Décision

Les décisions diffusées proviennent de tribunaux ou d'organismes indépendants de SOQUIJ et pourraient ne pas être accessibles aux personnes handicapées qui utilisent des technologies d'adaptation. Visitez la page Accessibilité pour en savoir plus.
Copier l'url dans le presse-papier
Le lien a été copié dans le presse-papier
Gabarit de jugement pour la cour d'appel

Ville de Brossard c. Belmamoun

 

 

 

2020 QCCA 1718

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

N° :

500-09-028517-191

(505-06-000019-138)

 

DATE :

 15 décembre 2020

 

 

FORMATION :

LES HONORABLES

YVES-MARIE MORISSETTE, J.C.A.

GENEVIÈVE MARCOTTE, J.C.A.

LUCIE FOURNIER, J.C.A.

 

 

VILLE DE BROSSARD

APPELANTE/INTIMÉE INCIDENTE - défenderesse

c.

 

MOHAMED BELMAMOUN

GAÉTAN L’HEUREUX

INTIMÉS/APPELANTS INCIDENTS - demandeurs

 

 

ARRÊT

 

 

[1]           L’appelante se pourvoit contre un jugement du 16 juillet 2019 par lequel la Cour supérieure[1], district de Longueuil (l’honorable Pierre-C. Gagnon), a rejeté en partie dans les circonstances explicitées ci-dessous les moyens de défense qu’elle fondait sur la prescription extinctive. Le dossier soulève trois questions, l’une d’ordre procédural et les deux autres relatives à la prescription.

Évolution du dossier jusqu’au jugement entrepris

[2]           L’affaire a commencé en première instance au mois d’août 2013 avec une demande d’autorisation d’exercer un recours collectif. Les intimés ont obtenu cette autorisation en Cour d’appel[2] en janvier 2017 après qu’elle leur eût d’abord été refusée en Cour supérieure[3]. Dans l’action collective intentée en avril suivant, les intimés allèguent que l’essor considérable d’un quartier commercial sur le territoire de l’appelante a entraîné une transformation importante des habitudes de circulation automobile à proximité de leur lieu de résidence, ce qui leur aurait notamment causé de sérieux troubles de voisinage.

[3]           En novembre 2018, à l’occasion de la Dénonciation écrite de ses moyens de défense oraux, l’appelante annonçait qu’elle plaiderait que l’action collective des intimés était prescrite en raison de l’écoulement du délai de six mois fixé par l’article 586 de la Loi sur les cités et villes[4] (la LCV) ou, subsidiairement, en raison de la prescription extinctive de l’article 2925 C.c.Q.

[4]           Survint ensuite une conférence de gestion qui se tint le 14 janvier 2019. On y aborda entre autres choses la demande des intimés pour que soient rejetés les moyens de défense (à titre principal et subsidiaire) fondés sur la prescription. Invoquant le principe de proportionnalité de l’article 18 C.p.c., leur avocate fit valoir que ces arguments de l’appelante étaient soulevés fort tardivement puisque le dossier datait de 2013. Après s’être dit conscient que la prescription constituait, selon son expression, une « épée de Damoclès » pour les intimés, le juge suggéra aux parties qu’il y aurait plutôt lieu de résoudre la difficulté en scindant l’instance. Ainsi, selon ses explications, ce qu’il qualifia plusieurs fois de « miniprocès » au cours de cette conférence de gestion permettrait de vider la question de la prescription avant de traiter du reste du dossier. On éviterait par ce moyen un long et coûteux procès qui pourrait se solder par un rejet de l’action pour cause de prescription.

[5]           Il serait exagéré de dire que cette suggestion recueillit l’adhésion instantanée des deux parties. L’avocate de l’appelante se déclara « ouverte à l’idée » tout en exprimant l’appréhension suivante :

… la seule réserve que j’aurais, c’est de savoir si effectivement tous les éléments factuels qui sont requis pour trancher la prescription sont déjà disponibles; et si ce ne sont pas des éléments qui vont ressortir d’un procès au fond. C’est la seule inquiétude que j’ai.

Réagissant à ce commentaire, le juge précisa : « …on va en faire un procès au fond. » Ensuite, comme le démontre le procès-verbal de ce 14 janvier, il scinde l’instance, établit un échéancier pour les dénonciations réciproques de pièces entre les parties et pour la déclaration commune de dossier complet, puis il fixe l’instruction pour deux jours au mois de juin 2019. Et de fait, en une journée et demie les 10 et 11 juin suivant, le volet prescription est entendu et plaidé devant le juge. Le jugement entrepris est celui qui résulte de cette scission.

Effets de la scission

[6]           Certains aspects de ce jugement sont susceptibles de laisser le lecteur perplexe. Il était déjà clair des propos du juge le 14 janvier 2019 que ce dernier entrevoyait l’audience du mois de juin suivant comme celle qui lui permettrait de décider une fois pour toutes des moyens de défense fondés sur la prescription. Ces propos trouvent encore écho dans un passage de ses motifs du 16 juillet suivant, où il décrit l’évolution du dossier depuis la dénonciation des moyens de défense de l’appelante :

[11]      Les demandeurs réagissent le 28 novembre 2019 par une demande de rejet. Ils considèrent que le moyen de prescription « témoigne d’une hardiesse inconsidérée, […] est tardif et […] a déjà été tranché lors de l’autorisation ».

[12]      Le 14 janvier 2019, dans le cadre d’une conférence de gestion, le Tribunal indique plutôt que la prescription est, règle générale, un moyen de défense au fond qui ne doit pas obligatoirement être soulevé dès le début de l’instance.

[13]      Sur ce, du consentement des parties, le Tribunal scinde l’instance pour permettre de plaider la prescription distinctement des autres moyens de défense. Le Tribunal convoque une audience à cet effet les 10 et 11 juin 2019 et approuve un échéancier spécifique menant à une déclaration commune datée du 30 avril 2019.

[14]      Le présent jugement tranche distinctement et uniquement le moyen de prescription soulevé par la Ville de Brossard (ci-après, « la Ville »).

[15]      Il importe de souligner que les 10 et 11 juin 2019, le Tribunal siège au fond du litige et non pour débattre préliminairement d’un moyen d’irrecevabilité. Les règles de droit doivent donc s’appliquer aux faits prouvés, et non aux faits qui ne sont qu’allégués.

[Soulignements ajoutés; notes de bas de page omises]

[7]           Or, cette idée que le jugement prononcé ici « tranche distinctement et uniquement le moyen de prescription » paraît peu compatible avec ce que le juge écrit plus loin lorsqu’il prend position sur la prescription :

[107]    Le Tribunal statue que la preuve recueillie jusqu’à présent établit l’existence de dommages continus, qui continuaient de se manifester en date de l’audience.

[108]    De prime abord et sujet à ce que révèlera la suite du procès au fond, ces dommages continus découleraient de l’omission par la Ville de corriger la planification déficiente de son réseau routier, au détriment des résidents du chemin des Prairies.

[Soulignements ajoutés]

Si la conclusion exprimée ici repose sur ce que la preuve recueillie jusqu’à présent révèle de prime abord, et encore, sous réserve de ce que révélera la suite du procès au fond, en quoi la situation actuelle se distingue-t-elle du rejet in limine litis d’une requête en irrecevabilité fondée sur la prescription? Et en quoi la procédure suivie les 10 et 11 juin 2019 constitue-t-elle véritablement le premier volet d’une scission d’instance qui lie le juge saisi du prochain volet, plutôt qu’un jugement sur une requête en irrecevabilité qui ne lie pas le juge du fond?

[8]           En revanche, une partie du dispositif du jugement ne peut avoir de base ferme en droit que si la question de la prescription a bel et bien été tranchée définitivement (peut-être même avec d’autres questions) et qu’elle est désormais évacuée du second volet de l’instance. Deux paragraphes de ce dispositif attirent l’attention à cet égard :

LE TRIBUNAL :

[…]

[114]    STATUE que la prescription extinctive opère quant au préjudice subi par les demandeurs et les membres du groupe durant la période se terminant le 12 août 2010;

[115]    DÉCLARE que l’instruction au fond doit se poursuivre quant au préjudice subi par les demandeurs et les membres du groupe depuis le 13 août 2010;

Trancher « distinctement et uniquement » la question de la prescription ne peut signifier que la décision ainsi rendue est également concluante sur la responsabilité de la partie défenderesse. Pourquoi, dans ces conditions, restreindre le second et vraisemblablement le dernier volet de l’instance à la seule question du préjudice, comme semble le faire le paragraphe [115]? Certes, le juge voulait peut-être dire ici que, pour ce qui est du préjudice, sera seul indemnisable celui infligé à partir du 13 août 2010. Il reste qu’à tout le moins, il y a ici une ambiguïté.

[9]           Par ailleurs, comme on le verra plus loin dans ces motifs, la question de la prescription telle qu’elle fut examinée devant le juge se présentait sous plusieurs angles différents. Cela était inévitable, car comme l’avait souligné la juge Julien dans le jugement qui rejeta la demande d’autorisation d’exercer un recours collectif en 2015, et comme l’a réitéré ici le juge Gagnon, le recours est composite. Le juge écrit à ce sujet :

[96]      Telle qu’autorisée et telle qu’instituée, l’action collective repose sur une théorie de la cause qui, du moins jusqu’à maintenant, entremêle le droit commun, la LQE, la Charte québécoise et le régime de responsabilité  sans faute de l’article 976 C.c.Q.

Ainsi, et à titre d’exemple, demander des dommages punitifs en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne[5] (la CDLP) et des dommages compensatoires en vertu de l’article 976 C.c.Q. suppose que l’on développe, ne serait-ce qu’en partie, des causes d’actions distinctes, ce qui risque d’avoir une incidence sur le point de départ de la prescription. Cela explique qu’en plaidoirie lors du premier volet de la scission, l’avocate de l’appelante ait précisé comment elle percevait la preuve que les intimés auraient dû présenter la veille :

… à mon avis, les demandeurs avaient comme fardeau de faire une démonstration des éléments qui confirment les régimes de responsabilité invoqués par le recours contre la Ville de Brossard. Et à la lumière de ça, si ces éléments de preuve étaient tous au dossier et qu’effectivement les régimes étaient confirmés, à ce moment-là en défense , la Ville de Brossard viendrait dire, bien, même si tous ces faits-là sont au dossier, même si toute cette preuve-là a été administrée et faite, il y a prescription en raison des règles de prescription applicables soit en vertu de 586, soit en vertu [Code civil].

[10]        On doit user avec précaution du pouvoir de scinder l’instance que l’article 211 C.p.c. confère au tribunal. En effet, il peut s’avérer après coup que l’instance fut scindée à mauvais escient[6], ce qui a pour conséquence habituelle de contrecarrer les finalités mêmes de la scission d’instance[7] : scinder de la sorte aggrave plutôt que cela n’atténue les difficultés d’accès à la justice, ce que démontre le dossier du pourvoi. Il fut un temps, encore récent, où la décision de scinder l’instance, «aussi mal fondée qu’elle puisse paraître[8] »,  ne pouvait faire l’objet d’un appel. Le nouveau Code de procédure civile a modifié cet état de choses[9]. En l’occurrence, il est difficile de ne pas conclure que l’audience des 10 et 11 juin 2019 aura engendré un malencontreux imbroglio procédural de nature à augmenter la durée et les coûts d’un litige commencé devant la Cour supérieure en août 2013. Et si le jugement entrepris acquérait maintenant entre les parties l’autorité de la chose jugée, il serait trop tard pour remédier à cette situation lors du second volet de l’instance.

[11]        Enfin, il y a plus, car laissés tels quels, certains éléments qui ressortent de ce jugement risquent de fausser l’analyse lorsque le procès se continuera au fond. Aussi convient-il d’examiner les motifs en raison desquels le juge de première instance a conclu que la prescription extinctive invoquée par l’appelante n’avait pas la portée qu’elle lui prêtait.

Incidence du jugement entrepris sur le fond de l’action

[12]        Le juge retrace d’abord l’évolution du droit de la responsabilité civile et de la prescription depuis l’entrée en vigueur de l’article 2930 C.c.Q. et depuis le dépôt, un peu plus de trois ans plus tard, de l’arrêt Doré c. Verdun (Ville de)[10]. Puis, il scrute la demande en justice des intimés et il écarte à bon droit l’argument qu’ils basaient sur cette disposition de droit nouveau. En effet, comme il le précise aux paragraphes [84] à [88] de ses motifs, les inconvénients allégués par les intimés, et qui constituent selon eux un trouble de voisinage, sont trop éloignés du préjudice corporel, notion centrale dans l’article 2930 C.c.Q., pour en provoquer l’application. On peut concevoir, bien entendu, des situations où les notions de trouble de voisinage et de préjudice corporel se recouperaient, mais selon ce qui est allégué ici tel ne peut pas être le cas en l’occurrence. Le juge écrit : 

[84]      En l’espèce, cette source, c’est :

·         la mauvaise planification par la Ville de l’accès au quartier Dix30[11];

·         la modification par la Ville de la vocation du chemin des Prairies, à l’insu de ceux qui y résident;

·         le manque par la Ville de vision à long terme et de rigueur dans la planification du développement urbain;

·         l’inertie de la Ville à solutionner les inconvénients subis par les membres.

[85]      Quand ensuite des citoyens tels MM. Belmamoun et L’Heureux sont affectés dans leur tranquillité, leur qualité de vie, leur sentiment d’insécurité, leur difficulté de bien dormir la nuit, ce sont là les « effets » de la négligence des représentants de la Ville.

[86]      On est loin des situations où des policiers ont rudoyé des citoyens au moment de procéder à leur arrestation, ce qui comporte habituellement atteinte à leur intégrité physique.

[87]      Notre droit fait les distinctions appropriées pour éviter de reconnaître qu’il y a préjudice corporel à chaque fois que la victime invoque des désagréments psychologiques.

[88]      Le cas sous étude n’en est donc pas un où la preuve d’un préjudice corporel déclenche l’application de l’article 2930 C.c.Q.

Il est difficile d’être plus explicite sur ce point et ce faisant le juge ne commet aucune erreur révisable.

[13]        Plus loin, le juge qualifie le recours des intimés (qui, rappelons-le, repose à la fois sur la LQE, la CDLP et l’article 976 C.c.Q.) et il poursuit en ces termes :

[97]      Il faut donc exclure l’application de la courte prescription de l’article 586 LCV et appliquer plutôt la prescription de trois ans de l’article 2925 C.c.Q.

[14]        Suit une analyse par le juge de la notion de dommages continus, qu’il développe à partir du paragraphe [98] de ses motifs. Il livre sa conclusion sur ce point aux paragraphes [107] et [108], eux aussi déjà reproduits plus haut[12].

[15]        Enfin, récapitulant à la fin de ses motifs l’effet du dispositif qu’il s’apprête à prononcer, le juge écrit :

[112]    L’action collective permet ici aux membres du groupe de réclamer dédommagement du préjudice subi à partir du 12 août 2010 (soit trois ans avant le dépôt de la demande d’autorisation) et jusqu’à la date d’un éventuel jugement au fond statuant sur les volets non encore débattus du fond de telle action collective.

Sur deux points, qui correspondent aux prétentions de l’appelante, la perspective adoptée par le juge appelle des commentaires.

Analyse de la question de la prescription

[16]        La thèse de l’appelante sur la prescription extinctive se résume à deux propositions : le juge a erré en droit en traitant des dommages continus selon une fausse théorie et il a commis une erreur mixte de fait et de droit en considérant que les différents régimes de responsabilité invoqués par les intimés incorporaient tous la même prescription de droit commun.

*   *   *   *   *

[17]        En ce qui concerne la première proposition, l’appelante fait valoir que le jugement comporterait une lacune fatale sur le plan du droit. Pour se satisfaire de l’existence de dommages continus, soutient-elle, le juge devait avoir devant lui la preuve (i) de l’existence de dommages continus subis par les intimés (ii) (a) d’une faute ou (b) d’un fait dommageable imputables à l’appelante, et (iii) d’une concomitance entre les éléments (i) et (ii). Or, poursuit l’appelante, seule l’existence de dommages continus fut retenue par le juge de première instance, ce dernier ayant omis de poursuivre le raisonnement pour ce qui concerne les éléments (ii) et (iii) précités. En raison de cette lacune, le juge devait conclure à l’absence de dommages continus au moment pertinent et considérer l’action des intimés comme prescrite.

[18]        Un aspect de cette argumentation se réduit à une question d’ordre strictement juridique : la concomitance de dommages continus et d’une faute ou d’un fait dommageable est-elle en droit une condition sine qua non de l’existence de dommages continus indemnisables en justice? Toutefois, l’argumentation de l’appelante soulève aussi une question de fait, ou mixte de fait et de droit : les éléments constitutifs des dommages continus identifiés en réponse à la première question avaient-ils ici une assise dans les faits, ou plus précisément dans la preuve qui, à mi-parcours, fut versée au dossier? On voit mal comment cette seconde question pourrait être tranchée de manière satisfaisante sans un débat au fond portant sur toute la preuve que les parties s’estiment en mesure d’offrir.

[19]        En l’espèce, il était particulièrement hasardeux de tenter de dissocier ces deux questions du fond du litige, dont on peut prévoir qu’il portera tant sur la responsabilité potentielle de l’appelante (quelle qu’en soit la source) que sur le préjudice subi par les intimés et sur le rapport ou lien causal entre cette responsabilité et ce préjudice. Là-dessus, le dossier du pourvoi démontre que l’inquiétude de l’avocate de l’appelante exprimée par elle lors de la conférence de gestion du mois de janvier précédent [13] devait s’avérer fondée au cours de l’audience des 10 et 11 juin 2019.

[20]        Ajoutons que la notion de dommages continus est ce qui permet au juge d’écarter en partie le moyen de défense fondé sur la prescription extinctive. L’appelante prétend réfuter cette conclusion en plaidant qu’une prétendue exigence de concomitance est un prérequis à l’existence de dommages continus. Il est possible que cet argument résiste à l’analyse dans le cas des manquements allégués à la Loi sur la qualité de l’environnement[14] (la LQE) et à la CDLP, mais il est plus difficile de voir comment cela pourrait se vérifier dans le cas de l’article 976 C.c.Q.

[21]        En effet, le régime de ce dernier article en est un de responsabilité sans faute. Il est opportun ici de rappeler ce que la Cour suprême du Canada écrivait à ce sujet dans l’arrêt Ciment du Saint-Laurent inc. c. Barrette[15], dont on peut citer l’extrait suivant :

[86]      Malgré son caractère apparemment absolu, le droit de propriété comporte néanmoins des limites. Par exemple, l’art. 976 C.c.Q. établit une autre limite au droit de propriété lorsqu’il dispose que le propriétaire d’un fonds ne peut imposer à ses voisins de supporter des inconvénients anormaux ou excessifs. Cette limite encadre le résultat de l’acte accompli par le propriétaire plutôt que son comportement. Le droit civil québécois permet donc de reconnaître, en matière de troubles de voisinage, un régime de responsabilité sans faute fondé sur l’article 976 C.c.Q. sans qu’il soit nécessaire de recourir à la notion d’abus de droit ou au régime général de la responsabilité civile. La reconnaissance de cette forme de responsabilité établit un juste équilibre entre les droits des propriétaires ou occupants de fonds voisins.

[Italiques tirés de l’original]

Commentant plus loin un passage de doctrine maintes fois cité sur la notion de dommages continus, les juges LeBel et Deschamps, auteurs des motifs unanimes de la Cour, mentionnent que la notion trouve application « même dans le présent contexte, où la responsabilité de la défenderesse se fonde sur la mesure des inconvénients subis par les victimes plutôt que sur la faute »[16]. Il est donc concevable que des inconvénients excessifs ou anormaux qui perdurent et qui sont attribuables à un voisin puissent engendrer sa responsabilité.

*   *   *   *   *

[22]        En ce qui concerne la deuxième proposition plaidée par l’appelante, on se souvient que l’action collective des intimés prend appui sur la LQE, dont ils invoquent les articles 1, 19.1, 20 et 22, sur la CDLP, dont ils invoquent les articles 6, 46.1 et 49, ainsi que sur l’article 976 C.c.Q. Le juge a statué que ces différentes réclamations sont toutes assujetties à une même prescription extinctive de droit commun, la prescription triennale de l’article 2925 C.c.Q.

[23]        Or, cette conclusion se heurte à un arrêt récent et unanime de la Cour. L’on ne saurait évidemment reprocher au juge d’avoir passé cet arrêt sous silence, car il est postérieur au jugement entrepris et il a statué sur une question qui prêtait à controverse[17]. Dans Jalbert c. Ville de Montréal (Service de police de la Ville de Montréal)[18], qui portait sur une plainte de discrimination dans l’embauche, la plaignante avait déposé sa plainte auprès de la Commission des droits de la personne et de la jeunesse plus de 6 mois après avoir appris que la défenderesse lui refusait un poste en raison de son état de santé. Par deux jugements rendus en mai et en juillet 2017, le Tribunal des droits de la personne avait d’abord déclaré que cette plainte, étant de nature extracontractuelle, tombait sous le coup de l’article 586 LCV, puis avait accueilli une requête en irrecevabilité de la Ville de Montréal au motif que la plainte était prescrite.

[24]        Rappelons d’abord le libellé de cette disposition :

 

586. Toute action, poursuite ou réclamation contre la municipalité ou l’un de ses fonctionnaires ou employés, pour dommages­­-intérêts résultant de fautes ou d’illégalités, est prescrite par six mois à partir du jour où le droit d’action a pris naissance, nonob­stant toute disposition de la loi à ce contraire.

 

586. Every action, suit or claim against the municipality or any of its officers or employees, for damages occasioned by faults, or illegalities, shall be prescribed by six months from the day on which the cause of action accrued, any provision of law to the contrary notwithstanding.

 

 

[25]        Rédigeant les motifs de la Cour avec l’accord des juges Marcotte et Cotnam, la juge Hogue résout la difficulté comme suit :

[60]      Depuis [l’arrêt Longueuil (Ville de) c. Carquest Canada ltée, [2002] R.J.Q. 2589 (C.A.)], les tribunaux ont systématiquement exclu les recours de nature contractuelle du champ d’application des articles 585 et 586 de la Loi. Cette règle n’est pas remise en question ici. En fait, ce que la Commission soutient c’est que l’absence de contrat d’emploi n’est pas fatale puisque, dit-elle, le champ d’application de l’article 586 doit être limité davantage pour en exclure également les recours de nature extracontractuelle lorsque la faute alléguée participe d’une activité « privée » par opposition à une activité « publique » ou « municipale ».

[61]      Quoique l’argument soit intéressant, j’estime qu’il ne peut être retenu sans réécrire l’article 586 de la Loi, ce qui n’est pas le rôle de la Cour. Celui-ci vise en effet toute action, poursuite ou réclamation sans aucune distinction, et l’historique de la disposition ne permet pas davantage d’en faire.   

[62]      Historiquement, la courte prescription [prévue à l’article 586 de la LCV] bénéficiait tant aux administrés qu’à l’administration municipale, mais ne s’appliquait qu’à certains recours spécifiques au monde municipal. Elle a toutefois évolué et celle édictée par la Loi actuelle ne bénéficie maintenant qu’aux villes. Son domaine d’application a toutefois été élargi puisque le législateur a choisi de l’étendre à toute action, poursuite ou réclamation […] pour dommages-intérêts résultant de fautes ou d’illégalités.

[63]      Les tribunaux, on l’a vu, ont interprété la disposition législative actuelle comme ne s’appliquant qu’en matière extracontractuelle. La Commission n’identifie toutefois aucune décision dans laquelle la distinction qu’elle propose, fondée sur la capacité dans laquelle la Ville agit, est effectuée.

[64]      Le texte de l’article 586, lorsqu’on le compare aux versions antérieures des dispositions législatives édictant cette courte prescription, démontre, à mon avis, l’intention du législateur de ne plus restreindre le champ d’application de la courte prescription de six mois aux recours propres au monde municipal et de plutôt l’élargir pour y inclure tous les recours en dommages-intérêts, exception faite bien sûr des recours en dommages pour préjudice corporel (2930 C.c.Q.) et des recours de nature contractuelle.

[Italiques tirés de l’original; soulignements ajoutés]

[26]        Les recours en dommages-intérêts compensatoires et punitifs des intimés qui résultent plus exactement du droit à la qualité de l’environnement (art. 19.1 de la LQE) ou du droit à la jouissance paisible et à la libre disposition de ses biens (art. 6 et 49 de la CDLP) ne tombent pas sous le coup des exceptions identifiées par la juge Hogue, car ils sont ni de nature contractuelle ni fondés sur un préjudice corporel. La prescription de six mois, celle de l’article 586 de la LCV, devait donc s’appliquer à ceux-ci. Par conséquent, pour ce qui concerne les réclamations en vertu de la LQE et de la CDLP, ce sont les dates du 12 et du 13 février 2013 qui devraient figurer dans le dispositif du jugement de première instance.

[27]        Qu’en est-il maintenant du trouble de voisinage fondé sur l’article 976 C.c.Q.? Notons tout d’abord qu’un autre arrêt de la Cour, Ste-Anne-de-Beaupré (Ville de) c. Cloutier[19], écarte la courte prescription de l’article 586 LCV dans une affaire où les propriétaires d’un fonds inférieur invoquaient l’article 979 C.c.Q. contre une municipalité.

[20]      … La courte prescription prévue à l’article 586 de la Loi sur les Cités et Villes doit recevoir une interprétation restrictive. En l’espèce, comme les dommages découlent de l’aggravation de la servitude prévue à l’article 979 C.c.Q., dommages assimilables à ceux résultant du trouble de voisinage prévu à l’article 976 C.c.Q., la prescription de droit commun s’applique.

Un arrêt de 1981, Rhéaume c. Procureur général du Québec[20], est cité au soutien de cette dernière proposition. Mais il n’était pas question de troubles de voisinage dans l’arrêt Rhéaume, qui lui aussi portait sur l’aggravation artificielle d’un écoulement d’eau. La question de la prescription n’y est abordée qu’en quelques lignes[21] à seule fin d’écarter la prescription biennale prévue au paragraphe 2 de l’article 2261 C.c.B.-C., alors encore en vigueur. En outre, l’analogie entre les articles 979 et 976 C.c.Q. que mentionne l’arrêt Ste-Anne-de-Beaupré est à strictement parler un obiter dictum.

[28]        Mieux vaut donc s’inscrire franchement dans le sillage de l’arrêt Jalbert, qui ne souffre d’aucune ambiguïté, et confirmer que la prescription de l’article 586 LCV s’applique au recours des intimés, sous tous ses aspects, ce recours n’étant ni de nature contractuelle ni fondé sur un préjudice corporel.

[29]        Bien sûr, il existe un lieu commun dans la jurisprudence, d’ailleurs rappelé dans la citation extraite de l’arrêt Jalbert et reproduite ci-dessus au paragraphe [25] : les courtes prescriptions des articles 585 et 586 de la LCV sont exorbitantes du droit commun et sujettes à une interprétation restrictive[22]. Mais encore faut-il qu’il y ait matière à interprétation. Or, sur ce point précis, l’article 586 paraît clair. Certes, l’article 976 C.c.Q. établit un régime de responsabilité sans faute, mais alors que selon l’usage courant, toute faute civile équivaut à une illégalité, on ne peut en dire autant de l’inverse : toutes les illégalités ne sont pas nécessairement constitutives de fautes civiles. Cela dit, imposer à un voisin, même sans en avoir conscience, des inconvénients anormaux ou excessifs de voisinage contrevient à l’article 976 C.c.Q. et ne donne ouverture à un recours civil que parce que ce résultat engendre une illégalité.

[30]        Il faut donc conclure que la courte prescription de six mois s’applique ici aux trois chefs de réclamation des intimés, en vertu de la LQE, de la CDLP et de l’article 976 du Code civil du Québec, de sorte que les dommages pour lesquels les intimés peuvent réclamer compensation sont ceux postérieurs au 12 février 2013.

*   *   *   *   *

[31]        Les intimés ont formé un appel incident qui vise à établir que le juge de première instance a erré en accueillant en partie la défense de prescription extinctive de l’appelante soit, plus précisément, lorsqu’il a conclu que les dommages réclamés par les intimés ne le sont pas pour un préjudice corporel et ne peuvent, par conséquent, se qualifier au regard de l’article 2930 C.c.Q. Les observations qui apparaissent déjà au paragraphe [12] ci-dessus, et le résultat net de l’appel principal vident au détriment des appelants-incidents la seule question soulevée par leur appel. La courte prescription de l’article 586 LCV est la seule applicable à leur recours, quel que soit l’angle sous lequel on l’envisage.

POUR CES MOTIFS, LA COUR :

[32]        INFIRME le jugement de première instance;

[33]        ACCUEILLE l’appel principal, avec frais de justice, et modifie le dispositif du jugement entrepris de manière à ce qu’il n’énonce que ce qui suit :

[113]    ACCUEILLE en partie la défense de prescription extinctive;

[114]    STATUE que la prescription extinctive opère quant au préjudice subi par les demandeurs et les membres du groupe durant la période se terminant le 12 février 2013;

[115]    FRAIS DE JUSTICE à suivre l’issue du litige.

[34]        REJETTE l’appel incident, sans frais.

 

 

 

 

YVES-MARIE MORISSETTE, J.C.A.

 

 

 

 

 

GENEVIÈVE MARCOTTE, J.C.A.

 

 

 

 

 

LUCIE FOURNIER, J.C.A.

 

Me Adina-Cristina Georgescu

Me Alexandre MacBeth

MILLER THOMSON

Pour l’appelante/intimée incidente

 

Me Marie-Élaine Guilbault

LINTEAU SOULIÈRE & ASSOCIÉS, AVOCATS

Pour les intimés/appelants incidents

 

Date d’audience :

22 octobre 2020

 



[1]     Belmamoun c. Ville de Brossard, 2019 QCCS 2979.

[2]     Belmamoun c. Ville de Brossard, 2017 QCCA 102.

[3]     Belmamoun c. Brossard (Ville de), 2015 QCCS 2913.

[4]     RLRQ, c. C-19.

[5]     RLRQ, C. c-12.

[6]     Ainsi, voir Rankin c. Gaucher, 2019 QCCA 1718, paragr. [32], requête pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême rejetée (C. S. Can., 2020-04-30), 38966. Voir aussi L.M. c. J.M. ,2019 QCCA 2185.

[7]     Sur ce point, voir Procureure générale du Québec c. Les avocats et notaires de l’État québécois, 2017 QCCA 1862, paragr. [4].

[8]     Société en commandite Les Associés du Mont-Royal c. Déom, 2008 QCCA 71, paragr. [6].

[9]     Voir Droit de la famille ― 161983, 2016 QCCA 1314, Douek c. Brossard, 2016 QCCA 1884 et Club de golf Val-Bélair inc. c. Construction CRD inc., 2016 QCCA 1324.

[10]    [1997] 2 R.C.S. 862.

[11]    Pétition P-16 de l’été 2009.

[12]    Supra, paragr. [7].

[13]    Supra, paragr. [5].

[14]    RLRQ, c. Q-2.

[15]    2008 CSC 64.

[16]    Ibid., paragr, [105].

[17]    Il en va de même de l’arrêt Maltais c. Procureure générale du Québec, [2020] QCCA 715, qui pourrait être pertinent dans le litige entre l’appelante et les intimés.

[18]    2019 QCCA 1435. La jurisprudence antérieure de la Cour est orientée dans le même sens : voir notamment l’arrêt Engler-Stringer c. Montréal (Ville de), 2013 QCCA 707, paragr. [45]-[48] et [61]-[62], peut-être le plus explicite au sujet de la prescription et de la Charte. Pour ce qui est de la LQE et de l’application de l’article 586 de la LCV, la Cour ne semble pas s’être prononcée, mais la Cour supérieure a déjà opté pour le délai de six mois de la LCV : voir Syndicat des copropriétaires du 8990, boulevard Sainte-Anne, Château-Richer c. Lachance, 2017 QCCS 4055, paragr. [17] et [21]-[22].

[19]    2016 QCCA 245.

[20]    [1981] C.A. 329.

[21]    Ibid., p. 332.

[22]    Ainsi, voir Walsh c. Brassard, 2019 QCCQ 2559, Habitations Germat inc. c. Ville de Lorraine, 2018 QCCS 5781, Daniel c. Mont St-Hilaire (Ville de), 2016 QCCA 493, Perry c. Ville de Gaspé, 2016 QCCS 6533, Dion c. St-Denis-de-Brompton (Municipalité de), 2016 QCCS 1415, Boulet c. Québec (Ville de), B.E. 2006BE-777 (C.Q.), Polystar Packaging Inc. c. Montréal (Ville de), J.E. 2005-211 (C.A.), Gagnon c. Montréal (Ville de), J.E. 2004-1648 (C.S.), Patsalis c. Baie-d'Urfé (Ville de), [2002] R.R.A. 555 (rés.) (C.S.), Groupe CGU Canada ltée c. Ste-Marie-de-Beauce (Ville de), J.E. 2001-415 (C.S.), Forget c. Outremont (Ville de), J.E. 2000-732 (C.S.), Cardin c. Sorel (Ville de), B.E. 97BE-69 (C.Q.).

AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.