C A N A D A Province de Québec Greffe de Québec
No: 200 - 10‑000012‑877
(655‑01‑001036‑861)
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Cour d'appel
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Le 21 septembre 1988
CORAM : MM. les juges Beauregard, Chouinard et Mme le juge Mailhot
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Gagné
c.
R.
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LA COUR; - Statuant sur le pourvoi de l'appelant contre la sentence d'un juge de la Cour supérieure (Baie-Comeau, 5 février 1987, le juge Jean Bienvenue) aux termes de laquelle il lui fut imposée une peine de détention de 14 ans pour un crime d'homicide involontaire coupable;
APRÈS étude du dossier, audition et délibéré;
PAR LES MOTIFS exprimés dans l'opinion écrite du juge Mailhot, dont un exemplaire est déposé avec le présent arrêt, et auxquels souscrit le juge Chouinard;
REJETTE le pourvoi.
POUR LES MOTIFS exprimés dans son opinion écrite, dont un exemplaire est également déposé avec le présent arrêt, le juge Beauregard aurait accueilli le pourvoi et réduit la peine à une détention de dix (10) ans. JJ.C.A.
OPINION DU JUGE MAILHOT
Mon collègue Beauregard a bien exposé les données de toute la problématique du présent appel à l'encontre de la peine de quatorze ans d'emprisonnement imposée par le juge de première instance à l'appelant qui s'est déclaré coupable d'un homicide involontaire coupable.
Avec égard, je ne suis pas d'avis cependant que notre cour doive intervenir pour modifier la peine comme suggéré, en la réduisant à dix ans. Tout en étant d'accord avec la plupart des motifs exposés par mon collègue pour rejeter les quatre premiers moyens d'appel, je ne puis le suivre quant aux deux derniers.
Dans ses commentaires à l'égard du cinquième moven, mon collègue écrit que le juge doit mesurer l'étendue de la peine qu'il doit imposer à celle des peines généralement imposées au pays dans des circonstances analogues; et qu'un juge ne peut générale car le se démarquer d'une tendance jurisprudentielle justiciable serait plus ou moins puni selon le juge qui prononcerait la sentence; et il ajoute -et c'est là que je dois exprimer un certain désaccord- "que ceci n'empêche évidemment pas un juge d'être particulièrement sévère dans un cas précis lorsque les circonstances l'exigent et ceci n'empêche pas non plus que la jurisprudence évolue. Mais l'évolution doit se faire sans heurts.
Connus et respectés au Canada, les droits humains fondamentaux ou les libertés individuelles n'étaient pas antérieurement à 1964 protégés par une législation suprême bien que mentionnés au préambule de l'acte constitutionnel de 1867. C'est sous l'impulsion particulière de l'opinion publique faisant suite à un éveil de la conscience sociale sur le sujet que le parlement adopta en 1964 la déclaration canadienne des droits, ancêtre de la Charte constitutionnelle des droits et libertés de 1982. Entre ces deux périodes, certaines provinces adoptaient des droits ou chartes concernant les droits et libertés, entre autres celle adoptée au Québec en 1975. C'est là un exemple de l'évolution positive de la conscience d'une société. De même, la violence dite conjugale fait maintenant l'objet d'une réprobation sociale que l'on voit exprimée chaque jour depuis quelques années. Et les voix vont en s'amplifiant.
Bien que l'évolution doive se faire idéalement sans heurts, ne faut-il pas accepter qu'à un moment donné un juge tienne compte du facteur dissuasif qu'exige la multiplication d'un crime particulier, objet de la réprobation exprimée à une époque par la société ? Je considère qu'en l'espèce la sentence imposée est ni injuste ni disproportionnée même si elle refléte, à juste titre, le genre de punition que la société croit juste aujourd'hui pour manifester sa réprobation.
A l'égard du sixième motif, il est vrai que le juge n'a pas tenu en considération plusieurs des circonstances atténuantes énumérées par l'avocat de l'appelant. Mais le juge était mieux placé que quiconque pour apprécier le comportement de l'appelant vis-à-vis de son épouse antérieurement à l'événement, de même que pour apprécier son témoignage à l'audience.
Le législateur a prévu une peine maximale de détention à vie, peine qui, normalement, est réservée aux plus odieux homicides involontaires coupables commis par le pire des criminels.
Tout en admettant que l'appelant n'est peut-être pas l'un des pires criminels, il demeure que les circonstances à du crime révélées par la preuve en font le plus odieux des homicides involontaires coupables. Il faut se rappeler quo le crime a été commis à la noirceur, après que l'appelant ait tiré un premier coup de feu avec sa carabine pour faire sauter la serrure de la porte du chalet et que l'appelant a tiré sur son épouse alors que celle-ci fuyait vers la route et qu'elle fut éclairée par les phares d'une automobile de promenade qui y circulait à ce moment précis.
Je suis donc d'opinion de ne pas intervenir dans l'exercice qu'a fait le juge de première instance de sa discrétion à l'égard de l'imposition de sa sentence. J.C.A.
OPINION DU JUGE BEAUREGARD
Gagné se pourvoit contre la sentence d'un juge de la Cour supérieure (Baie-Comeau, 5 février 1987, le juge Jean Bienvenue) aux termes de laquelle il lui fut imposée une peine de détention de 14 ans pour un crime d'homicide involontaire coupable. La victime était l'épouse de Gagné.
Dans ce genre d'affaires, les circonstances sont très déterminantes. Il me faut les décrire. Plutôt que de paraphraser le jugement ou les mémoires, j'emprunte du mémoire de Gagné la description de l'histoire maritale de celui-ci et de son épouse ainsi que des circonstances immédiates de l'homicide.
(...)
- l'appelant et la victime, Dame Ginette Desjardins étaient mariés depuis 25 ans et de leur union sont nés 5 enfants.
- les époux ont vécu paisiblement et sans problème jusqu'à environ 8 ans avant le drame, alors que l'appelant commença à surconsommer des boissons alcooliques.
- Hormis son problème de surconsommation d'alcool, l'appelant était un bon mari, un bon père de famille, un voisin agréable et un compagnon de travail aimé et apprécié.
- l'appelant n'a jamais usé de violence, tant verbale que physique, à l'endroit de qui que soit, l'appelant étant considéré comme un homme doux et paisible.
- les époux demeurèrent ensemble jusqu'à une première séparation, environ 3 ans avant le drame, alors que la victime avait entamé une procédure en séparation de corps en raison de la surconsommation d'alcool de l'appelant.
- C'est à cette époque qu'est survenu l'incident dit de la "sortie de la carabine". Les époux étaient en train de faire la vaisselle, lors d'une visite de l'épouse à son domicile et il y eut une discussion entre eux. A ce moment l'appelant est allé chercher sa carabine 303, a mis une cartouche dans la 303, puis l'a enlevée et a dit: "Ginette, si je voulais". Elle lui aurait répondu: "Emilien, je sais que tu ne serais pas capable de faire ça. Pense à tes enfants". Sur ce, l'appelant est retourné ranger la carabine.
- après cette première séparation, l'appelant cessa de boire quelques mois et son épouse revint vivre au domicile conjugal, malgré l'incident de la carabine.
- c'est à ce moment que Madame Desjardins commença à travailler à la Maison des femmes.
- la vie reprit son cours normal pendant environ trois ans, soit jusqu'à ce que l'épouse intente une procédure en divorce, pour le motif de cruauté mentale, en juin 1986.
- l'appelant, dont le problème de surconsommation d'alcool s'était considérablement aggravé depuis les derniers temps, devint de plus en plus dépressif, suite à ses problèmes conjugaux, à la procédure de divorce et au départ de son épouse.
- durant l'été 1986, l'appelant surconsommait de plus en plus de boissons alcooliques et était de plus en plus dépressif.
- aux alentours du mois de juin, il avait écrit un message à son épouse, libellé comme suit:
"Ginette tu me fais beaucoup mal, tu vas le regretter."
- puis l'avait déchiré et jeté à la poubelle et il avait oublié ce message.
- suivant la preuve, il appert que les bouts de papier déchirés avait été retrouvés dans la poubelle par Mme Desjardins puis, le jour suivant le drame, ils furent retrouvés dans la boîte à gant de l'automobile de la victime.
- l'état de dépression de l'appelant au cours de l'été avait été constaté par sa parenté, ses amis.
- A ce moment-là, l'appelant pleurait souvent, se négligeait, ne se faisait pas la barbe, recherchait de la compagnie pour parler de sa femme et de ses problèmes, buvait beaucoup.
- Une semaine avant le drame, il avait invitée son frère et sa belle-soeur à venir souper à son chalet au Lac Salé et ils avaient accepté l'invitation.
La journée du drame peut se décrire comme suit:
- l'appelant se lève vers 8 hres et déjeune en buvant 2 tasses à café avec du gin.
- il y avait une réparation de plastrage à faire dans la salle de bain et comme il ne trouve pas le produit nécessaire à la réparation, il tente de téléphoner sans succès à son épouse qui demeure au chalet de sa soeur, à Baie St-Ludger.
- il quitte la maison et va acheter du plâtre et un 40 onces de gin.
- revient à la maison et effectue la réparation.
- vers 11 hres, alors que son fils lavait la vaisselle, il remonte de la cave ses truelles et sa carabine 303 et les dépose dans le camion. Ce jour-là, il a décidé de monter sa carabine à son chalet en prévision de la chasse qui doit débuter sous peu.
- il n'a pas chargé la carabine, le chargeur (avec 6 balles) était déjà dessus, et il n'a pas ajouté de balle.
- vers 11h30, il demande à son fils de l'accompagner au chalet, mais ce dernier décline l'invitation, puisqu'il est déjà occupé.
- il n'a pas dîné.
- En après-midi, il continue de boire à son domicile avec un ami (Magella Boivin) et au domicile de son beau-frère, où il invite alors son frère à l'accompagner au chalet pour le souper, mais ce dernier décline également l'invitation.
- il revient à la maison, prépare sa glacière dans laquelle il place de la nourriture, pour environ 1 journée et s'apprête à quitter la maison, lorsque le téléphone sonne; il s'agit de son épouse qui désire parler à l'un de ses fils.
- l'appelant demande à parler à son épouse; il lui demande s'il peut aller la rencontrer au chalet où elle demeure pour discuter des effets du divorce qui doit procéder par défaut le mercredi suivant, soit le 10 septembre 1986.
- madame Desjardins dit à l'appelant qu'elle préfèrerait ne pas le rencontrer.
- sur ce, l'appelant n'insiste pas trop et lui dit que c'est correct.
- quelques temps après, l'appelant quitte son domicile en direction de son chalet au Lac Salé; il est environ 19h10.
- à l'intersection de la route de son chalet, il décide subitement de continuer en direction du chalet où séjourne son épouse.
- en route, il s'arrête à deux (2) reprises pour boire du gin, à même la bouteille.
- rendu à Baie St-Ludger, l'appelant se diri- ge vers le chalet où demeure son épouse, passe tout droit devant le chalet (dont les lumières sont allumées), va tourner un peu plus loin et revient au chalet; c'est alors que les lumières s'éteignent.
- il entre dans l'entrée du chalet, stationne son camion derrière l'automobile de son épouse et se rend à la porte-patio de la véranda du chalet, qui est située face au fleuve.
- il frappe à la porte-patio, appelle son épouse: pas de réponse. Il cogne dans la fenêtre, appelle son épouse: toujours pas de réponse. Il revient à la porte-patio puis retourne à la petite fenêtre.
- puis il se dirige vers son camion, saisit sa carabine et retourne face à la porte-patio, dont il fait sauter la serrure et voler en éclats la vitre par un coup de feu tirer dans cette direction.
- il entre dans la véranda du chalet par l'espace causé par l'éclatement de la vitre.
- il fait noir dans le chalet. Soudain son épouse allume la lumière et il l'aperçoit dans l'encadrement de la porte de la salle de bain.
- pour avoir accès au chalet à proprement dit, il doit ouvrir une autre porte. Il demande à son épouse de lui ouvrir la porte. Elle lui répond qu'elle n'est pas barrée et qu'il n'a qu'à l'ouvrir.
- Elle lui dit également qu'elle vient d'appeler la police.
- puis elle éteint de nouveau la lumière et se sauve en sortant du chalet.
- il ne voit rien; il recharge sa carabine dans la véranda et sort à l'extérieur pour chercher sa femme; il veut lui parler.
- rendu à l'extérieur, au coin du chalet, près de son camion, il aperçoit son épouse qui court en direction de la route.
- une automobile de promenade circule en direction Est-Ouest; ses phares éclairent Ginette Desjardins, qui bifurque un peu à gauche.
- elle traverse la route toute éclairée, il lève sa carabine, (sans mirer, ni épauler) et tire dans sa direction pour lui faire peur, pour lui parler, pour qu'elle s'arrête.
- il est environ 20h00.
- elle est à environ 80 pieds de lui.
- il réalise qu'il l'a "frappée", mais ne sait pas à quel endroit.
- l'automobile de promenade accélère et quitte les lieux du drame.
- l'appelant dépose sa carabine dans son camion et se rend au chevet de son épouse qui est agonisante.
- il lui parle, lui dit "Ginette", je ne voulais pas te faire ça".
- il l'a croit sérieusement blessée au bras, mais il ne sait pas encore qu'il l'a atteinte mortellement.
- un automobiliste lui offre de l'aide mais l'appelant répond qu'il n'en a pas besoin.
- lorsque l'automobiliste repart, il va demander à un voisin d'appeler l'ambulance, parce qu'il a "tiré sa femme" qu'il "l'a frappée sans le vouloir".
- Après cela, l'appelant retourne immédiatement au chalet de son épouse et ce, jusqu'à l'arrivée des policiers.
- A une question des policiers, il répond que son épouse n'est pas morte et à ce moment effectivement, Madame Desjardins n'est pas encore décédée.
- On lui passe les menottes et il s'assoit dans l'auto-patrouille, sans aucune résistance.
- Tout au long du trajet en auto-patrouille, il s'informe à plusieurs reprises de l'état de santé de son épouse.
Par la suite, il y eut l'interrogatoire des policiers à la centrale de la Sûreté du Québec à Baie-Comeau.
- L'appelant a collaboré avec les policiers.
- Il n'y avait aucun signe d'agressivité chez lui.
- Il avait les yeux rouges et sentait la boisson, mais ses propos étaient exprimés clairement.
- A la fin de l'interrogatoire des policiers, vers 2h35 a.m., alors qu'ils se dirigeaient en voiture vers le Centre de détention de Baie-Comeau, l'appelant demanda une fois de plus aux policiers des renseignements sur l'état de son épouse. Lorsque l'Agent Bouchard informa l'appelant que son épouse était décédée, il déclara, en s'effondrant au fond du siège arrière du véhicule-automobile:
"Avoir su, moi aussi, je me serais tiré, crisse."
Ce sont en substance, les événements entourant immédiatement le drame survenu le 6 septembre 1986.
Par la suite l'appelant a été incarcéré 5 mois, avant le prononcé de sa sentence.
Au cours de cette période, il a été hospitalisé un mois au Centre hospitalier de Sherbrooke, à Sherbrooke, étant sous observation en psychiatrie, sous les soins du Dr Pierre Gagné, expert produit par la défense.
Au cours de son incarcération à Baie-Comeau, il a reçu régulièrement la visite de ses enfants et même de son père de 84 ans, qui demeure sur la Rive-Sud.
Tant antérieurement au drame que par la suite, l'appelant n'a jamais été considéré comme un violent, ni un agressif. Le drame survenu le 6 septembre 1986 demeure inexplicable tant pour sa famille, sa belle-famille, ses amis, que pour l'appelant lui-même.
Le substitut du procureur général ne conteste pas cette description et dans son propre mémoire il s'exprime comme suit en synthétisant les faits essentiels:
La description des faits de l'appelant représente assez fidèlement la situation si ce n'est que la preuve présentencielle a permis de faire ressortir principalement les faits suivants:
- Situation maritale difficile depuis environ huit (8) ans causée intialement par l'absortion excessive d'alcool.
- Environ trois (3) ans avant le drame, première séparation.
- A cette période, installation du climat de violence alros que l'appelant lors d'une discussion avec la victime (épouse) sort la carabine 303 et lui dit: "Ginette si je voulais".
- En 1986, procédure en divorce pour une deuxième fois.
- Durant cette pédiode, message de menaces écrit par l'appelant "Ginette tu me fais beaucoup de mal tu vas le regretter".
- Audition de la procédure en divorce prévue pour le 10 septembre 1986, audition qui n'a jamais eu lieu.
- La journée du drame:
- L'appelant commence à prendre de la boisson dès le matin.
- L'appelant place sa carabine et les balles dans son camion.
- En après-midi, l'appelant veut voir la victime (épouse) qui ne veut pas le voir.
- Malgré le refus de la victime (épouse) de le voir, l'appelant se rend au chalet et ouvre la porte avec une décharge de carabine.
- Quelques secondes plus tard, l'appelant tire la victime (épouse) à bout portant.
Pour cerner d'un peu plus près le "background" de l'appelant, il n'est pas sans intérêt de prendre connaissance du texte suivant rédigé par le psychiatre Robert Duguay dont les services avaient été retenus par le procureur général.
Monsieur Gagné serait né à St-René de Matane, le septième d'une famille de douze enfants. L'accouchement a été normal. De un an à cinq ans il est décrit comme un enfant plutôt joyeux, aimant chanter et ayant souvent l'occasion de participer à des fêtes de famille au cours desquelles ses frères jouaient de la guitare. Il aurait commencé l'école à l'âge de sept ans et aurait fait jusqu'à l'âge de quatorze ans, son cours élémentaire. Il aurait alors travaillé sur la terre de son père qui à l'époque était garde-chasse et souvent absent et qui aurait eu à une certaine époque de sa vie un problème sérieux d'alcoolisme. De quatorze à seize ans, il est décrit comme plutôt actif, s'entendant bien avec sa mère, décrite comme une femme plutôt joyeuse et sociable avec qui il était en excellents termes.
Vers l'âge de seize ans, il aurait commencé à prendre de l'alcool les fins de semaine et ne semble pas avoir déjà eu de comportement agressif ou violent sous l'effet de l'alcool, ne s'étant jamais battu dans aucune rixe ou taverne. Il reconnaît qu'il avait un caractère plutôt malin mais s'arrangeait pour ne jamais se mettre dans le trouble. De seize ans à vingt-trois ans il aurait travaillé comme bucheron en Gaspésie et au Nouveau-Brunswick, environ six à sept mois par année. Il se serait marié à vingt-trois ans à Mme Ginette Desjardins qu'il décrit comme une femme plutôt bonne, aimant le jeu et le plaisir mais tranquille, dominatrice et ayant un fort caractère. Elle était instruite et travaillait comme institutrice, ayant atteint un niveau de secondaire cinq. Dès les premières années du mariage, le couple aurait eu des enfants au nombre de cinq. Le premier Yves travaillerait comme photographe dans un pénitencier de la ville de Québec et il s'entend bien avec son père.
La deuxième, Anne, vingt-quatre ans, reste à la maison des femmes et s'entend bien avec M. Gagné; la troisième, Nancy, vingt-deux ans, étudierait à l'Université de Sherbrooke en géographie, décrite comme douce, tranquille, bonne fille; les deux derniers de la famille, David, dix-huit ans et Simon, seize ans, seraient encore aux études et à l'époque de la tragédie vivaient chez leur père.
Monsieur et madame Gagné auraient émigré à Baie Comeau après la naissance de leur deuxième enfant. Ils seraient cependant retournés vivre environ cinq ans à Matane, à une époque où les emplois étaient plus faciles pour M. Gagné. C'est vers les années 1977 et 1978 que le couple serait revenu vivre à Baie Comeau. M. Gagné se serait alors mis à son compte et aurait réussi assez bien à subvenir au besoin financier de sa famille. Par ailleurs, les périodes de liberté que lui offrait ce nouvel arrangement de travail l'aurait incité à consommer de plus en plus d'alcool.
En 1983, soit environ trois ans avant le drame, la vie du couple s'était sérieusement détériorée, l'épouse ne pouvant plus tolérer d'avoir un mari alcoolique et il semblerait que la famille, à certaines occasions, ait caché les armes à feu dans la maison de crainte qu'il ne se produisit quelques méfaits.
Après une tentative temporaire de séparation, visant semble-t-il à inciter M. Gagné à aider sa consommation d'alcool, le couple aurait eu une période d'amélioration.
Cependant, vu la rechute de M. Gagné en 1985, année où il aurait semble-t-il consommé régulièrement du gin en quantité abondante, soit environ 12 à 15 onces de gin par jour, la vie matrimoniale aurait subie une pente de détérioration.
D'autre part, voici ce que disent le psychiatre Duguay,et le psychiatre Pierre Gagné dont les services avaient été retenus par l'appelant, quant à l'état mental de celui-ci lors de l'incident:
1) Docteur Robert Duguay
A cette époque, sous l'effet probable ou possible de son alcoolisme, M. Gagné entretenait la notion que sa femme le menaçait de divorce pour lui faire de la misère. Il constatait en rétrospective qu'il s'imaginait des choses et ne se rendait pas compte que le divorce était provoqué par son problème d'alcoolisme et le comportement qu'il avait de ces circonstances.
Par ailleurs, il apparaît bien qu'après avoir appris la décision ferme de sa femme en juin 1986, d'obtenir le divorce, ce qui selon sa perception des choses allait entraîner la perte de ses deux maisons et de ses deux enfants en même temps que celle de sa femme, M. Gagné est alors entré dans un état de dépression nettement plus marqué, caractérisé surtout par un repli social, une tendance à pleurer, une perte de poids de dix livres, des troubles du sommeil et une sensation que sa vie n'avait plus beaucoup d'intérêt.
C'est dans ces circonstances que l'événement tragique mentionné plus haut se serait produit.
2) Docteur Pierre Gagné
Concernant l'état mental de votre client à l'époque où l'incident s'est produit, il me précise qu'il consommait de l'alcool sur une base quotidienne, dans des quantités que j'ai mentionnées plus haut. Il se décrivait comme étant découragé, n'ayant plus confiance en lui-même, n'osant plus parler au monde. Il avait adopté face à la demande de divorce de son épouse, une attitude défaitiste et bien qu'il n'était pas d'accord avec certaines suggestions pour des arrangements financiers, il ne se rappelle pas s'être senti agressif à son égard. Tel que mentionné plus haut, il m'a répété à chaque fois que nous nous sommes rencontrés qu'il n'avait jamais eu l'intention de la tuer, que ce soit cette journée le ou à quelqu'autre temps que ce soit auparavant. Son but selon lui lorsqu'il est allé la rencontrer le soir où elle est décédée, était de lui parler et lorsqu'il a tiré le coup de feu, ce n'était pas pour la tuer mais pour qu'elle arrête de courir afin qu'il puisse discuter avec elle. Il dit maintenant bien réaliser que son geste était irréfléchi et qu'il n'aurait jamais fait une chose pareille s'il n'avait pas été sous l'effet de l'alcool.
...
Il m'apparaît qu'au moment de l'incident où l'épouse de votre client est décédée, ce dernier était sous l'effet de l'alcool. Il s'agissait de toute évidence d'une intoxication volontaire suite à la consommation approximative de 26 oz de gin et de 5 ou 6 bouteilles de bière prises dans la même journée. Votre client m'a répété à plusieurs reprises qu'il a tiré volontairement mais qu'il n'a jamais eu l'intention spécifique de tuer son épouse ou même encore de la blesser. Le but désiré était qu'elle s'arrête pour parler avec lui. Selon les propos de votre client, le simple fait de faire feu dans sa direction était un geste irréfléchi qu'il associe en rétrospective directement à son état d'intoxication et à l'état dépressif où il se trouvait.
Compte tenu de sa personnalité de base où on ne retrouve pas de tendance à la violence on peut certainement conclure qu'il s'agissait chez lui d'un geste très inhabituel. On peut expliquer son insistance à vouloir lui parler à tout prix malgré qu'elle lui manifestait certainement par ses gestes son refus de le faire, un trouble majeur du jugement causé par l'intoxication et par des éléments dépressifs présents chez lui depuis plusieurs mois. Il m'apparaît donc probable en conclusion que la combinaison de l'état dépressif et de l'intoxication alcoolique ont amené la production d'une intention générale, soit de faire feu mais non d'une intention spécifique c'est-à-dire de tuer l'épouse. Vous comprendrez que mes conclusions sont basées sur les entrevues que j'ai eues avec votre client. Pour ma part je n'ai pas de raison de mettre en doute ses propos.
Puis, quant à l'état mental de l'appelant au moment où il fut examiné par les deux psychiatres, ceux-ci s'expriment comme suit:
1) Docteur Robert Duguay
Lors de l'entrevue qui dure environ une heure et vingt, M. Gagné apparaît comme un homme calme, coopérant; ses propos sont logiques et cohérents; il est bien orienté; il rapporte les faits pour lesquels il est incriminé de façon sobre, précise, avec certains passages où il est nettement plus flou lorsqu'il s'agit de décrire entre autre son état psychologique lorsqu'il était sous l'effet de l'alcool dans les trois à cinq années ayant précédées l'accident.
Il semble disposer d'un bon niveau d'intelligence, on ne note chez lui ni délire ni hallucination, ni troubles des fonctions cognitives supérieures. Il réalise la gravité du geste commis et exprime du regret. Tout en exprimant avec une saveur d'honnêteté et d'authenticité l'affirmation qu'il n'avait pas d'intention précise d'attenter à la vie de sa femme le jour du 6 septembre, mais que son mouvement ayant entraîné le décès de sa femme serait surgi d'un seul coup impulsivement et de façon irréfléchi et sans surtout d'intention d'obtenir un tel résultat.
2) Docteur Pierre Gagné
Lorsqu'il est arrivé à l'hôpital votre client était visiblement dépressif, bouleversé par ce qui s'était produit. En aucun moment durant toutes nos conversations je n'ai pu déceler les moindres propos négatifs à l'égard de l'épouse, la moindre agressivité verbale dirigée contre qui que ce soit. Durant tout son stage chez nous il s'est présenté comme un individu calme, conciliant à l'endroit de certains autres patients difficiles que nous avions à cette époque. Avec le personnel il a toujours été poli, courtois respectueux des règlements. Je n'ai jamais eu l'impression qu'il essayait de me cacher des informations. Il ne cherchait pas à minimiser la gravité de son problème d'éthylisme et ne faisait porter le blâme sur qui que ce soit soit pour son problème d'alcool, soit pour l'incident qui l'amenait chez nous. Nous n'avons décelé chez lui aucune maladie psychiatrique impliquant une perte de contact avec la réalité.
Tous ces faits et ces opinions ont fait l'objet d'une longue enquête devant le premier juge, lequel a retenu les faits ou facteurs accablants suivants:
1) Le juge n'a pas cru Gagné sur le fait que le jugement de celui-ci, à l'époque du crime, était grandement affecté par une ingurgitation importante d'alcool ou par son alcoolisme;
2) Le juge n'a pas cru Gagné sur le fait que celui-ci aurait tiré vers sa femme simplement pour qu'elle s'arrête de courir et consente à lui parler;
3) Le juge ne partage pas l'opinion des deux psychiatres que les enfants de Gagné, malgré l'horreur du crime, sont aujourd'hui "avec" leur père et lui apportent appui et réconfort;
4) Le juge doute que Gagné était sincère lorsque celui-ci a dit "avoir su, je me serais tiré ...".
5) Le juge a trouvé que l'appelant n'avait pas "fait montre de chagrin, de détresse, versé des larmes au besoin" lorsqu'il a appris le décès de sa femme;
6) Le juge n'a pas été impressionné par la preuve que Gagné était une personne de bon caractère, notant que ce ne sont pas les témoins qui ont déposé dans ce sens-là qui ont eu, comme la victime, à subir les menaces faites par Gagné à sa femme et, finalement, l'homicide;
7) Le juge ne retient pas de la preuve que l'appelant aimait sa femme mais seulement qu'il disait aimer celle-ci et le juge note qu'en faisant cette affirmation, Gagné n'était pas sous serment;
8) Le juge ne croit pas Gagné lorsque celui-ci affirme que si, le soir de l'incident, il était en possession de sa carabine 303, c'était seulement pour la rapporter à son chalet où cette arme "était presque toujours";
9) Le juge est d'opinion que si l'appelant voulait joindre son épouse le soir de l'homicide, c'était, vu l'audition imminente de la requête pour divorce, pour éviter de perdre ses biens ou une partie de ses biens au profit de son épouse;
10) Le juge ne croit pas Gagné lorsque celui-ci affirme qu'il n'a pas "miré, qu'il n'a pas épaulé" avant de tirer le coup de carabine vers son épouse;
11) Le juge suggère que Gagné a visé son épouse et que Gagné "a vu qu'il avait frappé son épouse comme le chasseur, qu'il était, atteint un chevreuil ou un orignal qu'il avait frappé en plein flanc, l'animal que l'on ne veut pas rater, on le frappe en plein flanc comme elle a été frappée";
12) Le juge doute que Gagné ait dit à son épouse qui agonisait: "je ne voulais pas te faire cela"; le juge ajoute que si c'est vrai que l'appelant a dit cela à son épouse, le juge ajoute, dis-je, "moi, qui ne le crois pas, je vous dis que c'est le dernier mensonge qu'il lui a fait";
13) Le juge a donc trouvé que l'appelant, qui, d'après le juge, n'était pas ivre, a spécialement épaulé sa carabine et vu l'appelante dans la mire et qu'en conséquence Gagné a voulu que son épouse soit victime d'une balle de la carabine;
14) Le juge suggère qu'en refusant l'aide d'un passant après l'incident, l'appelant a voulu également éviter que ce passant puisse témoigner contre lui;
15) Le juge affirme explicitement qu'il ne croit pas l'appelant lorsque celui-ci dit "je n'ai jamais eu envie de tuer ma femme, ni même de la blesser, ni même de la frapper d'ailleurs;
16) Le juge a la certitude que l'appelant a menti devant lui pour réfuter certains éléments de preuve accablants;
17) Le juge est convaincu que non seulement l'appelant avait rendu sa femme misérable à cause de son alcoolisme mais qu'en réalité il lui avait rendu la vie insupportable en la menaçant et qu'en conséquence la victime vivait toujours dans un état de détresse;
18) Le juge note que Gagné a eu beaucoup de veine que le pro- cureur général accepte de réduire l'accusation originale de meurtre à celle d'homicide involontaire coupable et le juge ajoute que "il est facilement concevable qu'un jury raisonnablement instruit ou dirigé en droit ait pu trouver Emilien Gagné coupable du meurtre de sa femme et ce après de guère trop longues ou trop difficiles délibérations";
19) Le juge n'accepte pas d'emblée les conclusions des deux psychiatres puisque, affirme-t-il, ceux-ci n'ont pas eu l'avantage d'entendre tous les témoignages qui furent donnés devant le tribunal. Bref, retenant contre Gagné le fait qu'il avait été un mari qui avait terrorisé son épouse, le fait que lors de l'incident les facultés mentales de Gagné n'étaient pas réellement affaiblies par l'alcool, le fait que Gagné avait épaulé sa carabine et visé sa femme dans le but de l'atteindre avec une balle de calibre 303, le fait que tout au long de son témoignage Gagné lui avait carrément menti, et ne retenant pas que, lors de l'incident, Gagné était un alcoolique déprimé qui avait par ailleurs un bon caractère, le premier juge, tout en soulignant la noblesse de certains juges, a condamné l'appelant à une détention de 14 ans, après avoir tenu en considération la détention préventive de six mois.
L'appelant nous propose que cette peine est excessive et il nous fait valoir les griefs suivants:
1) L'honorable Juge Bienvenue a tiré de la preuve des conclusions absolument non fondées et farfelues, imaginant un scénario hypothétique du drame survenu le 6 septembre 1986 et ne reposant sur aucune prueve et de ce fait, l'appelant n'a pas pu bénéficier de la règle de la preuve établie "hors de tout doute raisonnable".
De plus, il a rendu jugement en sous-entendant constamment qu'il y avait eu une longue préméditation, une progession de la violence dans le couple et des motifs économiques (perte de tous les biens de l'appelant si le divorce procédait) incitant l'appelant à éliminer son épouse, alors qu'il n'y a eu aucune preuve à cet effet;
Pour appuyer ces affirmations, l'avocat de l'appelant s'exprime comme suit, tout en citant les passages pertinents de la sentence:
Dans son jugement, l'Honorable Juge trace un portrait machiavélique de l'appelant, le décrivant comme une menteur, une crapule, un être extrêmement violent, un homme froid et dépourvu de sentiment qui aurait fait connaître à son épouse une vie misérable, jusqu'à ce qu'il se débarasse d'elle, le 6 septembre 1986, afin qu'elle ne puisse le dépouiller de sa maison, son chalet, ses biens par sa procédure en divorce. Or, toutes ses affirmations sont absolument fausses et ne reposent sur aucune preuve soumise à l'audience bien au contraire.
Les extraits suivants du jugement de l'Honorable Juge Bienvenue nous démontrent comment ce dernier a perçu l'appelant, malgré la preuve au contraire au dossier, de même que sa perception très personnelle du drame du 6 septembre 1986.
p. 38 annexe I "L'expérience nous enseigne et m'a enseigné qu'il est souvent facile après de dire: "l'avoir su, je me serais tiré". Facile à dire mais ça prend une certaine dose de courage pour le faire et je suis loin d'être sûr que l'accusé qui est devant moi a ce courage ou l'a jamais eu".
N.B.: sur cette question, voir également l'interrogatoire du Dr. Duguay par l'Honorable Juge Bienvenue, quant à la probabilité ou non que l'appelant se soit suicidé, dans l'hypothèse où il aurait su, dès l'impact, qu'il avait mortellement atteint son épouse. (pp. 67 à 69, annexe II)
p. 55 annexe I Ce que je crois, c'est qu'elle allait lui échapper. Elle allait le dénoncer chez des voisins maintenant en sécurité. Elle allait cette fois-là vraiment appeler la police. Elle allait le faire arrêter pour pénétration par effraction, elle allait le dénoncer et lui faire tout perdre à la Cour de divorce. Non, il n'allait pas risquer tout cela pour quelques secondes seulement ou encore seulement quelques pieds ou quelques secondes qui auraient fait pour elle, hélas la différence entre la vie et la mort."
"Il a vu qu'il l'avait frappée et j'ajoute, comme le chasseur qu'il était, atteint un chevreuil ou un original qu'il avait frappé en plein flanc l'animal que l'on ne veut pas rater, on le frappe en plein flanc comme elle a été frappée.
(...)
Si c'est vrai qu'il lui a dit ça "je ne voulais pas te faire cela" moi, qui ne le crois pas, je vous dis que c'est le dernier mensonge qu'il lui a fait."
p.56 annexe I Cette femme qu'il n'avait jamais eu envie de tuer, de frapper, de blesser- c'était quand même une drôle de façon de l'aimer, la vie qu'il lui a fait subir, la terreur à la 303, la terreur avec les ... l'exhibition à l'aide de la 303, la vie à la consommation d'alcool à raison de 100 $ par semaine, et cetera, et cetera. A nouveau, je ne crois pas l'accusé."
p. 57 annexe I Voilà pour des gens non naifs, je dis bien non naifs, l'explication évidente de la différence entre la simple déclaration faite ce soir-là aux policiers et le déluge de détails qu'il ajoutera plus tard au sujet de ce qui se serait passé dans le chalet entre elle et lui, sans témoin, détails aux psychiâtres, détails ici en Cour et cela depuis qu'il a acquis cette nuit-là la réconfortante certitude qu'elle était morte," donc qu'elle ne pourrait jamais le contredire car les morts, hélas, ne parlent pas. Seul Dieu, auquel je crois, seule sa femme Ginette Desjardins qui est quelque part là-haut et seul l'accusé ici présent savent ce qui s'est vraiment passé dans ce chalet ce soir-là et le seul sur qui on puisse se reposer pour le savoir c'est l'accusé et l'accusé, je ne le crois pas sous serment".
pp. 57 et 58, annexe I. Lui, il ne lui voyait pas beaucoup de défaut: c'était une très bonne personne, c'était une femme extraordinaire. Ca, je le crois, tout comme je crois cependant qu'il la traitée au cours des dernières années, cette personne extraordinaire, qu'il l'a traitée de façon méprisable".
p. 61, annexe I. D'autres, plusieurs autres crapules avant Emilien Gagné, certains plus intelligents que lui, ont essayé de commettre le crime parfait, mais ils se sont cassés la gueule car le crime parfait, il n'existe pas. Le bras de la justice est beaucoup plus long que celui de ceux qui veulent faire le crime parfait".
p.72, annexe I. Pour tout dire, pour me mouiller sans crainte, pour vous livrer sans détour et selon mon habitude le fin fond de ma pensée, je n'ai pas cru et je ne crois toujours pas l'accusé sur sa version de nombreux faits d'importance autres que ceux dont il savait avec son intelligence que certains témoins vivants pourraient en témoigner en le contredisant".
p.74, annexe I. "Et il a de la veine l'accusé, beaucoup de veine que le Procureur Général de cette province ait accepté, surtout semble-t-il face aux 2 rapports de psychiâtre, ait accepté de réduire l'accusation originale de meurtre à celle d'homicide involontaire coupable ou de manslaughter à laquelle l'accusé s'est empressé et pour cause, de plaider coupable car, et je l'ai déjà dit dans d'autres cas, dont la preuve et les faits et circonstances le justifiaient, il est facilement concevable qu'un jury raisonnablement instruit ou dirigé en droit ait pu trouver Emilien Gagné coupable du meurtre de sa femme et ce après de guère trop longues ou de trop difficiles délibérations".
Ne pas croire la version de l'appelant est une chose, mais extirper de la preuve un scénario totalement imaginaire du drame qui s'est déroulé le 6 septembre 1986 en est une autre.
En agissant ainsi, l'Honorable Juge Bienvenue a commis une erreur manifeste et dominante et sa décision en est d'autant entachée qu'elle est entièrement basée sur des hypothèses non fondées et non appuyées sur la preuve; hypothèses telles que, entre autres:
- la prétendue longue préméditation qui est toujours sous- entendue;
- le prétendu climat de violence conjugale qui est également toujours sous-entendu;
- le motif du crime devenant la crainte d'être dépossédé de tous ses biens par le biais de la procédure en divorce in- tentée par la victime;
le tout cheminant vers le but prétendument ultime de l'appelant, savoir, commettre le crime parfait. Or, nous soumettons bien respectueusement que rien dans la preuve ne permet d'appuyer de telles affirmations et ce, bien au contraire.
En tout premier lieu, nous avons été fort étonnés des propos de l'Honorable Juge concernant le projet de l'appelante de commettre le "crime parfait". En effet, comment peut-on sérieusement prétendre que quelqu'un ait voulu commettre le "crime parfait" alors qu'il y avait des témoins oculaires du drame (les passagers du véhicule qui a éclairé la victime quelques instants avant qu'elle ne soit atteinte mortellement), que plusieurs personnes étaient dans les chalets aux alentours, qu'il est toujours demeuré au chevet de son épouse après le drame, s'est rendu sans entrave aux policiers et a avoué spontanément avoir "tiré sur son épouse".
Nous soumettons respectueusement que, suivant la preuve recueillie à l'audience, le drame survenu le 6 septembre 1986 relève beaucoup plus d'un malheureux concours de circonstances dû à l'état très dépressif de l'appelant et à son problème chronique d'alcoolisme.
Selon la preuve recueillie à l'audience, l'appelant n'a jamais eu l'intention, le 6 septembre 1986, de tuer ni même de blesser son épouse. Suivant son témoignage, il voulait lui parler, mais elle ne voulait pas s'arrêter. Il a tiré un coup de feu, sans épauler ni mirer, pour lui faire peur pour qu'elle arrête; mais il l'a malheuresement atteinte mortellement.
Il n'a jamais été question, tout au long de l'audience d'un motif sousjacent, telle que la crainte de tout perdre ses biens si le divorce procédait, bien au contraire.
A lire toute la sentence du premier juge, il est manifeste, comme je l'ai souligné plus haut, que celui-ci n'a pas cru l'appelant, particulièrement sur le degré d'intoxication de Gagné lors de l'incident et sur le fait que celui-ci ne voulait pas de mal à son épouse. Ayant constaté que Gagné ne disait pas la vérité devant lui, le juge a trouvé l'appelant moins sympathique que les deux psychiatres l'avaient pensé et il a conclu que l'appelant était une personne sans morale qui n'avait pas pris conscience de l'horreur de son geste. Dans les circonstances, le juge a trouvé très peu de circonstances atténuantes.
Le juge a vu Gagné témoigner et les raisons qu'il avance pour ne pas le croire sont raisonnables. Je n'ai rien à dire là-dessus. J'accepte cependant l'argument de l'appelant qu'eu égard à la nature de l'accusation, le juge ne pouvait pas suggérer qu'un jury bien dirigé aurait facilement pu conclure que Gagné avait commis un meurtre. Cette question ne se posait pas, étant acquis au départ le fait que Gagné n'avait pas eu l'intention de causer la mort de sa femme. Je le dis avec égard, cette remarque et la suggestion que Gagné aurait essayé de commettre le crime parfait étaient hors d'ordre. Je suis également d'opinion que les éléments de preuve au dossier n'établissent pas hors de tout doute raisonnable que l'appelant a visé sa femme dans le but d'éviter que celle-ci le fasse arrêter pour le crime d'introduction par effraction et pour également éviter de perdre des biens lors du jugement que le divorce.
2) L'Honorable Juge de première instance, bien que s'en défendant dans son jugement, a été influencé par l'opinion locale, par les passions locales soulevées par le décès de la victime qui était directrice générale de la Maison des Femmes de la Côte-Nord;
- L'Honorable Juge de première instance a également été influencé par la présence assidue d'un groupement de féministes dans la salle d'audience, tout au long de l'audition de la preuve pré-sententielle, de même que par l'une de leur intervention à l'audience;
- Si l'Honorable Juge de première instance n'a pas été influencé par les pressions féministes ci-haut mentionnées, il en a donné toute l'apparence puisque et non limitativement le mouvement féministe de la Maison des Femmes, par ses représentantes, a prétendu tant sur les ondes d'une radio locale, qu'en conférence de presse et dans un journal local que la présence assidue de près de cinquante femmes dans la salle d'audience "a pesé dans la balance lors du prononcé de la sentence" et que d'ailleurs, "pareille sentence pour une accusation d'homicide involontaire constituerait, selon elles, une peine exemplaire et un précédent.
- Ce faisant, l'Honorable Juge a permis de laisser croire, tant dans la population en général qu'auprès de certains mouvements féministes, que les pressions locales pouvaient influer sur le prononcé d'une sentence, tel qu'en fait foi cet extrait d'un journal local:
Plein Jour sur Manicouagan, 10 février 87
"D'ailleurs dans l'avenir, la Maison des Femmes se promet d'être beaucoup plus vigilente dans les causes de violence conjugale. Elle n'écarte pas la possibilité que ses militantes se massent de nouveau dans la salle d'audience du Palais de justice, quand l'importance du dossier le nécessitera".
Ce grief me paraît tout à fait mal fondé. Le juge de première instance a fait le même travail sérieux qu'il fait toujours en ce genre d'affaires et c'est tout à fait gratuitement que l'avocat de l'appelant laisse entendre que le premier juge a été influencé par l'opinion publique locale ou par la présence d'un groupe de dames dans la salle d'audience. Le juge n'a pas non plus laissé croire qu'il était influencé par l'opinion publique locale ou cette présence de dames dans la salle.
3) L'Honorable Juge de première instance a plutôt traité la sentence de l'appelant comme la sentence d'un individu ayant plaidé coupable à une accusation de meurtre au premier degré longuement prémédité;
J'ai déjà dit que le juge n'aurait pas dû écrire ni même accepter l'idée qu'un jury aurait facilement pu condamner l'appelant pour meurtre. Le juge a donc prêté la flanc à cette critique. Cependant, en toute justice pour le juge, il faut dire qu'il s'est finalement mis en garde sur le fait que la peine qu'il avait à imposer n'en était pas une pour meurtre. Il faut donc retenir que si le juge a souligné que Gagné a eu de la chance de ne pas se voir accuser de meurtre, c'est qu'il voulait souligner que le crime de l'appelant se situait à un niveau assez élevé dans l'échelle servant à mesurer l'odieux d'un crime d'homicide involontaire coupable.
4) L'Honorable Juge de première instance a complètement mis de côté l'opinion des deux psychiâtres entendus sur sentence, l'un par la Couronne, le Dr Robert Duguay et l'autre par la défense, le Dr Pierre Gagné, à l'effet, que l'acte commis par l'accusé résultait
"d'un état de pertubation psychologique particulier causé par un état de dépression grave et augmentée de façon significative par une ingestion considérable d'alcool"
- Les deux psychiatres ont également souligné "la saveur d'honnêteté et d'authenticité" se dégageant de l'accusé; ce que n'a pas retenu le Juge de première instance.
- Par ailleurs, le Juge de première instance a également mis de côté les témoignages des témoins Herridge Proulx, Louis-Ange Gagné et Gilbert Gagné, quant à l'état dépressif de l'accusé et quant au fait que l'appelant était un homme doux et paisible; témoins qu'il disait croire entièrement;
Evidemment, lorsque les psychiatres ont rédigé leurs rapports et lorsqu'ils ont témoigné, ils n'avaient pas devant eux tous les éléments de preuve qu'avait le juge lorsque celui-ci a rendu sa sentence et le juge n'était évidemment pas lié par l'opinion des médecins. Il me semble cependant que même si le juge, contrairement aux psychiatres, n'a pas cru que lors de l'incident l'appelant était aussi intoxiqué par l'alcool qu'il l'a prétendu, il ne pouvait pas facilement mettre de côté l'opinion des deux psychiatres qu'à l'époque de l'incident l'appelant était un alcoolique en proie à une grave dépression. En conséquence, indépendamment du degré d'intoxication de Gagné lors de l'incident, le premier juge devait quand même retenir que le geste illégal commis n'était pas celui d'une personne en pleine possession de ses moyens.
5) La sentence prononcée par l'Honorable Juge de première instance est excessive, inappropriée et déraisonnable compte tenu de toutes les circonstances de l'espèce et des normes établies par la jurisprudence, en matière d'homicide involontaire coupable;
Il est exact que si l'on consulte les répertoires de jurisprudence on constate que la peine imposée par le juge est non seulement très sévère mais qu'elle se démarque par rapport à celles qui sont bon an mal an imposées dans ce genre de situation. Après avoir constaté la gravité d'un crime et le caractère du criminel, un juge n'est pas obligé de se montrer aussi clément que d'autres juges ont pu le paraître, à la lecture de leurs sentences, dans d'autres dossiers. Lorsque le juge constate qu'un crime a été commis dans des circonstances odieuses et lorsque le juge conclut que l'auteur du crime est un être immoral, il peut se montrer singulièrement sévère, toujours pour fins de réprobation, de dissuasion et de protection de la société. Cependant, toutes choses étant égales, le juge doit mesurer l'étendue de la peine qu'il doit imposer à celle des peines généralement imposée au pays dans des circonstances analogues. En effet, si, à l'occasion, une peine peut être trop clémente ou trop sévère, l'ensemble des peines imposées pour un crime donné, dans des circonstances données, réflète nécessairement le genre de punition que la société croit juste. Il se trouvera toujours quelqu'un pour prétendre qu'une peine n'est pas assez sévère et quelqu'un d'autre pour dire le contraire.
L'important n'est pas de satisfaire tout le monde mais de trouver la punition qui sera jugée la plus juste par l'ensemble des personnes raisonnablement averties sur la question. C'est pour cette raison qu'à mon humble avis un juge ne peut se démarquer d'une tendance jurisprudentielle générale car le justiciable serait plus ou moins puni selon le juge qui prononcerait la sentence. Ceci n'empêche évidemment pas un juge d'être particulièrement sévère dans un cas précis lorsque les circonstances l'exigent et ceci n'empèche pas non plus que la jurisprudence évolue. Mais l'évolution doit se faire sans heurts.
6) En rendant sa sentence, l'Honorable Juge de première instance a exclusivement insisté sur les principes sentenciels de protection de la société, d'exemplarité et de dissuasion générale et a commis une erreur dans l'application qu'il a faite de ces principes aux circonstances et à la preuve en l'espèce;
- Entre autres et de façon non limitative, l'Honorable Juge de première instance a omis de considérer les faits et circonstances suivantes:
- couple sans histoire depuis environ 25 ans, hormis le problème de boisson de l'appelant datant d'environ 8 ans et l'événement dit " de la sortie de la carabine", précédant de 3 ans le drame.
- le drame du 6 septembre 1986 est le premier événement violent survenu dans le couple depuis 25 ans.
- bon mari travailleur, bon père de famille.
- aucun antécédant judiciaire.
- la famille, belle-famille et les amis vivent ce drame comme un malheureux accident incroyable, imprévisible etc.
- aucun antécédent de violence, tant à l'extérieur du foyer, qu'au foyer.
- l'appelant est âgé de 50 ans.
- l'appelant n'a jamais eu l'intention de tuer, ni blesser son épouse.
- il aimait son épouse et ne lui fait aucun reproche.
- il exprime de profonds remords.
- il a collaboré avec les policiers, la justice et est demeuré auprès de son épouse agonisante suite au drame.
- il a plaidé coupable à l'accusation.
- au moment du drame il était profodément dépressif et son jugement était altéré par sa surconsommation d'alcool due à un problème d'alcoolisme.
- En somme, l'Honorable Juge de première instance a rendu un jugement ne reposant aucunement sur la preuve recueillie à l'audience et a, en conséquence, imposé à l'appelant une sentence injuste, inappropriée et disproportiionnée, eu égard à toutes les circonstances de l'espèce.
Il est certain que le juge n'a pas tenu en considération plusieurs des circonstances atténuantes soulignées par l'avocat de l'appelant. Le juge pouvait difficilement faire autrement parce que, comme on l'a vu plus haut, le juge est convaincu que l'appelant a été un mari cruel pour sa femme en la menaçant à plusieurs reprises, que l'appelant aurait facilement pu être déclaré coupable d'un meurtre par un jury, que l'appelant a menti sous serment à l'audience et qu'il n'éprouve encore aujourd'hui aucun remords sincère pour le décès de sa femme.
Tout en respectant l'appréciation du premier juge sur la crédibilité de Gagné, je ne vois pas les choses de la même façon que lui.
Fils d'alcoolique, l'appelant commence à boire vers l'âge de 16 ans. Malgré cela, il n'y a aucune preuve d'un acte de délinquence juvénile. A 25 ans l'appelant se marie et le couple aura cinq enfants qui ont chacun réussi dans divers domaines ou qui sont sur le point de le faire. Pendant les 17 premières années du mariage le couple est sans histoire. Mais, par la suite, l'appelant boit de plus en plus et rend en conséquence la vie difficile à sa femme, même s'il est un bon travailleur et, apparemment, malgré tout, un bon père. Devant la crainte de perdre sa femme qui le menace de séparation ou de divorce, l'appelant passe par des périodes plus ou moins longues de sobriété mais, lorsqu'il échoue à cet égard, il ne trouve rien de mieux à faire que de menacer sa femme à l'aide d'une carabine. C'est un geste tout à fait incompréhensible chez un être parfaitement normal mais le psychiatre Duguay a expliqué que, même si c'est paradoxal, il n'est pas inusité de rencontrer des cas où un conjoint désemparé, sans réellement savoir ce qu'il fait, agresse l'autre pour mieux le retenir.
Puis il y a eu l'acte. Un crime grave: le fait de causer la mort d'une personne en posant un acte illégal. Un crime singulièrement grave: le fait de tirer une balle de gros calibre en direction de sa propre femme. Il s'agit d'un assaut des plus graves, mais, encore une fois, vu la nature de l'accusation, il faut toujours garder à l'esprit que Gagné n'a pas eu l'intention de tuer sa femme. Même si Gagné n'était pas aussi intoxiqué qu'il l'a prétendu, le geste est celui d'un alcoolique déprimé qui n'a pas le même jugement qu'une personne sobre en santé.
D'autre part, même si Gagné n'a pas dit toute la vérité ou rien que la vérité à l'audience, je ne peux conclure comme le juge que Gagné n'éprouve pas des regrets et des remords sincères. D'autre part, je ne peux me convaincre qu'il s'agit d'un être immoral, criminalisé et dangereux pour la société.
Dans les circonstances, s'il faut mépriser le crime et, à des fins de réprobation, de dissuasion et de protection de la société, punir l'appelant, il ne faut pas mépriser celui-ci. Si condamner l'appelant à la perpétuité pouvait ramener son épouse à la vie, la peine serait facile à imposer et l'appelant devrait faire don de sa libérté en échange de la vie de son épouse. Si l'appelant était un être dangereux, il devrait être privé de sa liberté aussi longtemps que l'exigerait la protection de la société. Si l'appelant était un être criminalisé à caractère immoral, une période de détention nécessaire à une prise de conscience serait naturellement trés indiquée. Mais ce ne sont pas des facteurs pertinents. Les seuls facteurs pertinents en l'espèce sont la réprobation et la dissuasion. L'appelant doit être puni pour un acte illégal qui a causé la mort d'un être humain; la société ne peut tolérer qu'un tel acte demeure impuni et l'appelant, et ceux qui seraient tenté d'agir de la même façon, doivent se rendre compte que la société ne tolérera pas impunément des crimes d'homicide involontaire coupable. Mais, à mon humble point de vue, les facteurs de réprobation et de dissuasion n'exigent nullement une détention de 15 ans. Le législateur a certes prévu une peine maximale de détention à vie. Mais il s'agit là d'une peine réservée aux plus odieux homicides involontaires coupables commis par le pire des criminels. Ici, si la gravité du crime est très élevée, l'appelant est loin d'être l'un des pires criminels.
Tenant en considération les peines généralement imposées dans ce genre de cause, me rappelant le caractère singulièrement odieux du crime en l'espèce et jugeant en conséquence qu'une peine particulièrement sévère doit être imposée, je substituerais une détention de dix ans à la détention de quatorze ans imposée en première instance. J.C.A.
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