Décision

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Gabarit de jugement pour la cour d'appel

Pyrioux inc. c. 9251-7796 Québec inc.

2016 QCCA 651

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

N° :

500-09-025678-152

(700-17-011965-158)

 

DATE :

 Le 18 avril 2016

 

 

CORAM :

LES HONORABLES

JACQUES DUFRESNE, J.C.A.

DOMINIQUE BÉLANGER, J.C.A.

ROBERT M. MAINVILLE, J.C.A.

 

 

PYRIOUX INC.

APPELANTE - Demanderesse

c.

 

9251-7796 QUÉBEC INC.

INTIMÉE - Défenderesse

et

VILLE DE SAINT-SAUVEUR

MISE EN CAUSE - Intervenante

 

 

ARRÊT

 

 

[1]           L’appelante se pourvoit contre un jugement rendu le 7 octobre 2015 par la Cour supérieure, district de Terrebonne (l’honorable Lucie Fournier), qui accueille la requête de l’intimée en déclaration d’abus de procédure, ordonne la radiation de l’avis de préinscription inscrit par l’appelant sur le lot 5 607 860 du Cadastre du Québec, circonscription foncière de Terrebonne, et condamne cette dernière à payer à l’intimée 10 000 $ pour tenir lieu des honoraires et frais de ses avocats et de son expert;

[2]           Pour les motifs du juge Dufresne, auxquels souscrivent les juges Bélanger et Mainville, LA COUR :

[3]           ACCUEILLE l’appel, avec les frais de justice;

[4]           INFIRME le jugement entrepris; et

[5]           REJETTE la requête de l’intimée en déclaration d’abus, ordonnance de sauvegarde et radiation d’avis de préinscription et en dommages, avec dépens.

 

 

 

 

 

JACQUES DUFRESNE, J.C.A.

 

 

 

 

 

DOMINIQUE BÉLANGER, J.C.A.

 

 

 

 

 

ROBERT M. MAINVILLE, J.C.A.

 

Me Myrna Barbar

Myrna Barbar, Avovate

Pour l’appelante

 

Me Richard Dufour

Dufour, Motet, Avocats

Pour l’intimée

 

Me Joanne Côté (absente)

Prévost Fortin D'Aoust

Pour la mise en cause

 

Date d’audience :

18 mars 2016



 

 

MOTIFS DU JUGE DUFRESNE

 

 

[6]           Les parties sont deux promoteurs immobiliers dont les lots situés sur le territoire de la ville mise en cause sont voisins. Le projet de l’intimée est en avance sur celui de l’appelante, mais là n’est pas la question.

[7]           Bien que l’appelante paraisse faire flèche de tout bois dans les conclusions de son recours, elle recherche essentiellement une déclaration que certains de ses lots sont enclavés et la reconnaissance d’un droit de passage sur deux lots de l’intimée, soit les lots 5 607 860 (le « 860 ») et 5 607 861 (le « 861 »).

[8]           À cette fin, l’appelante intente un recours aux conclusions multiples (demande en injonction provisoire et permanente, ainsi qu’en dommages et en reconnaissance d’un droit de passage). Elle inscrit, le 29 avril 2015, un avis de préinscription de sa demande en justice sur les deux lots visés (art. 2966, al. 1 C.c.Q.), ce qui fait bondir l’intimée.

[9]           Sans concéder que les lots de l’appelante sont enclavés, l’intimée offre néanmoins à l’appelante de ne pas vendre, disposer, aliéner ou accepter une promesse d’achat pour les lots 860 et 861 jusqu’au 21 mai 2015, date à laquelle la demande de sauvegarde est reportée. Les parties et leurs experts respectifs ne s’entendent tout simplement pas sur les délimitations de l’assiette du droit de passage, advenant qu’au fond, la preuve de l’enclave soit établie.

[10]        L’appelante propose un tracé qui est principalement sur le lot 861, avec empiétement sur le lot 860. L’intimée propose plutôt un tracé qui exclut le lot 860.

[11]        En l’absence d’une entente sur la désignation de l’assiette du droit de passage recherché, l’intimée signifie, le 18 juin 2015, une Requête en déclaration d’abus, ordonnance de sauvegarde et radiation d’avis de préinscription et en dommages (la « Requête »), dont les conclusions sont ainsi libellées :

ACCUEILLIR la présente requête;

DÉCLARER abusif l’Avis de préinscription sur le Lot 5 607 860;

ORDONNER la radiation de l’Avis de préinscription inscrit le 29 avril 2015 au Bureau de la publicité des droits de la circonscription foncière de Terrebonne sous le numéro 21 488 664 seulement contre l’immeuble suivant :

[Désignation omise]

RENDRE toutes ordonnances nécessaires, notamment dans le but de faciliter le déroulement de la présente instance;

CONDAMNER Pyrioux à payer à Québec inc. la somme de dix mille dollars (10 000,00 $);

[…]

[12]        Elle invoque les articles 3063 C.c.Q., 804 C.p.c. et 54.1 C.p.c.[1] au soutien des conclusions en radiation de l’avis de préinscription et d’abus de procédure. Le 9 septembre 2015, les représentants des parties et leurs experts témoignent de part et d’autre, une journée durant, lors de l’audition de cette requête présentée en cours d’instance.

[13]        Le 7 octobre 2015, la juge de première instance rend le jugement, objet du pourvoi[2]. D’avis que l’appelante fait preuve d’abus en refusant de radier l’avis de préinscription sur le lot 860, elle accueille la Requête de l’intimée en vertu de l’article 54.1 a.C.p.c.[3], ordonne la radiation de l’avis de préinscription et condamne l’appelante à payer 10 000 $ à l’intimée à titre de compensation pour les honoraires de ses avocats et ceux de son expert.

[14]        La juge campe ainsi le débat devant elle :

[22]      Le 29 avril 2015, Pyrioux publie un Avis de préinscription de son recours à l’encontre des lots 860 et 861 et signifie cet avis à 9251, le 1er mai 2015.

[23]      Le 29 mai 2015, les parties se rencontrent, accompagnées de leurs experts pour discuter de la faisabilité de leurs propositions respectives quant à un éventuel chemin d’accès des terrains de Pyrioux au chemin de l’Héritage. Malgré des modifications à leurs plans respectifs, les parties ne s’entendent pas sur le tracé d’un éventuel chemin d’accès si une servitude devait être imposée par le Tribunal sur les lots de 9251.

[24]      9251, qui soutient que la servitude de passage et d’accès au chemin de l’Héritage pourrait s’exercer sur le lot 861 sans empiéter sur le lot 860, met en demeure Pyrioux de radier l’Avis de préinscription sur le lot 860, à défaut de quoi elle présentera une requête à cet effet en invoquant l’article 54.1 C.p.c. en plus de réclamer des honoraires extrajudiciaires[13].

[25]      Pyrioux refuse de procéder à cette radiation tant que son expert ne lui confirme pas que le lot 861 n’est pas requis pour le chemin d’accès[14].

[26]      9251 signifie le 18 juin 2015, la requête dont le Tribunal est saisi et requiert de déclarer abusive la préinscription du recours sur le lot 860 et d’en radier la publication, en plus de condamner Pyrioux à payer ses honoraires extrajudiciaires et ceux de son expert s’élevant à 10 000 $.

[…]

[28]      Dans sa défense, 9251 plaide qu’il n’y a pas d’enclave autre que celle qui sera créée par le nouveau projet évoqué par Pyrioux. Elle demande donc de rejeter l’action de Pyrioux. Subsidiairement, si un droit de passage était accordé à Pyrioux, elle suggère un droit de passage de 20 pieds sur le lot 861, et si cela lui était refusé et qu’un chemin devait y être aménagé, celui-ci devrait être limité au lot 861. Dans ces derniers cas, elle réclame une indemnité. La requête de 9251 dont le Tribunal est saisi, ne vise pas à décider de ces questions, mais seulement à déterminer si le refus de Pyrioux de radier l’Avis de préinscription de son recours sur le lot 860 est abusif et, dans l’affirmative, à titre de sanction, d’en ordonner la radiation de même qu’une condamnation à payer les honoraires extrajudiciaires des avocats de 9251 et les frais de son expert pour la présentation de cette requête.

[15]        Puis, elle conclut que l’intimée a établi que la préinscription sur le lot 860 est abusive et que l’appelante ne justifie pas qu’elle a agi raisonnablement en procédant à cette préinscription, sans excès et de façon proportionnelle en la maintenant. Pour arriver à cette conclusion, la juge soupèse la preuve des parties, dont la preuve contradictoire des experts. L’expert de l’intimée a soumis un plan modifié limitant le droit de passage au lot 861; celui de l’appelante maintient que le tracé du droit de passage doit se faire sur les deux lots pour des raisons qu’il explique, tout en reconnaissant que le chemin proposé par l’expert de l’intimée est réalisable et permettrait de mettre fin à l’enclave.

[16]        L’appelante appelle de ce jugement. Qu’en est-il?

Analyse

[17]        D’emblée, quelques observations s’imposent. Soyons clair, le débat en première instance n’a jamais porté sur l’article 3063 C.c.Q., pas plus qu’il n’aurait pu l’être. En effet, il est manifeste que l’inscription n’a pas été faite sans droit et on n’y décèle aucune irrégularité au sens de cette disposition. L’intimée, malgré la référence à cette disposition dans l’intitulé de sa requête, ne la plaide pas, et la juge n’y fait aucunement allusion. Se fondant sur l’article 54.1 a.C.p.c., l’intimée, dont la défense est déjà au dossier au moment de l’audience en première instance, demande, dans les conclusions de sa requête en cours d’instance, de déclarer abusif un acte de procédure, en l’occurrence l’avis de préinscription en ce qui a trait au lot 860 et, comme sanction, de rejeter cet acte en le radiant. Elle n’attaque que l’avis de préinscription et ne recherche pas le rejet des conclusions de la demande en justice ayant trait au lot 860.

[18]        À l’audience en appel, l’avocat de l’intimée plaide, en réponse à des questions, qu’il est implicite que la conclusion de la demande en justice de l’appelante portant sur la reconnaissance d’un droit de passage sur le lot 860 est, du fait de la radiation de l’avis de préinscription, annulée par l’effet du jugement entrepris. Il n’en est rien. Les conclusions du jugement de première instance sont conformes à la requête de l’intimée et ne laissent absolument aucun doute : la radiation n’est ordonnée que pour l’avis de préinscription portant sur le lot 860.

[19]        À la fin de sa plaidoirie devant la Cour, l’intimée a demandé la permission d’amender oralement les conclusions de sa requête en Cour supérieure pour y ajouter une conclusion visant à rechercher l’annulation des conclusions de la requête introductive d’instance de l’appelante concernant le lot 860. La permission fut refusée, séance tenante. La juge a statué sur la requête dont elle était saisie. Le jugement de première instance est non équivoque à cet égard. En l’espèce, le débat en appel est circonscrit par ce qui a été demandé en première instance et qui a fait l’objet du jugement entrepris. Il ne peut en être autrement.

[20]        Le jugement entrepris ne règle donc rien. En effet, le débat au fond demeure entier puisqu’il porte toujours sur la reconnaissance d’un droit de passage sur les deux lots pour cause d’enclavement. Une journée et demie d’audience, à laquelle s’ajoute le temps de délibéré, a été consacrée à une requête qui, de toute façon en l’espèce, ne pouvait trouver fondement sur l’article 54.1 a.C.p.c. Je m’explique.

[21]        La Cour a eu l’occasion de tracer à maintes reprises les contours du pouvoir des tribunaux de sanctionner les abus de procédure. Il semble bien qu’il faille y revenir. Cette fois, pour préciser que l’article 54.1 a.C.p.c. n’est pas un raccourci pour court-circuiter le processus judiciaire. L’objectif visé par cette disposition n’est pas de mettre fin prématurément à une demande en justice, par ailleurs recevable. La tentation est particulièrement grande en ces temps où les délais pour qu’une affaire soit entendue au fond sont parfois très longs, mais il faut résister à celle-ci, à moins qu’il ne soit patent, sans qu’une preuve élaborée soit administrée, que la demande en justice ou l’acte de procédure est abusif ou paraît l’être.

[22]        À vouloir faire court, on fait parfois plus long. C’est le cas, en l’espèce.

[23]        Le débat sur la requête de l’intimée en vertu de l’article 54.1 a.C.p.c. a requis le témoignage des parties pour expliquer leur situation respective et la preuve contradictoire d’experts, rapports d’expertise à l’appui, avec déploiement des plans techniques pour y voir clair. Cette démonstration, particulièrement fouillée et pointue, n’a servi qu’à identifier l’assiette prévisible du droit de passage s’il y a preuve d’enclave au fond, ce que la juge a dû tenir pour acquis au stade préliminaire de la requête de l’intimée. Toute cette preuve devra inévitablement être reprise au fond. Or, la radiation de l’avis de l’inscription pendant l’instance sur le lot 860 apporte bien peu à l’intimée, si tant est qu’elle lui apporte quelque chose. J’y reviendrai, mais d’abord, un rappel des dispositions en cause de l’ancien Code de procédure civile et des principes déjà énoncés par la Cour sur la portée des articles 54.1 a.C.p.c. et suivants s’impose.

[24]        L’abus de procédure est défini à l’article 54.1 a.C.p.c., le fardeau de preuve à l’article 54.2 a.C.p.c. et les sanctions possibles en cas d’acte ou de procédure abusive sont énumérées aux articles 54.3 et 54.4 a.C.p.c. :

54.1. Les tribunaux peuvent à tout moment, sur demande et même d'office après avoir entendu les parties sur le point, déclarer qu'une demande en justice ou un autre acte de procédure est abusif et prononcer une sanction contre la partie qui agit de manière abusive.

 

L'abus peut résulter d'une demande en justice ou d'un acte de procédure manifestement mal fondé, frivole ou dilatoire, ou d'un comportement vexatoire ou quérulent. Il peut aussi résulter de la mauvaise foi, de l'utilisation de la procédure de manière excessive ou déraisonnable ou de manière à nuire à autrui ou encore du détournement des fins de la justice, notamment si cela a pour effet de limiter la liberté d'expression d'autrui dans le contexte de débats publics.

 

54.2. Si une partie établit sommairement que la demande en justice ou l'acte de procédure peut constituer un abus, il revient à la partie qui l'introduit de démontrer que son geste n'est pas exercé de manière excessive ou déraisonnable et se justifie en droit.

La requête visant à faire rejeter la demande en justice en raison de son caractère abusif est, en première instance, présentée à titre de moyen préliminaire.

 

54.3. Le tribunal peut, dans un cas d'abus, rejeter la demande en justice ou l'acte de procédure, supprimer une conclusion ou en exiger la modification, refuser un interrogatoire ou y mettre fin ou annuler le bref d'assignation d'un témoin.

 

Dans un tel cas ou lorsqu'il paraît y avoir un abus, le tribunal peut, s'il l'estime approprié:

 

 

 1° assujettir la poursuite de la demande en justice ou l'acte de procédure à certaines conditions;

 

 2° requérir des engagements de la partie concernée quant à la bonne marche de l'instance;

 

 3° suspendre l'instance pour la période qu'il fixe;

 

 4° recommander au juge en chef d'ordonner une gestion particulière de l'instance;

 

 5° ordonner à la partie qui a introduit la demande en justice ou l'acte de procédure de verser à l'autre partie, sous peine de rejet de la demande ou de l'acte, une provision pour les frais de l'instance, si les circonstances le justifient et s'il constate que sans cette aide cette partie risque de se retrouver dans une situation économique telle qu'elle ne pourrait faire valoir son point de vue valablement.

 

54.4. Le tribunal peut, en se prononçant sur le caractère abusif d'une demande en justice ou d'un acte de procédure, ordonner, le cas échéant, le remboursement de la provision versée pour les frais de l'instance, condamner une partie à payer, outre les dépens, des dommages-intérêts en réparation du préjudice subi par une autre partie, notamment pour compenser les honoraires et débours extrajudiciaires que celle-ci a engagés ou, si les circonstances le justifient, attribuer des dommages-intérêts punitifs.

 

Si le montant des dommages-intérêts n'est pas admis ou ne peut être établi aisément au moment de la déclaration d'abus, il peut en décider sommairement dans le délai et sous les conditions qu'il détermine.

54.1. A court may, at any time, on request or even on its own initiative after having heard the parties on the point, declare an action or other pleading improper and impose a sanction on the party concerned.

 

 

 

The procedural impropriety may consist in a claim or pleading that is clearly unfounded, frivolous or dilatory or in conduct that is vexatious or quarrelsome. It may also consist in bad faith, in a use of procedure that is excessive or unreasonable or causes prejudice to another person, or in an attempt to defeat the ends of justice, in particular if it restricts freedom of expression in public debate.

 

 

 

 

54.2. If a party summarily establishes that an action or pleading may be an improper use of procedure, the onus is on the initiator of the action or pleading to show that it is not excessive or unreasonable and is justified in law.

 

A motion to have an action in the first instance dismissed on the grounds of its improper nature is presented as a preliminary exception.

 

 

54.3. If the court notes an improper use of procedure, it may dismiss the action or other pleading, strike out a submission or require that it be amended, terminate or refuse to allow an examination, or annul a writ of summons served on a witness.

 

In such a case or where there appears to have been an improper use of procedure, the court may, if it considers it appropriate,

 

 (1) subject the furtherance of the action or the pleading to certain conditions;

 

 (2) require undertakings from the party concerned with regard to the orderly conduct of the proceeding;

 

 (3) suspend the proceeding for the period it determines;

 

 (4) recommend to the chief judge or chief justice that special case management be ordered; or

 

 (5) order the initiator of the action or pleading to pay to the other party, under pain of dismissal of the action or pleading, a provision for the costs of the proceeding, if justified by the circumstances and if the court notes that without such assistance the party's financial situation would prevent it from effectively arguing its case.

 

 

 

54.4. On ruling on whether an action or pleading is improper, the court may order a provision for costs to be reimbursed, condemn a party to pay, in addition to costs, damages in reparation for the prejudice suffered by another party, including the fees and extrajudicial costs incurred by that party, and, if justified by the circumstances, award punitive damages.

 

 

 

 

 

If the amount of the damages is not admitted or may not be established easily at the time the action or pleading is declared improper, the court may summarily rule on the amount within the time and under the conditions determined by the court.

[25]        Je ne peux énoncer mieux les principes applicables en matière d’abus de procédure (art. 54.1 a.C.p.c. et suivants) que ne l’ont fait jusqu’ici plusieurs de mes collègues de la Cour, dont le juge Kasirer dans Acadia Subaru[4], le juge Vézina dans Dalla Riva[5] et la juge Thibault dans Aliments Breton (Canada) inc.[6] et dans Groupe Enico inc.[7].

[26]        L’intervention du tribunal est possible « à tout moment » aussitôt l’action signifiée (art. 54.1 a.C.p.c.), ce qui ne veut pas dire qu’elle soit pour autant souhaitable. La partie qui fait appel à cette disposition doit établir « sommairement » que l’acte de procédure ou l’action peut être abusif pour obliger le poursuivant « à démontrer que son geste n’est pas exercé de manière excessive ou déraisonnable et se justifie en droit » (art. 54.2 a.C.p.c.). Avant de conclure qu’un acte de procédure ou une demande en justice est abusif, on doit y déceler la présence d’un élément blâmable[8]. Enfin, il peut y avoir abus d’ester en justice sans que l’auteur de l’abus soit de mauvaise foi[9].

[27]        Dans Dalla Riva, précité, le juge Vézina explique fort bien pourquoi, sauf pour contrer efficacement les « poursuites-bâillons », l’article 54.1 a.C.p.c. n’est pas une panacée :

[35]      La solution du législateur a été de créer une procédure d’intervention du tribunal qui comporte trois aspects innovateurs :

-           l’intervention est possible « à tout moment », donc dès le début d’un procès, aussitôt l’action signifiée (art. 54.1);

-           le poursuivi n’a qu’à établir « sommairement » que l’action « peut constituer un abus » pour obliger alors le poursuivant « à démontrer que son geste n’est pas exercé de manière excessive ou déraisonnable et se justifie en droit » (art. 54.2);

-           le tribunal peut intervenir, bien sûr si c’est un cas patent d’abus, mais encore, si tout simplement « il paraît y avoir abus » (art. 54.3).

[36]      Le tribunal dispose alors de plusieurs moyens, il pourra suivre de près le déroulement de la procédure ou hâter la tenue de l’instruction de l’affaire ou réduire le montant réclamé ou même obliger le poursuivant à « verser une provision pour frais » au poursuivi pour qu’il puisse se défendre.

[37]      L’utilité et la nécessité des nouvelles dispositions se comprennent bien pour contrer efficacement les poursuites-bâillons. Elles sont un peu moins évidentes en rapport avec le second objectif de la nouvelle loi, celui de contrer de manière générale les abus de procédure de toutes autres sortes.

Les autres abus de procédure

[38]      Si une intervention rapide du tribunal est essentielle dans un cas de poursuite-bâillon, elle n’est tout de même pas aussi nécessaire, bien qu’utile, dans les cas où une action paraît « manifestement mal fondée » - une norme exigeante -, frivole ou dilatoire.

[39]      Ni la liberté d’expression ni le débat démocratique ne sont en jeu. Certes, il est toujours désagréable d’être poursuivi et d’avoir à se défendre, mais le poids de ces inconvénients n’est rien comparé à la chape de plomb résultant du bâillon.

[…]

[41]      Et ce d’autant plus que le tribunal peut intervenir « s’il paraît y avoir abus ». Dans notre action pour compte, ou suspendre l’examen de la requête pour permettre l’interrogatoire du président de Cartier ou du Syndic, etc.

[42]      Les nouvelles dispositions, qui multiplient les moyens d’intervention durant le déroulement du procès s’il paraît y avoir abus, et qui prévoient de sérieuses sanctions en dommages-intérêts à la fin si l’abus est prouvé, invitent à la modération avant de dénier le droit d’ester en justice.

[43]      On nous a fait remarquer, avec justesse, que le législateur n’a pas repris dans le nouveau chapitre l’exigence de s’en tenir aux faits allégués comme dans l’article 165(4) :

165. Le défendeur peut opposer l'irrecevabilité de la demande et conclure à son rejet:

[…]

4. Si la demande n'est pas fondée en droit, supposé même que les faits allégués soient vrais.

[44]      De ce fait, il y a plus de souplesse et de discrétion dans les nouveaux articles. Ce qui, à mon avis, ne simplifie pas la tâche du juge, mais l’oblige à plus de circonspection et de doigté.

[…]

[46]      L’obligation faite au juge d’intervenir s’il y a abus n’a pas pour conséquence de le contraindre à trancher l’affaire sommairement, dès qu’on le lui demande. Si la preuve s’annonce complexe ou contradictoire, les règles ordinaires continuent de s’appliquer et les justiciables ont droit à une décision en pleine connaissance de cause.

[…]

[67]      Les nouvelles dispositions pour « sanctionner les abus de procédure » exigent du doigté et de la finesse de la part des juges qui doivent décider sommairement des droits des parties alors que leur rôle est d’abord et avant tout de trancher en pleine connaissance de cause après avoir entendu pleinement les parties et leurs témoins.

[68]      Confrontés à une poursuite-bâillon, ils doivent intervenir sans délai, mais dans le cas d’actions traditionnelles où il n’y a pas d’urgence, ils doivent se hâter lentement.

[Références omises et je souligne.]

[28]        L’empressement à conclure, dès les premières étapes du processus judiciaire, à l’abus de procédure, alors qu’il est évident que, par nature, la preuve au fond reposera, en grande partie, sur des expertises poussées, risque de tenir davantage de la précipitation que de la célérité. Sauf les cas où l’abus est patent ou flagrant, la prudence est de mise, d’autant que le juge du fond sera mieux placé pour décider s’il y a abus et, le cas échéant, pour imposer la sanction appropriée à l’auteur de celui-ci[10].

[29]        La retenue, voire la prudence, s’impose tout autant, sinon davantage, lorsque la sanction recherchée vise à annuler ou à radier une mesure provisoire dont la fonction est de « sauvegarder des droits qui seraient en péril s’ils demeuraient inconnus »[11]. La préinscription est une mesure facultative. Il s’agit d’une mesure conservatoire, puisqu’elle emporte « indirectement une restriction au droit de disposer »[12]. Elle est aussi une mesure provisoire, dans la mesure où elle a un effet rétroactif à compter du jugement ou de la transaction qui reconnaît le droit visé par la préinscription et qu’elle est remplacée par une inscription définitive correspondante[13]. Elle constitue la garantie d’un éventuel droit réel[14]. Ainsi, la préinscription vise « à informer les tiers que toute inscription postérieure pourrait être primée ou sans effet advenant un jugement favorable à la requête préinscrite »[15]. Conformément à l’article 3066.2 C.c.Q., la préinscription est radiée « par l'inscription d'un jugement rejetant la demande ou ordonnant la radiation ou par la présentation d'un certificat du greffier du tribunal attestant que la demande est discontinuée ».

[30]        D’ailleurs, mon collègue le juge Chamberland a eu l’occasion de préciser que « […], à la différence de la saisie avant jugement, le propriétaire d'un immeuble visé par une préinscription ne bénéficie d'aucun moyen préliminaire pour attaquer cette préinscription »[16], autrement, ajouterai-je, que dans le cadre de l’article 3063 C.c.Q. Dans ce cas, un tribunal autorisera, par exemple, la radiation d’une préinscription lorsque l’action qui est inscrite contre un immeuble ne vise pas un droit réel soumis ou admis à l’inscription sur le registre foncier[17], ou encore lorsque les droits et recours qui font l’objet d’une préinscription sont « à leur face même et suivant le contenu du dossier, prescrits, nuls ou autrement éteints »[18].

[31]        Cela dit, l’avis de préinscription inscrit par l’appelante sur le lot 860 était-il abusif, et devait-il être radié avant que le débat au fond n’ait eu lieu?

[32]        Avec égards pour la juge de première instance, je suis d’avis qu’elle a conclu prématurément au rejet de cet acte de procédure. Elle aurait pu envisager de hâter le déroulement de l’instance pour atténuer le préjudice commercial qu’imposait, à ses yeux, la contrainte de la préinscription sur un des deux lots en laissant au juge du fond le soin d’apprécier le caractère abusif des actes de procédure et de la demande en justice. Ce dernier sera mieux placé pour vérifier si l’appelante a fait preuve de témérité en intentant sa demande en justice et, le cas échéant, imposer la sanction appropriée. Le préjudice commercial allégué, résultat de la demande en justice et de la préinscription, se traduit notamment par la difficulté, sinon l’impossibilité concrète, de vendre, dès à présent, le lot 860. Ce préjudice, si prouvé, pourra être évalué par le juge du fond, si tant est qu’une perte réelle en ait résulté. Il ne faut jamais perdre de vue qu’en soi, l’exercice d’un recours en justice est souvent source d’inconvénients. L’abus de la procédure se situe ailleurs.

[33]        Avant de conclure à la radiation de l’avis de préinscription, je rappelle que la juge a dû entendre et soupeser une preuve d’experts particulièrement élaborée sur la nécessité d’empiéter sur le lot 860 pour constituer l’assiette du droit de passage réclamé par l’appelante, en tenant pour acquis l’enclavement, lequel est d’ailleurs contesté.

[34]        Avec égards, on ne parle plus d’une preuve sommaire lorsqu’il s’agit de départager des preuves contradictoires d’experts s’appuyant sur des études techniques, des plans et des rapports d’expertise divergents. En l’espèce, la preuve administrée n’a rien de sommaire. Elle est plutôt longue, assurément fort détaillée et requiert un examen approfondi. Dans ce contexte, un tel débat relève du fond.

[35]        Bref, à moins qu’un examen sommaire de la preuve ne permette de constater que l’acte de procédure ou la demande en justice est frivole, dilatoire, manifestement mal fondé ou que l’utilisation de la procédure est déraisonnable ou excessive, la requête en vertu de l’article 54.1 a.C.p.c. ne peut réussir. Le remède qui s’offre à la partie qui subit ou croit subir les contretemps d’une demande en justice pendante est d’accélérer la mise en état du dossier par une gestion serrée, par un juge, si nécessaire. Et vite au fond, pour reprendre l’adage bien connu.

[36]        Cela dit, le rejet de la requête de l’intimée ne met pas l’appelante à l’abri d’une condamnation pour abus de procédure en vertu de l’article 51 du nouveau Code de procédure civile en vigueur depuis le 1er janvier 2016. En effet, les conclusions de la défense de l’intimée reprennent les conclusions de sa requête présentée en cours d’instance. Le débat sur l’abus de procédure n’est donc pas clos.

[37]        Chose certaine, le juge du fond sera mieux placé pour décider, une fois les questions de fond tranchées (l’enclavement et, si oui, la désignation de l’assiette du droit de passage), si la demande de l’appelante constitue un abus de procédure.

[38]        D’ailleurs, c’est davantage la demande de reconnaissance du droit de passage que l’avis de préinscription sur un lot donné qui impose des contraintes à l’intimée. En effet, même en l’absence d’une préinscription sur le lot visé, le propriétaire de celui-ci ne peut en pratique offrir, pendant l’instance, ce lot en vente sans dénoncer à l’acheteur intéressé la demande en justice pendante susceptible d’éventuellement l’affecter. En ce sens, l’absence de préinscription ne relèverait pas le propriétaire du lot de son obligation de prévenir un éventuel acheteur de la possibilité de la reconnaissance d’un droit de passage sur ce lot. La transparence s’impose de toute manière à lui.

[39]        En résumé, l’intimée a fait appel à mauvais escient au pouvoir du tribunal de sanctionner les abus de procédure conformément à l’article 54.1 a.C.p.c. En l’espèce, les conditions d’application de cette disposition ne sont pas satisfaites.

[40]        Pour ces raisons, je propose d’intervenir pour infirmer le jugement de première instance et de rejeter la requête en cours d’instance de l’intimée, le tout avec les frais de justice en faveur de l’appelante, tant en appel qu’en première instance.

 

 

 

 

JACQUES DUFRESNE, J.C.A.

 



[1]     C'est-à-dire le Code de procédure civile, RLRQ, c. C-25 [« a.C.p.c. », pour ancien Code de procédure civile], en vigueur jusqu'au 31 décembre 2015 inclusivement.

[2]     Pyrioux inc. c. 9251-7796 Québec inc., 2015 QCCS 4641.

[3]     Art. 51 n.C.p.c. depuis le 1er janvier 2016.

[4]     Acadia Subaru c. Michaud, 2011 QCCA 1037 (requête pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême rejetée, 12 janvier 2012, n° 34383), paragr. 22-31, 41-42.

[5]     Cartier Avenue inc. c. Dalla Riva, 2012 QCCA 431, paragr. 35 à 46 et 66 à 68.

[6]     Aliments Breton (Canada) inc. c. Bal Global Finance Canada Corporation, 2010 QCCA 1369, paragr. 37 et 38.

[7]     Agence du Revenu du Québec c. Groupe Enico inc., 2012 QCCA 479, paragr. 24-33.

[8]     Acadia Subaru c. Michaud, supra, note 4, paragr. 42.

[9]     El-Hachem c. Décary, 2012 QCCA 2071, paragr. 9; voir aussi Charland c. Lessard, 2015 QCCA 14, paragr. 189-193.

[10]    Guimont c. RNC Média inc. (CHOI-FM), 2012 QCCA 563, paragr. 14 et 21.

[11]    Aéroterm de Montréal inc. c. Banque Royale du Canada, SOQUIJ AZ-98011348, J.E. 98-836, [1998] R.J.Q. 990, [1998] R.D.I. 212 (rés.), p. 19.

[12]    Ibid., p. 20.

[13]    Ibid., p. 22-23.

[14]    Banque Nationale du Canada c. Rousseau, 2007 QCCS 861, paragr. 20.

[15]    Ibid., paragr. 18.

[16]    Aéroterm de Montréal inc. c. Banque Royale du Canada, supra, note 11, p. 24.

[17]    Voir Ibid.; Gentra Québec Properties Inc. c. 9008-2348 inc., SOQUIJ AZ-97023000, [1997] R.D.I. 253.

[18]    Roussel c. Créations Marcel Therrien inc., 2011 QCCA 496, paragr. 43.

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