Binette et Constructions Bernard Gagnon & Fils |
2010 QCCLP 3534 |
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Dossier 338941-07-0801
[1] Le 30 janvier 2008, monsieur Yves Binette (le travailleur) dépose une requête à la Commission des lésions professionnelles par laquelle il conteste une décision rendue par la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) le 20 décembre 2007 à la suite d’une révision administrative.
[2] Par cette décision, la CSST modifie en partie sa décision initiale rendue le 25 septembre 2007 et déclare que le travailleur est capable d’exercer l’emploi convenable de caissier d’établissement commercial au salaire annuel de 18 000,00 $ à compter du 24 septembre 2007, déclare que le versement de l’indemnité de remplacement du revenu sera réduit lorsque le travailleur occupera le poste en question ou, au plus tard, le 24 septembre 2008 et l’indemnité sera révisée le 24 septembre 2009; déclare que le travailleur devra aviser la CSST de tout emploi qu’il occupe pour que celle-ci puisse tenir compte du revenu gagné engendré afin d’ajuster en conséquence l’indemnité versée.
Dossier 367175-07-0812
[3] Le 23 décembre 2008, le travailleur dépose une requête à la Commission des lésions professionnelles par laquelle il conteste une décision rendue par la CSST le 4 novembre 2008 à la suite d’une révision administrative.
[4] Par cette décision, la CSST confirme sa décision du 28 juillet 2008 et déclare qu’elle est justifiée de suspendre l’indemnité de remplacement du revenu à compter du 18 juillet 2008. Elle confirme également sa décision du 28 août 2008 de reconsidérer la décision initiale du 25 septembre 2007 concernant la capacité du travailleur d’exercer son emploi et déclare qu’il est capable d’exercer son emploi à compter du 3 août 2007, qu’il a droit à la reprise de l’indemnité de remplacement du revenu réduite à compter de cette date et déclare qu’elle est justifiée de réclamer au travailleur le remboursement de la somme de 26 176,56 $, somme qui sera exigible lorsque la décision deviendra finale.
[5] L’audience à la Commission des lésions professionnelles à Gatineau a eu lieu le 24 février 2009, le 2 juillet 2009 et le 26 janvier 2010. Le travailleur y est représenté par procureur. Aucun interlocuteur n’est présent pour Constructions Bernard Gagnon & fils (l’employeur chez qui est survenue la lésion initiale). Quant à la CSST, partie intervenante au dossier, elle y est représentée par procureure. L’affaire est mise en délibéré le 26 janvier 2010.
L’OBJET DES CONTESTATIONS
Dossier 338941-07-0801
[6] Le travailleur demande à la Commission des lésions professionnelles de déclarer qu’il n’est pas capable d’exercer l’emploi de caissier d’établissement à compter du 24 septembre 2007 et demande à ce que le processus de réadaptation soit repris.
Dossier 367175-07-0812
[7] Le travailleur demande à la Commission des lésions professionnelles d’annuler la suspension des indemnités à compter du 18 juillet 2008. Il demande également d’annuler la décision de reconsidération portant sur la capacité du travailleur à exercer son emploi de commis vendeur et d’annuler la demande de remboursement de la somme de 26 176,56 $.
LES FAITS
[8] Le 25 août 1995, le travailleur subit un accident du travail alors qu’il fait une chute d’un toit. L’accident lui cause une fracture de la cheville gauche et du plateau tibial du genou droit. La lésion est consolidée le 15 juin 1996 avec des séquelles importantes.
[9] Le 17 avril 1997, le travailleur subit une première récidive, rechute ou aggravation. Il a une arthrodèse tibiotarsienne à la cheville gauche. Cette lésion est consolidée le 8 juillet 1997. De nouvelles séquelles sont reconnues. Les limitations fonctionnelles sont exprimées par le docteur Alain Lesage comme suit :
· Ce monsieur pourra se permettre maintenant de marcher en terrain plat pour une période de 15 à 20 minutes;
· Toutefois, les marches en terrain inégal, dans la neige épaisse ou dans un endroit où il y a des obstacles, devront se faire de façon lente et prudente, et ne devront pas être une activité continue;
· Le patient peut se permettre de monter des escaliers en alternance, mais 1 à 2 fois par heure, sans plus;
· Des travaux de façon fréquente dans des échelles ou échafauds lui sont défendus;
· Il pourra monter de façon très occasionnelle dans une échelle, mais en étant, bien entendu, très prudent;
· Des travaux qui demandent des mouvements de flexion, extension au niveau de ses membres inférieurs (ce qui amènerait des flexions fréquentes de son genou droit ou encore des extensions fréquentes de sa cheville gauche) lui sont défendus.
[10] Le 20 mai 1998, un emploi convenable d’inspecteur en bâtiments est retenu par la CSST. Celle-ci déterminera que le travailleur a la capacité d’exercer cet emploi à compter du 30 novembre 2000. Le travailleur ne conteste pas cette décision mais, dans les faits, il n’a jamais occupé cet emploi.
[11] Entre-temps, en 1998, madame Annette Gour loue une partie de la maison du travailleur, située sur la route 105 à Gracefield. Son père paie le loyer. Il vient habiter avec elle au cours de l’année 1999. En septembre 1999, elle ouvre un commerce « Au bas prix du dollar » au 5 rue Principale à Gracefield.
[12] Le 16 janvier 2000, le travailleur subit une autre récidive, rechute ou aggravation alors qu’est pratiquée une exérèse de matériel d’ostéosynthèse au genou droit. Cette lésion est consolidée le 8 août 2000 avec les limitations fonctionnelles suivantes :
Ce travailleur devrait se limiter à un travail où il ne devrait pas marcher plus de 10 minutes à la fois. Il ne devrait pas travailler sur un terrain accidenté. Il peut quand même monter et descendre des escaliers avec modération c’est-à-dire quelquefois durant la journée mais pas à la journée longue. Il peut lever des charges qui ne dépassent pas 15 à 20 livres.
[13] La CSST décide que le travailleur a la capacité d’exercer l’emploi d’inspecteur en bâtiment déjà identifié comme emploi convenable, et ce, à compter du 29 novembre 2000. Le travailleur n’exercera cependant pas cet emploi.
[14] En 2002, madame Gour déménage le magasin au 27 rue Principale à Gracefield. Elle commence à fréquenter le travailleur, selon ce qu’elle déclare à l’audience. Le travailleur est très vague sur cette question, mais il dira à l’audience que ça aurait plutôt commencé vers 2003. Madame Gour ajoute que le travailleur a acheté un condominium pour que les enfants de madame puissent aller au cégep à Gatineau.
[15] Le 15 avril 2002, elle engage le travailleur à titre de commis et le paie au salaire minimum, soit 640 $ par deux semaines. Ses tâches consistent à répondre aux clients, à placer les marchandises sur les tablettes et à faire la caisse. Le travailleur indique à la CSST, dans une conversation qui a lieu le 4 mai 2005, qu’il effectue ce travail principalement debout ou en marche et qu’il a un poids maximum de 50 livres à soulever à l’aide d’un « diable » pour des caisses de vaisselle. Lors d’autres conversations avec sa conseillère, il indique que les poids à manipuler sont au maximum de 30 livres.
[16] Madame Gour témoigne avoir constaté une détérioration de la condition physique du travailleur. Il boite de plus en plus. Parfois il commence sa journée de travail à 10 h et quitte à 15 h à cause des douleurs.
[17] En 2004, madame Gour et le travailleur forment un couple. Ils emménagent ensemble dans la maison du travailleur où demeure déjà madame Gour. Le témoignage du travailleur sur cette question est flou, mais il semble se souvenir que la vie commune aurait plutôt commencé en 2005 ou 2006.
[18] Le 1er avril 2004, le travailleur cesse de travailler au commerce. Il subit une nouvelle récidive, rechute ou aggravation. Le docteur Carter retire les vis au site de l’arthrodèse tibiotarsienne à sa cheville gauche. Cette lésion sera consolidée le 24 août 2005 avec les limitations fonctionnelles suivantes :
· Il doit éviter les positions instables;
· Il doit éviter de monter ou descendre régulièrement des marches;
· Il doit éviter de travailler en position accroupie ou agenouillée;
· Il doit éviter de marcher sur des terrains accidentés ou inégaux;
· Il doit éviter de déplacer des charges de plus de 15 kg;
· Il doit éviter une station prolongée debout de plus de 30 minutes et globalement, le patient devrait être orienté vers un travail de type clérical sédentaire.
[19] À la fin de 2004, madame Gour décide d’incorporer son commerce. Les deux actionnaires sont elle-même et le travailleur. Ce dernier est nommé président « parce que c’est plus facile d’obtenir du crédit ». Madame Gour contribue une mise de fonds de 30 000,00 $ pour la compagnie, le travailleur n’investissant rien. Madame Gour se paie un salaire d’environ 18000,00 $ annuellement et elle ne reçoit aucun dividende. Aucun salaire ni dividende n’est versé au travailleur. Les bénéfices sont réinvestis dans le commerce. Madame Gour explique à l’audience qu’elle a incorporé son entreprise afin d’éviter que son ex-conjoint ne puisse « hériter d’une partie du commerce » et que le travailleur n’agissait en somme que comme prête-nom pour favoriser les emprunts futurs. Cependant, madame Gour admet qu’aucun prêt n’a été demandé pour le commerce.
[20] En 2005, madame Gour engage deux autres employés, dénommés Line et Rhéa. Puis, elle embauche Roch via un programme gouvernemental d’embauche de personnes handicapées. Par la suite, elle engage Steve. Le travailleur continue à faire les dépôts bancaires du commerce. Il est à noter que les dépôts sont faits dans le compte personnel du travailleur qui fait par la suite un transfert au compte de la compagnie pour sauver des frais bancaires. À l’audience, il témoigne d’abord qu’il les fait deux à trois fois par semaine. Confronté à des documents, le travailleur admet que c’est possible que ça ait été fait plus souvent lors des périodes de plus grand achalandage, en été, dans le temps des fêtes de l’Halloween, de Noël, de Pâques ou autres. Il admet finalement qu’il devait parfois les faire tous les jours. Des documents montrent qu’occasionnellement, plusieurs dépôts sont faits le même jour.
[21] Lors du contre-interrogatoire, le travailleur explique qu’au cours de 2005, il occupe son temps à la ferme de son père à jaser avec lui. Ce dernier décède en septembre 2005. Par la suite, le travailleur dit passer son temps avec sa mère. Il la visite tous les jours et reste avec elle trois à quatre heures quotidiennement.
[22] Entre-temps, le 15 juillet 2005, une rencontre a lieu à la CSST avec le travailleur. La conseillère note ce qui suit :
Demandons à T ce qu’il fait de ses journées. T nous dit ne rien faire de spécial. Expliquons à T que nous avons eu de la difficulté à le joindre. T nous dit que sa conjointe travaille et que lui passe beaucoup de temps à se promener en automobile. T dit visiter des amis.
(…)
T nous dit avoir discuté avec son employeur pré-lésionnel et nous dit que celui-ci voudrait que T revienne travailler suite à conso. Expliquons à T que nous pensons que cet emploi ne respecte pas les limitations fonctionnelles antérieures de T. T nous dit que les tâches seraient adaptées et que T travaillerait à la caisse seulement. T nous dit qu’il aurait un banc disponible pour lui à la caisse. Demandons à T si E peut se permettre d’avoir un employé à la caisse seulement. T nous dit qu’il ferait aussi un peu d’étiquetage et nous dit que E a engagé une personne pour les autres têches lourdes. T nous dit que cette personne est une personne vivant avec un handicap intellectuelle [sic] et que E n’ a pas à lui verser un salaire.
Réflétons à T que nous comprenons que T voudrait que nous déterminions un EC [emploi convenable] de caissier au salaire minimum. T nous dit que oui.
[23] Le 2 septembre 2005, la CSST demande à madame Gour si elle est prête à reprendre le travailleur à son emploi. Elle répond qu’elle pourrait lui offrir le poste de caissier et qu’il pourrait s’asseoir. À l’audience, madame Gour témoigne qu’elle n’a pas entendu parler de ce projet par la suite.
[24] Elle dit qu’elle n’a pas informé la CSST qu’elle fréquentait le travailleur depuis 2002 et est devenue conjointe en 2004 parce qu’elle « ne combine pas ouvrage et maison ».
[25] En 2006, le travailleur subit une autre récidive, rechute ou aggravation. Le 24 novembre 2006, le travailleur subit une chirurgie alors que sa cheville gauche est fusionnée par une arthrodèse sous-astragalienne gauche. Il porte un plâtre pendant environ six mois. Il passe alors la plupart de son temps à la maison à ne rien faire.
[26] En 2007, madame Gour déménage le commerce dans le local adjacent qui est plus spacieux, toujours au 27 rue Principale à Gracefield.
[27] Le 10 avril 2007, le docteur Bouchard remplit le rapport final indiquant que la lésion de 2006 est consolidée à cette date avec une atteinte permanente à l'intégrité physique et des limitations fonctionnelles. Le médecin indique, lors de l’évaluation du 24 mai 2007, que le travailleur présente une raideur marquée de la partie inférieure de la cheville et du pied gauches. Il doit donc porter un soulier avec une semelle arrondie. Les limitations fonctionnelles sont décrites au rapport d’évaluation médicale de la façon suivante;
· Il est incapable de porter des poids de plus de 15 livres régulièrement;
· Il est incapable de monter ou de descendre régulièrement des escaliers, des escabeaux;
· Il doit éviter les positions accroupies, agenouillées;
· Patient qui doit éviter les terrains accidentés, inégaux.
· Patient qui doit changer de position régulièrement à toutes les 30 ou 45 minutes, soit d’une position assise, d’une position debout ou d’une position à la marche.
[28] Le 6 août 2007, la docteure Sonia Eliev se dit en accord avec les conclusions du docteur Bouchard, de sorte que la CSST en est liée.
[29] Entre-temps, le 23 avril 2007, la CSST redemande à madame Gour si elle est disposée à reprendre le travailleur à son emploi. Elle refuse, indiquant que son personnel est alors complet et que le travailleur se déplace avec une canne. Il est intéressant de lire ce que la conseillère rapporte :
Mme Gour (E) [nous] rappelle le 07-04-26. Lui demandons si elle est toujours prête à reprendre [le travailleur] selon les conditions de 2005. [Nous] dit que de toute façon, [travailleur] se déplace avec une canne et que lorsqu’elle avait parlé avec la conseillère en 2005, cela n’avait pas été mentionné; l’informons que depuis ce temps, [travailleur] a subi une [chirurgie] et que probablement qu’en 2005, il ne se déplaçait pas avec une canne. Lui indiquons que l’utilisation de la canne est peut-être temporaire et que [nous] allons le vérifier auprès du [travailleur]. Lui demandons si elle embaucherait [travailleur] s’il pouvait se déplacer sans canne; Mme Gour [nous] répond par la négative. La remercions de sa collaboration.
[30] Ces notes évolutives laissent voir que madame Gour feint de ne pas connaître la condition du travailleur, alors qu’ils sont conjoints depuis trois ans.
[31] À de nombreuses reprises en 2007, la CSST essaie de rejoindre le travailleur par téléphone. Celui-ci est absent, la CSST laisse des messages sur la boîte vocale.
[32] Le 24 mai 2007, il est écrit que la conseillère demande au travailleur comment il occupe ses journées. Il répond qu’il visite sa famille ou écoute la télévision. Le 29 mai suivant, la conseillère note que le travailleur lui dit qu’il n’a pas de conjointe.
[33] Dans une note de la CSST du 12 juillet 2007, la conseillère demande à nouveau au travailleur de quelle façon il occupe ses journées, car elle a de la difficulté à le joindre. La réponse du travailleur est rapportée de la façon suivante :
[Travailleur] nous dit qu’il est allé chez sa sœur à Sherbrooke pendant 1 semaine mais qu’à part cela, il ne fait rien de particulier.
[34] À plusieurs reprises, la CSST tente à nouveau de joindre le travailleur, sans succès. La conseillère laisse de nombreux messages. Le 24 juillet 2007, le travailleur retourne un appel à la CSST. La conseillère lui demande ce qu’il fait de ses journées. Elle rapporte ce qui suit :
[Travailleur] dit qu’il passe ces journées à Maniwaki avec sa mère car celle-ci s’occupe de sa mère qui est [dans] un centre et très malade. [Travailleur] dit qu’ils partent le matin et revient après le souper. [Travailleur] dit qu’il y va à tous les jours sauf la fin de semaine, car ce sont ses frères et sœurs qui s’occupent de la dame.
[35] Le 25 septembre 2007, la CSST détermine que le travailleur est apte à occuper un emploi convenable de caissier d’établissement commercial à compter du 24 septembre 2007. Le travailleur conteste cette décision qui est maintenue à la suite d’une révision administrative, d’où le présent litige au dossier 338941-07-0801.
[36] Le 27 septembre 2007, la conseillère indique avoir parlé au travailleur et lui avoir fait remarquer qu’il est très difficile à joindre. Elle note que le travailleur « dit être toujours avec sa mère qui doit s’occuper de sa grand-mère qui a besoin de soins ».
[37] Le 15 octobre 2007, la conseillère de la CSST demande au travailleur de fournir le numéro de téléphone de la grand-mère chez qui il dit passer ses journées avec sa mère. Elle note :
Demandons au [travailleur] si il peut nous donner le no de la résidence de sa grand-mère où il dit passer son temps avec sa mère. [Travailleur] nous dit qu’il accompagne sa mère chez sa grand-mère mais ne reste pas là pendant que sa mère s’occupe de sa grand-mère. Dit qu’il va au centre d’achat de l’autre côté de la rue et attend que sa mère soit prête. Nous suggérons que [travailleur] sert de chauffeur à sa mère. [Travailleur] nie. Dit que c’est sa mère qui l’accompagne pcq lui ne conduit pas vraiment. Dit que sa mère a 70 ans et a besoin d’être accompagnée. Dit qu’il va aussi voir sa grand-mère en même temps et tient compagnie à sa mère.
Expliquons que nous nous étonnons que [travailleur] réclame des frais de déplacement avec « accompagnateur requis » alors que c’est plutôt lui qui semble servir d’accompagnateur à sa mère. [Travailleur] dit qu’ils s’accompagnent mutuellement, mais qu’il a besoin de quelqu’un pour conduire de longues distances soit plus de 5 à 10 km. Demandons au [travailleur] si il détient toujours un permis de conduire : oui
(…)
[38] Le 30 octobre 2007, la CSST demande à ce qu’une enquête soit faite. Elle doute des informations que lui rapporte le travailleur. Elle indique que le travailleur est très difficile à joindre et qu’il soutient devoir accompagner sa mère qui s’occupe de sa grand-mère, qu’il soutient être incapable de conduire sur des distances de plus de 10 km et lorsque nécessaire, il réclame des frais pour un accompagnateur. Madame Gour, propriétaire du commerce « Au bas prix du dollar » refuse de le reprendre à son emploi parce qu’il se déplace avec une canne. Le 31 décembre 2004, madame Gour met fin aux opérations de « Au bas prix du dollar » en raison d’un changement de forme juridique. L’entreprise poursuit ses opérations en immatriculant une nouvelle forme juridique dont la raison sociale est 6328504 Canada inc. Les administrateurs de cette compagnie sont madame Gour et le travailleur. Le siège social est à l’adresse personnelle du travailleur qui est la même que celle de madame Gour. Devant ces informations, la CSST demande à l’enquêteur de valider l’hypothèse voulant que le travailleur travaille à son commerce et qu’il en retire des revenus.
[39] Madame Gour témoigne qu’en janvier 2008, elle oblige le travailleur à sortir de la maison et à venir au magasin parce que, dit-elle, il est dépressif à ne rien faire à la maison. Elle veut qu’il se désennuie. Il la conduit au travail le matin. Ils n’ont qu’un seul véhicule. Il surveille le commerce à l’heure du dîner, puisque des jeunes d’une école tout près y viennent. Il continue à faire les dépôts bancaires. Il jase avec la clientèle et fait la caisse occasionnellement. Il est présent au magasin uniquement lorsque madame Gour est présente, celle-ci se faisant remplacer par Lynne ou Rhéa au besoin. Elle dit qu’il était là « de temps en temps ». Il la reconduit à la maison à la fin de la journée de travail.
[40] Madame Gour explique qu’elle ne paie rien au travailleur et ajoute que s’il y a liquidation de la compagnie, le travailleur ne recevra rien, puisqu’il n’y a rien investi. Le travailleur confirme cet arrangement.
[41] En 2008, le travailleur explique à l’audience qu’il passe deux à trois jours par semaine avec sa mère à visiter sa grand-mère à Maniwaki.
[42] En 2008, la CSST a encore de la difficulté à le rejoindre. Le travailleur explique qu’il a 10 acres de terrain et qu’il était probablement à l’extérieur lors des appels de la CSST.
[43] Le 15 avril 2008, une rencontre a lieu à la CSST visant à discuter du suivi de l’année de recherche d’emploi. La conseillère rapporte ce qui suit :
[Travailleur] toujours sans emploi. (…) Demandons au [travailleur] si il se rend toujours régulièrement à Maniwaki pour accompagner sa mère qui rend visite à sa grand-mère. [Travailleur] confirme. (…)
[44] La CSST demande une enquête. Une filature est effectuée les 11, 12, 13 et 15 février 2008, les 7, 8, 9,10 avril 2008 et le 19 juin 2008. La vidéo de filature est présentée à l’audience, le rapport d’enquête est déposé et monsieur Hugues Rocheleau, enquêteur témoigne. Lors de son témoignage, l’enquêteur mentionne qu’il s’est présenté au commerce à quelques occasions et le travailleur lui a répondu, vendu des effets et a fait la caisse. L’enquêteur ajoute que le comptable du commerce lui a mentionné que le travailleur est le principal interlocuteur pour le commerce.
[45] La vidéo est visionnée. Le Tribunal retient ce qui suit :
· Le travailleur est au commerce, derrière le comptoir à faire la caisse à plusieurs reprises;
· Il répond à des clients;
· On voit le travailleur occupé à l’intérieur du commerce;
· Lorsqu’il quitte, il est celui qui verrouille la porte;
· Il met les déchets dans le conteneur à déchets;
· On le voit épandre de l’abrasif devant le commerce;
· Il porte un couteau exacto à la ceinture.
[46] Selon le rapport d’enquête : « lorsqu’il est sur les lieux de son commerce, le travailleur Yves Binette se comporte comme s’il y travaillait en servant la clientèle et en portant sur lui des outils permettant de déballer de la marchandise pour la placer sur les présentoirs ». Interrogé à l’audience sur le fait qu’il porte un couteau exacto à la ceinture, il répond que « c’était inutile, mais ça me sécurisait ».
[47] Le 28 juillet 2008, la CSST informe le travailleur qu’elle a suspendu son indemnité de remplacement du revenu à compter du 18 juillet 2008, date de réception du rapport d’enquête, puisque celui-ci aurait fourni des renseignements inexacts ayant déclaré être sans emploi, alors qu’il est propriétaire d’un commerce depuis le 24 janvier 2005 et qu’il y exerce des activités de travail. Le travailleur demande la révision de cette décision qui est maintenue à la suite d’une révision administrative, d’où une partie du présent litige au dossier 367175-07-0812. L’indemnité est reprise le 28 août 2008 à la date où la CSST se prononce sur la capacité du travailleur à refaire son emploi après avoir pris connaissance du rapport d’enquête.
[48] Par ailleurs, il y a lieu de mentionner que la CSST dépose contre le travailleur des accusations en vertu de l’article 462 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[1] (la loi), desquelles le travailleur est acquitté le 10 juin 2009 par une décision de la Cour du Québec[2].
[49] Le 28 août 2008, la CSST décide de reconsidérer la décision qu’elle rendait le 25 septembre 2007 concernant la capacité du travailleur à exercer son emploi. Elle indique avoir appris que le travailleur est propriétaire du commerce « Au bas prix du dollar » depuis le 24 janvier 2005 et qu’il y exerce les activités de commis-vendeur. Elle détermine que le travailleur est capable depuis le 3 août 2007, date à laquelle la CSST a pris connaissance des limitations fonctionnelles retenues à la suite de la récidive, rechute ou aggravation du 1er avril 2004, d’exercer cet emploi de commis-vendeur. Elle déclare qu’il n’a pas droit à un nouveau processus de réadaptation. Il a par ailleurs droit au versement de l’indemnité de remplacement du revenu réduite à compter du 3 août 2007 et décide de lui réclamer le remboursement des montants d’indemnité de remplacement du revenu reçus indûment. La réclamation est de 26 176,56 $. Le travailleur conteste cette décision qui est maintenue à la suite d’une révision administrative, d’où une partie du litige au dossier 367175-07-0812.
[50] Le 19 octobre 2008, le travailleur est victime d’une autre récidive, rechute ou aggravation au genou droit. Il subit une chirurgie au genou droit en lien avec l’événement initial.
[51] À l’audience, le travailleur dépose une lettre d’une commission scolaire indiquant avoir fait une analyse de son dossier académique. La commission scolaire recommande au travailleur de faire des tests pour le français, l’anglais et les mathématiques. « En français il serait en 1ère secondaire, en anglais en 3e secondaire et en mathématiques en présecondaire c’est-à-dire 5 ou 6 année du primaire ».
[52] Les états financiers du commerce sont déposés à l’audience. Il en ressort que le bénéfice net de 2005 est de 12 887 $, celui de 2006 est de 17 289 $, celui de 2007 est de 21 626 $.
[53] Le travailleur témoigne que malgré les différentes démarches de réadaptation professionnelle faites par la CSST, il n’est pas vraiment intéressé à travailler. Rien de ce qu’on lui propose ne l’intéresse. Il ne sollicite aucun employeur et ne fait aucune démarche sérieuse pour se trouver du travail. Il croit que les employeurs auraient peu d’intérêt à engager un « un vieil handicapé sur la CSST », selon ce que rapporte la conseillère dans une note du 15 avril 2008.
[54] Madame Louise Audet, conseillère en réadaptation à la CSST, témoigne à l’audience. Elle confirme que le travailleur se pense inemployable. Au cours des nombreuses démarches de réadaptation, il n’a jamais mentionné qu’il allait au commerce et y faisait des activités, même comme bénévole. Après avoir su que le travailleur exécutait les mêmes fonctions de commis-vendeur qu’il exécutait avant la récidive, rechute ou aggravation du 1er avril 2004, madame Audet a conclu qu’il pouvait donc faire cet emploi. Elle admet par ailleurs que l’emploi de commis exige plus de manipulation de marchandise que celui de caissier.
L’AVIS DES MEMBRES
[55] Le membre issu des associations d’employeurs et le membre issu des associations syndicales sont d’avis que la CSST était justifiée de suspendre les indemnités du travailleur, mais uniquement à compter du 28 juillet 2008 puisque la suspension ne peut être rétroactive. Ils croient également que la CSST pouvait reconsidérer sa décision du 25 septembre 2007 compte tenu que le rapport d’enquête constitue à leurs yeux un fait essentiel qui justifie la reconsidération.
[56] Le membre issu des associations d’employeurs estime que le travailleur pouvait refaire son emploi de commis-vendeur à compter du 3 août 2007, alors que le membre issu des associations syndicales est plutôt d’avis qu’il ne peut le faire ni ne peut exercer l’emploi de caissier puisqu’il n’a pas les acquis scolaires suffisants et qu’il n’y a pas de possibilités raisonnables d’embauche. Pour sa part, il retournerait le dossier à la CSST pour que le processus de réadaptation professionnelle soit repris.
LES MOTIFS DE LA DÉCISION
[57] La Commission des lésions professionnelles doit premièrement décider si la CSST était justifiée de suspendre les indemnités du travailleur à compter du 18 juillet 2008. En deuxième lieu elle doit décider si la CSST pouvait reconsidérer sa décision du 25 septembre 2007 et déclarer que le travailleur pouvait refaire son emploi de commis-vendeur, à compter du 3 août 2007. En troisième lieu, si le Tribunal répond par la négative à la question précédente, il doit déterminer si le travailleur était capable d’exercer l’emploi de caissier d’établissement commercial à compter du 3 août 2007.
[58] Mais avant tout, le Tribunal considère utile de vérifier l’admissibilité de la preuve vidéo et du rapport d’enquête, bien que le procureur du travailleur ne s’y soit pas objecté.
[59] D’abord, comme le souligne avec justesse la Commission des lésions professionnelles dans Fournitures de Bureau Denis inc. et Gagnon[3], il y a lieu de vérifier l’authenticité de la bande vidéo. En l’espèce, le Tribunal constate que la personne filmée est bien le travailleur, l’identité de la personne qui a procédé à la filature est établie et les déclarations faites par cette personne à l’audience permettent de conclure que les images filmées les 11, 12, 13 et 15 février 2008, les 7, 8, 9,1 0 avril 2008 et le 19 juin sont celles qui ont été présentées à l’audience. De plus, les scènes filmées sont claires et intelligibles[4].
[60] L’authenticité de la bande vidéo étant établie, le Tribunal doit maintenant déterminer si cette preuve et le rapport d’enquête en faisant état sont admissibles.
[61] Dans l’affaire Perreault et Camoplast inc. et CSST[5], la Commission des lésions professionnelles expose à bon droit les dispositions applicables et la démarche d’analyse à suivre pour décider de cette question. Les principes applicables veulent qu’une preuve pourra être déclarée inadmissible si elle a été obtenue en violation d’un droit fondamental et si elle est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.
[62] La Cour d’appel, dans l’affaire Bridgestone Firestone[6], indique que toute surveillance hors des lieux du travail n’est pas nécessairement illicite. La Cour énonce qu’une procédure de surveillance et de filature représente, à première vue, une atteinte à la vie privée qui peut cependant être justifiée si elle est faite pour des motifs rationnels et conduite par des moyens raisonnables comme l’exige l’article 9.1 de la Charte des droits et libertés de la personne. Il doit exister un lien entre la mesure prise et les exigences du bon fonctionnement de l’entreprise. Il ne pourrait s’agir d’une décision purement arbitraire et appliquée au hasard ; l’employeur ou la CSST en l’occurrence doit déjà posséder des motifs raisonnables avant de décider de soumettre le travailleur à une surveillance. La filature doit apparaître comme nécessaire afin de vérifier le comportement du travailleur et elle doit être menée de la façon la moins intrusive possible.
[63] Une fois cette analyse faite, une deuxième étape impose de vérifier si l’admissibilité de cette preuve déconsidèrerait l’administration de la justice ou encore, si son inadmissibilité aurait cet effet.
[64] En l’espèce, la CSST avait certainement des motifs rationnels de demander une filature, puisqu’elle doutait de la véracité des déclarations du travailleur suivant lesquelles il ne travaillait pas. Tel qu’exposé plus avant, elle indique que le travailleur est très difficile à joindre et qu’il soutient devoir accompagner sa mère qui s’occupe de sa grand-mère, qu’il soutient être incapable de conduire sur des distances de plus de 10 km et lorsque nécessaire, il réclame des frais pour un accompagnateur. Madame Gour, propriétaire du commerce « Au bas prix du dollar » refuse de le reprendre à son emploi parce qu’il se déplace avec une canne. Le 31 décembre 2004, madame Gour met fin aux opérations de « Au bas prix du dollar » en raison d’un changement de forme juridique. L’entreprise poursuit ses opérations en immatriculant une nouvelle forme juridique. Les administrateurs de cette compagnie sont madame Gour et le travailleur. Le siège social est à l’adresse personnelle du travailleur qui est la même que celle de madame Gour.
[65] Le Tribunal estime que, compte tenu de ces informations, la CSST était justifiée de chercher à valider, par une procédure de surveillance, l’hypothèse voulant que le travailleur travaille à son commerce et qu’il en retire des revenus.
[66] De plus, la Commission des lésions professionnelles est d’avis que la surveillance à laquelle le travailleur a été soumis a été conduite par des moyens raisonnables. En effet, la surveillance s’est faite à l’extérieur de la résidence et autour du commerce. Le travailleur était alors présent dans des lieux où il pouvait être observé par le public. La filature s’est étendue sur neuf journées de travail réparties entre février et juin 2008. La filature se terminait au plus tard à 19 h 30 et parfois à 17 h. Le travailleur a été filmé dans des conditions qui ne portaient pas atteinte à sa dignité.
[67] Quant à une éventuelle déconsidération de la justice par l’admissibilité en preuve d’une telle preuve, aucun argument en ce sens n’a été avancé. La soussignée est au contraire d’avis que refuser d’admettre et d’apprécier la preuve de filature serait plutôt de nature à déconsidérer la justice dans le cas d’espèce. Comme le rappelle avec justesse la Commission des lésions professionnelles dans Commission scolaire au Cœur-des-Vallées et Roy[7], le Tribunal doit rechercher la vérité dans l’analyse de la preuve prépondérante. Rejeter, au départ, la preuve que veut faire valoir la CSST serait davantage dommageable à cet égard, que d’accepter d’en faire l’évaluation en cours d’instance.
[68] Par conséquent, la Commission des lésions professionnelles conclut que la preuve vidéo et le rapport d’enquête sont admissibles.
Suspension des indemnités
[69] L’article 142 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[8] (la loi) prévoit les circonstances dans lesquelles la CSST peut suspendre l’indemnité d’un travailleur. La disposition se lit comme suit :
142. La Commission peut réduire ou suspendre le paiement d'une indemnité :
1° si le bénéficiaire :
a) fournit des renseignements inexacts;
b) refuse ou néglige de fournir les renseignements qu'elle requiert ou de donner l'autorisation nécessaire pour leur obtention;
2° si le travailleur, sans raison valable :
a) entrave un examen médical prévu par la présente loi ou omet ou refuse de se soumettre à un tel examen, sauf s'il s'agit d'un examen qui, de l'avis du médecin qui en a charge, présente habituellement un danger grave;
b) pose un acte qui, selon le médecin qui en a charge ou, s'il y a contestation, selon un membre du Bureau d'évaluation médicale, empêche ou retarde sa guérison;
c) omet ou refuse de se soumettre à un traitement médical reconnu, autre qu'une intervention chirurgicale, que le médecin qui en a charge ou, s'il y a contestation, un membre du Bureau d'évaluation médicale, estime nécessaire dans l'intérêt du travailleur;
d) omet ou refuse de se prévaloir des mesures de réadaptation que prévoit son plan individualisé de réadaptation;
e) omet ou refuse de faire le travail que son employeur lui assigne temporairement et qu'il est tenu de faire conformément à l'article 179, alors que son employeur lui verse ou offre de lui verser le salaire et les avantages visés dans l'article 180 ;
f) omet ou refuse d'informer son employeur conformément à l'article 274 .
__________
1985, c. 6, a. 142; 1992, c. 11, a. 7.
[70] L’article 278 de la loi impose à un travailleur l’obligation d’informer la CSST de tout changement de sa situation qui peut influer sur un droit ou une indemnité de la loi. Cette disposition est la suivante :
278. Un bénéficiaire doit informer sans délai la Commission de tout changement dans sa situation qui peut influer sur un droit que la présente loi lui confère ou sur le montant d'une indemnité.
__________
1985, c. 6, a. 278.
[71] En l’espèce, une enquête de la CSST a démontré que le travailleur était copropriétaire d’un commerce auquel il se rendait tous les jours et y effectuait des activités de travail, en compagnie de sa conjointe qui est l’autre copropriétaire du commerce. En effet, on le voit sur la vidéo entrer le matin à son commerce. L’enquêteur a observé qu’il répondait aux clients et il l’a même servi et a fait la caisse lorsqu’il a acheté quelques effets. L’observation a été effectuée à neuf jours différents entre les mois de février et juin 2008. Pendant cette période, lorsque la CSST demandait au travailleur comment il passait ses journées, il répondait être avec sa mère ou sa grand-mère à Maniwaki ou sur son terrain de 10 acres. Lorsqu’elle l’interroge sur le fait qu’il n’est pas présent lorsqu’elle l’appelle, il n’explique pas son absence et ne mentionne jamais qu’il est à son commerce. Cette attitude ne fait certainement pas montre d’honnêteté et de transparence.
[72] À l’audience, le travailleur et madame Gour ont tenté de faire croire au Tribunal que le travailleur ne travaillait pas au commerce, mais qu’il y allait pour passer le temps et se désennuyer. Bien qu’être au commerce lui permet certainement de s’y désennuyer et de passer le temps, il n’en demeure pas moins qu’il effectuait des activités de travail. Le rapport de l’inspecteur, son témoignage crédible et la preuve vidéo sont claires. Les témoignages peu crédibles du travailleur et de madame Gour sur cette question ne font aucunement le poids par rapport à une preuve aussi convaincante de la CSST.
[73] De plus, lorsque questionné sur le fait qu’on le voit porter au commerce un exacto à sa ceinture, outil qui pourrait être utilisé pour ouvrir des boîtes de marchandises, le travailleur répond candidement que ça ne servait à aucune activité de travail, mais que ça avait pour seul but de le sécuriser. Le Tribunal ne croit pas le travailleur dans ces explications plutôt farfelues. Ce qui ressort de la preuve, c’est qu’il effectuait des activités de travail à son commerce.
[74] Il n’est pas qu’un prête-nom pour l’entreprise comme lui et madame Gour le soutiennent, puisque même le comptable de l’entreprise déclare que le travailleur en est l’interlocuteur.
[75] Le travailleur a donc travaillé à son commerce, mais ne l’a pas déclaré à la CSST. Avait-il l’obligation de le faire? Son procureur plaide qu’il n’avait pas l’obligation de déclarer ces activités parce qu’il ne recevait pas de salaire en compensation.
[76] Avant d’analyser davantage cette question, la soussignée considère nécessaire de revenir sur la décision déposée par le représentant du travailleur concernant la plainte pénale déposée contre lui par la CSST. La décision rendue en juin 2009 par la Cour du Québec[9] ne nous éclaire pas sur les litiges à décider dans le présent dossier. En effet, la question en litige n’est pas la même puisque la Cour du Québec devait décider de l’imposition d’amendes alors que le présent Tribunal est saisi de questions de suspension d’indemnité de remplacement du revenu et de capacité d’emploi; le fardeau de preuve en matière pénale est la preuve hors de tout doute raisonnable alors que devant le tribunal la prépondérance de preuve suffit; le fardeau ne repose pas sur les mêmes épaules, puisque dans sa procédure pénale le fardeau appartient à la CSST alors qu’en l’espèce, il appartient au travailleur. Ainsi, l’article 462 de la loi, sur laquelle est fondée la poursuite pénale, est une disposition de nature pénale et la décision de la Cour du Québec est bien entendu en cette matière. Le dispositif voulant que le travailleur soit acquitté des accusations portées contre lui n’a rien à voir avec le dossier actuellement en litige. Le juge dans cette affaire a cru les témoignages rendus par le travailleur et madame Gour lors de son audience, ce qui n’est aucunement le cas en l’espèce, puisque la soussignée a de sérieuses réserves sur la crédibilité de ces témoins qui ont comparu devant elle. L’appréciation de la crédibilité d’un témoin appartient au juge des faits de sorte que celle faite par un autre juge dans le cadre d’une autre instance n’a aucune utilité en l’espèce.
[77] Ce qui doit être décidé en l’instance est de savoir si la CSST avait le droit de suspendre les indemnités du travailleur du fait qu’il a omis de déclarer qu’il effectuait des activités de travail pour sa propre entreprise, et ce, même s’il ne recevait pas de salaire pour ce faire.
[78] À ce sujet, rappelons comme l’énonce avec justesse la Commission des lésions professionnelles dans l’affaire Robert et Falconbridge ltée-Division Horne[10] que le fait de ne pas recevoir de salaire ne constitue pas pour autant du bénévolat d’autant que le travailleur est actionnaire dans le commerce de sa conjointe et bénéficie en somme des fruits de son travail. Le juge administratif s’exprime ainsi :
[41] Le travailleur allègue qu’il travaille pour sa conjointe qui ne lui verse pas de salaire. La Commission des lésions professionnelles ne retient pas la notion de bénévolat dans le présent dossier.
[42] En effet, le travail exécuté pour le compte du restaurant bénéficie à sa conjointe, à qui il est marié selon le régime de la société d’acquêts. Il est à la fois actionnaire dans le restaurant et il agit à titre de caution pour l’obtention d’une marge de crédit pour l’opération de ce restaurant. Il bénéficie donc indirectement des fruits de son travail et évite, pendant une période de temps, d’engager une personne pour remplacer ses trois filles selon ses propres déclarations.
[79] Même dans le cas où les activités d’un travailleur sont considérées comme du bénévolat, la jurisprudence établit qu’il a quand même l’obligation de le déclarer à la CSST en application de l’article 278 de la loi[11]. Citons un extrait de la décision CSST c. Jeca :
Mais quoi qu’il en soit, il est certain, en regard de l’article 278 que le fait pour un travailleur absent du travail pour lésion professionnelle de retourner soudainement sur le marché du travail constitue, règle générale, un changement dans sa situation. Peut-on y opposer le fait que l’exécution d’un travail bénévole ne pourra influer en rien sur le droit à l’I.R.R. ou sur le montant de celle-ci? Il faut noter, à cet égard, que l’article utilise le verbe ’’peut’’ comme spécifiant une simple possibilité que cela puisse avoir un impact, sans nécessairement que ce soit le cas. Imaginons ainsi le cas d’un travailleur, dont la lésion est ou n’est pas consolidée, et qui exécute un travail bénévole pendant 40 heures par semaine. On ne peut exclure que ce nouveau travail puisse possiblement lui faire subir une récidive, rechute ou aggravation qui vienne affecter le montant de son I.R.R. Il s’agirait sûrement d’une situation qui devrait être dénoncée à la Commission.
Le cas du bénéficiaire qui travaille pour l’entreprise de son conjoint est encore plus frappant. On peut même dans ce cas se demander s’il s’agit bien d’un travail bénévole puisque nécessairement les avantages retirés de ce travail bénéficieront au foyer et ainsi le bénéficiaire profitera indirectement des fruits de son travail. Les circonstances propres à chaque espèce, notamment, la durée de travail, détermineront s’il s’agit d’une situation qu’une personne peut raisonnablement penser comme pouvant influer sur son indemnité, ce qui nous amène à examiner les circonstances de la présente affaire.
[80] De plus, la jurisprudence[12] a établi qu’un travailleur qui exploite lui-même un commerce implique qu’il en tire probablement un revenu. Aussi, ce travailleur qui reçoit des indemnités de remplacement du revenu a le devoir d’informer la CSST de tout changement dans sa situation lorsqu’un tel changement est susceptible d’affecter un droit que lui confère la loi ou d’influer sur le montant de l’indemnité et que omettant de le faire, il donne ouverture à l’application de la suspension des indemnités prévue au premier paragraphe de l’article 142 de la loi.
[81] L'article 278 impose donc au travailleur l'obligation de déclarer à la CSST tout changement dans sa situation. En omettant de déclarer qu'il avait une entreprise et y effectuait des activités de travail, le travailleur a fourni un renseignement inexact au sens de l'article 142. La CSST pouvait dès lors suspendre le paiement de son indemnité de remplacement du revenu.
[82] Dans sa décision du 28 juillet 2008, la CSST suspend les indemnités de remplacement du revenu rétroactivement au 18 juillet précédent puisqu’il s’agit de la date de réception du rapport d’enquête.
[83] La jurisprudence rappelle que la suspension des indemnités de remplacement du revenu ne peut être rétroactive[13]. Elle n'a pour but que de permettre à la CSST d'inciter le travailleur à rencontrer ses obligations. Si elle était rétroactive, cela priverait le travailleur de la possibilité de cesser l'acte qui la motive et de bénéficier de l'application de l'article 143.
[84] Le Tribunal conclut que la suspension des indemnités imposée par la CSST est donc justifiée, mais elle ne peut débuter que le 28 juillet 2008, soit à partir de la date de sa décision. Cette conclusion dispose d’une partie du litige au dossier 367175-07-0812.
Reconsidération administrative
[85] À la réception du rapport d’enquête, la CSST décide de reconsidérer la décision qu’elle rendait le 25 septembre 2007 concernant la capacité de travail du travailleur. Le Tribunal estime que le rapport de filature est un fait essentiel donnant ouverture à la reconsidération au sens de l’article 365 de la loi. Le rapport est reçu le 18 juillet 2008 et la CSST rend sa décision de reconsidération le 28 juillet suivant. Elle respecte le délai de 90 jours prévu à la disposition. D’ailleurs, le représentant du travailleur admet à l’audience que la CSST était justifiée de reconsidérer sa décision. Ce qu’il conteste est le fait que la CSST décide que le travailleur est capable de refaire son emploi de commis-vendeur.
Capacité à refaire son emploi de commis-vendeur
[86] Les limitations fonctionnelles établies le 24 mai 2007 sont les suivantes :
· Il est incapable de porter des poids de plus de 15 livres régulièrement;
· Il est incapable de monter ou de descendre régulièrement des escaliers, des escabeaux;
· Il doit éviter les positions accroupies, agenouillées;
· Patient qui doit éviter les terrains accidentés, inégaux;
· Patient qui doit changer de position régulièrement à toutes les 30 ou 45 minutes, soit d’une position assise, d’une position debout ou d’une position à la marche.
[87] La Commission des lésions professionnelles doit donc déterminer si le travailleur est capable d’exercer son emploi prélésionnel de commis-vendeur. La CSST plaide que puisque la preuve établit qu’il exerçait l’emploi en question jusqu’en 2008, preuve est faite de sa capacité. Le présent Tribunal estime qu’une nuance s’impose et que cela ne dispense pas la CSST de faire l’analyse complète des capacités résiduelles du travailleur d’exercer son emploi. En somme, ce n’est pas parce qu’un travailleur exerce son emploi pendant un certain temps qu’il faille, prima facie, déclarer qu’il en a automatiquement la capacité. En cette matière, la prudence est de mise et une analyse de l’ensemble des limitations fonctionnelles doit quand même être effectuée.
[88] En l’espèce, le travailleur a déclaré à quelques reprises que le poids à manipuler pouvait atteindre 30 ou même 50 livres pour des caisses de vaisselle. Le Tribunal estime qu’il exagère probablement le poids à manipuler. Cependant, la description donnée de l’emploi de commis-vendeur dans le système « Repère » identifie la force physique nécessaire à l’exécution de la fonction comme étant : « Être capable de soulever un poids d’environ 5 à 10 kg ». Le travailleur doit donc être capable de manipuler des poids de 7.5 à 25 livres. Les limitations fonctionnelles empêchent le travailleur de soulever des poids de plus de 15 livres régulièrement. Le terme régulièrement signifie selon le dictionnaire courant[14] :
Avec régularité, synonyme : habituellement.
[89] En l’espèce, puisque le travailleur effectuait le travail de commis-vendeur depuis de nombreux mois à son commerce sans difficulté apparente et en l’absence de preuve probante suivant laquelle ce travail lui impose de porter des poids de plus de quinze livres régulièrement, le Tribunal conclut que son emploi commis-vendeur respecte la limitation fonctionnelle en regard du poids maximal à porter. Quant aux autres limitations fonctionnelles, la preuve n’établit aucunement que le travail de commis-vendeur, qu’il exerçait avant le 1er avril 2004 et qu’il a exercé par la suite, l’oblige à monter ou descendre régulièrement des escaliers, des escabeaux, l’oblige à adopter des positions accroupies, agenouillées ou qu’il doive se déplacer sur des terrains accidentés ou inégaux.
[90] Une autre limitation fonctionnelle impose une certaine souplesse dans l’aménagement du travail puisque le travailleur doit changer de position régulièrement toutes les 30 ou 45 minutes, soit d’une position assise, d’une position debout ou d’une position à la marche. Encore là, la preuve administrée devant la soussignée n’établit pas, selon la prépondérance des probabilités, que l’emploi de commis-vendeur qu’il exerçait à son commerce jusqu’en 2008, lui impose d’adopter une position statique plus de 30 ou 45 minutes à la fois. Il est important de rappeler qu’il est copropriétaire du commerce et qu’il pourra en toute vraisemblance modifier sa position de travail toutes les 30 ou 45 minutes.
[91] Ainsi, à la lumière de l’ensemble de la preuve, le Tribunal conclut, comme le fait la CSST à la suite d’une révision administrative, que le travailleur a la capacité de refaire son emploi de commis-vendeur, à compter du 3 août 2007. La CSST lui réclame un montant de 26 176,56 $ pour des indemnités de remplacement du revenu reçues en trop. Le travailleur ayant reçu des indemnités sans droit, il devra rembourser la CSST en conséquence. Ces conclusions disposent des autres aspects du litige au dossier 367175-07-0812.
[92] Compte tenu de cette conclusion, suivant laquelle la CSST était justifiée de reconsidérer sa décision du 25 septembre 2007, de conclure que le travailleur est capable d’exercer son emploi de commis-vendeur et de lui réclamer le remboursement de l’indemnité de remplacement du revenu versée en trop, le présent Tribunal conclut que la décision de la CSST du 20 décembre 2007 à la suite d’une révision administrative est sans effet et la contestation du travailleur au dossier 338941-07-0801 est sans objet.
PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :
Dossier 338941-07-0801
DÉCLARE sans effet la décision rendue par la Commission de la santé et de la sécurité du travail le 20 décembre 2007 à la suite d’une révision administrative;
DÉCLARE sans objet la contestation de monsieur Yves Binette.
Dossier 367175-07-0812
ACCUEILLE en partie la requête de monsieur Yves Binette, le travailleur;
MODIFIE la décision rendue par la CSST le 4 novembre 2008 à la suite d’une révision administrative;
DÉCLARE que la CSST était justifiée de suspendre l’indemnité de remplacement du revenu à compter du 28 juillet 2008;
DÉCLARE que le travailleur a la capacité de refaire son emploi de commis-vendeur à compter du 3 août 2007.
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Marie Langlois |
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Me Guy Laporte |
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LEBLANC, DOUCET, MCBRIDE |
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Représentant de la partie requérante |
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Me Julie Perrier |
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PANNETON LESSARD |
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Représentante de la partie intervenante |
[1] L.R.Q., c. A-3.001
[2] CSST c. Binette, 550-63-000077-083, 10 juin 2009, j. C. Auger (JCQ), Cour du Québec chambre criminelle et pénale
[3] C.L.P. 368905-61-0902, 4 février 2010, G. Morin
[4] Voir notamment : Kaval et Les Tricots Grace 1982 ltée, [1999] C.L.P. 632 ; Villeneuve et Achille de la Chevrotière ltée, C.L.P. 228039-08-0402, 31 octobre 2005, J.-F. Clément; C.H.S.L.D. Vigi Reine Élisabeth et Therrien, C.L.P. 292022-63-0606, 18 décembre 2008, L. Crochetière.
[5] C.L.P. 278289-63-0512, 23 janvier 2008, Anne Vaillancourt.
[6] Syndicat des travailleurs (euses) de Bridgestone Firestone de Joliette (CSN) c. Trudeau et Bridgestone\Firestone Canada inc., C.A. 500-09-001456-953, 30 août 1999, j. LeBel, Baudoin et Thibault
[7] C.L.P. 342024-07-0803, 18 février 2010, P. Sincennes
[8] L.R.Q., c. A-3.001
[9] CSST c. Binette, précitée note 2
[10] C.L.P. 320210-08-0706, 16 avril 2009, P. Prégent
[11] CSST c. Jeca, 500-63-000001-95, 10 avril 1005, C. St-Arnaud (J.C.Q.) (Tribunal du Travail)
[12] Gariepy et Canadien Pacifique, [1996] C.A.L.P. 608 ; Ville de Chateauguay et Cadotte, C.A.L.P. 62995-62-9402, 21 janvier 1997, J. L’Heureux
[13] Salvaggio et Asphalte & pavage Tony inc. [1991] C.A.L.P. 291
[14] Marie-Éva DE VILLERS, Multidictionnaire de la langue française, 4e éd., Montréal, Québec/Amérique, 2003, 1542 p., p. 1258