96011768
COUR D'APPEL
PROVINCE DE QUÉBEC
GREFFE DE MONTRÉAL
No: 500-09-000596-957
(500-05-012657-944)
CORAM: LES HONORABLES VALLERAND
TOURIGNY
CHAMBERLAND, JJ.C.A.
DÉCAREL INC.,
GABRIEL CHINIARA,
ROBERT SALICCO,
APPELANTS - Défendeurs
c.
CONCORDIA PROJECT MANAGEMENT LTD.,
INTIMÉE - Demanderesse
OPINION DU JUGE VALLERAND
Décarel Inc. et Concordia Project Management Ltd.
s'engagent dans un contrat de co-entreprise pour l'exécution de
certains travaux concernant le Casino de Montréal. Chiniara et
Salicco sont les principaux actionnaires et dirigeants de Décarel.
Ils négocient et signent le contrat pour celle-ci, de même qu'ilss'y affectent à titre d'administrateur et administrateur remplaçant
de la co-entreprise, pour le compte de Décarel.
Les choses tournent au vinaigre et Concordia prétend
que Décarel, au mépris de ses obligations, s'est engagée avec
d'autres associés dans le prolongement des travaux qui faisaient
l'objet du contrat originel. Elle assigne Décarel, Chiniara et
Salicco solidairement en dommages tant contractuels que délictuels.
Puis, se ravisant, elle demande, sur la foi de la clause
compromissoire qui lie les deux personnes morales et dont la
légalité et la validité ne sont pas mises en cause, elle demande
donc à la Cour supérieure le renvoi du litige devant l'arbitre en
application de l'article
940.1
C.c.p. C'est le déclinatoire
proposé par la demanderesse! La cour fait droit tant en ce qui
concerne les personnes morales parties au contrat et à la clause
compromissoire qu'en ce qui a trait à Chiniara et Salicco qui ne
le sont pas. Quant à ceux-ci, la Cour juge qu'ils sont à ce point
intéressés et impliqués qu'ils doivent suivre leur entreprise chez
l'arbitre.
Décarel, Chiniara et Salicco se pourvoient et plaident
que ni l'une ni les autres ne doivent être soumis à l'arbitrage.
Ils ont, à mon avis, et l'une et les autres, tort.
** * **
Notre cour, en 1987, dans
Watson Computer Products c.
136067 Canada Inc. et Quality Micro Systems Inc.,
[1987] R.D.J.
326
, a statué que l'assignation solidaire de deux défendeurs dont
l'un est partie à une clause compromissoire avec le demandeur et
l'autre pas, interdit que la Cour supérieure défère le litige à
l'arbitre, ce qui aurait pour effet d'imposer l'arbitrage à celui
qui n'en a pas convenu et ne saurait se le voir imposer.
Mais notre cour a, depuis ce temps, singulièrement
libéralisé les principes en la matière (
Condominiums Mont St-
Sauveur Inc. c. Les Constructions Serge Sauvé Ltée et als,
[1990]
R.J.Q. 2783
;
Guns N'Roses Missouri Storm Inc. c. Productions
Musicales Donald K. Donald Inc.,
[1994] R.J.Q. 1183
). De fait, on
peut déceler une tendance à examiner chaque cas comme un cas
d'espèce. C'est ainsi que dans
Guns N'Roses un spectateur, déçu
de la tournure d'un spectacle, avait intenté en Cour supérieure un
recours collectif contre l'impressario d'un concert de musique rock
dont les artistes avaient sérieusement déçu les attentes de la
clientèle. L'impressario assigna à son tour les artistes en
garantie, toujours en Cour supérieure. Ceux-ci demandèrent le
renvoi à l'arbitrage aux termes de la clause compromissoire qui les
liait à l'impressario. Notre collègue Rothman, pour une formation
unanime dont du reste faisait partie un membre de la formation dans
l'arrêt
Watson Computer, écrivait:
I do not wish to suggest that the mere
initiation of a suit by a third party will permit a
party to an arbitration clause to defeat the purpose
and intention of the clause by exercising warranty
proceedings. There will doubtless be cases where
the parties should be referred to arbitration,
notwithstanding the existence of a suit by a third
party. Much will depend on the nature of the
claims and the circumstances of each case.
But in this case, taking the facts alleged to
be true, the sole reason for the premature collapse
of the concert, and the near riot that followed it,
was the conduct of the lead singer of Guns
N'Roses. The whole cause of action alleged in the
principal action was the misconduct of Axl Rose
that took place in the Guns N'Roses performance.
The sole issue in the warranty action, as in the
principal action, is the misconduct that took place
during the Guns N'Roses performance. It would
seem manifestly unfair to compel Donald K. Donald
to face alone a refund claim before the Superior
Court on behalf of 54,000 ticket holders when Guns
N'Roses was the sole cause of the claim.
To deprive Donald K. Donald of its right of
exercising warranty proceedings in this case would
be to deprive it of a complete solution to the
question involved in the principal action, (art.
216
C.C.P.) and it would also deprive it of its normal
right to have both actions heard jointly and
decided by the same judgment (art.
222
C.C.P.).
(j'ai ajouté l'emphase)
Bref, à chaque cas ses circonstances particulières.
Or, ici, Concordia Project Management et Décarel Inc.
ont convenu d'une clause compromissoire. Décarel Inc., personnemorale, n'a pu en convenir et n'en a convenu que par l'expression
de la volonté de ses principaux actionnaires et dirigeants,
Chiniara et Salicco. Dit autrement, ceux-ci ont exprimé leur
volonté que tout litige soit résolu par arbitrage. Qui plus est,
ils se sont désignés comme administrateurs de la co-entreprise pour
le compte de Décarel. C'est donc dire qu'en principe et en
pratique, tout litige survenant entre les deux personnes morales
ne pouvait avoir pour source que le comportement et les agissements
de Chiniara et Salicco et toute décision, qu'il s'agisse d'un
jugement de Cour ou d'une sentence d'arbitre, ne pouvait porter,
en ce qui a trait à Décarel, que sur la conduite de Chiniara et
Salicco. Écarter l'application de la clause compromissoire en
pareilles circonstances au motif qu'elle ne concerne que les
personnes morales serait, du moins à mon avis, un non-sens fondé
sur une technicité aveugle et sciemment ignorante des circonstances
particulières de l'affaire et cela, quoi qu'il en soit du voile
corporatif en d'autres contextes. Ignorante des circonstances
particulières de l'affaire mais aussi de la possibilité que le
litige connaisse un dénouement absurde, selon lequel l'appréciation
des gestes de Chiniara et Salicco par l'arbitre mènerait à la
condamnation de Décarel, tandis que la même appréciation par le
juge déboucherait sur leur exonération, sans parler des conclusions
solidaires dont on ne voit pas très bien ce qu'on pourrait en
faire.
Ainsi donc, m'inspirant du propos de notre collègue
Rothman, j'estime que les circonstances du cas imposent que tous
les intéressés se retrouvent devant l'arbitre, en application de
la clause compromissoire à laquelle ont présidé ceux qui cherchent
aujourd'hui à s'y soustraire et je suis donc d'avis de rejeter le
pourvoi, avec dépens.
Quant aux dépens sur la requête en Cour supérieure,
j'estime qu'il y a lieu d'intervenir à l'invitation des appelants
qui y ont été condamnés et de statuer: sans frais. L'article
940.1 reconnaît à chaque partie le droit de demander, en tout temps
avant l'inscription, le renvoi devant l'arbitre, soit! mais la
demanderesse aurait fort bien pu s'en remettre à la clause
compromissoire avant d'intenter son action, évitant ainsi de
proposer le déclinatoire à l'encontre de sa propre action.
Je propose donc qu'on accueille le pourvoi uniquement
afin de statuer que la requête qu'a accueillie la Cour supérieure
l'est sans frais et de le rejeter pour le surplus; avec dépens.
CLAUDE VALLERAND, J.C.A.
COUR D'APPEL
PROVINCE DE QUÉBEC
GREFFE DE MONTRÉAL
No: 500-09-000596-957
(500-05-012657-944)
Le 30 juillet 1996
CORAM: LES HONORABLES VALLERAND
TOURIGNY
CHAMBERLAND, JJ.C.A.
DÉCAREL INC.,
GABRIEL CHINIARA,
ROBERT SALICCO,
APPELANTS - Défendeurs
c.
CONCORDIA PROJECT MANAGEMENT LTD.,
INTIMÉE - Demanderesse
_______________LA COUR; - Statuant sur le pourvoi contre un jugement
de la Cour supérieure, district de Montréal, prononcé le 22 mars
1995 par l'honorable juge Dionysia Zerbisias, qui a accueilli une
requête de l'intimée renvoyant les parties à l'arbitrage;
Après audition, examen du dossier et délibéré;
Pour les motifs qui apparaissent dans l'opinion du
juge Claude Vallerand déposée avec le présent arrêt, auxquels
souscrivent ses collègues Christine Tourigny et Jacques
Chamberland;
ACCUEILLE le pourvoi uniquement afin de statuer que la
requête est accueillie sans frais et le REJETTE pour le surplus;
avec dépens contre l'appelante;
En ce qui a trait au pourvoi de Chiniara et Salico:
Pour les motifs qui apparaissent à l'opinion du juge
Claude Vallerand auxquels souscrit sa collègue Christine Tourigny;
ACCUEILLE le pourvoi uniquement afin de statuer que la
requête est accueillie sans frais et le REJETTE pour le surplus;
avec dépens contre l'appelante;
Le juge Chamberland, pour sa part, pour les motifs qui
apparaissent dans son opinion également déposée avec le présent
arrêt est d'avis d'accueillir le pourvoi, avec dépens, et de
rejeter la requête; avec dépens.
CLAUDE VALLERAND, J.C.A.
CHRISTINE TOURIGNY, J.C.A.
JACQUES CHAMBERLAND, J.C.A.
Me Denis Godbout
(Péloquin, Katten)
Avocat des appelants
Me Mark Abramowitz
Avocat de l'intimée
Audition: le 27 mai 1996
COUR D'APPEL
PROVINCE DE QUÉBEC
GREFFE DE MONTRÉAL
No: 500-09-000596-957
(500-05-012657-944)
CORAM: LES HONORABLES VALLERAND
TOURIGNY
CHAMBERLAND, JJ.C.A.
DÉCAREL INC.,
GABRIEL CHINIARA,
ROBERT SALICCO,
APPELANTS - Défendeurs
c.
CONCORDIA PROJECT MANAGEMENT LTD.,
INTIMÉE - Demanderesse
OPINION DU JUGE CHAMBERLAND
Je partage l'avis de mon collègue Vallerand quant au sort
du pourvoi formé par Décarel Inc.; je propose donc qu'il soit
accueilli uniquement afin de statuer que la requête qu'a accueillie
la Cour supérieure l'est sans frais et qu'il soit rejeté pour le
surplus, avec dépens.
Par ailleurs, et avec tout le respect que je dois à son
opinion et à celle de la juge de première instance, je crois que
le pourvoi formé par les appelants Gabriel Chiniara et Robert
Salicco mérite un meilleur sort. Les principes que cette Cour
applique en matière de renvoi à l'arbitrage ne vont pas, à mon
avis, jusqu'à permettre que nous ordonnions à un individu de se
soumettre personnellement à une juridiction d'arbitrage qui prend
naissance dans un contrat, et une clause compromissoire, auxquels
il n'est pas personnellement lié.
Dans Watson Computer Products Inc. c. 136067 Canada Inc.,
[1987] R.D.J. 326
, la Cour refusait de déférer un litige à
l'arbitre au motif, partageant en cela l'avis de la Cour
supérieure, «qu'on ne pourra disposer des conclusions en
responsabilité solidaire prises contre les deux défendeurs que par
un seul jugement, à la suite d'une seule instruction, une
instruction dont on ne saurait imposer la tenue devant un arbitre
à Quality Micro Systems qui n'est pas partie à la clause
compromissoire» (j'ai souligné).
Dans Condominiums Mont St-Sauveur Inc. c. Constructions
Serge Sauvé Ltée,
[1990] R.J.Q. 2783
(C.A.), notre Cour confirmait
le renvoi à l'arbitrage du litige opposant un promoteur immobilier
et un constructeur, les deux seules parties à la clause
compromissoire. Il me semble évident à la lecture des opinions denos collègues Monet et Rothman que le litige se poursuivait en Cour
supérieure entre le promoteur et les architectes, ces derniers
n'étant d'ailleurs pas parties à la clause compromissoire.
Ce serait une erreur, à mon avis, que de soumettre à la
juridiction de l'arbitre deux personnes qui ne sont pas
personnellement parties à la convention d'arbitrage. Bien que
messieurs Chiniara et Salicco soient les principaux actionnaires
et dirigeants de Décarel Inc., et qu'ils aient signé les documents
contractuels au nom de leur entreprise, il n'en demeure pas moins
qu'ils ne sont pas personnellement liés par la clause
compromissoire. Le même commentaire vaut pour le fait qu'en
principe et en pratique, tout litige entre Décarel Inc. et
l'intimée ne peut avoir pour source que le comportement et les
agissements de messieurs Chiniara et Salicco. L'action intentée
par l'intimée leur reproche des fautes personnelles; ils ont le
droit que le litige les concernant soit tranché par la Cour
supérieure et ce même si, quant à Décarel Inc., ils ont accepté,
conventionnellement, que le litige la concernant soit soumis à
l'arbitrage.
Le risque de décisions contradictoires de la part de
l'arbitre et de la part de la Cour supérieure existe, en théorie
du moins, mais ce risque découle tant du choix fait par l'intimée
de poursuivre tout à la fois Décarel Inc. et ses dirigeants en Coursupérieure puis de demander le renvoi de l'affaire devant l'arbitre
que de l'existence d'une convention d'arbitrage entre les deux
sociétés membres de la co-entreprise; ce risque, créé de toutes
pièces par l'intimée, ne justifie pas que nous soumettions
messieurs Chiniara et Salicco à une juridiction d'arbitrage dont
ils n'ont jamais voulu.
Quant aux conclusions solidaires recherchées par l'intimée,
je m'en remets à ce que la Cour écrivait dans l'affaire
Condominiums Mont St-Sauveur Inc., précitée (à la page 2790).
Cette difficulté constitue un effet direct du contrat auquel
l'intimée a elle-même adhéré.
JACQUES CHAMBERLAND, J.C.A.