n’est dans le cas où la substitution devient caduque à son profit. D’autre part, le grevé est un fiduciaire, puisqu’il doit agir de façon à ne pas mettre en péril les droits de l’appelé. Dans ces perspective, le grevé a des obligations et pouvoirs spécifiés par la loi. L’article 1223 lui-même laisse entrevoir cette idée en affirmant que les biens substitués forment, au sein du patrimoine personnel du grevé, un patrimoine distinct destiné à l’appelé. On dit ainsi qu’il s’agit là d’un cas où la division du patrimoine est permise (exemplification de l’article 2, al. 2).

[Référence omise)

[32]        Quant à l’ouverture de la substitution, elle a lieu au décès du grevé à moins qu’une époque antérieure n’ait été fixée par le disposant[20]. En l’espèce, il n’y a rien de tel. Au contraire, Louis Boudreault a expressément prévu dans son testament que ce qui restera à Anne-Marie Thibeault des biens qu’il lui lègue retournera à ses enfants lors du décès de cette dernière.

[33]        Se pose donc la question de savoir si les intérêts qui restent sur les placements légués font partie de ce patrimoine distinct visé par l’article 1223 C.c.Q. et doivent retourner aux enfants de Louis Boudreault. Le juge de première instance, tel que mentionné, a répondu négativement à cette question, et ce, en se fondant sur l’article 743 C.c.Q. qui prévoit que :

 

 


Art. 743.  Les fruits et revenus du bien légué profitent au légataire, à compter de l’ouverture de la succession ou du moment où la disposition produit effet à son égard.

Art. 743.  Fruits and revenues from the property bequeathed accrue to the legatee from the opening of the succession or the time when the disposition takes effect in his favour.

[Je souligne]

[34]        Le raisonnement est le suivant. L’ouverture de la succession de Louis Boudreault n’ayant eu lieu qu’au décès d’Anne-Marie Thibeault, ce n’est qu’à compter de celui-ci que les légataires de Louis Boudreault auront droit aux intérêts de sa succession et non avant.

[35]        L’argument n’est pas sans mérite. Il trouve notamment un appui chez certains auteurs dont Jacques Beaulne et Marie-Hélène Turcotte qui rattachent le droit du grevé de garder définitivement les fruits et revenus provenant de la substitution à son statut de propriétaire[21]. Je demeure malgré tout perplexe devant ce que je crois être la volonté exprimée par Louis Boudreault.

[36]        Je ne remets pas en cause qu’Anne-Marie Thibeault, de son vivant, pouvait jouir des intérêts provenant des placements que lui a légués Louis Boudreault, ce que le testament de celui-ci prévoyait d'ailleurs expressément, comme on le verra plus loin. L’article 1223 C.c.Q. lui attribue le titre de propriétaire des biens substitués et l’article 949 C.c.Q. prévoit que « les fruits et revenus du bien appartiennent au propriétaire ».

[37]        Le droit de propriété du grevé peut cependant être restreint par l’acte constitutif selon les volontés du disposant. Or, le testament de Louis Boudreault prévoit « que ce qui restera à mon épouse des biens que je lui lègue présentement retourne[ra] à son décès, à tous mes enfants, par parts égales entre eux, à titre de substitution […] ». S’agissant ici d’une substitution portant sur le résidu des biens légués, la grevée, Anne-Marie-Thibeault, devait donc rendre aux appelés les biens qui restent[22].

[38]        Je note également que Louis Boudreault écrit dans son testament qu’il entend que la jouissance de son épouse « ne soit pas limitée au seul revenu de mes biens », mais permette aussi l’usage du capital pour sa subsistance. Cela montre, il me semble, que les revenus desdits biens font partie de la substitution car s’il avait entendu qu’Anne-Marie Thibeault soit propriétaire irrévocable des revenus en question, il ne se serait pas exprimé de cette façon. Il n’aurait pas parlé de la jouissance des revenus des biens et encore moins de la jouissance des biens qui font l’objet de la substitution. Pourquoi en effet préciser que la grevée peut jouir des revenus si elle en est propriétaire et qu'ils lui appartiennent pleinement, sans que les appelés y aient droit ou aient droit au résidu? Selon moi, s’il a apporté cette précision c’est que, dans son esprit, les revenus étaient compris dans les biens substitués et que, s’il en reste, ils devront être remis aux appelés.

[39]        Il y a dans la substitution testamentaire l’idée d’avantager le grevé de son vivant puis, à son décès, d’avantager les appelés. Je ne vois donc pas en vertu de quel principe il faudrait, en cas d’ambiguïté, interpréter le testament comme privilégiant les héritiers du grevé au détriment des appelés. C’est là l’erreur du juge de première instance et il s’agit d’une erreur révisable.

[40]        Aussi j’en viens à la conclusion que les intérêts sur l’actif de la succession de Louis Boudreault qui n’ont pas été utilisés ou dépensés par Anne-Marie Thibeault, en date de son décès, font partie de la succession de Louis Boudreault avec pour conséquence que l’intimé devra les inclure à sa reddition de comptes avant de pouvoir faire valider celle-ci par la Cour supérieure.

[41]        Sur le plan pratique, je suis conscient que cette conclusion est lourde de conséquences. Tout d’abord, l’intimé témoigne qu’il a été totalement absent de l’administration des biens légués par son père à Anne-Marie Thibeault. Sauf pour l’ouverture du coffret de sûreté en 1988 lors de laquelle il était présent, c’est uniquement à compter du décès de cette dernière, le 1er février 2011, qu’il a commencé à agir comme liquidateur. Bref, il ne croit pas qu’il soit possible de faire le suivi demandé par l’appelant entre 1988 et 2011 parce que c’est Anne-Marie Thibeault qui gérait seule ses affaires pendant toutes ces années.

[42]        L’appelant, au contraire, affirme que c’est possible. Voici ce qu’il mentionne au juge de première instance :

[…]      J’ai communiqué avec la Caisse populaire de Chicoutimi, et les relevés de ces placements-là peuvent être relevés, et ils peuvent avoir qu’est-ce qu’il vaut présentement, tel numéro de placement, ils peuvent le donner. Et si madame a vidé le - - ou a utilisé pour sa subsistance, c’est sûr que l’argent ne sera plus là, mais si l’argent est toujours là, ça figure. […]

[43]        J’ignore ce qu’il en est exactement, mais chose certaine, le montant en jeu ─ l’appelant parle de plus de 500 000 $, une affirmation non contredite par l’intimé ─ justifie pleinement que l’intimé se mette à la tâche, en se faisant aider par un expert le cas échéant, et produise une reddition de comptes qui inclut les intérêts ou un montant approximatif en tenant lieu s’il n’est pas possible d’obtenir le montant exact, une éventualité hautement probable en raison de l’écoulement du temps et avec laquelle l’appelant devra composer de manière réaliste s’il souhaite un jour en finir avec la succession de son père.

*  *  *  *  *

[44]        Il y a lieu de statuer en terminant sur les autres ordonnances recherchées par l’appelant.

[45]        Ce dernier nous demande de remplacer l’intimé à titre de liquidateur. Or, il a clairement renoncé à cette demande en première instance, tel qu’en fait foi l’extrait suivant tiré des notes sténographiques :

LA COUR :

Vous pouvez dire qu’il manque des revenus…

MONSIEUR ANDRÉ BOUDREAULT :

C’est ça.

LA COUR :

… qu’il manque des dépenses, euh… qu’il y a des erreurs de calcul, ça - - aujourd’hui, là, c’est ça qui va se passer. Vous ne pouvez pas demander de destituer personne. Ce n’est pas - - il faut prendre une procédure pour le faire; O.k ? Je vois au dossier, je n’en ai pas de procédure de cette nature-là.

MONSIEUR ANDRÉ BOUDREAULT :

O.k.

LA COUR :

O.k. ? Il y a - - et vous demandez, que je me - -c’est parce que là, je n’ai pas le dossier devant moi, là, je ne le sais pas par cœur, mais vous demandez différentes ordonnances que, dans - - dans le - - dans le présent dossier, moi, je ne peux pas me prononcer là-dessus.

MONSIEUR ANDRÉ BOUDREAULT :

(Inaudible).

LA COUR :

Parce qu’il faut vraiment qu’il y ait une procédure spécifique…

MONSIEUR ANDRÉ BOUDREAULT :

C’est beau.

LA COUR :

… qui soit prise.

MONSIEUR ANDRÉ BOUDREAULT :

Alors, on se limite à la valeur ou l’exactitude ou le compte lui-même, [s’il est correct, oui.]

LA COUR :

C’est ça. C’est le but de la reddition de compte…

MONSIEUR ANDRÉ BOUDREAULT :

C’est ça.

LA COUR :

… Est-ce que le compte est bien fait, ou il est mal fait.

MONSIEUR ANDRÉ BOUDREAULT :

C’est ça.

[46]        Le juge, au paragraphe 2 de son jugement, note que l’appelant a également admis le passif de la succession de Louis Boudreault, lequel s’élève à 44 365,16 $. Or, la distribution partielle de 20 000 $ faite en octobre 1988, de même que la donation entre époux de 10 000 $ dont une mainlevée a été signée en 1985 que l’appelant conteste, apparaissent à ce passif. Partant, à moins d’autoriser l’appelant à affirmer une chose et son contraire, ce dernier ne saurait être admis à remettre en question ces deux derniers items.

Conclusions

[47]        Pour tous ces motifs, je suggère d’accueillir en partie l’appel avec dépens, d’infirmer le jugement de première instance, de déclarer non conforme la reddition de comptes du 27 mars 2013 et d’ordonner à l’intimé de produire une nouvelle reddition de comptes qui inclut les intérêts sur l’actif de la succession de Louis Boudreault qui n’ont pas été utilisés par Anne-Marie Thibeault en date de son décès, le 1er février 2011. Les certificats de placements légués par Louis Boudreault étant probablement venus à échéance depuis 1988 et sans doute réinvestis, l’intimé devra également faire état de leur remploi le cas échéant. Si l’aide d’un expert est requise, il sera rétribué par les héritiers de Louis Boudreault.

 

 

 

 

 

JEAN BOUCHARD, J.C.A.

 



[1]     Une dernière mise à jour de la reddition de comptes du 16 août 2011 sera transmise aux héritiers de Louis Boudreault le 27 mars 2013.

[2]     Le dossier ne fournit aucune donnée permettant de chiffrer le montant de ces intérêts. Il ressort cependant du témoignage de l’appelant en première instance que l’actif de la succession de Louis Boudreault lors de son décès, le 7 juillet 1988, évalué à 181 474,27 $, aurait présentement une valeur de plus d’un demi-million de dollars (n.s., 14-11-013, p. 60).

[3]     Article 1223 C.c.Q.

[4]     Article 743 C.c.Q.

[5]     Boudreault (Succession de), 2013 QCCS 6094, paragr. 20 à 24.

[6]     Ibid., paragr. 25 à 27. Je n’exprime aucune opinion sur la motivation ayant amené le juge à conclure ainsi.

[7]     Il ne l’est pas davantage devant notre Cour.

[8]     Articles 1218 et s. C.c.Q.

[9]     Article 1218 C.c.Q.

[10]    Article 1219 C.c.Q.

[11]    Article 1240 C.c.Q.

[12]    Article 1225 C.c.Q.

[13]    Article 1226 C.c.Q.

[14]    Article 1227 C.c.Q.

[15]    Article 1229 C.c.Q.

[16]    Article 1230 C.c.Q.

[17]    Article 1232 C.c.Q.

[18]    Article 1233 C.c.Q.

[19]    John E. C. Brierley, Titre cinquième / Des restrictions à la libre disposition de certains biens / Les articles 1212-1255, dans La réforme du Code civil : Personnes, successions, biens, Textes réunis par le Barreau du Québec et la Chambre des notaires du Québec, t.1, Sainte-Foy, Les Presses de l’Université laval, 1993, p. 720-721.

[20]    Article 1240 C.c.Q.

[21]    Jacques Beaulne, Les substitutions, Coll. Bleue, Montréal, Wilson & Lafleur, 2014, no 92, p. 43.

[22]    Article 1246 C.c.Q.

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