Décision

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2646-8926 Québec inc. c. Lorraine (Ville de)

2016 QCCA 1803

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

N° :

500-09-025517-152

(700-17-004770-078)

 

DATE :

 7 novembre 2016

 

 

CORAM :

LES HONORABLES

JULIE DUTIL, J.C.A.

MARK SCHRAGER, J.C.A.

ÉTIENNE PARENT, J.C.A.

 

 

2646-8926 QUÉBEC INC.

APPELANTE - demanderesse

c.

 

VILLE DE LORRAINE

MUNICIPALITÉ RÉGIONALE DE COMTÉ DE THÉRÈSE-DE-BLAINVILLE

INTIMÉES - défenderesses

 

 

ARRÊT

 

 

[1]           L’appelante se pourvoit contre un jugement rendu le 7 juillet 2015 par la Cour supérieure, district de Terrebonne (l’honorable Benoît Emery), qui rejette son action. Elle demande la nullité de certains règlements municipaux adoptés par les intimées, qu’elle qualifie d’une expropriation déguisée sans indemnité.

****

[2]           En 1989, l’appelante achète un terrain dans la Ville de Lorraine (« Ville ») afin de faire un développement domiciliaire, sachant qu’il faudra attendre environ 15 ans avant qu’un tel projet soit rentable. Au moment de l’achat, le terrain est situé en zone résidentielle. Toutefois, la Ville modifie le zonage en 1991 en adoptant le règlement de zonage U-91 (maintenant remplacé par le règlement URB-03), ce qui fait en sorte qu’environ 60 % du terrain devient une zone de conservation.

[3]           Dix ans plus tard (soit vers la fin de 2001), François Pichette, principal dirigeant de l’appelante, se rend sur le terrain pour la première fois. Il remarque des sentiers pédestres, pistes de ski de fond, bancs et escaliers apparemment aménagés par la Ville. Par la suite, M. Pichette apprend l’existence du règlement d’urbanisme U-91. Il mandate alors une firme d’urbanisme pour faire des démarches auprès de la Ville afin qu’elle modifie le zonage. En 2004, la Ville indique qu’elle n’a pas l’intention de modifier le zonage. Les lettres subséquentes des urbanistes de l’appelante à la Ville restent sans réponse.

[4]           En 2010, à la demande de la Ville, l’intimée, Municipalité régionale de comté de Thérèse-de-Blainville (« MRC »), adopte le règlement 10-02 pour protéger la zone de conservation créée par la Ville.

[5]           Le recours en nullité des règlements, intenté en 2007, a été rejeté en Cour supérieure parce que tardif.

****

[6]           L’appelante soutient que le juge a manifestement erré en fait en décidant que le recours en nullité n’était pas, en l’espèce, intenté dans un délai raisonnable. En deuxième lieu, l’appelante plaide que de toute manière les règlements sont si déraisonnables qu’ils doivent être considérés ultra vires des compétences de la Ville et de la MRC et donc, nuls de nullité absolue. Dans un tel cas, l’appelante allègue que la nullité peut être invoquée en tout temps.

[7]           Sur la première question, la Cour est d’avis que le juge n’a pas commis d’erreur. La jurisprudence de cette Cour appliquée par le juge[1] concernant le principe de la stabilité des lois et règlements exige que le recours en nullité soit intenté dans un délai raisonnable à compter de l’adoption et la publication d’un règlement. L’appelante est présumée connaître le règlement.

[8]           Le juge a conclu que la requête en nullité a été intentée par l’appelante 16 ans après l’adoption et la publication des règlements attaqués, au moins 4 ans après que les représentants de l’appelante en ont eu connaissance factuelle et 3 ans après avoir eu la confirmation de la Ville que cette dernière ne procéderait pas à la modification des règlements. L’appelante n’a pas démontré d’erreur révisable dans les conclusions d’ordre factuel auxquelles en arrive le juge, ni dans l’application à ces faits des principes de droit ci-avant mentionnés.

[9]           Par ailleurs, l’appelante soumet l’arrêt de la Cour dans Montréal (Ville) c. Benjamin[2]. Cet arrêt n’est pas mentionné par le juge de la Cour supérieure. Les faits dans la cause de Benjamin sont similaires à ceux de l’espèce. En effet, M. Benjamin avait acheté un terrain dans une zone industrielle. La ville a modifié le zonage en premier lieu pour qu’il devienne « édifice institutionnel et parc » et, en deuxième lieu, pour limiter l’usage au « parc public et édifice municipal (bibliothèque, musée) ». En fait, la ville s’est servie du terrain de M. Benjamin comme parc et a même érigé une clôture à cette fin. Avant d’intenter son action en justice contre la municipalité, M. Benjamin a attendu 22 ans après la première modification du règlement, 12 ans après la deuxième modification et au moins 2 ans après sa connaissance factuelle de ces modifications. L’action, une fois intentée, n’a pas été poursuivie avec diligence. La Cour d’appel, sous la plume du juge Forget, décide ainsi :

[47]      En toute théorie, les arguments de l'avocate de la ville sont bien fondés:

47.1.    l'action en annulation d'un règlement est le remède approprié dans le cas d'un zonage indûment restrictif;

47.2.    l'annulation du règlement fait disparaître le préjudice subi par le propriétaire de l'immeuble;

47.3.    ce recours doit s'exercer en temps utile.

[48]      Benjamin n'a pas exercé ce recours en temps utile; aussi, en principe, il devrait maintenant échouer et le pourvoi devrait être accueilli.

[49]      Toutefois, les faits de l'espèce sont tout à fait particuliers. J'estime que l'intervention de la Cour supérieure était justifiée principalement pour deux motifs:

49.1.    le comportement de la ville constitue un abus de droit;

49.2.    le rejet du recours de Benjamin aurait mené à un résultat absurde et aurait créé à son endroit une injustice grave.

[50]      Depuis quatorze ans la ville utilise, en pleine connaissance de cause, le terrain de Benjamin. Malgré une mise en demeure, elle a négligé d'enlever la clôture et de délimiter le Parc Collins.

[51]      Après toutes ces années, la ville plaide - avec un certain sans-gêne - qu'il incombait au citoyen d'entreprendre des démarches pour la contraindre à respecter son droit de propriété. Une telle conduite de la part d'une administration publique est inacceptable.

[…]

[54]      Si la ville ne désire pas utiliser le terrain de Benjamin pour les fins d'un parc public, elle aurait dû modifier le règlement de zonage pour permettre un usage résidentiel puisque tous reconnaissent que telle est maintenant la vocation de ce secteur. Or, la ville, durant toutes ces années, a refusé ou a négligé de modifier le règlement de zonage.

[55]      Si le règlement de zonage n'est pas modifié, Benjamin aura pour seul privilège le droit de payer des taxes sur un terrain qu'il ne pourra ni utiliser ni vendre.

[…]

[57]      Sans nécessairement prêter des intentions aussi machiavéliques aux membres du conseil municipal de Côte St-Luc durant cette période, il n'en reste pas moins que tel serait maintenant le résultat puisque, dans les faits, Côte St-Luc est la seule qui pourrait utiliser ce terrain.

[58]      Une ville ne peut s'emparer de la propriété d'un citoyen sans l'indemniser; elle ne peut davantage le placer dans une situation telle qu'il soit tenu de lui céder sa propriété sans une juste contrepartie.

[59]      À mon avis, la ville a commis un abus de droit à l'égard de Benjamin. Si le recours de ce dernier devait être rejeté, le résultat serait absurde puisqu'on devrait s'en remettre à la bonne volonté de la ville qui pourrait éventuellement exproprier le terrain; or, cette bonne volonté ne s'est pas manifestée au cours des quatorze dernières années.

[60]      Les commentaires du juge Rinfret dans l'affaire Corporation de la ville de Dorval c. Sanguinet Automobile Limitée trouvent ici pleine application:

Le premier juge a eu raison de décider qu'il ne s'agit pas ici d'une expropriation proprement dite: la défenderesse ne s'est pas emparée de l'immeuble ni du terrain appartenant à la demanderesse. Elle a fait pire: elle l'a privée de l'usage de son droit de propriété, elle en a totalement annihilé l'exercice sans pour cela le compenser par une indemnité quelconque et sans la dispenser du paiement des taxes sur la partie du terrain rendue inutilisable.

[61]      Dans le même sens, on peut citer les propos du juge en chef Tremblay dans l'affaire Sula c. Duvernay (Cité de) alors qu'un terrain auparavant sujet à un «zonage résidentiel» était affecté d'un «zonage parc»:

Un règlement qui ne permet à un propriétaire aucun usage de son terrain n'est pas un règlement de zonage mais une expropriation.

[10]        La Cour est d’avis que ce raisonnement s’applique au présent cas. La modification du zonage et l’occupation, par l’installation des aménagements, constituent une expropriation déguisée puisque l’appelante perd l’usage de son terrain qui avait, après les modifications, une utilité publique uniquement.

[11]        La Ville a compétence pour adopter des règlements de zonage. Il ne s’agit pas, tel que suggéré par l’appelante, d’un cas où elle a agi sans compétence. Par contre, elle a exercé cette compétence de façon abusive.

[12]        L’article 952 C.c.Q. prévoit :

952. Le propriétaire ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n’est par voie d’expropriation faite suivant la loi pour une cause d’utilité publique et moyennant une juste et préalable indemnité.

952. No owner may be compelled to transfer his ownership except by expropriation according to law for public utility and in return for a just and prior indemnity.

[13]        La Ville a clairement fait défaut de respecter ce principe en procédant à une expropriation sous le couvert d’une modification du zonage. Elle a ainsi abusé de sa compétence de réglementer. Cet abus de droit enlève toute valeur commerciale au terrain de l’appelante. Comme disait le juge Forget dans Benjamin, décider autrement serait de tolérer une injustice.

[14]        L’omission du juge d’avoir considéré cet abus constitue une erreur de droit qui justifie l’intervention de la Cour.

[15]        L’abus a continué certainement jusqu’au dépôt des procédures par l’appelante. La requête introductive d’instance contient des conclusions de nature injonctive pour obliger l’intimée, la Ville, à enlever ou démolir les aménagements installés sur le terrain. Le juge mentionne que ces infrastructures ont été retirées avant l’audition et il n’a pas en conséquence rendu un jugement sur ces conclusions qui ne sont d’ailleurs pas reprises en appel.

[16]        En conséquence, les règlements doivent être déclarés inopposables à l’appelante. Il n’y a pas lieu de les déclarer nuls, vu le passage du temps et l’intérêt de préserver la stabilité des lois au bénéfice des citoyens qui auraient pu agir en conséquence de ces règlements.

[17]        En première instance, les conclusions de l’action sont de deux ordres : la première série vise la nullité ou l’inopposabilité des règlements et la deuxième recherche une compensation monétaire en dommages pour les agissements de la Ville. Les parties ont procédé sur la validité des règlements de zonage et ont convenu que cette question devait d’abord être tranchée puisque celle concernant les dommages nécessitait l’administration d’une longue preuve.

[18]        Le dossier sera donc retourné en première instance pour que les parties puissent poursuivre l’audition sur les dommages.

POUR CES MOTIFS, LA COUR :

[19]        ACCUEILLE l’appel avec les frais de justice;

[20]        DÉCLARE les règlements U-91 et URB-03 de l’intimée, Ville de Lorraine, inopposables à l’appelante;

[21]        DÉCLARE le règlement de l’intimée, la Municipalité régionale de comté de Thérèse-de-Blainville, 10-02 inopposable à l’appelante ;

[22]        RETOURNE le dossier à la Cour supérieure pour enquête, audition et adjudication sur les conclusions suivantes de la requête introductive d’instance amendée en date du 3 octobre 2012, soit :

« DONNE ACTE de l’offre de la Demanderesse de cession à la Ville-Défenderesse de bons et valables titres sur la propriété constituée du lot 2 322 934 du Cadastre du Québec, circonscription foncière de Terrebonne;

CONDAMNER la Ville-Défenderesse à payer à la Demanderesse la somme de (7 290 529,64 $) pour l’expropriation déguisée de la partie du lot 2 322 934, avec les intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue à la Loi;

DÉCLARER la Ville-Défenderesse propriétaire du lot 2 322 934 suivant le paiement à la Demanderesse de la somme de 7 290 529,64 $ à titre d’indemnité immobilière et accessoire pour l’expropriation déguisée du lot 2 322 934, avec intérêts et l’indemnité additionnelle prévue par la Loi;

CONDAMNER la Ville-Défenderesse à payer à la Demanderesse la somme de 293 966,93 $ en remboursement des taxes payées par celle-ci, avec intérêts et indemnité additionnelle prévue par la Loi à compter du paiement desdites taxes;

CONDAMNER la Ville-Défenderesse à payer à la Demanderesse les taxes qu’elle sera appelée à payer depuis la date des présentes jusqu’à ce que jugement final intervienne;

CONDAMNER la Ville-Défenderesse à payer à la Demanderesse tous les frais d’expertise, d’évaluation, d’arpenteur-géomètre, honoraires judiciaires et extrajudiciaires, frais de notaire, droits de mutation, troubles et ennuis encourus à l’occasion des présentes et dont le montant sera établi lors de l’enquête et audition, avec intérêts et l’indemnité additionnelle prévue à la Loi;

LE TOUT, avec dépens. »

 

 

 

 

JULIE DUTIL, J.C.A.

 

 

 

 

 

MARK SCHRAGER, J.C.A.

 

 

 

 

 

ÉTIENNE PARENT, J.C.A.

 

Me Régis Nivoix

DOYON IZZI NIVOIX, AVOCATS

Pour l’appelante

 

Me Michel Beausoleil

Me Émilie Ève Duquette

TANDEM AVOCATS-CONSEILS INC.

Pour les intimées

 

Date d’audience :

28 septembre 2016

 



[1]     Corporation municipale de Wendover & Simpson c. Filion, 1992 R.D.I. 263 (QC CA); Fabi c. Rock Forest (Municipalité), 1998 R.J.Q. 1683 (QC CA); Rimouski (Ville de) c. Développements Vaillancourt inc., 2009 QCCA 1475.

[2]     Montréal (Ville) c. Benjamin, 2004 CanLII 44591 (QC CA) [Benjamin].

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