Décision

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Gagnier et Tribunal administratif du logement

2022 QCCFP 15

COMMISSION DE LA FONCTION PUBLIQUE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

 

DOSSIER No :

1302359

 

 

DATE :

18 juillet 2022

______________________________________________________________________

 

DEVANT LE JUGE ADMINISTRATIF :

Denis St-Hilaire, membre suppléant

______________________________________________________________________

 

 

 

ANDRÉ GAGNIER

Partie demanderesse

 

et

 

TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU LOGEMENT

Partie défenderesse

 

et

 

PATRICK SIMARD

           Partie intervenante

 

 

______________________________________________________________________

 

DÉCISION RELATIVE À UNE DEMANDE DE RÉCUSATION

(Article 81.20, Loi sur les normes du travail, RLRQ, c. N-1.1;

article 118, Loi sur la fonction publique, RLRQ, c. F-3.1.1)

______________________________________________________________________

 

[1]               Le 16 octobre 2021, Me André Gagnier dépose à la Commission de la fonction publique (Commission) une plainte de harcèlement psychologique, en vertu de l’article 81.20 de la Loi sur les normes du travail[1], contre son employeur le Tribunal administratif du logement (TAL).

[2]               La plainte fait notamment état du comportement de Me Patrick Simard, président du TAL, qui serait à l’origine de cette situation de harcèlement.

[3]               Elle est accompagnée d’un document de 6 pages exposant les motifs au soutien de cette plainte.

[4]               Le 17 février 2022, la Commission rejette une demande de suspension du recours logée par Me Gagnier[2].

[5]               Le 22 février 2022, la Commission accueille la demande d’intervention de Me Patrick Simard en lui accordant certains droits procéduraux[3].

[6]               Le 1er mars 2022, la Commission rejette la requête en précision du TAL[4].

[7]               La Commission est également saisie d’une deuxième demande de suspension sine die de Me Gagnier déposée le 17 mars 2022.

[8]               Une audition était prévue le 13 juin dernier afin d’entendre les parties relativement à cette demande mais elle a été annulée compte tenu d’une nouvelle demande qui doit être tranchée prioritairement en raison de ses conséquences sur la poursuite du dossier.

[9]               En effet, le 1er juin 2022, le TAL soumet une demande de récusation selon l’article 118 de la Loi sur la fonction publique[5].

[10]           Cette demande vise le juge soussigné et la commission doit maintenant déterminer, conformément à la Loi et la jurisprudence, et dans l’intérêt des parties et de la saine administration de la justice, si la demande de récusation est bien fondée dans le présent dossier, soit la plainte de harcèlement psychologique déposée par Me Gagnier contre son employeur le TAL.

[11]           Le principal motif au soutien de cette demande est fondé sur la situation d’emploi actuelle du soussigné, le juge saisi de cette plainte, qui est également directeur général à la Fédération des Syndicats de l’enseignement (FSE-CSQ). Selon le TAL, le fait de conserver cet emploi tout en occupant les fonctions de membre suppléant à la CFP crée une situation qui soulève une crainte raisonnable de partialité dans le cadre de la présente plainte de harcèlement psychologique.

[12]           De façon plus précise, considérant que la FSE-CSQ et la CSQ affichent publiquement leur soutien aux salariés qui allèguent être victime de harcèlement psychologique, il est raisonnable de penser que, pour bien remplir son rôle et la mission du syndicat, le directeur général de la FSE-CSQ possède une sensibilité et une prédisposition envers les victimes alléguées de harcèlement psychologique. De ce fait, il pourrait être influencé, consciemment ou non, dans sa décision à titre de juge en lien avec la plainte de harcèlement psychologique déposée par Me Gagnier.

[13]           Qui plus est, selon le TAL, les décisions de la CFP étant finales et sans appel, son client ne pourra se prévaloir d’un droit d’appel afin de voir ses prétentions analysées par un décideur différent et provenant d’une autre instance décisionnelle.

[14]           La commission a interpellé les autres parties, soit Me Gagnier et Me Simard afin de connaitre leur position sur la présente demande en récusation.

[15]           Le procureur de Me Simard a répondu que son client s’en remet à la décision de la Commission et qu’il n’a ainsi aucun commentaire spécifique à soumettre à cet égard.

[16]           Quant à Me Gagnier, son procureur s’est opposé à cette demande qu’il considère mal fondée, tardive, frivole et vexatoire. Il mentionne notamment que les allégations soulevées par le TAL sont loin de satisfaire aux critères établis par la Cour Suprême en matière de récusation pour renverser la forte présomption d’impartialité dont bénéficient les juges.

 

CONTEXTE ET ANALYSE

[17]           La requête du TAL est fondée sur l’article 118 de la Loi sur la fonction publique[6] qui se lit comme suit :

118. Un membre de la Commission peut être récusé.  Les articles 201 à 205 du Code de procédure civile (chapitre C-25.01) s’appliquent, compte tenu des adaptations nécessaires, à cette récusation.

[18]           Les articles 201 à 205 du Code de procédure civile [7] se lisent comme suit :

LA RÉCUSATION

201. Le juge qui considère qu’une des parties peut avoir des motifs sérieux de douter de son impartialité est tenu de le déclarer sans délai au juge en chef. Ce dernier désigne alors un autre juge pour continuer ou instruire l’affaire et il en informe les parties.

 

La partie qui a des motifs sérieux de douter de l’impartialité du juge doit le dénoncer sans délai dans une déclaration qu’elle notifie au juge concerné et à l’autre partie. Si le juge concerné ne se récuse pas dans les 10 jours de la notification, une partie peut présenter une demande de récusation. Une partie peut cependant renoncer à son droit de récuser.

 

Les déclarations et les autres documents concernant la récusation sont versés au dossier.

 

202. Peuvent être notamment considérés comme des motifs sérieux permettant de douter de l’impartialité du juge et de justifier sa récusation les cas suivants:

 

  le juge est le conjoint d’une partie ou de son avocat, ou lui-même ou son conjoint est parent ou allié de l’une ou l’autre des parties ou de leurs avocats, jusqu’au quatrième degré inclusivement;

 

  le juge est lui-même partie à une instance portant sur une question semblable à celle qu’il est appelé à décider;

 

  le juge a déjà donné un conseil ou un avis sur le différend ou il en a précédemment connu comme arbitre ou médiateur;

 

  le juge a agi comme représentant pour l’une des parties;

 

  le juge est actionnaire ou dirigeant d’une personne morale ou membre d’une société ou d’une association ou d’un autre groupement sans personnalité juridique, partie au litige;

 

  il existe un conflit grave entre le juge et l’une des parties ou son avocat ou des menaces ou des injures ont été exprimées entre eux pendant l’instance ou dans l’année qui a précédé la demande de récusation.

 

203. Le juge est inhabile et ne peut entendre une affaire si lui-même ou son conjoint y ont un intérêt.

 

204. La demande de récusation est notifiée au juge et aux autres parties à l’expiration des 10 jours qui suivent la notification de la déclaration.

 

S’il n’y a pas eu de déclaration, la récusation peut être demandée à tout moment de l’instance, pourvu que la partie justifie de sa diligence. Si elle l’est lors de l’instruction, la demande peut être orale; les motifs invoqués à l’appui sont alors consignés au procès-verbal de l’audience.

 

Si la récusation est demandée contre le seul juge chargé de siéger dans le district où l’instance est portée, le greffier en informe aussitôt le juge en chef.

 

205. La demande de récusation est décidée par le juge saisi de l’affaire et sa décision peut faire l’objet d’un appel sur permission d’un juge de la Cour d’appel.

 

S’il accueille la demande, le juge doit se retirer du dossier et s’abstenir de siéger; s’il la rejette, il demeure saisi de l’affaire.

 

Le greffier avise le juge en chef de toute affaire dont l’instruction est remise en raison de la décision d’un juge de se récuser.

[19]           La commission est bien consciente que la demande de récusation doit être traitée avec beaucoup de soin puisqu’elle repose également sur le principe d’impartialité des tribunaux administratifs et judiciaires tel que formulé à l’article 23 de la Charte Québécoise des droits et libertés de la personne[8] :

Toute personne a droit, en pleine égalité, à une audition publique et impartiale de sa cause par un tribunal indépendant et qui ne soit pas préjugé, qu’il s’agisse de la détermination de ses droits et obligations ou du bien-fondé de toute accusation portée contre elle.

[20]           Au Québec, elle tire d’abord son origine du droit français qui codifiait de façon précise les motifs de récusation pour finalement évoluer dans le giron de la Common Law, vers le principe de la crainte raisonnable de partialité.

[21]           L’auteur Luc Huppé fait d’ailleurs un excellent survol historique des dispositions entourant la récusation des juges pour expliquer le modèle Québécois actuel[9].

[22]           Son introduction place très bien l’importance d’une telle demande à l’intérieur de la fonction judiciaire :

Le mécanisme de la récusation permet de dessaisir un juge d’un dossier lorsque sa conduite, ses opinions, ou encore ses liens avec les parties ou l’objet du litige, suscitent un doute quant à son impartialité. Il sert à mettre en œuvre une modalité essentielle de l’exercice des fonctions judiciaires, soit l’obligation faite aux tribunaux de préserver leur impartialité et d’en donner l’apparence. Qu’elle soit volontaire ou forcée, la récusation pose donc une limite à l’autorité personnelle des juges, en les rendant inhabiles à entendre et à décider de certaines affaires. Sans affecter la compétence globale des institutions judiciaires, elle représente une contrainte importante au pouvoir détenu individuellement par chacun de leurs membres.

[23]           Lorsqu’un juge est régulièrement saisi d’un litige, il existe une présomption d’impartialité qui positionne son autorité à décider d’un litige malgré l’opposition d’une partie. Il revient dont à cette dernière de renverser cette présomption par une preuve convaincante.

[24]           Dans R. c. S. (R.D.), la Cour suprême définit la partialité comme étant un état d’esprit qui est prédisposé d’une manière ou d’une autre à un résultat particulier ou qui est fermé en ce qui concerne certaines questions[10]. 

[25]           On dégage de la jurisprudence les principes suivants en ce qui concerne l’évaluation sur la partialité [11]:

a)   L’impartialité du juge est présumée;

b)   La partie qui plaide l’inhabileté du juge assume le fardeau d’établir les circonstances permettant de conclure à la récusation;

c)   Le critère de récusation est la crainte raisonnable de partialité;

d)   Ce critère consiste à se demander à quelle conclusion arriverait une personne raisonnable et bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique;

e)   Le test pour conclure à l’inhabileté n’est pas satisfait tant que cette personne raisonnable et bien renseignée n’est pas convaincue que, selon toute vraisemblance, le juge, consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste;

f)     La crainte que le juge soit partial doit être basée sur des motifs sérieux;

g)   Chaque cas doit être examiné dans son contexte.

 

[26]           La Cour d’appel du Québec a dégagé, en quelque sorte, un test d’évaluation :

 

Pour être cause de récusation, la crainte de partialité doit donc :

 

a)   Être raisonnable, en ce sens qu’il doit s’agit d’une crainte, à la fois logique, c’est-à-dire qui s’ingère de motifs sérieux, et objective, c’est-à-dire que partagerait la personne décrite à b) ci-dessous, placée dans les mêmes circonstances; il ne peut être question d’une crainte légère, frivole ou isolée;

 

b)   Provenir d’une personne :

 

  1. Sensée, non tatillonne, qui n’est ni scrupuleuse, ni angoissée, ni naturellement inquiète, non plus que facilement portée au blâme;
  2. Bien informée, parce qu’ayant étudié la question, à la fois, à fond et d’une façon réaliste, c’est-à-dire dégagée de toute émotivité; la demande de récusation ne peut être impulsive ou encore, un moyen de choisir la personne devant présider les débats; et
  3. Reposer sur des motifs sérieux; dans l’analyse de ce critère, il faut être plus exigeant selon qu’il y aura ou non enregistrement des débats et existence d’un droit d’appel. 

[27]           Afin de respecter le cadre élaboré par nos tribunaux supérieurs, qu’en est-il maintenant de la présente situation? La demande de récusation est-elle fondée en droit et en faits? De façon plus précise, qu’est-ce qu’une personne raisonnable et bien renseignée, qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, en penserait ?

[28]           D’abord, la commission considère que cette personne raisonnable et bien renseignée, pour étudier la question à fond, devrait apprendre et considérer les faits suivants concernant la situation du juge visé par la présente demande de récusation :

 

-          Il est effectivement directeur général d’une organisation syndicale qui a pour mission de défendre les intérêts de ses membres et de les informer, notamment mais non exclusivement, des membres qui pourraient faire l’objet d’une plainte de harcèlement psychologique ou qui pourraient vouloir déposer une telle plainte.

 

-          À titre de directeur général il est responsable de la gestion du personnel de l’organisation, plus spécifiquement de trois équipes de travail dont une dédiée aux relations de travail.

 

-          Cette équipe composée de cinq conseillers/conseillères dispense, entre autres, des services conseil à d’autres conseillers/conseillères travaillant dans des syndicats locaux (34) qui eux sont en contact direct avec leurs membres.

 

-          Le directeur général confie des mandats aux membres de cette équipe, à titre d’exemple des mandats de formation, de rédaction, de présentation et d’analyse de dossiers sur différents sujets touchant les relations de travail dans le monde de l’éducation, plus spécifiquement pour les enseignantes et enseignants du secteur public au Québec.

 

-         Le directeur général n’est donc pas en contact direct avec le personnel syndiqué, soit les membres des syndicats locaux, pas plus que les équipes qu’il dirige d’ailleurs, qui dispensent des services à des personnes qui elles sont en contact direct avec les enseignants syndiqués. Dit autrement, deux paliers, le séparent des membres syndiqués.

 

-          Les conseils ou le travail en lien avec le harcèlement psychologique est une des composantes du travail global annuel qui correspond assurément à moins de 1% du travail total à effectuer dans l’organisation.

 

-          Le directeur général approuve les feuilles de temps, les comptes de dépenses, les paiements aux fournisseurs et coordonne les activités de l’organisation. Il s’occupe aussi du processus de probation du personnel conseil, de la gestion des ressources humaines et du volet disciplinaire, si nécessaire.

 

-          Il est donc un gestionnaire et un employeur, et à ce titre il pourrait d’ailleurs être visé par une plainte de harcèlement psychologique de ses employés, qui sont eux-mêmes syndiqués.

 

-         Dit autrement il est « boss » dans une organisation syndicale avec toutes les obligations que cela comporte notamment en matière de harcèlement psychologique.

 

-          Il fixe aussi les priorités de l’organisation, d’abord dans le cadre d’un plan triennal, mais aussi annuellement et en dresse un bilan au terme de ces périodes.

 

-          Il est aussi responsable de la conduite de plusieurs instances décisionnelles comme le Conseil Fédéral, le Comité Exécutif et le Bureau de Direction.

 

-          La FSE étant une des fédérations de la CSQ il coordonne aussi les activités de la fédération avec celles des autres composantes de la Centrale.

 

-          Il s’agit donc, de façon réaliste et pratique, d’un travail principalement administratif dans une organisation syndicale.

 

-          La nomination d’un juge à la Commission de la fonction publique (CLP) est un processus rigoureux encadré par le Secrétariat aux emplois supérieurs (SES) qui offre des garanties d’impartialité.

 

-          La nomination se fait sur proposition du premier ministre par une résolution de l’Assemblée nationale approuvée par au moins les deux tiers de ses membres.

 

-          Comme c’est le cas pour plusieurs tribunaux spécialisés, les membres proviennent de différentes organisations afin d’assurer un niveau d’expertise diversifié et représentatif du domaine dans lequel ils œuvrent.

 

[29]           Est-ce que cette personne raisonnable et bien renseignée serait convaincue que, selon toute vraisemblance, le juge saisi de la présente plainte de harcèlement psychologique, consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste?

[30]           Afin de répondre à cette délicate question dans le contexte de la présente demande de récusation, la commission est d’avis qu’une décision juste est celle qui s’appuie sur le droit applicable aux faits, plus spécifiquement par la Loi, la jurisprudence et la doctrine, sans être influencée par d’autres considérations purement partisanes, émotives faisant appel davantage aux convictions profondes. Une décision juste est fondée en droit et en fait, non pas sur d’autres considérations étrangères.

[31]           Puisque la crainte raisonnable de partialité doit être basée sur des motifs sérieux, est ce que cette personne raisonnable, bien informée et non tatillonne, y verrait un risque objectif et sérieux permettant de renverser la forte présomption d’impartialité? La commission en arrive à la conclusion que ce n’est pas le cas dans le présent dossier.

[32]           La commission réitère que le test pour conclure à l’inhabileté n’est pas satisfait tant que cette personne raisonnable et bien renseignée n’est pas convaincue que, selon toute vraisemblance, le juge, consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste.

[33]           En effet la commission ne croit pas que cette personne aurait des motifs sérieux, tout au plus des préoccupations, des questions, peut être des soupçons, mais pas des motifs sérieux et fondés compromettant son impartialité. Plus encore, la Commission est d’avis que cette personne raisonnable y verrait davantage un juriste qui connait très bien la problématique du harcèlement psychologique et le corpus législatif qui l’encadre. Un décideur qui est en mesure d’appliquer le droit aux faits en sachant pertinemment qu’il doit rédiger un jugement expliquant et justifiant rigoureusement sa décision.

[34]           Tel que spécifié dans Québec (procureur général) c. Syndicat de professionnelles et professionnels du gouvernement du Québec[12]  la crainte doit être appuyée sur des faits et non sur de simples soupçons que la décision pourrait être entachée de partialité.

[35]           Elle constaterait également que le juge soussigné est avocat et qu’un membre du Barreau au Québec prête serment de servir la justice, engagement réitéré lors d’une nomination comme juge à la Commission de la fonction publique.

[36]           L’analyse du fardeau de preuve dans l’affaire Pointe-Claire (ville de) c. Jutras[13]  met en perspective qu’il doit y avoir une probabilité que le décideur puisse être préjugé et non une possibilité, une inquiétude, un doute ou encore une simple crainte par opposition à une crainte raisonnable.  Ainsi, la forte présomption d’impartialité dont bénéficie un décideur fait reposer sur celui qui invoque l’inhabilité un lourd fardeau de preuve.

Tel que reconnu par la jurisprudence, pour constituer un motif de récusation, la crainte doit être raisonnable, c'est-à-dire sérieuse et logique. De plus, elle doit provenir d'une personne sensée, bien informée et reposer sur des motifs sérieux, et il suffit qu'il y ait probabilité que le décideur puisse inconsciemment être préjugé pour qu'il soit empêché de disposer du litige.

[37]           Quant au fardeau lui-même, la Cour d’appel fédérale l’expliquait comme suit dans l’affaire Arthur c. Canada[14]:

Une allégation de partialité, surtout la partialité actuelle et non simplement appréhendée, portée à l’encontre d’un tribunal, est une allégation sérieuse. Elle met en doute l’intégrité du tribunal et des membres qui ont participé à la décision attaquée. Elle ne peut être faite à la légère. Elle ne peut reposer sur de simples soupçons, de pures conjectures, des insinuations ou encore de simples impressions d’un demandeur ou de son procureur. Elle doit être étayée par des preuves concrètes qui font ressortir un comportement dérogatoire à la norme.

[38]           Compte tenu de l’importance d’une telle demande, la jurisprudence s’est attardée sur la signification de certains termes usuels comme la partialité qu’il faut maintenant mettre en contexte pour bien déterminer le fardeau de preuve[15].

Il s'agit du fait, pour un décideur d'opter indûment pour une partie ou pour une solution, soit par favoritisme, soit par fermeture d'esprit ou soit enfin par incapacité de faire abstraction de ses préjugés.

(…)

Le fardeau de preuve est donc celui de la "réelle probabilité", ce qui semble être une norme de preuve plus lourde que la simple prépondérance des probabilités mais moins lourde que la preuve hors de tout doute raisonnable. Cette qualification du fardeau de preuve est importante pour évaluer la valeur des allégations présentées par le requérant et pour déterminer si elles permettent de justifier une crainte raisonnable de partialité.

[39]           La Cour suprême dans l’affaire R. c. S. (R.D.)  nous réfère à l’analyse qui doit être faite pour déterminer dans quels cas la crainte de partialité peut être une cause de récusation  et qu’on doit y appliquer un double critère de raisonnabilité[16] :

C'est ce critère qui a été adopté et appliqué au cours des deux dernières décennies. Il comporte un double élément objectif : la personne examinant l'allégation de partialité doit être raisonnable, et la crainte de partialité doit elle-même être raisonnable eu égard aux circonstances de l'affaire.

[40]           La commission constate que pour appuyer sa demande, le TAL s’appuie principalement sur des extraits du site Web de la FSE-CSQ, notamment sur la liste du personnel, son histoire, sa mission, ses outils, ses publications et certaines de ses positions pour y dégager une crainte raisonnable de partialité et plus encore une sensibilité et une prédisposition envers les victimes alléguées d’harcèlement psychologique. Une personne bien informée s’assurerait d’obtenir bien plus avant de se forger une opinion.

[41]           Pour renverser une présomption d’impartialité à partir du test de la personne raisonnable bien informée il en faut plus. Le recours à la demande de récusation est sérieux et doit être appuyé d'une preuve convaincante pouvant faire échec à la présomption d'impartialité du juge.  En l'espèce, cette preuve convaincante n'a pas été faite.

[42]             Le juge Cory a exprimé ces propos, dans l'affaire R. c. S. (R.D.) [17] :

Peu importe les mots précis utilisés pour définir le critère, ses diverses formulations visent à souligner la rigueur dont il faut faire preuve pour conclure à la partialité, réelle ou apparente. C'est une conclusion qu'il faut examiner soigneusement car elle met en cause un aspect de l'intégrité judiciaire. De fait, l'allégation de crainte raisonnable de partialité met en cause non seulement l'intégrité personnelle du juge, mais celle de l'administration de la justice toute entière.

(…)

Le serment que prononce le juge lorsqu'il entre en fonctions est souvent le moment le plus important de sa carrière. (…)

Les tribunaux ont reconnu à juste titre l'existence d'une présomption voulant que les juges respectent leur serment professionnel.  C'est l'une des raisons pour lesquelles une allégation d'apparence de partialité doit être examinée selon une norme rigoureuse. En dépit cependant de cette norme stricte, il est possible de combattre la présomption par une "preuve convaincante" démontrant qu'un aspect de la conduite du juge suscite une crainte raisonnable de partialité.

[43]           L’importance accordée à la présomption d’impartialité est énoncée comme suit par la Cour suprême dans l’affaire Bande indienne Wewaykum c. Canada[18] :

[…] Elle [l’impartialité] est la clé de notre processus judiciaire et son existence doit être présumée. Comme l’ont signalé les juges L’Heureux-Dubé et McLachlin (maintenant Juge en chef) dans l’arrêt S. (R.D.), précité, par. 32, cette présomption d’impartialité a une importance considérable, et le droit ne devrait pas imprudemment évoquer la possibilité de partialité du juge, dont l’autorité dépend de cette présomption. Par conséquent, bien que l’impartialité judiciaire soit une exigence stricte, c’est à la partie qui plaide l’inhabilité qu’incombe le fardeau d’établir que les circonstances permettent de conclure que le juge doit être récusé.

[44]           Pour qu’il y ait une cause de récusation, il n’est pas essentiel de démontrer la partialité du juge administratif, mais plutôt la crainte raisonnable de sa partialité, selon les circonstances propres à chaque affaire. L’analyse doit tenir compte non seulement de la présomption d’impartialité, mais également du double critère voulant que la crainte de partialité soit raisonnable ainsi que la personne qui la soulève.[19]

[45]           Une demande de récusation dans un contexte similaire avait été déposée devant la juge Wagner de la Commission de la fonction publique[20] qui avait maintenu son lien d’emploi dans la fonction publique alors qu’elle avait été nommée juge pour un mandat de cinq ans. Un doute en lien avec une situation d’emploi n’est pas en soi une preuve convaincante, il en faut davantage pour renverser l’importante présomption d’impartialité à la base de notre système judiciaire.

 

En d’autres termes, M. Paquin ne s’est pas déchargé du fardeau qui lui incombait, soit celui de démontrer, par une preuve concrète et convaincante, une réelle probabilité de partialité de la part de la soussignée. En ce sens, la crainte exprimée par M. Paquin n’est pas celle d’une personne raisonnable et bien renseignée .

 

[46]           La commission constate également que la situation d’emploi actuelle du juge soussigné existait au moment de sa nomination et avait été déclarée comme telle lors des démarches préalables. Elle ne le confine pas ou ne le prédispose pas à décider dans un sens ou dans l’autre en matière de harcèlement psychologique, tout comme dans les autres litiges pouvant lui être soumis opposant un salarié et son employeur. Il est bien conscient que son rôle de juge lui impose une grande ouverture à la preuve soumise par les parties et à une justification rigoureuse de ses jugements. C’est d’ailleurs ce qu’il a fait à trois reprises lors des trois jugements sur des décisions interlocutoires dans le présent dossier.

 

[47]           La Commission se questionne aussi sur le moment de la demande de récusation. Le juge soussigné a été saisi du dossier en décembre dernier et, depuis ce temps, trois décisions interlocutoires ont été rendues. Une audition pour une quatrième requête, soit une deuxième demande de remise, était même prévue le 13 juin dernier et a dû être annulée compte tenu de la présente demande. Comme le souligne la Cour supérieure dans Dufour c. 99516 Canada inc.[21] :

.

[26]     L'objectif fondamental de notre système judiciaire vise à assurer que toutes les procédures soient équitables et paraissent équitables aux yeux d'un observateur raisonnable. Cet objectif garantit que le système judiciaire sera perçu avec confiance et respect par tous les justiciables. Une partie qui a des motifs valables de récusation à faire valoir se doit toujours de les soulever dans les meilleurs délais afin que cette équité fondamentale soit préservée.

 

POUR CES MOTIFS, LA COMMISSION DE LA FONCTION PUBLIQUE :

REJETTE la demande de récusation déposée par le Tribunal administratif du logement.

 

 

 

Original signé par :

 

________________________________

Denis St-Hilaire

 

 

Me Laurent Debrun

Spiegel Sohmer

Procureur de Me André Gagnier

Partie demanderesse

 

Me Sébastien Gobeil

Fasken Martineau DuMoulin S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Procureur du Tribunal administratif du logement

Partie défenderesse

 

Me Simon-Pierre Hébert

BCF S.E.N.C.R.L.

Procureur de Me Patrick Simard

Partie intervenante

 

Date de la prise en délibéré :

17 juin 2022

 


[1]  RLRQ c. N-1.1.

[2] Gagnier et Tribunal administratif du logement, 2022 QCCFP 2 (CanLII)

[3] Gagnier et Tribunal administratif du logement, 2022 QCCFP 5 (CanLII)

[4] Gagnier et Tribunal administratif du logement, 2022 QCCFP 6 (CanLII)

[5] RLRQ, c. F-3.1.1

[6] RLRQ, c.F-3.1.1

[7] RLRQ chap.-25.01

[8] RLRQ, chap. C-12.

[9] Luc Huppé, La transformation du modèle québécois de récusation des juges, 2012 46-2 Revue juridique Thémis de l'Université de Montréal 207, 2012. 

[10] R. c. S. (R.D.), 1997 CanLII 324 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 484.

[11] Protection de la jeunesse-1911423, 2019 QCCQ 11515 (can Lii)

[12] J.E 99-2087, p.3.

[13] Pointe-Claire (Ville de) c. Jutras, 2009 QCCS 5751 (CanLII)

[14] Arthur c. Canada (Procureur Général), 2001 CAF 223.

[15] Cour du Québec, Chambre de la jeunesse, Montréal, 2003-05-23, JE 2003-1721.

[16] [1997] R.C.S. 484.

[17] R. c. S. (R.D.), 1997 CanLII 324 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 484, page 532.

[18] 2003 CSC 45 (CanLII), [2003] 2 R.C.S. 259, par. 59.

[19] Bruno c. Union des employés et employées de service, section locale 800, 2020 QCTAT 2945 (canLII)

[20] Paquin et Secrétariat du Conseil du Trésor, 2016 QCCFP 19 (CanLII)

[21] 2001 CanLII 25442 (QC CS), [2001] R.J.Q. 1202 (C.S.)

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