[1] La Cour statue sur l’appel d’un jugement rendu le 15 juillet 2014 par la Cour supérieure du district de Québec (l’honorable Sandra Bouchard), qui a rejeté le moyen d’irrecevabilité soulevé par l’appelant à l’encontre de l’action en dommages de l’intimée.
[2] Pour les motifs du juge Giroux, auxquels souscrivent les juges Rochette et Pelletier, la Cour :
[3] ACCUEILLE l’appel, avec dépens;
[4] INFIRME le jugement de première instance et procédant à rendre le jugement qui aurait dû être rendu :
ACCUEILLE le moyen d’irrecevabilité du défendeur, le procureur général du Canada;
REJETTE l’action, avec dépens.
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MOTIFS DU JUGE GIROUX |
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[5] Cet appel porte sur l’application de la doctrine de la chose jugée aux décisions d’un tribunal administratif.
[6] L’appelant se pourvoit contre un jugement rendu le 15 juillet 2014 par la Cour supérieure du district de Québec (l’honorable Sandra Bouchard), qui a rejeté sa requête en irrecevabilité contre une action en dommages de l’intimée[1].
[7] En décembre 2010, le ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux du Canada [TPSGC] publie un appel d’offres pour un important contrat de dragage du fleuve Saint-Laurent. Les documents d’appel d’offres exigent que la drague à être utilisée soit du type à succion autoporteuse comportant au moins une élinde traînante. De plus, elle doit être à fond ouvrant ou à coque ouvrante avec charnières de pont pour le déchargement des matériaux dragués.
[8] Anticipant l’appel d’offres, l’intimée avait fait l’acquisition d’un ancien traversier pour le transformer en drague à succion autoporteuse avec élindes traînantes. Toutefois, ce bateau n’est pas muni d’un fond ouvrant ou d’une coque ouvrante à charnières de pont et ne peut être modifié en ce sens à cause de la présence de ses moteurs. Une fois la conversion en drague effectuée, le rejet des sédiments dragués par le navire de l’intimée doit plutôt se faire par une trompe télescopique.
[9]
En janvier 2011, l’intimée dépose auprès du Tribunal canadien du
commerce extérieur [TCCE] une plainte selon l’article
[10] En mars 2011, l’intimée dépose sa soumission et, le 23 mars 2011, TPSGC procède à l’ouverture des soumissions et octroie le contrat de dragage à un autre soumissionnaire[3].
[11] Dans sa plainte devant le TCCE, l’intimée plaide que l’ajout de l’exigence d’un fond ouvrant a pour effet de créer un obstacle au commerce intérieur incompatible avec l’article 403 de l’ACI et que, de plus, cette exigence est discriminatoire et contrevient ainsi à l’article 504 de l’Accord. Elle demande que le processus d’appel d’offres soit annulé et que le TCCE recommande à TPSGC de lancer un nouvel appel d’offres en supprimant l’exigence d’un fond ouvrant pour la drague.
[12] Par une décision du 13 juin 2011, dont les motifs sont rendus le 22 juillet 2011, le TCCE rejette le recours de l’intimée[4]. Le Tribunal décide que l’exigence d’un fond ouvrant a bel et bien pour effet de créer un obstacle au commerce intérieur au sens de l’article 403 de l’Accord. Il conclut toutefois que cette exigence est permise par l’article 404 de l’ACI parce qu’elle a pour objet la réalisation d’un objectif légitime, celui de la protection de l’environnement, et qu’elle satisfait aux autres conditions de cet article.
[13] Le Tribunal détermine également que l’exigence d’un fond ouvrant dans l’appel d’offres n’est pas discriminatoire au sens de l’article 504 de l’ACI.
[14] En août 2011, l’intimée saisit la Cour d’appel fédérale d’un avis de demande de contrôle judiciaire de la Décision du TCCE. Le 13 janvier 2012, elle se désiste de ce recours en contrôle judiciaire. Elle allègue comme motif que le contrat convoité est déjà octroyé et que son seul recours utile est alors de réclamer des dommages-intérêts.
[15] Le 6 décembre 2013, l’intimée intente en Cour supérieure du Québec une action en dommages de 4 095 000 $ contre l’appelant. L’intimée allègue que l’ajout aux documents d’appel d’offres de l’exigence d’un fond ouvrant ou d’une coque ouvrante n’était aucunement justifié et n’avait comme objectif ou effet que de la disqualifier de la course pour l’obtention du contrat de dragage.
[16] Cette action est contrée par une requête en irrecevabilité de l’appelant qui demande le rejet du recours en dommages-intérêts de l’intimée au motif de chose jugée. Selon l’appelant, l’action en dommages produite par l’intimée en Cour supérieure constitue une tentative de remettre en cause des questions déjà tranchées par le TCCE.
[17] La requête en irrecevabilité de l’appelant est rejetée par un jugement de la Cour supérieure du 15 juillet 2014 et, le 4 septembre 2014, le juge Émond de notre Cour accorde l’autorisation de faire appel.
[18] La juge de première instance rappelle d’abord les conditions requises pour qu’il y ait chose jugée : un tribunal compétent qui rend un jugement définitif dans une matière contentieuse présentant la triple identité de parties, de cause et d’objet[5].
[19]
La juge estime cependant que la Décision du TCCE n’est pas un
jugement au sens de l’article
[20] La juge détermine également que les décisions rendues par le TCCE ne présentent pas le caractère définitif et contraignant requis à cause des pouvoirs limités accordés par sa loi constitutive. En effet, il ne peut que rejeter la plainte ou, lorsqu’il l’estime fondée, « recommander » à l’institution fédérale en cause l’adoption de mesures correctives[7].
[21] La juge décide enfin que la cause d’action n’est pas la même dans chacune des instances. Devant le TCCE, la question de l’exigence d’un fond ouvrant incluse à l’appel d’offres doit être tranchée en fonction des règles établies par l’ACI, alors que devant la Cour supérieure il faut l’aborder sous l’angle nouveau de la responsabilité civile extracontractuelle puisqu’il s’agit de décider si, par l’ajout de cette exigence, TPSGC a commis une faute en disqualifiant l’intimée de l’appel d’offres[8].
[22] La juge de première instance n’analyse pas l’argument de la « chose jugée implicite » avancé par l’intimée. Elle estime que cette analyse s’avère injustifiée en l’espèce puisque la Décision du TCCE ne se qualifie pas comme jugement au regard du principe de l’autorité de la chose jugée[9].
[23] Dans son arrêt Boucher c. Stelco Inc., la Cour suprême a confirmé que la règle de la chose jugée s’applique non seulement aux décisions des tribunaux judiciaires, mais aussi à celles des tribunaux ou organismes administratifs[10].
[24] Pour bénéficier de la présomption de la chose jugée, le décideur administratif doit exercer une fonction juridictionnelle. C’est ce que la Cour suprême a décidé dans l’arrêt Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc.[11]. Cette affaire porte sur la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée (issue estoppel) propre à la common law et qui ne correspond pas exactement à l’autorité de la chose jugée en droit civil, notamment en ce qui concerne l’existence, en common law, d’un pouvoir discrétionnaire d’écarter la préclusion qui n’existe pas en droit civil[12].
[25] Toutefois, en ce qui concerne la nature judiciaire de la décision, les critères de l’arrêt Danyluk incorporent ceux du droit administratif traditionnel : l’atteinte à un droit et la présence d’indices procéduraux indicateurs du devoir d’agir judiciairement[13].
[26] En l’espèce, la juge de première instance a estimé que la loi organique du TCCE lui laissait une grande discrétion quant à la tenue d’une enquête et, ensuite, quant à la conduite des procédures. Ainsi que le révèlent les paragraphes 39 et 40 du jugement de première instance[14], elle en a conclu que le processus suivi devant le Tribunal ne comportait pas les garanties procédurales usuelles pour que sa décision puisse être qualifiée de jugement auquel s’attache l’autorité de la chose jugée :
[39] Compte tenu des pouvoirs limitatifs de recommandations que le TCCE
possède lorsqu’il se prononce sur une plainte logée sous l’enceinte de
l’article
[40] La procédure suivie par le TCCE à l’analyse de la réception d’une plainte qu’il estime conforme laisse une grande marge de discrétion à ce tribunal quant à l’enquête à tenir. Il peut décider premièrement, s’il y a lieu d’enquêter et ensuite, déterminer s’il y aura audience ou non, et ce, indépendamment de la volonté des parties.
[27] J’estime, avec égards, que le fait que le TCCE bénéficie d’un pouvoir discrétionnaire quant à la tenue d’une enquête dans le cas d’une plainte relative à un marché public[15] et quant à la conduite des procédures n’empêche nullement qu’il exerce une fonction juridictionnelle lorsque, comme en l’espèce, la décision du Tribunal a été rendue au terme d’un processus d’audience publique au cours duquel une procédure contradictoire s’est tenue.
[28] D’une part, une fois que le TCCE a décidé d’enquêter, cette enquête peut comporter une audience[16], ce qui entraîne alors l’application des dispositions précises et généreuses des Règles du Tribunal canadien du commerce extérieur[17], notamment celles de l’article 18 prévoyant la possibilité d’une conférence préparatoire à l’audience et celles des articles 20 à 23 qui concernent l’assignation des témoins, leur témoignage sous serment à l’audience, le témoignage d’experts et la publicité des audiences.
[29] En deuxième lieu, la Décision du TCCE démontre qu’elle a été rendue au terme d’un processus nettement quasi judiciaire. À toute époque, les parties sont représentées par avocat. Après avoir avisé les parties, le 4 février 2011, qu’il va enquêter sur la plainte de l’intimée[18], le TCCE les informe, le 22 mars 2011, qu’il tiendra une audience publique et leur ordonne de lui indiquer le nombre de témoins qu’elles ont l’intention de faire entendre à l’audience et leur nom[19]. Il en fait de même pour les éventuels témoignages d’expert[20].
[30] Le 1er mars 2015, TPSGC dépose le Rapport de l’institution fédérale[21] sur lequel l’intimée présente ses observations le 11 mars suivant. En avril, les parties déposent des observations additionnelles[22] et une audience est tenue par le Tribunal le 20 avril 2011[23].
[31] À cette audience, les parties font entendre des témoins qui sont interrogés et contre-interrogés[24]. Un rapport d’expert est produit par l’intimée et le seul motif pour lequel cet expert ne témoigne pas tient au fait qu’il est à l’extérieur du pays à la date de l’audience et que les parties ont convenu que son rapport serait produit sans la nécessité que l’expert témoigne[25]. Le TCCE rend sa décision le 13 juin 2011 et produit des motifs élaborés de 137 paragraphes le 22 juillet suivant.
[32] L’intimée soutient que, même si elle a bénéficié devant le TCCE de toutes les garanties procédurales afférentes à un processus juridictionnel, dans la mesure où la Loi sur le TCCE confère au Tribunal un pouvoir discrétionnaire de ne pas enquêter relativement à une plainte et, s’il choisit de le faire, ne l’oblige pas à tenir une audience dans tous les cas, le Tribunal ne peut être considéré comme exerçant une fonction juridictionnelle. En conséquence, la décision rendue ne peut bénéficier de l’autorité de la chose jugée. L’intimée ne peut cependant invoquer d’autorité au soutien d’une telle proposition qui se fonde sur une lecture purement théorique de la loi organique du TCCE et fait totalement abstraction du processus élaboré dont elle a bénéficié.
[33] Je suis en conséquence d’avis que, en l’espèce, la décision sur la plainte déposée par l’intimée a été rendue par un tribunal administratif exerçant sa compétence d’une façon judiciaire et offrant des garanties procédurales adéquates.
[34] La juge de première instance a conclu que les décisions du TCCE ne pouvaient être considérées comme des « […] jugements finals, définitifs et contraignants » rendus par un tribunal administratif et susceptibles de bénéficier de la présomption de la chose jugée. Ces qualificatifs sont ceux des auteurs Jean-Claude Royer et Sophie Lavallée dans leur ouvrage portant sur la preuve civile lorsqu’ils énoncent les conditions pour que les décisions d’un tribunal administratif puissent bénéficier de la règle de l’autorité de la chose jugée[26].
[35] La juge a ainsi conclu parce que, selon la Loi sur le TCCE[27], le Tribunal n’a qu’un pouvoir de recommandation et parce que, au surplus, l’institution fédérale[28] à qui le Tribunal fait une recommandation n’est pas tenue de la suivre. La juge se fonde alors sur les paragraphes 30.15(1) et (2) et sur l’article 30.18 de la Loi. Il convient de citer ces dispositions :
30.15 (1) Lorsqu’il a décidé d’enquêter, le Tribunal, dans le délai réglementaire suivant le dépôt de la plainte, remet au plaignant, à l’institution fédérale concernée et à toute autre partie qu’il juge être intéressée ses conclusions et ses éventuelles recommandations.
(2) Sous réserve des règlements, le Tribunal peut, lorsqu’il donne gain de cause au plaignant, recommander que soient prises des mesures correctives, notamment les suivantes : a) un nouvel appel d’offres; b) la réévaluation des soumissions présentées; c) la résiliation du contrat spécifique; d) l’attribution du contrat spécifique au plaignant; e) le versement d’une indemnité, dont il précise le montant, au plaignant. […]
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30.15 (1) Where the Tribunal decides to conduct an inquiry, it shall, within the prescribed period after the complaint is filed, provide the complainant, the relevant government institution and any other party that the Tribunal considers to be an interested party with the Tribunal’s findings and recommendations, if any. (2) Subject to the regulations, where the Tribunal determines that a complaint is valid, it may recommend such remedy as it considers appropriate, including any one or more of the following remedies: (a) that a new solicitation for the designated contract be issued; (b) that the bids be re-evaluated; (c) that the designated contract be terminated; (d) that the designated contract be awarded to the complainant; or (e) that the complainant be compensated by an amount specified by the Tribunal.
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30.18 (1) Lorsque le Tribunal lui fait des recommandations en vertu de l’article 30.15, l’institution fédérale doit, sous réserve des règlements, les mettre en œuvre dans toute la mesure du possible.
(2) Elle doit en outre, par écrit et dans le délai réglementaire, lui faire savoir dans quelle mesure elle compte mettre en œuvre les recommandations et, dans tous les cas où elle n’entend pas les appliquer en totalité, lui motiver sa décision.
(3) Lorsqu’elle a avisé le Tribunal qu’elle entend donner suite aux recommandations, elle doit lui indiquer, dans le délai réglementaire et par écrit, dans quelle mesure elle l’a fait.
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30.18 (1) Where the Tribunal makes recommendations to a government institution under section 30.15, the government institution shall, subject to the regulations, implement the recommendations to the greatest extent possible.
(2) Within the prescribed period, the government institution shall advise the Tribunal in writing of the extent to which it intends to implement the recommendations and, if it does not intend to implement them fully, the reasons for not doing so.
(3) Where the government institution has advised the Tribunal that it intends to implement the recommendations in whole or in part, it shall further advise the Tribunal in writing, within the prescribed period, of the extent to which it has then implemented the recommendations. |
[36] L’exigence du caractère contraignant de la décision du tribunal administratif ne se retrouve que dans l’ouvrage des auteurs Royer et Lavallée qui a été cité par la juge de première instance[29].
[37] De mon point de vue, la jurisprudence[30] et la doctrine[31] exigent le caractère définitif ou final de la décision administrative davantage que son caractère contraignant. En l’espèce, il ne fait aucun doute que la décision du Tribunal est définitive. Non seulement la plainte de l’intimée a-t-elle été rejetée, mais, au surplus, cette dernière s’est désistée de sa demande de contrôle judiciaire de cette décision en Cour d’appel fédérale. En ce sens, son argument quant à l’absence de caractère contraignant à la Décision du TCCE est également plus théorique que réel puisqu’il ne pourrait être soulevé que si la plainte avait été accueillie, ce qui n’est pas le cas[32].
[38] Même en considérant que l’exigence du caractère contraignant de la décision d’un tribunal administratif puisse se rattacher à celle de son caractère définitif, je suis d’avis que l’argument de l’intimée qui a été retenu par la juge de première instance doit être rejeté.
[39] Au soutien de la thèse voulant que la Décision du TCCE accueillant une plainte n’est pas contraignante puisque le Tribunal n’a qu’un pouvoir de recommandation, l’intimée et la juge de première instance invoquent le texte des paragraphes 30.15(1) et (2) et de l’article 36.18 de la Loi sur le TCCE ainsi que l’arrêt de la Cour d’appel fédérale Siemens Westinghouse inc.[33]
[40] À l’origine de cette affaire aux faits assez complexes, il s’agissait d’un appel d’offres pour la prestation de services en matière de défense. À la suite de la plainte d’un concurrent de Siemens devant le TCCE, ce dernier avait conclu que la proposition de Siemens, qui avait en partie exécuté les travaux, n’était pas recevable et avait recommandé au TPSGC et au ministère de la Défense nationale [MDN] d’évaluer à nouveau les propositions des autres concurrents. Saisie d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour d’appel fédérale a statué que la réévaluation recommandée par le TCCE devait aller de l’avant, mais que la soumission de Siemens était bel et bien recevable et devait être réévaluée avec les autres soumissions déposées par ses concurrents. À la suite de cet arrêt de la Cour, le TCCE a délivré une recommandation modifiée portant que TPSGC et le MDN devaient réévaluer la valeur technique des propositions de Siemens et de ses concurrents conformément à la méthode établie dans la demande de proposition.
[41] Au terme de la réévaluation, la proposition de Siemens a été jugée non conforme. Siemens a alors déposé une plainte au TCCE qui l’a rejetée. Le Tribunal a jugé que la décision du Ministère de procéder à une réévaluation globale de la valeur technique des propositions était juste et que la méthodologie employée dans la réévaluation était dans l’ensemble compatible avec la demande de proposition et conforme à l’ACI.
[42] Siemens a alors demandé à la Cour d’appel fédérale d’exercer un contrôle judiciaire de la Décision du TCCE. Cette demande a également été rejetée. Devant la Cour d’appel fédérale, Siemens a reproché au TCCE de ne pas s’être assuré que la réévaluation faite par l’institution fédérale était conforme aux décisions qu’il avait lui-même rendues ou qui avaient été rendues par la Cour d’appel fédérale dans l’exercice de son pouvoir de contrôle judiciaire. La Cour d’appel fédérale a décidé que, sur cette question, le TCCE avait eu raison de considérer l’application de décisions antérieurement rendues en matière de marchés publics comme une question ne relevant pas de sa compétence.
[43] C’est dans ce contexte précis que la Cour a jugé que le Tribunal était uniquement autorisé à faire des recommandations dans le cas où il accueillait la plainte. De plus, selon le texte de l’article 30.18 de la Loi sur le TCCE[34], à part l’obligation de l’institution fédérale de motiver sa décision lors d’un refus de suivre la recommandation du Tribunal, il ne semblait y avoir, dans l’article 30.18, aucune restriction imposée au pouvoir discrétionnaire que possède l’institution fédérale de ne pas donner suite aux recommandations du TCCE. La Cour d’appel fédérale en a conclu que le Tribunal ne possédait pas la compétence d’assurer l’exécution de ses propres recommandations[35].
[44] Je suis d’avis que, dans ces passages de l’arrêt Siemens Westinghouse inc., la seule question alors en jeu était celle de savoir si le TCCE possède la compétence voulue pour donner suite à ses propres recommandations. De plus, je rappelle que, dans cette affaire, le Tribunal avait rejeté la plainte de Siemens. Par conséquent, la question du caractère contraignant de la décision du Tribunal et celle de la marge de manœuvre de l’institution fédérale dans le cas où la plainte est accueillie et que le TCCE lui formule une recommandation n’étaient pas en jeu.
[45] En réalité, la jurisprudence fédérale démontre plutôt que les tribunaux ont fixé de sévères balises à l’exercice du pouvoir discrétionnaire que l’article 30.18 de la Loi sur le TCCE confère à l’institution fédérale qui reçoit une recommandation du Tribunal.
[46] En 1999, dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Symtron Systems Inc.[36], voici ce qu’écrivait le juge Linden au nom de la Cour d’appel fédérale au sujet de l’article 30.18 de la Loi dans une affaire relative à un marché public dans le contexte de l’ALÉNA :
[12] Enfin, le paragraphe 30.18(1) [édicté, idem] de la Loi sur le TCCE crée une sorte de mécanisme pour assurer le respect des décisions, en disposant que l'institution fédérale doit mettre en oeuvre les recommandations du Tribunal «dans toute la mesure du possible». La formule «dans toute la mesure du possible» au paragraphe 30.18(1) de la Loi sur le TCCE remplace l'expression «en principe» employée à l'alinéa 1017(1)l) de l'ALÉNA. Le paragraphe 30.18(1) de la Loi sur le TCCE dispose :
30.18 (1) Lorsque le Tribunal lui fait des recommandations en vertu de l'article 30.15, l'institution fédérale doit, sous réserve des règlements, les mettre en oeuvre dans toute la mesure du possible.
[13] Par lui-même, ce texte semble donner à l'institution fédérale une certaine latitude pour décider si elle va se conformer à la recommandation du Tribunal et dans quelle mesure. Cependant, il appert de l'intention du législateur que les institutions fédérales sont censées respecter la recommandation du Tribunal. La formulation claire des paragraphes 30.18(2) [édicté, idem] et 30.18(3) [édicté, idem] vise à faire en sorte que le non-respect soit embarrassant et peu fréquent. L'institution doit informer le Tribunal de ce qu'elle entend faire, puis de ce qu'elle a fait pour mettre en oeuvre ses recommandations. […][37]
[47] La même année, la division de première instance de la Cour fédérale a été saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de TPSGC de ne pas donner suite à une recommandation du TCCE. Dans Wang Canada Ltd. c. Canada (Ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux)[38], la requérante avait porté plainte devant le TCCE dans le contexte d’un marché public de services d’entretien d’ordinateurs en reprochant au Ministre de ne pas avoir passé le marché conformément aux exigences de l’ALÉNA et de l’ACI.
[48] La plainte a été accueillie et le TCCE a recommandé, comme mesure corrective, que le Ministre adjuge le marché à la requérante sous réserve de l’exception concernant l’intérêt public de l’alinéa 1015(4)c) de l’ALÉNA. Conformément au paragraphe 30.18(2) de la Loi sur le TCCE, le Ministre a informé le Tribunal que, pour des raisons d’intérêt public, il n’avait pas l’intention d’offrir le marché à la requérante, mais plutôt de relancer une demande de proposition.
[49] Cette décision a été contestée par la requérante et le juge McGillis de la division de première instance lui a donné raison. Le juge a conclu que le Ministre avait commis une erreur de droit en ne donnant pas suite à la recommandation du Tribunal. Il a estimé que le juge avait mal interprété l’étendue du pouvoir que confère au Ministre le sous-paragraphe 1015(4)c) de l’ALÉNA qui l’oblige à adjuger le marché à un fournisseur dont la soumission respecte certains critères, sauf s’il décide, pour des raisons d’intérêt public, de ne pas passer le marché.
[50] Le passage suivant du jugement de la Cour fédérale démontre que le juge a également considéré que le paragraphe 30.18(1) de la Loi sur le TCCE ne permettait pas au Ministre d’agir comme il l’avait fait. S’il n’était pas satisfait de la recommandation du Tribunal, il aurait dû demander le contrôle judiciaire plutôt que de tenter de se soustraire à l’obligation de l’appliquer :
[27] […] À mon avis, le délégué du ministre n'avait pas le droit, dans les circonstances de l'espèce, de se prévaloir de l'exception concernant l'intérêt public puisqu'un examen objectif des faits révèle qu'il n'a pas décidé «de ne pas passer le marché» au sens de l'alinéa 1015(4)c) de l'ALÉNA. Qui plus est, en prenant des mesures procédurales pour passer outre à la décision du Tribunal, le délégué du ministre a contrevenu à l'objectif du régime législatif, en particulier à l'obligation prévue au paragraphe 30.18(1) de la Loi sur le TCCE de mettre en oeuvre les recommandations du Tribunal dans toute la mesure du possible. Vu son désaccord manifeste avec l'interprétation qu'a faite le Tribunal de la disposition attaquée de la DP, le délégué du ministre aurait dû contester directement la décision en engageant des procédures de contrôle judiciaire plutôt qu'en se prévalant de l'exception concernant l'intérêt public prévue à l'alinéa 1015(4)c) de l'ALÉNA pour tenter de soustraire à cette obligation. L'ALÉNA et l'Accord sur le commerce intérieur sont des accords commerciaux importants qui imposent des obligations considérables à nos institutions fédérales, et le régime législatif les incorporant au droit canadien doit être rigoureusement respecté. Malheureusement, les actes du délégué du ministre en l'espèce sont incompatibles avec l'objectif général de ce régime législatif en ce qui concerne la procédure de passation des marchés.[39]
[51] En accueillant la demande de contrôle judiciaire, le juge a non seulement annulé la décision du Ministre, mais il lui a ordonné d’adjuger le marché à la requérante « […] conformément à la recommandation […] » du TCCE[40].
[52] En 2002, dans Cognos Inc. c. Canada (Ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux)[41], le juge Beaudry était saisi d’une requête de Cognos pour l’obtention d’une injonction provisoire immédiate pour surseoir à l’application d’un certificat délivré par un représentant du Ministre intimé selon le paragraphe 30.13(4) de la Loi sur le TCCE[42] et pour empêcher l’adjudication d’un marché jusqu’à décision sur une plainte au Tribunal.
[53] Au cours de son analyse du critère du préjudice irréparable, le juge Beaudry s’est prononcé sur la portée de l’article 30.18 de la Loi :
[17] Je suis d'avis que le préjudice que subirait la demanderesse n'est pas irréparable. Le paragraphe 30.15(2) prévoit que le TCCE peut, lorsqu'il donne gain de cause au plaignant, recommander que soient prises certaines mesures correctives, notamment le versement d'une indemnité au plaignant, comme le prévoit l'alinéa e) de ce paragraphe. Je n'accepte pas l'argument du défendeur suivant lequel le gouvernement n'est pas lié par ces recommandations. L'article 30.18 de la Loi prévoit en effet ce qui suit :
[Citation omise]
Il ressort du texte de la loi qu'une décision du TCCE impose des obligations à l'institution fédérale concernée. L'institution fédérale devra motiver son défaut de remplir les obligations en question.
[18] Lorsqu'on les applique au cas qui nous occupe, ces dispositions de la Loi ont pour effet d'obliger le défendeur à accorder toute réparation que le TCCE peut désirer accorder, y compris le versement d'une indemnité ou la résiliation du contrat en cause, dans toute la mesure du possible, ou à justifier son défaut de le faire. La Cour peut intervenir en cas de défaut du défendeur de donner suite aux recommandations.[43]
[54] Cinq ans plus tard, dans un contexte similaire, le juge Mandamin de la Cour fédérale s’est fondé sur le jugement dans Cognos pour rappeler que le plaignant qui a eu gain de cause devant le TCCE peut s’adresser à la Cour fédérale si l’institution fédérale visée par une recommandation du TCCE refuse d’y donner suite sans raison valable :
[24] S’il est vrai que le TCCE ne peut que formuler des recommandations, l’institution fédérale visée est tenue d’y répondre sur le fond en motivant sa décision de ne pas les appliquer, le cas échéant. Le juge Beaudry a écrit aux paragraphes 17 et 18 de la décision Cognos, précitée :
[Citations omises]
[25] Si le TCCE fait droit à sa plainte, TPG pourra bénéficier de mesures correctives appréciables. Le paragraphe 30.15 prévoit entre autres la réévaluation des soumissions, l’attribution du marché au demandeur et une indemnité pécuniaire. De telles mesures correctives sont importantes et le demandeur pourrait en outre s’adresser à la Cour dans le cas où l’institution fédérale n’appliquerait pas les recommandations du TCCE sans raison valable.[44]
[55] Enfin, toujours en 2007, dans l’affaire Canada (Attorney General) c. Northrop Grumman Overseas Services Corporation[45], le TCCE avait recommandé que TPSGC procède, comme demandé par Northrop dans sa plainte, à une nouvelle évaluation des propositions de trois soumissionnaires.
[56] Invoquant le paragraphe 30.18(1) de la Loi sur le TCCE, TPSGC a avisé le TCCE qu’il n’avait pas l’intention de donner suite à la recommandation du Tribunal parce qu’il n’était pas d’accord avec les conclusions de ce dernier et qu’il entendait contester sa recommandation par une demande de contrôle judiciaire.
[57] Northrop a alors demandé à un juge de la Cour d’appel fédérale une ordonnance enjoignant TPSGC de se conformer à la recommandation du TCCE ainsi qu’une déclaration selon laquelle la demande de contrôle judiciaire de la décision du Tribunal demandée par le procureur général du Canada au bénéfice de l’institution fédérale n’avait pas l’effet de suspendre l’exécution du TCCE.
[58] Le juge Noël de la Cour d’appel fédérale a accueilli la demande de Northrop au motif, notamment, que l’article 30.18 de la Loi n’autorisait pas l’institution fédérale à ignorer les recommandations du TCCE au seul motif qu’elle n’était pas d’accord avec la décision de ce dernier d’accueillir une plainte et qu’elle en avait demandé le contrôle judiciaire. Si l’institution fédérale ne désirait pas suivre les recommandations du Tribunal, elle devait alors solliciter une ordonnance de sursis en Cour fédérale.
[59] Les passages ci-après cités du jugement du juge Noël sont particulièrement éloquents sur la question :
[17] In my respectful view, these provisions are not authority for the proposition advanced by the Attorney General in this case. Specifically, section 30.18 of the CITT Act does not authorize PWGSC to ignore the recommendations made by the CITT altogether solely because it disagrees with the decision upholding the complaint and has brought a judicial review application.
[18] This Court has had occasion to consider the scope, purpose and effect of section 30.18 in Canada (Attorney General) v. Symtron Systems Inc., 1999 CanLII 9343 (FCA), [1999] 2 F.C. 514 (F.C.A.). In that case, Linden J.A. said on behalf of the Court (paras. 12 and 13):
[Citation omise]
[19] I need not elaborate on the type of reasons that PWGSC may properly invoke pursuant to section 30.18 in order to justify a refusal to abide by recommendations made by the CITT. It is sufficient to say that the simple fact that PWGSC disagrees with a decision of the CITT upholding a complaint and seeks judicial review of that decision, is not one that comes within the ambit of that provision. Nor do I accept that section 30.18 can be construed as allowing for an automatic stay of the recommendations of the CITT, at the option of PWGSC, whenever a challenge is brought against a decision of the CITT.
[20] I therefore conclude that in the absence of a valid invocation of section 30.18, PWGSC must, like any other party to a procurement complaint, abide by the recommendations of the CITT. To the extent that PWGSC cannot invoke section 30.18 on cogent grounds - in this case PWGSC agreed that the recommendations made by the CITT were appropriate in the event that the complaint was found to be valid - and does not want to give effect to the recommendations, it must seek and obtain an appropriate stay.[46]
[60] En conclusion sur cette question, même s’il était tenu pour acquis que le caractère contraignant des décisions d’un tribunal administratif constitue un critère nécessaire et autonome pour qu’elles puissent bénéficier de l’autorité de la chose jugée, j’estime que l’interprétation judiciaire des dispositions de l’article 30.18 de la Loi sur le TCCE démontre que les décisions et les recommandations du Tribunal lorsqu’il accueille une plainte sont suffisamment contraignantes pour satisfaire à ce critère.
[61]
L’autorité de la chose jugée requiert l’identité des parties, de la
cause et de l’objet soit « la chose demandée » selon l’article
[62] En l’espèce, l’identité des parties n’est pas contestée, mais l’identité de la cause et l’identité de l’objet le sont.
[63] La cause est « le fait juridique ou matériel qui constitue le fondement direct et immédiat du droit réclamé »[47]. En l’espèce, l’intimée invoque devant la Cour supérieure le même ensemble factuel et la qualification juridique qu’elle a donnée à ces faits devant le TCCE[48]. Dans les deux cas, elle prétend que l’ajout dans l’appel d’offres de la condition d’un fond ouvrant pour la disposition des sédiments dragués contrevient à l’ACI et est discriminatoire à son égard. Plus spécifiquement, l’intimée, dans son action en dommages, reproche à TPSGC de l’avoir illégalement et injustement évincée du processus d’appel d’offres en ajoutant aux exigences obligatoires une spécification non nécessaire ayant pour seul objectif de l’évincer et sans que cette exigence nouvelle, ajoutée sans préavis, soit jugée nécessaire par l’examen environnemental préalable[49]. Ayant ainsi été intentionnellement et illégalement évincée de la course pour l’obtention du marché, elle a subi un préjudice important pour lequel elle réclame compensation[50].
[64] Pour déterminer l’identité de la cause, je propose de comparer les fautes invoquées par l’intimée au soutien de son action en dommages avec les motifs invoqués par le TCCE pour conclure que l’ajout de l’exigence d’une drague à fond ouvrant dans l’appel d’offres ne contrevenait pas à l’ACI.
[65] Ainsi, selon l’intimée, en septembre 2010, TPSGC a publié un avis d’avant-projet pour informer les intéressés de son intention d’aller en appel d’offres pour l’octroi d’un contrat de dragage de sept ans sans faire mention du fait que les caractéristiques de la drague requises allaient être modifiées quelques mois plus tard, en décembre 2010, pour exiger un fond ouvrant. L’ajout soudain de cette exigence en décembre 2010 n’avait donc pour objectif que d’évincer l’intimée. C’est ce qui appert des paragraphes suivants de l’action en dommages :
68. Par la suite, le 3 septembre 2010, TPSGC publie sur le système MERX (service électronique d'appel d'offres canadien), un avis d'avant-projet afin d'aviser les entreprises intéressées de son intention d'aller en appel d'offres pour un contrat de sept (7) ans, les informer des modifications à la clause FPC et les inviter à lui communiquer leurs commentaires s'ils le désiraient (pièce P-11);
69. À ce stade, l'information communiquée aux entrepreneurs intéressés est à l'effet que le tronçon de la Traverse du Nord devrait être dragué par des dragues à succion autoporteuses à élinde(s) traînante(s) :
«De façon à encourager la concurrence, TPSGC utilisera une version adaptée de la clause d'outillage flottant pour tous les appels d'offres qui incluront le dragage de la Traverse du Nord. La clause d'outillage flottant adaptée pour le contrat incluant la Traverse du Nord exigera que pour la drague à succion autoporteuse à élinde(s) traînant(s), les exigences de la clause soient respectées avant le début des travaux de dragage. Pour les autres équipements qui pourraient être utilisés dans le cadre du contrat, la clause demeure inchangée et exigera donc que ces équipements soient conformes aux exigences de la clause à la fermeture des soumissions.
La clause d'outillage flottant qui sera utilisée dans les futurs appels d'offres incluant la Traverse du Nord sera essentiellement rédigée comme suit :
Drague à succion autoporteuse à élinde(s) traînante(s) : Pour être utilisée dans l'exécution de ce projet de dragage. une drague à succion autoporteuse à élinde(s) traînante(s) doit être immatriculée et fabriquée au Canada.
Toutefois, l'entrepreneur qui veut utiliser une drague à succion autoporteuse à élinde(s) traînante(s) de fabrication non canadienne doit se procurer un certificat de qualification auprès d'Industrie Canada avant de débuter les travaux de dragage. Un certificat de qualification ne pourra être émis que si la drague à succion autoporteuse à élinde(s) traînante(s) a subi des modifications, à valeur ajoutée, au Canada qui représentent un coût total supérieur au coût d'acquisition de la drague.»
70. Encore une fois, la Cour retiendra qu'à la veille du lancement de l'appel d'offres, TPSGC ne fait aucunement mention que les caractéristiques de la drague admissible allaient être modifiées pour exiger que la drague soit équipée d'un fond ouvrant ou d'une coque ouvrante;
71. Marissa, qui prend connaissance de l'avis, ne formule aucun commentaire à TPSGC, étant donné que le navire qu'elle a acquis pour soumissionner, tel qu'il sera modifié, est une drague à succion autoporteuse à élinde traînante;
[…]
110. L'apparition soudaine à l'appel d'offres de 2010 de cette nouvelle exigence n'avait pour but que d'évincer Marissa puisque les préposés de TPSGC et de GCC savaient pertinemment que Marissa était intéressée à obtenir le contrat et que le navire qu'elle a acquis pour soumissionner n'était pas équipé de fond ouvrant ou coque ouvrante;
[Reproduction intégrale]
[66] Cet argument précis a été formulé par l’intimée devant le TCCE et ce dernier l’a rejeté lorsqu’il a décidé que l’ajout de la condition du fond ouvrant ne contrevenait pas à l’alinéa 404d) de l’ACI :
120. L'alinéa 404d) de l'ACI prévoit que « la mesure ne crée pas une restriction déguisée du commerce. »
121. Cette condition vise à déterminer si la mesure concernée crée, sans que cela ne soit évident ou apparent de prime abord, une restriction au commerce. L'idée d'une restriction non apparente ou cachée au commerce est au coeur de cette disposition.
122. Le Tribunal n'a aucune difficulté à affirmer que la mesure contestée était évidente à première vue à la lecture du contenu de l'appel d'offres et était donc transparente. La confirmation la plus évidente de ce fait est la rapidité avec laquelle Marissa a communiqué avec TPSGC pour discuter de la nécessité de cette exigence et lui demander de l'éliminer. Ceci indique clairement que la restriction était évidente et n'était pas une mesure déguisée. Le libellé de l'exigence indique immédiatement la portée de ses effets, c'est-à-dire de limiter l'accès à l'appel d'offres aux soumissionnaires en mesure d'effectuer les travaux de dragage au moyen d'une drague munie d'un fond ouvrant. En ce sens, iI ne peut y avoir de « restriction déguisée du commerce » en l'espèce.
123. TPSGC soutient que lors de consultations avec l'industrie en septembre 2010, personne ne l'avait contacté pour proposer un autre mode de rejet de sédiments. D'après TPSGC, si cela avait été fait, la méthode, proposée par Marissa aurait pu être considérée en temps opportun. Marissa allègue que la non-inclusion du critère obligatoire au moment de la publication de l'avis d'avant-projet dénotait une intention de cacher les intentions véritables de TPSGC. Marissa soutient qu'elle ne pouvait répondre à l'avis d'avant-projet puisqu'elle ne savait pas que cette importante restriction serait ajoutée dans l'appel d'offres. Le Tribunal est d'avis qu'aucun élément de preuve n'appuie l'allégation selon laquelle TPSGC avait une intention particulière ou malveillante en omettant ce critère lors de la publication de l'avis d'avant-projet. D'une manière similaire, le Tribunal estime dénuée de fondement l'allégation de Marissa selon laquelle TPSGC a délibérément produit des renseignements trompeurs lorsqu'il a diffusé son avis d'avant-projet
124. Le Tribunal remarque aussi que, bien que cela ait été souhaitable, TPSGC n'avait aucune obligation d'inclure la mention de ce critère à cette étape du processus. L'objectif de cet avis n'était que d'informer l'industrie du dragage de la stratégie d'approvisionnement élaborée par TPSGC et la GCC afin de faire exécuter les travaux de dragage d'entretien. Cet avis ne visait clairement pas à décrire en détail les exigences obligatoires de l'appel d'offres. Donc, ce sont les dispositions de l'appel d'offres qui doivent être examinées afin de déterminer si la mesure crée une restriction déguisée au commerce et, en cas d'incompatibilité entre l'appel d'offres et l'avis d'avant-projet, c'est l'appel d'offres qui doit primer.[51]
[67] En deuxième lieu, dans son action en dommages, l’intimée plaide également que TPSGC savait pertinemment que le navire qu’elle avait acquis aux fins de sa soumission ne pouvait être transformé en drague avec fond ouvrant et que, par conséquent, l’ajout de cette exigence dans l’appel d’offres ne visait qu’à l’évincer du processus. De plus, toujours selon l’intimée, cette exigence était également discriminatoire puisque prohibée par les paragraphes 504(2) et (3) de l’ACI :
111. Comme exposé plus haut, TPSGC reprochait à Marissa/Métro Excavation de ne pas offrir d'utiliser «une drague à succion autoporteuse à élinde(s) traînante(s)», à présent qu'elle en offre une, TPSGC lui reproche de ne pas en avoir une «équipée de fond ouvrant ou coque ouvrante.»
112. Dès qu'elle a acquis son navire en 2009 Marissa l'a placé dans le port de Québec à côté du siège social de la GCC;
113. Le navire de Marissa, tel que cela paraît sur son certificat d'immatriculation, accessible aux préposés de TPSGC et de GCC, est un traversier ce qui fait que les moteurs se trouvent dans le fond de la cale au centre du navire;
114. Les préposés de TPSGC et GCC savaient très bien qu'ainsi ce navire ne pouvait être transformé en drague à fond ouvrant ou coque ouvrante;
115. D'ailleurs, tel qu'exposé plus haut monsieur Pierre Rouleau du GCC était d'avis que Marissa n'avait pas un navire admissible avant même que les exigences du devis soient formulées ce qui démontre au moins que GCC était au fait du type de navire que Marissa se proposait d'utiliser;
116. Il s'ensuit qu'ajouter l'exigence de fond ouvrant, sans que cela ne soit exigé du point de vue environnemental, ne visait qu'à évincer Marissa de la course puisque, sans cette exigence, le navire de Marissa aurait été admissible;
117. Les responsables de TPSGC et GCC n'auraient pas dû ajouter cette exigence, simplement discriminatoire, mais plutôt maintenir les exigences habituelles et évaluer la valeur de la proposition de Marissa à son mérite;
118. De plus, à supposer même que l'ajout de cette nouvelle exigence n'avait pas pour objectif de disqualifier Marissa il avait pour effet le même résultat, et ce, en contravention aux clauses de I'ACI;
[…]
128. Aussi, cette exigence d'un fond ouvrant est discriminatoire au sens de l'article 504(2) ACI qui interdit l'exercice de la discrimination entre les services et les fournisseurs dans le cas d'une procédure de passation d'un marché public :
«2. Sous réserve de l'article 404 (Objectifs légitimes), le paragraphe 1 a pour effet d'interdire au gouvernement fédéral d'exercer de la discrimination :
a) entre les produits ou services d'une province ou d'une région, y compris entre ceux inclus dans les marchés de construction, et les produits ou services d'une autre province ou région;
b) entre les fournisseurs de tels produits ou services d'une province ou d'une région et les fournisseurs d'une autre province ou région.»
129. Le paragraphe 3 de l'article 504 illustre un exemple de mesure discriminatoire interdite qui s'applique parfaitement à la conduite de TPSGC à l'égard de Marissa :
«3. Sauf disposition contraire du présent chapitre, sont comprises parmi les mesures incompatibles avec les paragraphes 1 et 2 :
[ . .]
b) la rédaction des spécifications techniques de façon soit à favoriser ou à défavoriser des produits ou services donnés, y compris des produits ou services inclus dans des marchés de construction, soit à favoriser ou à défavoriser des fournisseurs de tels produits ou services, en vue de se soustraire aux obligations prévues par le présent chapitre;»[52]
[Reproduction intégrale]
[68] Or, le TCCE a bien saisi la portée de cet argument de discrimination que l’intimée lui avait également soumis ainsi qu’il appert des passages suivants de sa décision et de la note 33 :
45. Le chapitre cinq de l'ACI contient un ensemble de règles générales et d'obligations particulières devant être respectées par les parties à l'ACI, y compris le gouvernement fédéral. Concernant les règles générales, l'article 500 (Application des règles générales) prévoit entre autres que les articles 403 (Absence d'obstacles) et 404 (Objectifs légitimes) s'appliquent au chapitre cinq. Pour sa part, l'article 504 prévoit une obligation expresse de non-discrimination à l'égard des produits et services faisant l'objet de l'accord et à l'endroit des fournisseurs de ces produits ou services dans le cadre des marchés publics visés par le chapitre cinq.
[Référence omise]
46. Compte tenu des faits relatifs à la présente plainte et des allégations de Marissa, le Tribunal doit se pencher sur l'interprétation et l'application des articles 403 (Absence d'obstacles), 404 (Objectifs légitimes) et 504 (Non-discrimination réciproque) de l'ACI dans son analyse. En effet, Marissa allègue que l'exigence obligatoire de l’appel d'offres relative à l'utilisation d'une drague à succion autoporteuse à élindes traînantes « équipée de fond ouvrant ou d'une coque ouvrante à charnières de pont (split hull) pour décharger les matériaux » constitue une condition exagérément restrictive qui crée un obstacle non justifié au commerce. Par ailleurs, de manière plutôt implicite, Marissa allègue que cette mesure est discriminatoire à son encontre33. Ces allégations font en sorte que le Tribunal examinera la portée des articles 403 et 504 afin de déterminer si l'exigence de l'utilisation exclusive et obligatoire d'une drague comportant un fond ouvrant constitue une mesure incompatible avec l’un de ces articles.
___________________________________
33. Bien que la plainte ne contienne pas une allégation explicite que la mesure contestée est incompatible avec l'article 504 de l’ACI, le Tribunal remarque que Marissa a soutenu que l'exigence obligatoire d'un fond ouvrant a été ajoutée en vue de l'empêcher de soumissionner et visait ainsi à la défavoriser. Marissa a également soutenu que cette mesure avait pour effet de rendre inapte son navire et de l'exclure de la procédure du marché public.[53]
[69] Après avoir ainsi exposé l’argument de l’intimée, le TCCE l’a rejeté, tant en ce qui concerne la soi-disant connaissance de TPSGC dans les faits qu’en ce qui concerne la contravention alléguée aux dispositions antidiscrimination de l’article 504 de l’ACI. Les paragraphes ci-après cités de la Décision du TCCE sont sans équivoque à ce sujet :
128. Les paragraphes 504(1) et 504(2) de l'ACI interdisent d'une façon générale l'exercice de la discrimination entre les services et les fournisseurs dans le cadre d'une procédure de passation d'un marché public. Le paragraphe 504(3) fournit des exemples de mesures incompatibles avec les paragraphes 504( 1) et 504(2) et prévoit notamment ce qui suit :
3. Sauf disposition contraire du présent chapitre, sont comprises parmi les mesures incompatibles avec les paragraphes 1 et 2 :
[…]
b) la rédaction des spécifications techniques de façon soit à favoriser ou à défavoriser des produits ou services donnés, y compris des produits ou services inclus dans des marchés de construction, soit à favoriser ou à défavoriser des fournisseurs de tels produits ou services, en vue de se soustraire aux obligations prévues par le présent chapitre;
129. Dans la mesure où Marissa plaide que TPSGC a été discriminatoire à son égard ou à l'égard de ses services en ajoutant le critère exigeant l'utilisation d'une drague à fond ouvrant, le Tribunal estime que cette allégation est dénuée de fondement. En effet, les affirmations de Marissa à cet égard ne sont pas corroborées par les éléments de preuve. En effet, contrairement aux prétentions de Marissa, les éléments de preuve ne démontrent pas que les responsables de TPSGC connaissaient les caractéristiques du navire que Marissa entendait proposer et qu'ils ont rédigé les spécifications techniques dans le but de défavoriser Marissa ou de l'empêcher de déposer une proposition recevable. Au contraire, les témoins de TPSGC ont affirmé à l'audience que ce n’est qu’après avoir diffusé l'appel d'offres qu'ils ont appris que le navire de Marissa n’avait pas de fond ouvrant et avaient peu de connaissance concernant le projet de Marissa au moment de préparer l’appel d’offres. Le Tribunal conclut donc qu’il n’a pas établi que l’exigence en question avait été ajoutée en vue d'éliminer Marissa du processus et que TPSGC a été discriminatoire à l'endroit de Marissa ou de ses services.[54]
[70] Dans son action en dommages, l’intimée a également imputé à TPSGC la faute d’avoir ajouté cette exigence d’un fond ouvrant sans que l’examen environnemental préalable ait exigé que le dépôt des sédiments dragués soit fait par une drague de ce type. Par le fait même, le seul motif invoqué par TPSGC pour justifier cette exigence était donc faux :
77. Le 14 janvier 2011, monsieur Jean Rochette, spécialiste de l'approvisionnement à TPSGC, répond à l'opposition de Marissa (P-14);
78. Monsieur Rochette reconnaît explicitement que c'est la première fois que TPSGC exige que l'équipement de dragage soit équipé d'un fond ouvrant ou d'une coque ouvrante :
«Comme vous en faites état dans votre lette, il est vrai gue c'est la première fois que la description de la drague énoncée à l'article 4 - Caractéristiques obligatoires de la drague des Conditions obligatoires du contrat CS03, fait spécifiquement mention gue «la drague doit être équipée de fond ouvrant ou d'une coque ouvrante à charnières de pont (split hull) pour décharger les matériaux.» Toutefois, il faut comprendre que l'élaboration de documents d'appels d'offres est un processus en constante amélioration. Cette mention a été ajoutée dans le seul but d'apporter plus de précision quant aux caractéristiques standards que doit posséder le type d'équipement requis afin de satisfaire aux contraintes opérationnelles et environnementales propres au dragage de la Traverse du Nord.»
79. Il ajoute que cette nouvelle exigence a été jugée nécessaire à cause de la dernière évaluation environnementale réalisée préalablement à l'appel d'offres :
«Nous sommes d'avis, contrairement à votre prétention, que cette précision dans les caractéristiques obligatoires ne constitue nullement un «obstacle non nécessaire». À cet effet, l'examen environnemental préalable, gui a été produit en vertu des exigences de la Loi Canadienne sur l'évaluation environnementale, nous autorise qu'à déposer les déblais de dragage dans des aires de rejet en eau libre, en effectuant un dépôt massif à l'aide d'équipement à fond ouvrant.»
80. Or, le rapport de Dessau de mai 2010 (P-10), dernière évaluation environnementale à laquelle réfère monsieur Rochette, n'exige aucunement que la drague à être utilisée soit munie de fond ouvrant ou coque ouvrante;
81. En effet, le rapport Dessau, comme celui de Genivar ne retient pas l'option de déposer les sédiments en milieu terrestre :
«De manière générale, parmi les différentes alternatives et variantes de gestion des sédiments dragués, le scénario d'une gestion des sédiments en milieu terrestre comporte, sur le plan environnemental, des impacts liés au transport des sédiments : émissions atmosphériques incluant des gaz à effet de serre, bruit, dérangement des résidents sur le parcours des camions, encombrement des routes et soulèvement de poussières. Cette opération de déplacement d'un grand volume de sédiments implique des dépenses énergétiques et des émissions atmosphériques non négligeables, et qui ne peuvent être justifiables que dans la mesure où il n'existe pas de solution de remplacement.»
82. Il opte plutôt pour le dépôt des sédiments en eaux libres :
«Pour /es travaux de dragage, la mise en dépôt en eaux libres semble donc être appropriée pour l'ensemble des sédiments dragués dans la voie navigable, à l'exception des débris.»
83. Quant aux caractéristiques de la drague à utiliser pour le tronçon de la Traverse du Nord, comme tous les rapports antérieurs et comme le rapport Genivar, le rapport Dessau exige uniquement que la drague à utiliser doit être une drague à succion autoporteuse à élinde(s) traînante(s) ce qui a, selon le rapport même, toujours été le cas :
«[. . .] Une drague à succion à élindes traînantes a toujours été exigée et utilisée pour les dragages d'entretien dans la Traverse du Nord.»
84. Il est inexact de prétendre que le rapport Dessau exige que la drague soit équipée de fond ouvrant ou coque ouvrante pour déposer les sédiments;
[…]
116. Il s'ensuit qu'ajouter l'exigence de fond ouvrant, sans que cela ne soit exigé du point de vue environnemental, ne visait qu'à évincer Marissa de la course puisque, sans cette exigence, le navire de Marissa aurait été admissible;
[…]
125. Le seul objectif que TPSGC a fait valoir pour justifier l'ajout de cette nouvelle exigence est la protection de l'environnement (article 200d) tel qu'il apparaît de la lettre de monsieur Rochette) (P-14);
126. Or, comme exposé plus haut, l'examen environnemental préalable (Dessau mai 2010 pièce P-10) n'exige aucunement que le dépôt de sédiments soit effectué par fond ouvrant ou coque ouvrante;[55]
[Reproduction intégrale]
[71] De plus, toujours selon l’intimée, cette exigence a pour effet de créer un obstacle au commerce intérieur au sens de l’article 403 de l’ACI sans que cet obstacle soit justifié pour la réalisation d’un objectif légitime selon l’article 404 et la définition d’« objectif légitime » de l’article 200 de l’ACI :
125. Le seul objectif que TPSGC a fait valoir pour justifier l'ajout de cette nouvelle exigence est la protection de l'environnement (article 200d) tel qu'il apparaît de la lettre de monsieur Rochette) (P-14);
126. Or, comme exposé plus haut, l'examen environnemental préalable (Dessau mai 2010 pièce P-10) n'exige aucunement que le dépôt de sédiments soit effectué par fond ouvrant ou coque ouvrante;
127. Il s'ensuit que cette exigence a pour effet de créer un obstacle au commerce intérieur au sens de l'article 403 et n'est pas justifié par l'article 404 constituant ainsi une violation à l'obligation prévue à 403 ACI;[56]
[72] Le TCCE a d’abord conclu de la preuve administrée devant lui que, dans les faits, « […] l’objectif poursuivi par la mesure était d’assurer la mise en place des mesures de protection et de prévention dans le rapport d’examen de Dessau »[57], ce qui contredit la thèse de l’intimée comme le révèlent les paragraphes suivants de la décision du Tribunal :
97. La section 4.2 du rapport d’examen préalable de Dessau traite des impacts de la mise en dépôt en eaux libres et la section 4.2.3 parle de l’impact sur la qualité de l’eau. On y explique assez clairement que la « descente en masse » est la méthode de mise en eaux libres qui a fait l’objet des études considérées dans le rapport. La méthode fait l’objet d’une description ainsi que d’un schéma qui montre les différentes étapes et phases de l’exécution de cette méthode. Le schéma (figure 2) montre un déchargement de la drague par le fond, suggérant par là l’idée que la drague possède un fond ouvrant. Le Tribunal remarque également que cette illustration ne montre pas un déversement au moyen d’un tuyau, d’une trompe ou d’un « pipeline ».
98. En soi, ce qui précède ne permet pas au Tribunal de conclure nécessairement que seul ce type d’équipement a fait l’objet de l’étude, mais le Tribunal doit dire qu’il s’agit d’une forte indication en ce sens lorsque l’ensemble des éléments précédents est pris en considération.
99. Cependant, l’élément déterminant à cet égard est sans contredit la lettre de Dessau du 23 février 2011, déposée avec le RIF, qui indique très clairement que des études techniques supplémentaires doivent être entreprises si une autre méthode de déversement devait être envisagée. La lettre indique ce qui suit : « Ainsi, advenant le cas où un autre mode de mise en dépôt des sédiments était utilisé, remplaçant ainsi l’utilisation d’un fond ouvrant, il s’avérerait nécessaire de modifier le rapport d’examen préalable en fonction de cette nouvelle installation. En effet, comme le rapport d’examen préalable évalue les impacts de la mise en dépôt des sédiments en eaux libres à partir d’une installation à fond ouvrant, il sera obligatoirement nécessaire de revoir l’ensemble de cette analyse. Cette nouvelle analyse devra être basée sur une revue complète de la littérature existante, en plus de conclusions tirées d’études techniques réalisées dans différents domaines (courantométrie, dynamique hydrosédimentaire, régime marégraphique, etc.) et propres au secteur visé par les travaux, permettant de déterminer précisément le mode de dispersion des sédiments lors de l’utilisation d’une conduite ou d’un pipeline. »
100. En se fondant sur le contenu de cette lettre, le Tribunal conclut que l’analyse des impacts environnementaux de l’utilisation de la méthode de mise en dépôt des sédiments en eaux libres a été faite, en ce qui concerne le secteur de la traverse du Nord, en ne tenant compte que de l’utilisation d’une drague à succion autoporteuse à élindes traînantes munie d’un fond ouvrant. Ainsi, à la lumière de l’ensemble des éléments de preuve examinés précédemment, il est clair qu’il existe une forte relation factuelle entre l’objectif du respect des lois et règlements relatifs à la protection de l’environnement, à la gestion des pêches et à la protection de l’habitat du poisson et l’exigence d’utiliser une drague à fond ouvrant pour effectuer les travaux. En fait, la mesure contestée ne fait que reprendre une exigence jugée acceptable sur le plan environnemental par Dessau.
101. Autrement dit, il ressort des éléments de preuve que l’objectif poursuivi par la mesure était d’assurer la mise en place des mesures de protection et de prévention prévues dans le rapport d’examen préalable de Dessau. Le Tribunal est donc convaincu que l’exigence d’un fond ouvrant visait la poursuite des objectifs légitimes mentionnés aux alinéas c) et d) de la définition d’« objectif légitime » à l’article 200 de l’ACI. Par conséquent, le Tribunal conclut que la mesure « a pour objet la réalisation d’un objectif légitime » au sens de l’alinéa 404a) et que la première condition d’application de l’article 404 est remplie.
[…]
116. Le rapport d'examen préalable de Dessau a été fait en tenant compte des données accumulées lors des années antérieures. Comme il a été établi, les mesures protectrices prévoyaient implicitement l'utilisation d'une drague à succion autoporteuse à élindes traînantes avec fond ouvrant. La lettre de Dessau du 23 février 2011 indique que tout autre mode de déversement que celui ayant fait l'objet de l'étude devrait faire l'objet d'une étude préalable aux travaux. La compréhension du Tribunal du cadre réglementaire applicable à ce sujet est aussi que tout autre mode de déversement devrait être assujetti à une telle étude. Autrement dit, l’étude qui permet que les travaux soient faits pour la période visée par l'appel d’offres n'approuve aucun autre mode de déversement que celui effectué au moyen d'une drague à succion autoporteuse à élindes traînantes munie d'un fond ouvrant. L'utilisation de ce type de drague est donc le seul moyen par lequel, à ce stade-ci, TPSGC peut assurer l'exécution du service de dragage dans la période requise tout en réalisant l'objectif du respect des lois et règlements relatifs à la protection de l’environnement, à la gestion des pêches et à la protection de l'habitat du poisson.
117. Le Tribunal n'a aucun motif de douter des prétentions de Marissa selon lesquelles la méthode de dépôt des sédiments qu'elle propose respecte le même niveau d'exigence en termes de protection environnementale. Cependant, cette méthode n’a pas fait l'objet d'une évaluation au sens de la loi applicable. Le Tribunal ne peut donc être influencé par les représentations de Marissa à cet égard aux fins de sa décision. La question de la nécessité de la mesure et de l'existence d'une autre mesure qui permette d'atteindre les résultats recherchés ne peut être décidée sans tenir compte de la nécessité de mesurer les impacts environnementaux potentiels d'une telle mesure de rechange. C'est là tout le coeur de l'affaire sur cette question. Or, les éléments de preuve prépondérants devant le Tribunal indiquent que ces impacts sont inconnus. Dès lors, le Tribunal ne peut conclure que la méthode de rejet proposée par Marissa permet l'atteinte des objectifs légitimes du gouvernement.
118. Il ressort donc des éléments de preuve et de l'ensemble des faits qui ont été pris en compte précédemment qu'il n’existe pas d'autre mesure que celle d'un fond ouvrant pour permettre à TPSGC de réaliser ses objectifs légitimes, puisque aucune n'a fait l'objet d'une évaluation environnementale. Bien que théoriquement possible, la méthode suggérée par Marissa ne constitue pas une méthode possible et acceptable compte tenu des restrictions législatives dont TPSGC devait tenir compte et du fait qu'il a été établi devant le Tribunal que cette méthode de déversement pourrait avoir des répercussions sur l'environnement qui vont au-delà des impacts que les rapports d'examen préalables de Dessau et de CJB Environnement Inc. ont jugé acceptables. Le Tribunal ne peut pas non plus reprocher à TPSGC de ne pas avoir commandé d'études environnementales supplémentaires afin de faire valider, au regard de ses objectifs légitimes, la méthode proposée par Marissa, puisqu'il s'agit, de l'aveu même de Marissa, d'une solution « avant-gardiste» qui n'avait jamais été envisagée dans le cadre du dragage d'entretien de la traverse du Nord. De plus, le Tribunal accepte les arguments de TPSGC selon lesquels l'échéancier entre le moment de la diffusion de l’appel d’offres et le début des projets ne permettait pas une nouvelle évaluation environnementale. Par ailleurs, le Tribunal est d'avis que l'interprétation de TPSGC de ses obligations aux termes des dispositions législatives et réglementaires applicables était raisonnable dans les circonstances.[58]
[Références omises]
[73] De plus, comme l’indiquent les paragraphes précités, le Tribunal a déterminé que, même si l’exigence d’un fond ouvrant constituait un obstacle au commerce intérieur, cette exigence avait pour objet la réalisation des objectifs légitimes de la protection de la vie ou de la santé des humains, des animaux ou des végétaux et de la protection de l’environnement selon le paragraphe 404a) et l’article 200 de l’ACI.
[74] Cet examen comparatif des allégations de l’action en dommages de l’intimée et des motifs du TCCE sur la plainte déposée par celle-ci révèle que, dans les deux cas, l’intimée invoque le même ensemble factuel. Elle reproche essentiellement les mêmes fautes à TPSGC, soit d’avoir agi de façon discriminatoire à son égard et d’avoir imposé la même exigence d’une drague à fond ouvrant pour l’exclure du processus conduisant à l’octroi d’un contrat de dragage. Dans le premier cas, elle conclut que ces fautes constituent une violation de l’ACI et, dans le second, elle fait valoir que ces fautes lui ont causé un dommage lui donnant droit à compensation. Ainsi, chaque recours s’en prend à une même faute essentiellement constituée des mêmes manquements[59]. Enfin, le fait que certains détails figurent explicitement dans un cas alors qu’ils ne sont pas exprimés dans l’autre ou le fait qu’il puisse y avoir des différences de formulation dans la plainte devant le TCCE et dans l’action en dommages devant la Cour supérieure ne change rien à cette identité de cause[60].
[75] Enfin, je suis d’avis qu’il y a également identité d’objet en l’espèce. L’objet d’une demande est le bénéfice que l’on se propose d’obtenir en la formulant. Si un droit a été affirmé ou nié dans un procès, il y aura identité d’objet, si, dans un nouveau procès, on remet en question le même droit, alors même que ce serait pour en tirer une autre conséquence[61].
[76] Devant le TCCE, l’intimée a invoqué des fautes de TPSGC dans le processus d’appel d’offres afin d’obtenir l’annulation de ce processus et une recommandation du TCCE que TPSGC lance un nouveau processus en supprimant l’exigence d’une drague à fond ouvrant[62]. Dans son action en dommages, l’intimée allègue les mêmes fautes dans le but, cette fois, d’obtenir des dommages-intérêts de la même institution fédérale. Les remèdes recherchés, bien qu’ils soient différents, sont deux volets de l’affirmation par l’intimée des mêmes droits[63].
[77] C’est d’autant plus le cas que, au moment où le TCCE a entendu la plainte de l’intimée, le 20 avril 2011, le contrat avait déjà été adjugé à un autre soumissionnaire depuis le 24 mars 2011. L’intimée a quand même maintenu sa demande d’annulation alors même que l’alinéa 30.15(2)d) de la Loi sur le TCCE[64] prévoit la possibilité pour le Tribunal qui accueille une plainte de recommander à l’institution fédérale concernée le versement d’une indemnité, dont il prévoit le montant, au plaignant. En ce sens, l’objet de l’action en dommages est implicitement inclus dans l’objet de la plainte devant le TCCE[65]. Il y a donc identité d’objet.
[78] En conséquence, je suis d’avis que la Décision du TCCE sur la plainte de l’intimée jouit de l’autorité de la chose jugée en ce qui concerne l’action en dommages intentée par l’intimée en Cour supérieure. Pour ce motif, j’accueillerais l’appel, j’infirmerais le jugement de première instance, j’accueillerais la requête en irrecevabilité de l’appelante et je rejetterais l’action en dommages de l’intimée, avec dépens des deux Cours.
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LORNE GIROUX, J.C.A. |
[1] 2014 QCCS 3451, J.E. 2014-1446.
[2] Accord sur le commerce intérieur, 18 juillet 1994, 1995 Gazette du Canada, Partie 1, p. 1323, tel que modifié. Voir aussi : Loi de mise en œuvre de l’Accord sur le commerce intérieur, L.C. 1996, c. 17, ci-après cité : ACI.
[3] En février 2011, l’intimée a demandé en vain au TCCE d’ordonner le report de l’adjudication du contrat ou son report pour la période excédant la première année jusqu’à ce que le Tribunal ait statué sur sa plainte.
[4] Entreprise Marissa inc. c. Canada (Travaux publics et Services gouvernementaux), 2011 CanLII 93786 (C.A. TCCE), ci-après citée : Décision du TCCE.
[5] Jugement de première instance, précité, note 1, paragr. 25.
[6] Ibid., paragr. 39 à 41.
[7] Ibid., paragr. 42 à 49.
[8] Ibid., paragr. 50 à 53.
[9] Ibid., paragr. 54.
[10] Boucher c. Stelco Inc.,
[11]
Danyluk c. Ainsworth
Technologies Inc.,
[12]
Voir en particulier les motifs du juge Morissette dans l’arrêt Nasifoglu
c. Complexe St-Ambroise inc.,
[13]
Danyluk c. Ainsworth
Technologies Inc., précité, note 11, paragr. 35-36, p. 481-482 ; P.
Garant,
[14] Précité, note 1.
[15] Règlement sur les enquêtes du Tribunal canadien du commerce extérieur sur les marchés publics, DORS/93-602 (Gaz. Can. II), art. 4 et 7.
[16] Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur, L.R.C. (1985), c. 47 (4e suppl.), ci-après citée : Loi sur le TCCE, art. 30.11 à 30.17.
[17] Règles du Tribunal canadien du commerce extérieur, DORS/91-499 (Gaz. Can. II), ci-après citées : Règles du TCCE.
[18] Décision du TCCE, précitée, note 4, paragr. 6.
[19] Ibid., paragr. 10.
[20] Ibid.
[21] Selon l’article 103 des Règles du TCCE, précitées, note 17 et Décision du TCCE, précitée, note 4, paragr. 9.
[22] Décision du TCCE, précitée, note 4, paragr. 13.
[23] Ibid., paragr. 14.
[24] Ibid.
[25] Ibid., paragr. 12 et 13.
[26]
J.-C. Royer et S. Lavallée,
[27] Précitée, note 16.
[28] L’institution fédérale est définie à l’article 30.1 de la Loi sur le TCCE : « Ministère ou département d’État fédéral, ainsi que tout autre organisme, désigné par règlement ».
[29] Jugement de première instance, précité, note 1, paragr. 27.
[30]
Voir en particulier l’arrêt Danyluk de la Cour suprême, précité, note
11, paragr. 56 à 58, p. 490-491; Workers’ Compensation
Board c. Figliola,
[31]
Léo Ducharme,
[32]
Selon le juge Malone de la Cour d’appel fédérale, « […] le Tribunal est
uniquement autorisé à faire des recommandations dans le cas où il conclut à la
validité de la plainte » : juge Malone dans l’arrêt Siemens
Westinghouse inc. c. Canada (Ministre des Travaux
publics et des Services gouvernementaux),
[33] Ibid.
[34] Cité, supra, au paragr. [35].
[35] Siemens Westinghouse inc. c. Canada (Ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux), précité, note 32, paragr. 35-38, p. 316-318.
[36]
Canada (Procureur général) c. Symtron Systems Inc.,
[37] Ibid., paragr. 12-13, p. 522.
[38]
Wang Canada Ltd. c. Canada (Ministre des Travaux publics et des
services gouvernementaux),
[39] Ibid., paragr. 27, p. 18.
[40] Ibid., paragr. 29, p. 19.
[41] Cognos Inc. c. Canada (Ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux), 2002 CFPI 882.
[42] Selon le paragraphe 30.13(3) de la Loi sur le TCCE, précitée note 16, le Tribunal qui a décidé de faire enquête sur une plainte peut ordonner à l’institution fédérale de différer l’adjudication du contrat jusqu’à ce qu’il se soit prononcé sur la plainte. En vertu du paragraphe 30.13(4) cependant, le Tribunal doit annuler cette ordonnance dans le cas où l’institution fédérale certifie par écrit au Tribunal « […] que l’acquisition de fournitures ou services qui fait l’objet du contrat spécifique est urgente ou qu’un retard pourrait être contraire à l’intérêt public ». Lorsqu’un tel certificat est délivré, le plaignant peut s’adresser à la Cour fédérale afin d’obtenir une injonction provisoire ordonnant un sursis de l’application d’un tel certificat et empêcher la conclusion du contrat jusqu’à ce que le Tribunal se soit prononcé sur la plainte.
[43] Cognos Inc. c. Canada (Ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux), précité, note 41, paragr. 17-18.
[44] TPG Technology Consulting Ltd. c. Canada (Travaux publics et des Services gouvernementaux), 2007 CF 1089, paragr. 24-25.
[45] Canada (Attorney General) c. Northrop Grumman Overseas Services Corporation, 2007 FCA 336.
[46]
Ibid., paragr. 17-20. Je signale cependant qu’à la suite d’une
contestation distincte du procureur général du Canada, la Cour suprême a
ultimement décidé que seuls les fournisseurs canadiens ont qualité pour
soumettre au TCCE une plainte invoquant une violation du Chapitre cinq de l’ACI
portant sur les marchés publics. En conséquence, elle a jugé en dernier recours
que Northrop, une société constituée au Delaware et filiale en propriété
exclusive d’une autre société du Delaware, n’avait pas qualité pour saisir le
Tribunal, du moins pour une violation de l’ACI; Northrop
Grumman Overseas Services Corp. c. Canada (Procureur général),
[47]
Léo Ducharme,
[48] Ungava Mineral Exploration Inc. c. Mullan, précité, note 47, paragr. 58, p. 1776.
[49] Action en dommages de l’intimée, paragr. 2 et 3.
[50] Ibid., paragr. 104.
[51] Décision du TCCE, précitée, note 4, paragr. 120-124.
[52] Action en dommages de l’intimée, paragr. 111-118 et 128-129.
[53] Décision du TCCE, précitée, note 4, paragr. 45 et 46 et note 33.
[54] Ibid., paragr. 128 et 129.
[55] Action en dommages de l’intimée, paragr. 77-84, 116, 125 et 126.
[56] Ibid., paragr. 125-127.
[57] Décision du TCCE, précitée, note 4, paragr. 101.
[58] Ibid., paragr. 97-101 et 116-118.
[59] Ungava Mineral Exploration Inc. c. Mullan, précité, note 47, paragr. 62, p. 1777.
[60] Ibid., paragr. 64, p. 1777-1778.
[61]
Pesant c. Langevin,
[62] Plainte de l’intimée au TCCE, pièce P-15, paragr. 60.
[63] Ungava Mineral Exploration Inc. c. Mullan, précité, note 47, paragr. 79, p. 1780.
[64] Précitée, note 16. Cette disposition est reproduite, supra, au paragr. [35].
[65]
Srougi c. Lufthansa German
Airlines,
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