Décision

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Freyre Arzate c. Chartrand

2016 QCCQ 9725

COUR DU QUÉBEC

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

« Chambre civile »

N° :

500-22-206562-137

 

DATE :

25 août 2016

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

JEFFREY EDWARDS, J.C.Q.

______________________________________________________________________

 

 

TELESFORO FREYRE ARZATE

Demandeur

c.

AGENT DAVID CHARTRAND, MATRICULE […]

-et-

VILLE DE MONTRÉAL

Défendeurs

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

______________________________________________________________________

 

 

 

[1]         À la suite de son arrestation, fouille et détention par des policiers du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), Telesforo Freyre Arzate poursuit la Ville de Montréal et l’agent David Chartrand[1], policier, pour faute et en dommages-intérêts au montant de 24 500 $. La Ville de Montréal et l’agent Chartrand plaident que l’arrestation, la fouille et la détention ont été faites selon les règles de l’art et qu’aucune faute n’a été commise à l’endroit de M. Arzate. Subsidiairement, ils plaident que les dommages-intérêts réclamés par M. Arzate sont exagérés compte tenu des faits et notamment la durée de la détention.

 

Questions en litige

 

(a) Est-ce que l’arrestation, la fouille et la détention de M. Arzate étaient illégales et fautives?

 

(b) Si oui, quels sont les dommages-intérêts auxquels M. Arzate a droit, et ce, à l’endroit de quel défendeur?

 

Contexte

 

Incident au Complexe Sky

 

[2]           Au cours de la soirée du 13 avril 2013, M. Arzate s’est rendu au bar-restaurant Complexe Sky, sur la rue Sainte-Catherine à Montréal, pour rejoindre un ami. C’était la soirée « latinos » et l’ami qu’il allait rencontrer ainsi que lui-même sont d’origine mexicaine. Son ami et lui ont consommé quelques bières et sont restés jusqu’à la fermeture vers 3 h. Lors de la fermeture vers 3 h 15 (le 14 avril 2013), alors que la clientèle, y compris M. Arzate et son ami, quittait le bar, une altercation entre certains clients s’est produite sur le trottoir.

 

[3]           L’ami de M. Arzate est allé voir la nature de l’altercation, car il croyait qu’un de ses amis y était impliqué. Le niveau de tension de l’altercation est monté. Des échanges verbaux sont passés aux coups et une mêlée impliquant plusieurs personnes s’en est suivie. L’ami de M. Arzate s’est retrouvé impliqué dans la mêlée. La preuve ne permet pas de préciser son niveau d’implication et si cette implication est volontaire ou non.

 

[4]           M. Arzate n’a pas été impliqué dans la mêlée. Il attendait le retour de son ami, mais il l’a perdu de vue à cause de la foule sur le trottoir.

 

L’arrivée des policiers et la mise en place d’un périmètre de sécurité

 

[5]           Les policiers, y compris l’agent Chartrand, sont appelés sur les lieux en raison de la mêlée. Une des priorités identifiées par le SPVM lors d’une telle intervention est de contrôler l’état des lieux, afin de s’assurer que l’incident est maitrisé et ne dégénère pas. Pour ce faire, les personnes impliquées dans le conflit sont isolées par les policiers qui établissent un périmètre de sécurité autour d’elles. Avec ce périmètre de sécurité, les policiers désirent créer une aire exempte d’individus.

 

 

 

 

[6]           Cela permet de calmer et de maîtriser les personnes directement impliquées et d’éviter des récidives. Aussi, cette pratique a pour but de créer une certaine protection pour les policiers pendant qu’ils effectuent leur travail. L’agent Chartrand est affecté avec d’autres policiers à la tâche d’établir une aire de sécurité autour des personnes directement impliquées dans la bagarre. D’autres policiers s’activent plus directement à séparer et calmer les belligérants, dans la mesure requise.

 

[7]           L’agent Chartrand demande à ceux et celles qui sont sur le trottoir de circuler et de s’éloigner. M. Arzate est alors sur le trottoir à l’extérieur du bar. Il vient de recevoir un appel de son ami qui est impliqué dans l’incident. Son ami tente de savoir où est M. Arzate et celui-ci tente également de situer l’endroit exact où se trouve son ami. Il y a beaucoup de bruit et de gens et la communication n’est pas facile. Certaines des personnes impliquées dans l’incident se sont dispersées, y compris l’ami de M. Arzate. M. Arzate essaie de rester en communication avec l’ami en question.

 

[8]           M. Arzate a expliqué à la Cour qu’il était alors inquiet pour son ami. Il ne voulait pas partir tant que son ami était retenu par l’intervention policière et qu’il n’ait pu le saluer. Ayant entendu la demande de l’agent Chartrand de circuler et de s’éloigner, M. Arzate se déplace et s’installe près du mur du bâtiment derrière lui. M. Arzate se déplace et recule au maximum son dos au mur du bâtiment derrière lui. Il est à environ 3 ou 4 mètres de l’incident.

 

[9]           Il tente d’expliquer à l’agent Chartrand qu’il est au téléphone avec son ami qui était impliqué dans la bagarre et qu’il le cherche pour pouvoir partir.

 

[10]        Après ce moment, les versions des faits des témoins se contredisent au point d’être difficilement conciliables.

 

Version de monsieur Arzate

 

[11]        Selon M. Arzate, l’agent Chartrand lui enlève son téléphone et l’appel téléphonique est coupé. M. Arzate demande à l’agent Chartrand pourquoi il lui a enlevé son téléphone. L’agent Chartrand lui répond qu’il lui a demandé de partir et qu’il n’a pas obéi. M. Arzate tente d’expliquer à l’agent Chartrand qu’il cherche son ami, qu’il l’avait en ligne et qu’ils sont en voie de se localiser l’un l’autre pour pouvoir partir. L’agent Chartrand ne l’écoute pas ou ne le comprend pas et il lui dit que s’il ne part pas, il va l’arrêter.

 

[12]        L’agent Chartrand lui rappelle qu’il lui avait ordonné de partir et qu’à défaut de ce faire, il serait mis en état d’arrestation. M. Arzate réessaie de lui expliquer que son ami était impliqué dans l’intervention policière et qu’il essayait de communiquer avec lui au téléphone pour pouvoir se situer l’un et l’autre par rapport à l’endroit où M. Arzate se tenait lorsqu’il avait vu son ami la dernière fois et avant que son ami ne parte. M. Arzate tente aussi de lui expliquer qu’il ne peut pas quitter les lieux tant qu’il n’a pas confirmé que son ami est indemne.

 

[13]        Selon M. Arzate, l’agent Chartrand ne voulait entendre ni raison ni explication et ne lui a pas répondu.

 

[14]        M. Arzate lui demanda de lui remettre son téléphone, ce qui est refusé. Plutôt, l’agent Chartrand insiste qu’il parte de manière immédiate, à défaut de quoi, il serait arrêté. M. Arzate lui dit qu’il ne voit aucun motif d’arrestation et qu’il ne tente que de trouver son ami, qu’il ne peut quitter les lieux sans son téléphone et sans connaître la situation de son ami.

 

[15]        M. Arzate répète qu’il ne comprend pas le motif d’arrestation, car à ses yeux, il ne fait rien d’illégal. Il demande à l’agent Chartrand de s’expliquer. Pour M. Arzate, parler au téléphone en public n’est pas illégal.

 

[16]        M. Arzate lui dit « si vous désirez m’arrêter, arrêtez-moi ». Il lui a montré les paumes ouvertes de ses mains et ses poignets afin de simuler une offre de se porter volontaire pour être arrêté.

 

[17]        Selon M. Arzate, il n’y avait aucune mention par l’agent Chartrand que ce dernier allait lui émettre ou délivrer un constat d’infraction pour avoir flâné ivre sur la voie publique.

 

Version de l’agent Chartrand

 

[18]        Selon l’agent Chartrand, après être arrivé sur les lieux il a demandé à plusieurs reprises aux gens de circuler pour créer un périmètre de sécurité. Il demande en particulier à plusieurs reprises (entre 3 et 6 fois) à M. Arzate de circuler et de quitter les lieux. Il dit à M. Arzate qu’il doit partir, qu’il entrave le travail des policiers et qu’il peut l’arrêter pour entrave. M. Arzate lui répond qu’il a le droit d’être là et que son mari est avocat.

 

[19]        L’Agent Chartrand affirme qu’il n’a pas enlevé le téléphone de M. Arzate et que c’était plutôt un agent de sécurité du Complexe Sky qui le lui a enlevé. Il affirme avoir également dit à M. Arzate qu’à défaut de partir, il lui délivrerait un constat pour avoir flâné ivre.

 

[20]        À son retour au même endroit, l’agent Chartrand remarque que M. Arzate n’est pas parti et il comprend que celui-ci a besoin de son téléphone cellulaire. L’agent Chartrand entreprend des démarches pour localiser le cellulaire et un autre policier, l’agent Maxime Tardif remet le téléphone à l’agent Chartrand. Celui-ci affirme qu’il a alors remis le téléphone à M. Arzate et il tient pour acquis que M. Arzate partirait et l’agent Chartrand circule de nouveau autour des lieux.

 

 

[21]        Au retour, l’agent Chartrand est étonné de constater que M. Arzate est encore présent sur les lieux. Il lui dit qu’il lui a déjà affirmé qu’il recevrait un constat pour avoir flâné ivre sur la voie publique, et que s’il ne partait pas, il délivrerait à son égard un deuxième constat pour avoir refusé d’obtempérer à l’ordre d’un agent de la paix.

 

[22]        Selon l’agent Chartrand, M. Arzate ne collabore toujours pas, en ce sens qu’il ne quitte pas les lieux, qu’il pose des questions et veut discuter.

 

[23]        L’agent Chartrand a affirmé dans son témoignage qu’il a décidé de ne pas procéder avec une accusation d’entrave à la justice, car ce serait démesuré et inapproprié. Il laisse tomber cette voie et décide plutôt de fonder son intervention et ses démarches ultérieures sur une infraction municipale, à savoir que M. Arzate flâne ivre sur la voie publique.

 

[24]        Selon l’agent Chartrand, il demande à M. Arzate de s’identifier, car il avait l’intention de lui émettre les constats mentionnés. M. Arzate aurait refusé de décliner son identité. L’agent Chartrand aurait alors expliqué à M. Arzate que s’il refusait de s’identifier, il procéderait à son arrestation.

 

[25]        M. Arzate lui a alors répondu qu’il ne faisait rien et qu’il n’y avait aucun motif pour l’arrêter et le questionnait quant aux motifs d’une arrestation. M. Arzate lui répond que si l’agent Chartrand voulait l’arrêter, qu’il l’arrête, et il montre les paumes ouvertes de ses mains et ses poignets, tel que mentionné précédemment, afin de simuler une offre de se porter volontaire pour être arrêté.

 

L’arrestation de monsieur Arzate

 

[26]        Ici encore, les versions sont contradictoires.

 

[27]        L’agent Chartrand affirme qu’il a eu recours à un contact initial, touchant M. Arzate sous le coude pour l’amener vers l’auto-patrouille et tenter de convaincre M. Arzate de décliner son identité. L’agent Chartrand affirme que ce contact initial a été repoussé et il lui a donc fait une clé de bras et a amené de force M. Arzate vers une auto-patrouille qui était une « van » (fourgonnette). Une fois rendu à cette auto-patrouille, l’agent Chartrand affirme avoir redemandé à M. Arzate de s’identifier, mais celui-ci refuse toujours. L’agent Chartrand affirme dans son témoignage qu’il ne croyait pas que c’était une bonne idée de rester là, car M. Arzate crie, attire l’attention et fait remonter la tension. Étant donné que c’est un quartier situé près de résidences privées, il affirme que la politique au Poste de quartier 22 est de procéder à un départ rapide pour éviter de créer des bruits additionnels. Il parle de « Grab and go ». Il affirme que cette politique est appliquée selon les circonstances et selon une base de « cas par cas ».

 

[28]        Selon M. Arzate, dès qu’il a dit à l’agent Chartrand de l’arrêter s’il le désirait, l’agent Chartrand lui fait une violente clé de bras. L’agent Chartrand procède à mettre M. Arzate en état d’arrestation, l’amène de force à la voiture de police, pousse la partie supérieure du corps de M. Arzate sur une voiture de patrouille, l’immobilise, le fouille et le menotte.

 

[29]        M. Arzate est abasourdi et incrédule devant ce qui se passe. Croyant que l’arrestation est illégale et sans motif valable, il demande aux passants de filmer ce qui se passe. M. Arzate dit qu’il n’a jamais été traité comme cela de toute sa vie (il a alors 31 ans) et n’avait jamais été arrêté et n’avait aucun antécédent judiciaire.

 

[30]        M. Arzate est alors mis en détention sur la banquette arrière de l’auto-patrouille.

 

[31]        À partir de ce moment, les versions des faits sont moins contradictoires et moins difficiles à concilier.

 

La détention de M. Arzate

 

[32]        L’auto-patrouille, conduite par l’agent Chartrand maintenant accompagné par l’agent Boisselle, se dirige vers le Poste de quartier 22 du SPVM, avec un arrêt devant la station de métro Papineau pour faire une vérification concernant de l’aide possible requise par d’autres policiers. Selon l’agent Chartrand et l’agent Boisselle, l’arrêt a duré environ une (1) minute. Selon le souvenir de M. Arzate, l’arrêt a plutôt duré cinq (5) minutes.

 

[33]        À proximité du Poste de quartier 22, dans une ruelle, après avoir stationné le véhicule, l’agent Chartrand demande à M. Arzate de s’identifier. M. Arzate s’identifie clairement et sans hésitation. Il épelle chaque lettre de son nom pour permettre à l’agent Chartrand de le prendre en note.

 

[34]        Selon M. Arzate, c’est la première fois depuis le premier contact avec les policiers, en particulier avec l’agent Chartrand, qu’un policier lui demande de s’identifier. M. Arzate demande aux deux policiers les motifs de son arrestation, mais les policiers refusent de lui répondre.

 

La mise en liberté et la remise d’un premier constat d’infraction

 

[35]        Par la suite, afin de vérifier son identité, l’agent Boisselle demande à M. Arzate une pièce d’identité. M. Arzate dit que, étant menotté, il ne peut pas avoir accès à son portefeuille pour sortir sa carte. L’agent Boisselle fait sortir M. Arzate du véhicule de patrouille du côté conducteur, porte arrière, et lui retire les menottes. M. Arzate fournit sa carte d’assurance-maladie pour confirmer son identité. L’agent Boisselle retourne dans le véhicule et fait la vérification requise auprès du centre de renseignement. M. Arzate affirme qu’il demande d’obtenir son téléphone cellulaire. Selon M. Arzate, les policiers désirent en quelque sorte jouer avec lui. Ils ne lui remettent pas directement son cellulaire, mais le placent sur le trottoir enveloppé d’un constat d’infraction signé par l’agent Chartrand.

 

[36]        Le constat d’infraction l’accuse d’avoir été trouvé flânant ivre sur une voie publique et comprend une amende de 75 $[2]. Selon M. Arzate, il a dû récupérer son téléphone sur le trottoir à environ un (1) mètre de distance et que cela a été fait afin de l’humilier et de le faire se sentir comme un « chien ».

 

[37]        Selon l’agent Chartrand, M. Arzate refusait de prendre possession du constat d’infraction ou de son téléphone. L’agent Chartrand affirme qu’il a déposé le téléphone, la carte d’assurance maladie et le constat d’infraction sur un muret de ciment/bac à fleurs.

 

[38]        Selon M. Arzate, c’est uniquement à la fin de l’incident, lorsqu’il a été mis en liberté, qu’il a mentionné à l’agent Chartrand et à l’agent Boisselle que son mari était avocat et qu’il avait l’intention de faire une plainte que ses droits avaient été violés. Selon les agents Chartrand et Boisselle, M. Arzate continuait de poser des questions pour connaître le motif de son arrestation et demandait que les policiers s’expliquent. M. Arzate demande également leur identité et se fait répondre que cela sera mentionné sur les contraventions.

 

[39]        L’agent Chartrand considère qu’il avait amplement pris le temps nécessaire et que M. Arzate veut continuer d’argumenter une fois rendu devant le Poste de quartier 22. Cela justifie à son avis la délivrance d’une autre contravention municipale.

 

[40]        L’agent Chartrand menace de délivrer un deuxième constat d’infraction, soit pour ne pas avoir obtempéré à un ordre de circuler alors que M. Arzate flânait ivre sur la voie publique. Dans son témoignage, l’agent Chartrand considère qu’il s’agit d’une infraction en continuation des agissements et du comportement de M. Arzate devant le Complexe Sky. C’est pour cela qu’il délivrera à l’égard de M. Arzate, le lendemain, soit le 15 avril 2013, un deuxième constat d’infraction au montant de 147 $ pour avoir « continué un acte interdit après avoir reçu l’ordre d’un agent de la paix de quitté [sic] ». Le rapport abrégé situe l’infraction une fois rendus au Poste de quartier 22. Curieusement, c’est l’agent Tardif qui atteste, avec l’agent Chartrand, les faits pertinents, alors que l’agent Tardif n’était pas présent à ce moment[3].

 

[41]        Selon les registres du SPVM, l’intervention prend fin à 3 h 51 le matin du 14 avril 2013[4]. Selon le témoignage entendu, c’est à ce moment que l’agent Chartrand aurait appelé le système central d’appel pour confirmer que l’incident était terminé.

 

 

Plainte verbale le même jour que l’incident

 

[42]        M. Arzate est outré par les circonstances de son arrestation. Il est possible que M. Arzate ait appelé son mari, qui est avocat. Il s’agit en fait de Me Damien Pellerin qui a représenté le demandeur tout au long des étapes menant aux présentes procédures et au procès[5]. À 3 h 53, M. Arzate appelle le service 911 pour se plaindre du traitement reçu et pour porter plainte. Il considère que son arrestation est fondée sur des motifs racistes, soit son origine ethnique du fait qu’il fait partie de la communauté latino, et est également liée à des motifs homophobes.

 

[43]        Séance tenante, le Tribunal a pu écouter l’enregistrement de cet appel et d’un appel subséquent faits par M. Arzate au cours de cette nuit[6]. Ainsi, cette même nuit vers 4 h 30, M. Arzate porte plainte au bureau du Service à la clientèle du SPVM devant la sergente Josée Paquette[7] au Poste de quartier 22.

 

[44]        La sergente Paquette a expliqué au Tribunal qu’elle a parlé aux policiers impliqués le lendemain de l’incident, notamment avec l’agent Chartrand. Dans le rapport interne produit comme pièce, sous la section « mesures prises », elle a résumé comme suit :

 

« Pl interpellé suite à une intervention (bagarre face au bar le Sky, appel #13041400497), nous avons dû disperser la foule, car risque de conflit et de bagarre à nouveau. Pl parlait au téléphone cellulaire, il refusait de quitter et d’écouter les policiers. »[8]

 

[45]        Tel qu’il appert des enregistrements des appels téléphoniques, M. Arzate était clairement outré et furieux par rapport au traitement qu’il a reçu. Il considérait que ses droits avaient été bafoués. Il a insisté pour rester au Poste de quartier 22 jusqu’à ce que quelqu’un lui ouvre la porte pour recevoir sa plainte, ce qui a été fait.

 

Deuxième constat d’infraction

 

[46]        Selon l’agent Chartrand, selon les politiques internes d’emploi au SPVM, il n’était pas autorisé à faire des heures supplémentaires pour préparer des constats municipaux d’infraction. Puisqu’il était à la fin de son quart de travail, le lendemain il a complété un deuxième constat à l’intention de M. Arzate, soit pour avoir « continué un acte interdit après avoir reçu l’ordre d’un agent de la paix de quitté [sic] »[9]. L’agent Chartrand a déposé au Poste de quartier 22 le deuxième constat pour être signifié par la poste[10].

 

 

[47]        Les deux constats portent des numéros séquentiels. Le premier constat porte le numéro 303854585 et le deuxième, le numéro 303854596.

 

Avis d’action, mise en demeure et procédures judiciaires de monsieur Arzate

 

[48]        Dix jours après l’incident, soit le 25 avril 2013, M. Arzate, par l’entremise de son avocat Me Damien Pellerin, fait parvenir à la Ville de Montréal une première lettre de « mise en demeure et avis d’action en lien avec les incidents survenus le 14 avril 2013 ». La lettre, qui comprend 55 paragraphes, décrit les événements survenus avec grand détail.

 

[49]        Le 13 septembre 2013, une deuxième mise en demeure, tout aussi détaillée, est envoyée cette fois à l’agent David Chartrand et au SPVM[11].

 

[50]        Le 11 octobre 2013, les procédures actuelles ont été intentées par M. Arzate.

 

Les deux constats d’infraction devant la Cour municipale de Montréal

 

[51]        M. Arzate a contesté les deux constats d’infraction délivrés.

 

[52]        Le 2 septembre 2014, les deux constats ont fait l’objet d’une audition commune devant l’honorable juge Line Ouellet de la Cour municipale de Montréal. Selon la procédure applicable, la preuve a été faite sur la base des versions écrites des événements qui apparaissent sur les constats d’infraction et les parties n’ont pas témoigné. Les deux dossiers ont été pris en délibéré par la juge.

 

[53]        Le 10 février 2015, la juge Ouellet a rendu jugement en faveur de M. Arzate en rejetant les accusations portées contre lui, et donc, en l’acquittant de celles-ci[12].

 

[54]        Tel qu’il appert du jugement déposé en preuve, la juge Ouellet a fait une analyse soignée et détaillée de la preuve et des dispositions de la réglementation municipale impliquée, à savoir les articles 2 et 5 du Règlement concernant la paix et l’ordre sur le domaine public[13] de la Ville de Montréal. Ces articles se lisent ainsi :

 

2. Quiconque est trouvé gisant ou flânant ivre sur une voie ou place publique, ou dans tout autre endroit de la ville, contrevient au présent règlement.

 

5. La personne qui, ayant reçu d’un agent de la paix l’ordre de cesser un acte en violation d’un règlement ou d’une loi, sur la voie publique, le domaine public ou dans un endroit où le public a accès, le continue ou le répète, est coupable d’une infraction qui constitue une nuisance, et trouble la paix et la sécurité publiques.

 

[55]        Quant au premier constat d’infraction, la juge Ouellet a décidé que la preuve ne soutenait ni que M. Arzate était ivre au moment des faits, ni qu’il flânait à ce moment. Concernant l’accusation que M. Arzate était ivre au moment pertinent, la juge Ouellet a statué que :

 

« Il n’y a aucune preuve d’ivresse. La preuve au constat n’est pas suffisante, il n’y a pas de « perturbation évidente… » soit sur le plan physique, soit sur le plan psychologique, soit les deux, au sens de Ville de Québec c. L.-P. Doyon Lessard précité. Le rapport d’infraction abrégé mentionne « ivre » sans autre détail, sauf « odeur d’alcool », ce qui ne constitue pas une preuve hors de tout doute raisonnable à cet égard. »

 

[56]        Concernant l’accusation que M. Arzate, au moment pertinent, « flânait », la juge Ouellet a statué que :

 

« Pour ce qui est du flânage, le Petit Robert définit « flâner » comme suit :

 

                         « Se promener sans hâte au hasard en s’adonnant à l’impression et au                     spectacle du moment ».

 

Dans ce cas-ci, le défendeur ne flâne pas, il argumente avec le policier et refuse de circuler. [14]

 

Le défendeur ne flâne donc pas au sens du dictionnaire.

 

[…]

 

La preuve n’a donc pas été faite hors de tout doute raisonnable que l’infraction a été commise. »[15]

 

[57]        Concernant le deuxième constat d’infraction, selon lequel M. Arzate aurait « continué un acte interdit », soit de flâner ivre, cette accusation a également été rejetée par la juge Ouellet, car il n’y avait pas de preuve suffisante à l’appui même d’un acte initial interdit et à plus forte raison, aucune continuation ou répétition de celui-ci.

 

Les moyens de défense des défendeurs

 

[58]        Le seul motif d’arrestation allégué dans la défense des défendeurs est que M. Arzate avait refusé de s’identifier lorsque l’agent Chartrand lui avait demandé de le faire afin de pouvoir dresser le constat d’infraction conformément aux articles 72 et suivants du Code de procédure pénale[16].

 

[59]        Même si cela n’est pas formulé comme un moyen de défense dans le plaidoyer des défendeurs, l’agent Chartrand a mentionné au cours de son témoignage qu’il aurait pu porter une accusation contre M. Arzate pour entrave à la justice, soit un acte criminel interdit aux termes du Code criminel. L’agent Chartrand a affirmé qu’il a utilisé sa discrétion et a décidé qu’il suffisait dans les circonstances de délivrer des constats d’infraction. Dans son témoignage, l’agent Chartrand a cependant également confirmé et précisé que l’arrestation n’était nullement fondée sur la possibilité d’un acte criminel et qu’un tel moyen était définitivement écarté.

 

[60]        L’agent Chartrand ajoute qu’il considérait que ce serait excessif et démesuré de porter des accusations d’entrave à la justice contre M. Arzate, car les actions de ce dernier, bien que, à son avis, maladroites, ne justifiaient pas de porter contre lui des accusations de nature criminelle.

 

Analyse et décision

 

(a) Est-ce que l’arrestation, la fouille et la détention de M. Arzate étaient illégales et fautives?

 

[61]        M. Arzate a été accusé de flâner ivre sur la voie publique, une infraction municipale, et d’avoir continué à agir ainsi, malgré qu’il aurait reçu l’ordre d’un agent de la paix de cesser d’agir ainsi. Selon la demande, l’agent Chartrand savait, au moment de délivrer ces deux constats d’infraction, que ces accusations étaient fausses et sans fondement. M. Arzate a été acquitté de ces deux accusations.

 

[62]        Il importe de noter cependant que ce n’est pas parce que M. Arzate a été acquitté de ces accusations que le fait de les porter constitue en soi une faute entraînant une responsabilité civile ou plus précisément une faute extracontractuelle en vertu de l’article 1457 du Code civil du Québec (« C.c.Q. »)[17].

 

L’absence ou non de motifs factuels raisonnables et probables pour soutenir les constats d’infraction émis

 

[63]        En matière de poursuite civile concernant le caractère fautif de porter des accusations pénales ou criminelles, il faut établir qu’il n’y avait pas de motifs raisonnables et probables quant aux éléments nécessaires à ces accusations.

 

[64]        Tel que le souligne la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Storey, l’évaluation du caractère « raisonnable et probable » de ces motifs n’est pas uniquement un exercice subjectif. Au nom de la Cour, le juge Corey s’est exprimé ainsi :

 

« Il existe une autre protection contre l’arrestation arbitraire. Il ne suffit pas que l’agent de police croie personnellement avoir des motifs raisonnables et probables d’effectuer une arrestation. Au contraire, l’existence de ces motifs raisonnables et probables doit être objectivement établie. En d’autres termes, il faut établir qu’une personne raisonnable, se trouvant à la place de l’agent de police, aurait cru à l’existence de motifs raisonnables et probables de procéder à l’arrestation. »[18]

 

[65]        En ce qui a trait à l’élément de l’infraction selon lequel M. Arzate était ivre, ce dernier le nie. Il affirme qu’il n’a bu que quelques bières et qu’il était, au moment de l’incident, en parfait contrôle de ses facultés. Selon l’agent Chartrand, M. Arzate était ivre et cela se constatait d’abord par l’odeur qu’il dégageait de même que par son comportement. L’agent Boisselle et la sergente Paquette étaient également d’avis que M. Arzate paraissait ivre. Mais l’agent Boisselle ne l’a vu qu’après qu’il a été mis en état d’arrestation et menotté. Selon le Tribunal, l’évaluation de la sergente Paquette ne paraît pas conforme à l’enregistrement de l’appel téléphonique au moment contemporain. La juge Line Ouellet, J.C.M. a ultimement conclu que la preuve était insuffisante à cet égard selon le critère de preuve applicable en matière criminelle, à savoir « au-delà d’un doute raisonnable ».

 

[66]        Tel que mentionné, lors du procès, le Tribunal a pu écouter l’enregistrement des appels que M. Arzate avait faits au service d’urgence 911, dont le premier dans les minutes qui suivent sa remise en liberté[19]. Bien que M. Arzate soit choqué et perturbé par son arrestation et les faits l’entourant, M. Arzate nous paraît à ce moment très lucide, rationnel, calme compte tenu des circonstances, et parfaitement en contrôle de ses moyens.

 

[67]        Le témoignage de l’agent Chartrand sur la question était contradictoire. Il a affirmé que lorsque quelqu’un est ivre, normalement il le garde en détention pendant la nuit afin que la personne puisse reprendre le contrôle de son état. Mais ce n’est pas ce qu’il a fait dans le cas de M. Arzate. Il l’a relâché entre 20 et 25 minutes plus tard sur la voie publique près du Poste de quartier 22, ayant confiance que M. Arzate pourrait sans difficulté rentrer chez lui.

 

[68]        Lors de son témoignage, l’agent Chartrand a soulevé des indices d’ivresse de la part de M. Arzate qu’il n’a pas mentionnés dans la section « Faits et gestes pertinents » des rapports d’infraction. Selon le Tribunal, entre les deux versions, le portrait factuel le plus exact à cet égard est celui constaté par écrit au moment contemporain des faits et celui-ci n’est pas convaincant ni détaillé concernant des indices d’ivresse de M. Arzate.

 

[69]        Le Tribunal conclut donc qu’il n’y avait pas de motifs raisonnables et probables au moment de la délivrance des constats permettant de croire que M. Arzate était ivre ou pour justifier ces constats d’infraction.

 

[70]        Quant à l’élément du constat d’infraction selon lequel M. Arzate aurait été en train de flâner lors de l’incident, le procureur de M. Arzate a raison de souligner que le sens normal de ce mot se distingue clairement de simplement se tenir ou être présent à un endroit.

 

[71]        Tel que l’a conclu la juge Ouellet et conformément à d’autres jugements sur la question[20], le mot « flâner » implique un élément d’errance ou d’inaction. Or, les agissements de M. Arzate et les propos et dessins qui l’animaient au moment de son arrestation ou au moment de la délivrance des constats d’infraction sont en contradiction avec le sens ordinaire de ce mot. En effet, la présence de M. Arzate et sa réticence à trop s’éloigner étaient toujours motivées par des raisons précises qu’il tentait d’expliquer à l’agent Chartrand.

 

[72]        En effet, comme la juge Ouellet l’a noté, ou bien M. Arzate cherchait son ami, tentait de communiquer avec lui au téléphone pour le retrouver, s’inquiétait pour l’état de son ami : il ne voulait pas partir sans avoir pu vérifier ou avoir l’assurance que son ami n’était pas en danger. Ou bien M. Arzate s’expliquait, posait des questions ou encore argumentait avec l’agent Chartrand.

 

[73]        Ainsi, aux moments pertinents, M. Arzate avait donc toujours une raison précise pour se tenir là où il se tenait. Il y a donc eu mésentente entre M. Arzate et l’agent Chartrand à cet égard.

 

L’enlèvement et la remise du téléphone cellulaire

 

[74]        L’agent Chartrand a témoigné qu’il croyait que M. Arzate cherchait son téléphone cellulaire. L’agent Chartrand croyait que, dès que M. Arzate serait remis en possession du cellulaire, il partirait. Il y avait donc erreur de l’agent Chartrand quant au motif de la présence de M. Arzate et de son refus de partir.

 

[75]        La preuve concernant l’enlèvement du téléphone cellulaire est contradictoire. M. Arzate est clair et sans équivoque dans son témoignage que son téléphone cellulaire lui a été enlevé par l’agent Chartrand. Ce dernier le nie et affirme que le téléphone aurait été enlevé par un portier du Complexe Sky. Il ne sait pas pourquoi.

 

[76]        Selon l’agent Tardif, il aurait reçu le téléphone cellulaire d’un portier du Complexe Sky et l’aurait remis à l’agent Chartrand. Aucun portier n’a été appelé par les défendeurs pour témoigner même si un témoin a été annoncé par eux à cet égard.

 

[77]        La seule personne témoignant qui avait une connaissance personnelle de l’enlèvement du téléphone est M. Arzate.

 

[78]        Qu’en est-il de la remise du téléphone à M. Arzate? Selon M. Arzate, après que son téléphone lui ait été enlevé, il ne lui a été remis qu’une fois qu’il a été relâché à l’extérieur du Poste de quartier 22.

 

[79]        L’agent Chartrand a affirmé avoir remis le téléphone à M. Arzate avant l’arrestation et croyait que cela règlerait le problème. À cet égard, l’agent Chartrand reconnaissait dans son témoignage qu’il y avait une certaine légitimité ou un motif compréhensible de réticence de M. Arzate à quitter les lieux tant qu’il n’avait pas été remis en possession de son téléphone. L’agent Chartrand reconnait qu’un téléphone cellulaire peut avoir une valeur importante, économique ou autre, et ce, pour tout individu.

 

[80]        Il fait consensus dans la preuve que lorsque M. Arzate a offert de se rendre en offrant ses mains paumes ouvertes vers le haut, ses mains étaient vides. Il n’avait pas à ce moment possession de son téléphone cellulaire.

 

[81]        Il est également clair que s’il avait été remis en possession de son téléphone, il ne l’aurait pas mis dans une de ses poches, car il attendait incessamment un appel de son ami pour le retrouver.

 

[82]        C’est également clair que c’est au moment précis où M. Arzate offrait ses mains à l’agent Chartrand que celui-ci a décidé de lui faire une clé de bras ou possiblement un contact initial, et ensuite de l’arrêter.

 

[83]        Ayant les mains vides à ce moment, il n’est donc pas possible que M. Arzate ait été en possession de son téléphone avant son arrestation : l’agent Chartrand ne le lui avait donc pas remis avant son arrestation.

 

[84]        Confronté avec cette contradiction dans sa version des faits au cours de son témoignage, l’agent Chartrand n’était pas en mesure d’offrir une explication crédible à savoir comment M. Arzate pouvait avoir les mains vides si son téléphone lui avait été remis et quant à la façon dont l’agent Chartrand aurait pu réobtenir possession du téléphone cellulaire après avoir pratiqué une clé de bras sur M. Arzate. Le témoignage de l’agent Chartrand sur ce point était contradictoire et évolutif.

 

[85]        Le Tribunal conclut donc qu’une fois enlevé à M. Arzate, le téléphone ne lui a été rendu qu’après sa mise en liberté.

 

[86]        Ainsi, selon le témoignage même de l’agent Chartrand, tant que M. Arzate attendait la remise de son téléphone, sa présence était compréhensible. Il ne flânait pas et il est manifeste qu’il n’avait pas l’intention de gêner le travail des policiers.

 

 

[87]        Il y avait donc une erreur importante de l’agent Chartrand, faute d’effort adéquat de sa part pour déterminer au moment opportun le motif de la présence de M. Arzate.

 

[88]        Qui plus est, l’agent Chartrand a mentionné dans son témoignage que l’aire de sécurité souhaitée par lui est normalement de 2 ou 3 mètres. Selon la preuve, M. Arzate était approximativement à cette distance de la mêlée.

 

[89]        L’agent Chartrand n’a pas apprécié ce qu’il a erronément perçu comme une personne qui défiait son autorité en ne quittant pas les lieux.

 

[90]        L’agent Chartrand a donc mal interprété le motif de la réticence ou de la résistance à la circulation de M. Arzate.

 

[91]        La preuve a relevé cette erreur tant selon le critère applicable en matière pénale devant la juge Ouellet qu’en matière civile devant le Tribunal.

 

[92]        La mauvaise évaluation par l’agent Chartrand quant au motif de M. Arzate de se tenir sur le trottoir constituait une erreur importante. Il n’y avait pas de motif raisonnable et probable de croire que M. Arzate était en train de flâner.

 

[93]        L’agent Chartrand aurait dû enquêter davantage avant de sauter à une telle conclusion et d’entamer un processus menant à l’arrestation de M. Arzate.

 

[94]        S’il y a un lien factuel et parfois juridique entre les deux étapes d’arrestation et d’accusation étatique (statutaire ou criminelle) illégales, il faut souligner que la poursuite de M. Arzate s’appuie principalement sur le caractère prétendument illégal de son arrestation, de sa fouille et de sa détention. Il y a donc lieu de déterminer également si l’arrestation de M. Arzate pour les accusations de violations municipales a été faite de manière légale et selon les règles de l’art.

 

Le caractère illégal ou non de l’arrestation de monsieur Arzate

 

[95]        Il importe de noter que le caractère fondé ou non des accusations d’infractions municipales portées contre M. Arzate ne justifiait pas en soi l’arrestation de ce dernier. Dans l’un ou l’autre cas, vu le caractère statutaire de l’infraction alléguée, l’agent Chartrand aurait dû, en temps normal, simplement remettre à M. Arzate les constats d’infraction en question.

 

[96]        Afin de justifier l’arrestation de M. Arzate, la Ville de Montréal et l’agent Chartrand plaident que M. Arzate a refusé de s’identifier lorsque l’agent Chartrand lui a demandé de le faire aux fins de délivrer les constats d’infraction.

 

[97]        Cette version des faits est vigoureusement démentie par M. Arzate qui affirme que l’agent Chartrand ne lui a jamais demandé de s’identifier sur le trottoir ou avant  son arrestation. Selon M. Arzate, la première fois que l’agent Chartrand lui a demandé de s’identifier était après son arrestation alors que M. Arzate était menotté et assis sur la banquette arrière du véhicule de patrouille.

 

[98]        Le Tribunal considère que la prépondérance de la preuve appuie la version de M. Arzate quant à cet élément factuel.

 

[99]        En premier lieu, le témoignage de M. Arzate a été très clair sur la question et, malgré un contre-interrogatoire serré, sa version des faits est restée catégorique et sans ambigüité.

 

[100]     En deuxième lieu, la version des faits de M. Arzate sur cet élément factuel a été mise par écrit moins de dix (10) jours après l’incident[21], soit le 25 avril 2013. Elle a été répétée par écrit le 13 septembre 2013[22]. Elle apparaît dans la première demande en justice de M. Arzate et n’a pas été modifiée dans les versions subséquentes de celle-ci.

 

[101]     En troisième lieu, selon l’appréciation de la preuve par le Tribunal, M. Arzate est un homme collaboratif, de tempérament doux et respectueux des autres. Compte tenu de cette appréciation factuelle, devant une demande d’un policier de s’identifier, le Tribunal conclut qu’il est à la fois improbable et invraisemblable que M. Arzate ait refusé de le faire. En fait, il n’avait jamais d’objection à s’identifier. Ce qui lui posait problème était de quitter les lieux avant d’avoir la confirmation que son ami était en sécurité.

 

[102]     En effet, M. Arzate ne voyait aucune objection à s’identifier, car il cherchait justement à dialoguer avec l’agent Chartrand qui n’était pas intéressé à le faire.

 

[103]     Quant à l’agent Chartrand, avec égards, son témoignage n’était pas crédible sur ce point.

 

[104]     En premier lieu, son témoignage à cet égard était flou selon l’appréciation faite par le Tribunal.

 

[105]     En deuxième lieu, ni dans le premier ni dans le deuxième constat d’infraction (dans les parties et sous les titres « Description de l’infraction » et « Faits et gestes pertinents » qui comprennent des versions écrites très détaillées de l’agent Chartrand), il n’est mentionné que M. Arzate a refusé de s’identifier.

 

[106]     Or, soulignons que, à ce moment, soit avant la rédaction de ces rapports abrégés au soutien des contraventions, tous sont d’accord que M. Arzate avait déjà clairement formulé à l’agent Chartrand et à l’agent Boisselle qu’il avait l’intention de porter plainte et avait soulevé le spectre de procédures judiciaires.

 

[107]     En troisième lieu, concernant la plainte de M. Arzate à la sergente Paquette au Poste de quartier 22, cette dernière interroge l’agent Chartrand, l’agent Boisselle et peut-être l’agent Tardif pour obtenir leurs versions des faits afin de les consigner au formulaire de plainte. La sergente Paquette résume les versions des policiers comme suit :

 

« … nous avons dû disperser la foule car risque de conflit et de bagarre à nouveau. Pl [Plaignant, soit M. Arzate] parlait au téléphone cellulaire, il refusait de quitter et d’écouter les policiers »[23].

 

[108]     Il est révélateur qu’il n’y ait aucune référence ou mention que le motif d’arrestation ait été un prétendu refus par M. Arzate de s’identifier.

 

[109]     En quatrième lieu, aucun autre constable présent sur les lieux n’est venu témoigner avoir entendu l’agent Chartrand demander à M. Arzate de s’identifier. L’agent Maxime Tardif ne se rappelle pas que l’agent Chartrand ait demandé à M. Arzate de le faire. Enfin, l’agent Tardif ne se rappelle presque d'aucuns faits de l’incident[24].

 

[110]     En cinquième lieu, l’agent Boisselle n’a pas été témoin d’un refus de s’identifier de la part de M. Arzate. L’agent Boisselle est arrivé près de l’auto-patrouille après que M. Arzate a déjà été arrêté et menotté. Or, lorsque l’agent Boisselle s’informe de ce qui se passe avec M. Arzate, l’agent Chartrand ne mentionne pas que M. Arzate aurait refusé de s’identifier.

 

[111]     Or, un tel refus, selon la défense des défendeurs, était l’unique motif justifiant l’arrestation, le menottage, la détention et le déplacement à venir de M. Arzate. Selon l’agent Boisselle, l’agent Chartrand lui a seulement dit qu’il allait amener M. Arzate au Poste de quartier pour délivrer un constat d’infraction municipale et que M. Arzate avait refusé de circuler.

 

[112]     En sixième lieu, le motif justifiant l’arrestation de M. Arzate pour avoir refusé de s’identifier apparaît pour la première fois quelques dix (10) mois après l’incident et l’arrestation, soit dans la défense des défendeurs produite au dossier de la Cour le 12 février 2014.

 

Certains articles de loi pertinents

 

[113]     L’article 74 du Code de procédure pénale sur lequel la Ville de Montréal et l’agent Chartrand fondent l’arrestation de M. Arzate se lit ainsi :

 

74. L’agent de la paix peut arrêter sans mandat la personne informée de l’infraction alléguée contre elle qui, lorsqu’il l’exige, ne lui déclare pas ou refuse de lui déclarer ses nom et adresse ou qui ne lui fournit pas les renseignements permettant d’en confirmer l’exactitude.

 

La personne ainsi arrêtée doit être mise en liberté par celui qui la détient dès qu’elle a déclaré ses nom et adresse ou dès qu’il y a confirmation de leur exactitude.

 

[114]     Le pouvoir d’arrestation sans mandat d’un agent de la paix est plus étendu en vertu du Code criminel, y compris pour l’acte d’entrave à la justice[25].

 

[115]     Cependant, un tel motif d’arrestation n’a pas été plaidé par les défendeurs ni mentionné dans leur défense. À tout événement, il y a lieu de noter que, selon le Tribunal, il n’y avait pas dans les circonstances en l’espèce de motifs raisonnables d’accuser M. Arzate d’entrave à la justice.

 

[116]     L’agent Chartrand a effectivement sauté aux conclusions quant aux motifs rendant M. Arzate réfractaire à quitter l’endroit. L’agent Chartrand n’a jamais cherché à amorcer véritablement des discussions avec M. Arzate pour comprendre ses motifs. Il a conclu sans enquête que M. Arzate défiait son autorité en ne quittant pas les lieux. De plus, l’agent Chartrand a reconnu qu’attendre pour son téléphone cellulaire égaré pouvait être un motif légitime de présence, ce qui s’est passé dans les circonstances. Enfin, tel que mentionné, avec la preuve des distances du périmètre de sécurité, il n’est pas du tout clair que M. Arzate dérangeait en fait le travail des policiers. Aucun autre policier n’est venu l’affirmer.

 

[117]     De plus, compte tenu des motifs réels de la présence de M. Arzate, il est clair qu’il n’avait nullement l’intention d’entraver, de détourner ou de contrecarrer le travail des policiers, soit le mens rea requis pour un acte criminel d’entrave à la justice.

 

La responsabilité civile et la faute policière

 

[118]     Dans Côté c. Longueuil (Ville de), la juge C. Alary s’est exprimée ainsi :

 

« [34] Les policiers ne bénéficient pas d’une immunité particulière ou de règles de responsabilité qui leur soit propre. Par conséquent, la conduite des policières doit être comparée à celle de policiers prudents et diligents placés dans les mêmes circonstances. »[26]

 

[119]     Le juge Jean-Louis Baudouin et le professeur Claude Fabien ont formulé la règle concernant la responsabilité civile des policiers ainsi :

 

« Appliquées au policier, les définitions classiques de la faute nous permettent de dire que le policier commet une faute civile lorsque son comportement s’écarte de celui qu’aurait eu un policier d’une prudence, diligence et compétence normales, placé dans les mêmes circonstances externes. […]

 

Le tribunal appelé à juger la conduite du policier doit tout d’abord apprécier les faits in abstracto, par référence au standard idéal et abstrait du policier d’une prudence, diligence et compétence normales. »[27]

 

[120]     Les deux infractions de nature municipale étant assujetties au Code de procédure pénale, il n’y avait pas lieu d’arrêter M. Arzate, car la remise des constats d’infraction suffisait.

 

[121]     Le Tribunal a conclu que M. Arzate n’a jamais refusé de s’identifier, ce qui est le seul motif invoqué en défense pour justifier son arrestation. Le Tribunal conclut donc que l’arrestation de M. Arzate n’a pas été effectuée selon les règles de l’art applicables et les exigences légales. En ne respectant pas ces règles et articles de loi applicables, l’agent Chartrand n’a pas agi comme un policier normalement prudent et diligent placé dans les mêmes circonstances.

 

[122]     Il s’ensuit que le 14 avril 2013, M. Arzate a fait l’objet d’une arrestation, d’une fouille et d’une détention illégales et fautives de la part du SPVM.

 

[123]     Il faut donc déterminer les dommages-intérêts auxquels M. Arzate a droit dans les circonstances.

 

(b) Si oui, quels sont les dommages-intérêts auxquels M. Arzate a droit, et ce, à l’endroit de quel défendeur?

 

[124]     Dans sa demande introductive d’instance ré-ré-amendée, M. Arzate réclame 24 500 $ en dommages-intérêts. En premier lieu, il demande un montant de 19 500 $ contre les deux défendeurs à titre de dommages pour le préjudice moral subi par lui en raison de l’arrestation, la fouille et la détention illégales. En deuxième lieu, M. Arzate réclame 5 000 $ en dommages et intérêts punitifs uniquement contre le défendeur Chartrand en raison de l’atteinte illicite et intentionnelle par lui des droits de M. Arzate protégés par la Charte des droits et libertés de la personne[28] du Québec et la Charte canadienne des droits et libertés[29].

 

a) Dommages-intérêts compensatoires

 

[125]     M. Arzate a témoigné qu’il a été profondément et sévèrement blessé émotivement et psychologiquement par les incidents d’arrestation, de fouille et de détention.

 

[126]     Il affirme qu’il a maintenant peur des policiers.

 

[127]     Il affirme qu’il se sent troublé, mal et stressé lorsqu’il est à proximité d’un policier et qu’il a comme réflexe de se tenir loin lorsqu’il voit un policier.

 

[128]     Il affirme qu’il a perdu confiance dans le service de police et dans la capacité des policiers à le protéger.

 

[129]     L’incident du 14 avril 2013 l’a clairement traumatisé et il a tendance à figer en la présence de policiers. Après cet incident, selon son témoignage, il avait tellement peur des policiers qu’il n’a pas voulu sortir dans un bar ou un restaurant pendant une période de quatre (4) mois, car il estimait qu’il risquait de se retrouver à proximité d’un policier.

 

[130]     Il a ressenti un sentiment de colère, car à son avis, son arrestation heurtait de front ses attentes quant à la moralité policière au Canada et a provoqué un sentiment de grande injustice.

 

[131]     Il a affirmé dans son témoignage que l’arrestation, la fouille ainsi que le fait d’être menotté et détenu en public l’ont rempli d’indignation.

 

 

[132]      L’agent Chartrand a exécuté sur lui une violente clé de bras, l’a immobilisé sur la voiture de patrouille et lui a mis les menottes.

 

[133]     M. Arzate a affirmé également qu’il était très anxieux et stressé au cours des procédures pénales concernant les constats d’infraction et les procédures civiles, y compris le procès.

 

 

 

 

[134]     Le procureur de la Ville de Montréal et de l’agent Chartrand a minimisé l’étendue des dommages subis par M. Arzate au motif que la durée de la détention était d’environ 20 à 30 minutes, soit de 3 h 26 à 3 h 51[30]. Si jamais la responsabilité des défendeurs était retenue, il considère qu’environ 500 $ en dommages-intérêts seraient suffisants comme compensation.

 

[135]     Selon la jurisprudence, la durée de la détention n’est qu’un élément à considérer dans l’évaluation des dommages subis. Il faut également évaluer et tenir compte de l’intensité de la douleur émotive subie par l’individu.

 

[136]     En l’espèce, M. Arzate a subi une blessure émotive importante et sévère. Si les événements qui ont causé cette blessure ont duré environ une demi-heure, selon la preuve, les effets sur lui ont duré beaucoup plus longtemps et continuent à l’affecter et à l’affliger, notamment au cours du procès de cette affaire.

 

[137]     M. Arzate affirme, et le Tribunal le croit, qu’il souffre de séquelles émotives importantes et sévères en raison des faits survenus en cause.

 

[138]     Il est à noter que ce n’est pas uniquement la durée de la détention qui inflige la souffrance : il y a eu la violente clé de bras, le caractère invasif de la fouille à l’égard de son intégrité physique, la douleur d’être maintenu contre une voiture de police et l’humiliation et la douleur émotive d’être arrêté et menotté en public.

 

[139]     Il faut noter que M. Arzate ne savait pas, après son arrestation, ce qui allait se passer avec lui. Il a été embarqué dans un véhicule de patrouille du service de police alors qu’il avait été menotté. Il n’avait plus de contrôle sur sa personne ou ses déplacements.

 

[140]     La durée chronométrique du temps ne comptait plus à ce moment pour lui. Selon son témoignage et les pièces produites au soutien de sa demande, le temps avait en quelque sorte suspendu son cours normal pour lui.

 

[141]     La période au cours de laquelle il a été menotté et qu’il est resté sur la banquette arrière du véhicule de patrouille a semblé pour M. Arzate durer beaucoup plus longtemps que les 30 minutes réelles.

 

 

 

[142]     Compte tenu de la jurisprudence applicable[31], le Tribunal considère qu’un montant juste de compensation pour le préjudice moral subi par M. Arzate se ventile ainsi quant aux différents éléments ayant provoqué et causé les dommages :

 

(a)

Violente clé de bras :

1 000 $

(b)

Humiliation d’être maintenu contre la voiture de patrouille et d’être menotté publiquement :

1 000 $

(c)

Arrestation illégale :

3 000 $

(d)

Fouille illégale :

1 000 $

(e)

Détention illégale et privation de liberté :

3 000 $

 

Total :

9 000 $

 

b) Dommages-intérêts punitifs

 

[143]     M. Arzate allègue que son arrestation résulte de motifs illégaux et discriminatoires en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne, en raison de son origine ethnique, en particulier qu’il fait partie de la communauté latino et est d’origine mexicaine[32].

 

[144]     Il plaide que s’il avait été un individu de race blanche, il n’aurait pas été traité de cette manière[33].

 

[145]     Même si M. Arzate avait d’abord accusé les policiers impliqués d’être animés par des motifs homophobes, ni dans ses procédures judiciaires, ni au cours de son témoignage au procès, ni la plaidoirie de son avocat au terme du procès ne reviennent sur ce moyen.

 

[146]     De plus, M. Arzate soutient que les droits suivants garantis par cette Charte n’ont pas été respectés[34] :

 

1. Le droit à la protection contre les arrestations et détention abusives et arbitraires;

 

2. Le droit d’être traité avec humanité;

 

3. Les droits à la sûreté, à l’intégrité, à la liberté et le droit à la sauvegarde de sa dignité.

 

[147]     Or, l’article 49, alinéa 2 de la Charte des droits et libertés de la personne se lit ainsi :

 

49(2). En cas d’atteinte illicite et intentionnelle, le tribunal peut en outre condamner son auteur à des dommages-intérêts punitifs.

 

[148]     Le procureur des défendeurs a plaidé pour la première fois comme moyen de défense lors des plaidoiries à la dernière journée de l’audience que la Ville de Montréal, à titre de personne morale de droit public, bénéficie de l’exigence d’avis écrit préalable au procureur général du Québec prévue à l’article 76, alinéa 2 du Code de procédure civile (« C.p.c. »)[35] à l’égard de toute réclamation en dommages-intérêts punitifs en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne. Ce moyen n’a pas été allégué dans la défense.

 

[149]     M. Arzate a alors décidé, lors des plaidoiries, par le biais de son procureur, de renoncer à réclamer des dommages-intérêts punitifs contre la Ville de Montréal. Ainsi, il les réclame uniquement contre l’agent Chartrand. Ce changement a été confirmé au moment de la production à la Cour de la dernière version des procédures judiciaires du demandeur[36].

 

[150]     Selon le procureur de l’agent Chartrand, puisque ce dernier agissait uniquement à titre d’employé au service du SPVM, il ne peut être condamné à des dommages punitifs à titre personnel, car les actes reprochés contre lui par M. Arzate ont été commis uniquement comme employé.

 

[151]     En revanche, le procureur de M. Arzate plaide que le contrat d’emploi entre la Ville de Montréal et l’agent Chartrand ne comprend pas la possibilité ou le droit pour ce dernier de commettre des actes illégaux et discriminatoires en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne et donc que l’agent Chartrand devrait en être tenu personnellement responsable.

 

[152]     Après la prise en délibéré du présent dossier par la Cour, le procureur de M. Arzate a écrit au soussigné et a déposé au greffe de la Cour un avis de bene esse en vertu de l’article 76, alinéa 2 C.p.c. concernant la poursuite contre l’agent Chartrand personnellement et un avis selon lequel le Procureur général du Québec a renoncé à recevoir l’avis requis par rapport à la poursuite contre l’agent Chartrand personnellement.

 

[153]     Cependant, cet avis en vertu de l’article 76, alinéa 2 C.p.c. et la renonciation du Procureur général du Québec n’ont pas été formellement mis en preuve. En revanche, bien qu’avisé, le procureur des défendeurs ne s’est pas opposé à ce que cet avis et cette renonciation soient envoyés au soussigné et déposés au dossier de la Cour.

 

[154]     Il n’est pas nécessaire pour le Tribunal de statuer sur ces différentes questions liées à la réclamation pour dommages-intérêts punitifs, car le Tribunal est d’avis qu’il n’y a pas lieu d’accorder en l’instance, compte tenu de la preuve, des dommages-intérêts punitifs en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne, et ce, pour les motifs suivants.

 

[155]     En premier lieu, le Tribunal n’est pas d’avis que l’origine ethnique de M. Arzate ait eu un quelconque effet ou incidence sur les faits impliquant l’arrestation illégale de M. Arzate.

 

[156]     En deuxième lieu, tel que mentionné, afin de réclamer des dommages-intérêts punitifs en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne, il est acquis qu’il faut établir le caractère intentionnel de la violation d’un droit ou liberté protégée.

 

[157]     Or, dans la mesure où il y a eu un droit ou liberté garantie par la Charte qui a été violé en l’instance, le Tribunal est d’avis qu’une telle violation n’a pas été exercée ou commise de manière intentionnelle par l’agent Chartrand. Ce dernier paraît ne pas avoir su ou avoir oublié, dans le feu de l’action, qu’il n’avait pas le droit d’arrêter M. Arzate pour des infractions à la règlementation municipale contrairement à ses pouvoirs d’agent de la paix en ce qui a trait à un acte criminel en vertu du Code criminel. Par négligence, il paraît avoir oublié qu’il pouvait arrêter M. Arzate dans ces circonstances uniquement si ce dernier avait refusé de décliner son identité après qu’il aurait été sommé de le faire et après que des infractions alléguées contre lui auraient été dénoncées.  Cette erreur et les autres erreurs de l’agent Chartrand notées par le Tribunal constituent de la négligence, mais la preuve n’est pas établie que celles-ci étaient intentionnelles de la part de l’agent Chartrand.

 

« Grab and go »

 

[158]     Le procureur de M. Arzate a plaidé que certains éléments de preuve entendus au cours du procès permettent de conclure que le Poste de quartier 22 du SPVM applique de manière systématique une politique illégale d’arrestation des individus à la fermeture des bars afin de disperser la foule et de contrôler les bruits afférents (« Grab and go »). Il a plaidé que l’application d’une telle politique justifierait l’octroi des dommages punitifs contre le SPVM et la Ville de Montréal.

 

[159]     Dans son témoignage, l’agent Chartrand a effectivement employé cette expression. Il se référait à une technique qu’il a mentionnée comme étant fréquemment employée par les policiers attachés au Poste de quartier 22. L’agent Boisselle et la sergente Paquette, qui est superviseure au Poste de quartier 22, se sont également référés à cette manière d’agir.

 

[160]     Décrivant cette politique, comme « normale », « banale » et « dans les procédures », c’est l’agent Boisselle qui a donné le plus de détails sur une telle politique. L’agent Boisselle a témoigné comme suit :

 

«   Agent Boisselle : … quand qu’y a des personnes récalcitrantes comme ça, on quitte souvent pour le poste de police pour éviter qu’y aille d’autres problèmes avec d’autres citoyens.

 

     […]

 

Me Benoit : Pourquoi vous avez déplacé le demandeur du Sky pour l’amener au poste de quartier?

 

Agent Boisselle : Pour éviter d’autres conflits. Quand que les gens sortent des bars - sont souvent en état d’ébriété - quand qu’ils voient des gyrophares de police, ils voient des polices intervenir cela peut gérer d’autres conflits. Quand on donne ordre à un individu de circuler, la personne veut pas, mais ça peut engendrer d’autres conflits. Donc, notre façon de travailler au Centre-ville pour éviter qu’y aille d’autres problèmes - qu’on demande d’autre coopération de d’autres véhicules pour un règlement municipal, on quitte avec l’individu, on va le libérer plus loin avec les billets.

 

Me Benoit : Ok.

 

Agent Boisselle : C’est une technicalité de travail de policier au Centre-ville. Là on fait ça, je vous dirais là, trois, quatre fois par nuit là, sans problème. C’t’une intervention très banale là. C’est normal. C’est les procédures. »

 

[161]     Le procureur de M. Arzate soumet que ce témoignage est la preuve d’une politique interne au Poste de quartier 22 de procéder à des arrestations illégales, car ni l’agent Boisselle ni la sergente Paquette ne lient l’arrestation et la détention en vue de délivrer un constat d’infraction municipale à un refus préalable par la personne concernée de s’identifier.

 

[162]     Selon le procureur de M. Arzate, il en découle que certains policiers croient à tort qu’ils ont le droit d’arrêter, menotter et détenir un individu dans une auto-patrouille pour le transporter ailleurs, soit un endroit plus calme, afin de lui donner un constat municipal pour avoir flâné ivre et d’empêcher d’autres incidents, soit de pratiquer une espèce d’« arrestation préventive » ou une « arrestation aux fins de transport » pour calmer le jeu et les bruits et ne pas perturber un quartier qui comprend des immeubles résidentiels.

 

[163]     En effet, il paraît clair que, dans la mesure où il n’y a pas de motifs raisonnables et probables permettant de croire qu’il y a un acte criminel qui est en train d’être commis ou sur le point de l’être, une telle arrestation ne peut pas être faite pour l’émission d’un constat d’infraction municipale à moins d’un refus de s’identifier de la personne concernée. Autrement, une telle arrestation semblerait, à sa face même, illégale et arbitraire et, le cas échéant, pourrait justifier l’octroi de dommages-intérêts punitifs.

 

[164]     Dans Lépine c. Ville de Shawinigan et al[37], le juge R. W. Pronovost s’est exprimé ainsi :

 

« Le tribunal n’a pas trouvé de texte législatif qui permet aux policiers d’intercepter un individu, de le faire monter dans l’auto patrouille et de l’empêcher de sortir. Le Code de procédure pénale du Québec prévoit qu’on peut arrêter, sans mandat, tant et aussi longtemps que le contrevenant n’a pas fourni ses nom et adresse, et qu’on ait pu confirmer l’exactitude des renseignements. Mais il est en état d’arrestation. Les policiers sont catégoriques, au moment où le demandeur est dans le véhicule pendant trente-cinq minutes, il n’est pas en état d’arrestation mais il ne peut sortir du véhicule. […] Il n’y a aucune Loi qui permet aux policiers « d’intercepter » et d’obliger quelqu’un à demeurer dans une auto patrouille à moins qu’il ne soit en état d’arrestation. … Les policiers n’ont pas respecté la procédure établie par l’article 74 du Code de procédure pénale du Québec pour obtenir les informations qu’ils jugeaient nécessaires d’obtenir. »

 

[165]     Cependant, la preuve dans le présent dossier ne permet pas de conclure que l’agent Boisselle et la sergente Paquette considèrent que de telles arrestation et détention peuvent se faire en l’absence d’un refus d’une personne concernée de s’identifier. Rappelons que quant à l’agent Chartrand, il était clair au cours de son témoignage que de telles arrestation et détention pouvaient se faire uniquement dans l’hypothèse où la personne concernée avait refusé de s’identifier.

 

[166]     À tout événement, si une telle politique était réellement appliquée, il s’agit d’une faute du SPVM et donc de la Ville de Montréal et non de l’agent Chartrand. Or M. Arzate, par l’entremise de son procureur, a renoncé à réclamer des dommages-intérêts punitifs contre la Ville de Montréal.

 

[167]     Pour ces motifs, la Cour n’octroiera pas en l’instance de dommages-intérêts punitifs contre l’agent Chartrand.

 

La responsabilité solidaire

 

[168]     M. Arzate demande que les défendeurs soient condamnés solidairement pour les dommages-intérêts accordés en réparation du préjudice moral subi par lui. Or, l’agent Chartrand était, au moment de l’incident, un employé du SPVM. Il a commis ses erreurs dans le cadre de ses fonctions de policier et d’agent de la paix au service de cet employeur. Conformément à l’article 1463 C.c.Q., la Ville de Montréal est responsable des erreurs de ses employés commises dans le cadre de leurs fonctions et donc la Ville de Montréal sera condamnée seule à payer les dommages-intérêts compensatoires accordés.

 

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

 

ACCUEILLE en partie la demande en justice de Telesforo Freyre Arzate;

 

CONDAMNE la Ville de Montréal à payer à Telesforo Freyre Arzate la somme de 9 000 $ avec intérêts au taux légal de 5 % par année et l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 du Code civil du Québec à compter de la date de la mise en demeure (Pièce P-3), soit le 19 septembre 2013, tel que demandé aux conclusions de la demande ré-ré-amendée;

 

AVEC FRAIS DE JUSTICE en faveur de Telesforo Freyre Arzate.

 

 

__________________________________

Jeffrey Edwards, J.C.Q.

 

Me Damien Pellerin

Pellerin Savitz s.e.n.c.r.l.

Procureurs du demandeur

 

Me Mikael Benoit

Dagenais, Gagnier, Biron

Procureurs des défendeurs

 

Dates d’audience :

7 et 8 octobre 2015, 30 mars 2016

Autorités supplémentaires du procureur du demandeur : 14 avril 2016

Autorités supplémentaires du procureur des défendeurs : 29 avril 2016

Prise en délibéré : 16 mai 2016

Signification de la demande introductive d’instance ré-ré-amendée : 19 mai 2016

Demande introductive d’instance ré-ré-amendée autorisée par le Tribunal : 1er juin 2016

 



[1]     Dans sa demande introductive, le demandeur a inscrit le numéro de matricule du défendeur David Chartrand. Les défendeurs n’en ont pas demandé la radiation et l’ont également repris dans l’intitulé de leur défense produite au dossier de la Cour. Dans ces circonstances et conformément à l’article 12 du Règlement de la Cour du Québec RLRQ, c. C-15.01, r.9, le Tribunal conserve cette désignation des parties dans le présent jugement.

[2]     Pièce P-1.

[3]     Pièce D-4, p. 2.

[4]     Pièce D-1.

[5]     Au cours du procès, il a été précisé au Tribunal que M. Arzate et Me Pellerin sont maintenant séparés.

[6]     Pièce D-7.

[7]     Pièce D-6.

[8]     Ibid.

[9]     Pièce D-4.

[10]    Pièce D-4, p. 2.

[11]    Pièce P-3.

[12]    Pièce P-7.

[13]    Règlement refondu de la Ville de Montréal, C. P-1, Règlement concernant la paix et l’ordre sur le domaine public.

[14]    Pièce P-7, p. 10, paragraphes 17 et 18.

[15]    Pièce P-7, p. 11, paragraphes 19 et 21.

[16]    Code de procédure pénale, RLRQ, c. C-25.1. Voir le paragraphe 38 de la défense des défendeurs.

[17]    1457 C.c.Q.:   Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s'imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui. Elle est, lorsqu'elle est douée de raison et qu'elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu'elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu'il soit corporel, moral ou matériel. Elle est aussi tenue, en certains cas, de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute d'une autre personne ou par le fait des biens qu'elle a sous sa garde.

[18]    R. c. Storey, [1990] 1 R.C.S. 241, 250-251.

[19]    Pièce D-7.

[20]    Hull (Ville de) c. Thibeault, (1997) Cour municipale de Hull, AZ-97036209; Ville « A » c. « X » et al., 2006 QCCQ 12337.

[21]    Pièce P-2.

[22]    Pièce P-3.

[23]    Pièce D-6.

[24]    L’agent Tardif a attesté du caractère exact des faits du deuxième constat un jour plus tard alors que la preuve est claire qu’il n’était pas présent lorsque les faits mentionnés ont eu lieu. C’était plutôt l’agent Boisselle qui était le second policier dans le véhicule transportant M. Arzate au Poste de quartier 22.

[25]    L’article 495, alinéa 1 du Code criminel se lit comme suit : 495. (1) Un agent de la paix peut arrêter sans mandat : a) une personne qui a commis un acte criminel ou qui, d’après ce qu’il croit pour des motifs raisonnables, a commis ou est sur le point de commettre un acte criminel; b) une personne qu’il trouve en train de commettre une infraction criminelle;

      L’article 139 (2) du Code criminel se lit comme suit (Entrave à la justice) : « (2) Est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de dix ans quiconque volontairement tente de quelque manière, autre qu’une manière visée au paragraphe (1), d’entraver, de détourner ou de contrecarrer le cours de la justice. »

[26]    2009 QCCS 2587.

[27]    J.-L. Baudouin et C. Fabien, « L’indemnisation des dommages causés par la police », (1989) 23 R.J.T. 419, 423-424.

[28]    RLRQ, c. C-12.

[29]    L.R.C. (1985), App. II no 44.

[30]    Voir la chronologie de l’enregistrement de l’historique de l ‘appel, Pièce D-1.

[31]    Lépine c. Shawinigan (Ville de), [1998] R.R.A. 417, JE 98-650 (C.S.); Khoury c. Dupuis et al, 2004 B.E. 2004BE-828, 2004 CanLII 9215 (QCCQ); Ramsay c. Procureur général du Québec, 2008 QCCS 3509; Ruckenstein c. Montréal (Ville de), 2009 QCCQ 7011; Leslie-Brooke Thompson c. Montréal (Ville de), 2013 QCCS 6012; Bérubé c. Québec (Ville de), 2014 QCCQ 8967; Couillard c. Procureur général du Québec et al, 2015 QCCQ 481.

[32]    Voir les paragraphes 41 et 52 de la Demande introductive d’instance ré-ré-amendée.

[33]    Id. Voir le paragraphe 52.2.

[34]    Ibid, voir le paragraphe 58.

[35]    L’article 95, alinéa 2 de l’ancien Code de procédure civile.

[36]    Demande introductive d’instance ré-ré-amendée datée du 19 mai 2016.

[37]    Lépine c. Ville de Shawinigan et al, [1998] R.R.A. 417, J.E. 98-650 (C.S.), p. 10.

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