R

R. c. Namouh

2009 QCCQ 5833

COUR DU QUÉBEC

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

LOCALITÉ DE

MONTRÉAL

« Chambre criminelle et pénale »

N° :

500-73-002831-077  500-73-002965-081

 

 

 

DATE :

Le 10 juin 2009

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

CLAUDE LEBLOND, J.C.Q.

______________________________________________________________________

 

 

Sa Majesté La Reine

 

Poursuivante-intimée

c.

 

Saïd Namouh

 

           Accusé-requérant

 

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT SUR UNE REQUÊTE FONDÉE SUR LES ARTICLES 2 (B) ET 52 DE LA CHARTE CANADIENNE DES DROITS ET LIBERTÉS

______________________________________________________________________

 

[1]                Le requérant subit son procès sur des chefs d'accusations reliés au terrorisme.

[2]                Le requérant recherche une déclaration d'inconstitutionnalité des paragraphes 83.01 (1) (a) (iv) (x)  et (b) (ii) et des articles 83.18 et 83.19 C.cr. 

[3]                Bien que sa requête se fonde sur les différentes libertés prévues à l'article 2 de la Charte canadienne des droits et libertés ( la Charte), le requérant s'est limité à invoquer la liberté d'expression lors de l'audition.  Le présent jugement porte ainsi sur la liberté d'expression mais la décision serait  la même quant aux autres libertés mentionnées à l'article 2 de la Charte.

[4]                Le requérant a précisé qu'il n'attaquait pas les articles mentionnés du Code criminel sous l'angle de l'article 7 de la Charte à l'effet que ceux-ci auraient un caractère vague ou de portée excessive.  D'ailleurs, deux décisions de la Cour supérieure d'Ontario rejètent cet argument[1].

[5]                Il s'agit donc de déterminer si ces articles portent atteinte au droit prévu à l'article 2 (b) de la Charte.  Si oui, l'article 1 de la Charte trouve-t-il application?

[6]                Dans les jours précédents l'audition de la présente requête, le juge Dawson de la Cour supérieure d'Ontario rendait une décision confirmant la constitutionalité de ces articles[2]

[7]                Ce jugement expose l'historique législatif de ces dispositions ainsi que les débats parlementaires les concernant.  Le Tribunal fait sien cet exposé.

[8]                Le Tribunal a demandé aux parties de suivre la structure analytique de ce jugement et d'indiquer s'il y a des arguments supplémentaires à faire valoir et s'ils étaient ou non en accord avec le raisonnement du juge Dawson.

L'argumentaire du requérant

[9]                L'argumentaire du requérant se résume à dire que les documents qui lui étaient associés sur Internet contiennent une forme de discours protégé par l'article 2 de la Charte.  Pour lui, l'article 83.01 (1.1) C.cr. est une reconnaissance par le législateur que la définition d'une activité terroriste à cet article a un impact possible sur la liberté d'expression.  Cet article se lit comme suit  : 

«(1.1) Interprétation — Il est entendu que l'expression d'une pensée, d'une croyance ou d'une opinion de nature politique, religieuse ou idéologique n'est visée à l'alinéa b) de la définition de « activité terroriste » au paragraphe (1) que si elle constitue un acte — action ou omission — répondant aux critères de cet alinéa.»

[10]            Pour le requérant, il faudrait en conséquence passer immédiatement à l'analyse de l'application de l'article 1 de la Charte.  Cela n'est cependant pas l'état du droit.

Le droit

[11]            La CSC dans Renvoi relatif à l'art. 193 et à l'al. 195.1(1)c) du Code criminel[3] expose la méthode d'analyse qui a été élaborée pour les affaires relatives à la liberté d'expression

«Je tiens à souligner que l'élaboration de règles de principe pour interpréter le champ d'application de libertés aussi fondamentales que la liberté d'expression est une tâche extrêmement difficile et délicate.  Notre Cour doit être consciente qu'il faut interpréter les droits garantis aux individus dans la Charte de façon large et généreuse pour assurer que nos citoyens reçoivent toute la protection de la Charte.  Notre Cour doit être en même temps consciente des préoccupations de la société en général telles qu'elles sont formulées par nos législateurs.  À mon avis, c'est à bon droit que notre Cour a retenu une conception large et globale pour définir la portée de l'al. 2b) de la Charte.  La question de savoir précisément quelles formes d'expression seront exclues de la protection de l'al. 2b) recevra une réponse cas par cas selon les instances qui seront présentées à notre Cour.  Il suffit de répéter ici que tout contenu d'expression est protégé alors que la catégorie des formes d'expression qui ne sont pas protégées est restreinte et comprend les atteintes directes à l'intégrité et à la liberté physiques d'une autre personne par des moyens violents.

    Dans ce cadre d'analyse, je voudrais maintenant décrire dans ses grandes lignes la méthode d'analyse qui a été élaborée pour les affaires relatives à la liberté d'expression:

 1.La première étape:  l'activité fait-elle partie de la sphère des activités protégées par la liberté d'expression?

    Brièvement, cette question consiste à déterminer si l'activité a un contenu expressif.  Si l'activité transmet ou tente de transmettre une signification, elle a un contenu expressif et, par conséquent, elle est protégée en vertu de l'al. 2b) de la Charte.  Si elle ne possède pas ce contenu expressif, elle n'est pas protégée et l'enquête prend fin à cette étape.

    Si l'activité a un contenu expressif, la question suivante est de savoir si la forme par laquelle le contenu est transmis est protégée par l'al. 2b) de la Charte.  La plupart des formes d'expression sont protégées et le simple fait qu'une forme d'expression soit criminelle ne l'exclut pas du champ de protection de la Charte.  Cependant, si le contenu expressif est transmis par une forme violente qui porte directement atteinte à l'intégrité et à la liberté physiques d'une autre personne, comme le meurtre ou l'agression sexuelle, la protection de l'al. 2b) ne joue pas.

 2.La deuxième étape:  l'objet ou l'effet de l'action gouvernementale est-il de restreindre la liberté d'expression?

    Une fois décidé que l'activité relève de la sphère protégée de la liberté d'expression, il faut ensuite décider si l'objet ou l'effet de l'action gouvernementale contestée était de contrôler la transmission d'une signification par cette activité.  Si l'objet que poursuit le gouvernement est de restreindre le contenu de l'expression en écartant des messages précis qui ne doivent pas être transmis, il restreint nécessairement la garantie de la liberté d'expression.  Si l'objet que poursuit le gouvernement est de restreindre une forme d'expression en vue de contrôler l'accès au message transmis ou de contrôler la possibilité pour quelqu'un de transmettre le message, il restreint également la liberté d'expression.  Dans le dernier cas, l'action gouvernementale restreindrait une forme d'expression liée au contenu, ce qui serait le cas par exemple d'une règle qui interdit la distribution de tracts, même si cette restriction a pour but de préserver la propreté d'un lieu public.  En résumé, si l'objet du gouvernement était de restreindre la transmission d'une signification, la loi a apporté une restriction à l'al. 2b) et il faut déterminer en vertu de l'article premier si la loi est incompatible avec les dispositions de la Constitution.

    Si le but poursuivi par le gouvernement n'est pas de contrôler ou de restreindre la transmission d'une signification, la Cour doit encore décider si l'action du gouvernement a pour effet de restreindre la liberté d'expression.  Dans un tel cas, il appartient au demandeur d'établir que cet effet s'est produit.  Pour ce faire, notre Cour a conclu, dans l'arrêt Irwin Toy, précité, aux pp. 976 et 977, que le demandeur doit formuler sa thèse en tenant compte des principes et des valeurs qui sous-tendent la liberté garantie:  (1) la recherche de la vérité est une activité qui est bonne en soi; (2) la participation à la prise de décisions d'intérêt social et politique doit être encouragée et favorisée; et (3) la diversité des formes d'enrichissement et d'épanouissement personnels doit être encouragée dans une société qui est essentiellement tolérante, même accueillante, non seulement à l'égard de ceux qui transmettent un message, mais aussi à l'égard de ceux à qui il est destiné.  Pour démontrer que l'action du gouvernement a eu pour effet de restreindre la liberté d'expression, le demandeur doit établir que son activité favorise au moins une de ces valeurs.  Je m'empresse d'ajouter que la délimitation complète et précise des types d'activités qui favorisent ces valeurs relève évidemment d'un examen judiciaire qui doit être fait cas par cas.  Si l'action gouvernementale apporte effectivement une restriction à la liberté d'expression d'une personne, il faut alors recourir à l'article premier.»

[12]            Dans Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général)[4], la Cour suprême du Canada donne des indications pour déterminer l'objet de la loi  : 

«Pour que le gouvernement puisse démontrer que son but était de prévenir une conséquence préjudiciable de la conduite visée, il faut que son but n'ait pas été d'éviter, pour reprendre les propos de Thomas Scanlon ("A Theory of Freedom of Expression", dans Dworkin, éd., The Philosophy of Law (1977), à la p. 161):

 [TRADUCTION]  a)  que certains individus subissent un préjudice qui serait l'adoption de croyances erronées par suite de ces actes d'expression; b) que des conséquences préjudiciables se produisent par suite d'actes exécutés en raison de ces actes d'expression si le lien entre les actes d'expression et les actes préjudiciables qui s'ensuivent tient uniquement au fait que l'acte d'expression a incité les agents à croire (ou a favorisé leur tendance à croire) que ces actes valaient d'être exécutés.

Dans chacune des deux catégories établies par Scanlon, l'objet que poursuit le gouvernement est de réglementer des pensées, des opinions, des croyances ou des significations particulières.  C'est le méfait visé.  En revanche, lorsque le préjudice causé par l'expression en cause est direct, sans qu'aucun élément particulier de pensée, d'opinion, de croyance ou de signification n'intervienne, le règlement vise une conséquence matérielle préjudiciable et non le contenu ou la forme de l'expression.»

Analyse

[13]            Il n'est pas nécessaire de décider si les articles attaqués échappent à la sphère d'application de l'article 2 (b) de la Charte en raison de l'exception de violence car peu importe la décision que le Tribunal pourrait rendre sur ce point, le résultat final sera le même.

[14]            La position du juge Dawson sur cette question est que certains aspects de la définition d'activité terroriste ne constituent pas en soi des activités violentes bien qu'ils y sont associées[5].

[15]            Le Tribunal va donc procéder à l'étude de la deuxième étape de l'analyse exigée par la Cour suprême du Canada.

[16]            Le requérant n'a fait valoir aucun argument à l'effet que l'objet que poursuit le gouvernement est de réglementer des pensées, des opinions, des croyances ou des significations particulières et non pas une conséquence matérielle préjudiciable sans égard au contenu ou la forme de l'expression.

[17]            Le Tribunal partage l'analyse et l'opinion du juge Dawson aux paragraphes 119 à 125 de son jugement[6].  Notamment, au paragraphe 124, il dit : 

«[124]   ln my view, notwithstanding the fact that inclusion of the motive requirement ensures that the prohibited activity must be viewed as expressive activity, and therefore falls within the sphere of s. 2(b) protection, the legislation is concerned with preventing the physical harm flowing from the activity, not with restricting the meaning the activity attempts to convey. This view is supported by the neutral nature of the political, religious or ideological motive requirement. It does not discriminate between possible political, religious or ideological views.»

[18]            Il va de soi que, dans les articles attaqués, le lien entre les actes d'expression et les actes préjudiciables qui s'ensuivent est loin de tenir uniquement au fait que l'acte d'expression a incité les agents à croire (ou a favorisé leur tendance à croire) que ces actes valaient d'être exécutés[7]

[19]            La définition de l'expression activité terroriste à l'article 83.01 C.cr. de même que les dispositions créatrices d'infractions en matière de terrorisme ne permettent aucunement la condamnation de l'expression d'idées favorables au terrorisme ni même que le seul fait d'être membre d'un groupe terroriste.

[20]            Les procureurs de l'Intimée ont raison de dire que ce qui est visé par cette législation ce sont les actes et non les discours.  D'ailleurs l'article 83.01 (1.1) est clair à cet égard  : 

«(1.1) Interprétation — Il est entendu que l'expression d'une pensée, d'une croyance ou d'une opinion de nature politique, religieuse ou idéologique n'est visée à l'alinéa b) de la définition de « activité terroriste » au paragraphe (1) que si elle constitue un acte — action ou omission — répondant aux critères de cet alinéa.»

[21]            Le Tribunal entérine la position du juge Dawson[8] à l'effet que ces infractions exigent une mens rea subjective  : 

«The conduct which has been identified by Parliament as harmful and which constitutes the actus reus of the offence must be done with knowledge that it is of some broad assistance to a terrorist group in the pursuit of terrorist activity, and it must be done for that purpose. ln my view the legislation expressly requires subjective mens rea and a form of specific intent. The applicants' argument ignores the fundamental preventive objective of this legislation, and proceeds on the erroneous assumption that knowledge of or intention in relation to a particular completed terrorist act is required because the ultimate harm resides in a completed terrorist act. Sections 83.18(2) and 83.19(2) in particular indicate that that it is not the case, but they do not eliminate the requirement that the prosecution must prove that the proscribed acts be performed with the subjective knowledge and for the purpose described in the charging section.»

[22]            C'est cette mens rea subjective qui fait en sorte que, dans les articles attaqués, l'expression d'une pensée, d'une croyance ou d'une opinion de nature politique, religieuse ou idéologique constitue un acte — action ou omission — répondant aux critères de la définition d'«activité terroriste».

[23]            Le but poursuivi par le gouvernement n'est donc pas de contrôler ou de restreindre la transmission d'une signification. 

[24]            La Cour doit donc maintenant décider si l'action du gouvernement a néanmoins pour effet de restreindre la liberté d'expression. 

[25]            Tel que mentionné dans Renvoi relatif à l'art. 193 et à l'al. 195.1(1)c) du Code criminel le requérant assume, à cet égard, un fardeau  : 

«Dans un tel cas, il appartient au demandeur d'établir que cet effet s'est produit.  Pour ce faire, notre Cour a conclu, dans l'arrêt Irwin Toy, précité, aux pp. 976 et 977, que le demandeur doit formuler sa thèse en tenant compte des principes et des valeurs qui sous-tendent la liberté garantie:  (1) la recherche de la vérité est une activité qui est bonne en soi; (2) la participation à la prise de décisions d'intérêt social et politique doit être encouragée et favorisée; et (3) la diversité des formes d'enrichissement et d'épanouissement personnels doit être encouragée dans une société qui est essentiellement tolérante, même accueillante, non seulement à l'égard de ceux qui transmettent un message, mais aussi à l'égard de ceux à qui il est destiné.  Pour démontrer que l'action du gouvernement a eu pour effet de restreindre la liberté d'expression, le demandeur doit établir que son activité favorise au moins une de ces valeurs [9].» 

[26]            Le requérant n'a pas fait de preuve quant à l'effet des articles attaqués.  Il s'en remet à l'analyse du juge Rutherford dans Khawaja[10] qui conclut comme suit au paragraphe 58 : 

«58     It seems to me that the inevitable impact to flow from the inclusion of the "political, religious or ideological purpose" requirement in the definition of "terrorist activity" will be to focus investigative and prosecutorial scrutiny on the political, religious and ideological beliefs, opinions and expressions of persons and groups both in Canada and abroad. Equally inevitable will be the chilling effect Webb predicts. There will also be an indirect or re-bound effect of the sort Professor Stribopoulos described, as individuals' and authorities' attitudes and conduct reflect the shadow of suspicion and anger falling over all who appear belong to have any connection with the religious, political or ideological grouping identified with specific terrorist acts. This in my view amounts to a prima facie infringement or limitation of the freedoms of conscience, religion, thought, belief, expression and association such that would have to be justified with reference to s. 1 of the Charter

[27]            Le Tribunal préfère et adopte l'approche du juge Dawson aux paragraphes 128 et 129 de son jugement[11]  : 

«[128] ln the context of this case, to the extent the "activity" in question falls outside the violence exception and remains within the scope of s. 2(b) protection, (for example because the mode of participation does not involve actual violence), it nonetheless involves actions taken in aid of a political, religious or ideological objective, by means intended to cause the harmful effects that clauses (A) to (E) of s. 83.01 (1 )(b)(ii) are aimed at, with the intention to intimidate or compel actions specified in s. 83.01 (1 )(b)(i)(B) of the definition. This is made expressly clear by s. 83.01 (1.1), which reads as follows:

(1.1)           For greater certainty, the expression of a political, religious or ideological thought, belief or opinion does not come within paragraph (b) of the definition "terrorist activity' in subsection (1) unless it constitutes an act or omission that satisfies the criteria of that paragraph.

             [129]    1 do not understand any of the applicants to suggest that such conduct would support rather than undermine the values upon which freedom of expression is based. The applicants have simply failed to address this issue. ln my view, the expressive activity affected by the legislation tends to undermine rather than support the values upon which freedom of expression is based. If 1 have correctly interpreted what must be shown at the second stage of the s. 2(b) analysis, the applicants' argument that the inclusion of the motive requirement violates s. 2(b) of the Charter must fail.»

[28]            Le requérant ne s'est pas également déchargé de son fardeau sur ce point. 

[29]            Le requérant n'a pas établi que les dispositions attaquées violent la liberté d'expression.

 

Pour ces motifs

[30]            La requête est rejetée.

 

CLAUDE LEBLOND, J.C.Q.

 

 

 

 

 

Mes Pierre Labelle et Dominique Dudemaine pour la Poursuivante-Intimée

Me René Duval pour l'Accusé-Requérant

 

 

Date d’audience :

Le 7 avril 2009

 



[1] R. c. Ahmad et al, no. de dossier CRIMJ (F) 2025/07, 31 mars 2009  (J. Dawson) et R. c. Khawaja [2006] O.J. No. 4245 (J. Rutherford)

[2] id

[3] [1990] 1 R.C.S. 1123 .

[4] [1989] 1 R.C.S. 927 .  

[5] Précité, note 1 par. 117

[6] id note 1

[7] précité, note 3

[8]Précité, note 1, par. 73.

[9] Précité, note 2.

[10] Précité, note 1.

[11] Précité, note 1.

AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.